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« Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°62


«Médecins, juges et sorciers au XVIIe siècle», Médecine de France, no 200, 1er trimestre 1969, pp. 121-128.

Dits Ecrits tome I texte n°62

Les ethnologues savent bien que la médecine peut être analysée dans son fonctionnement social : et cette analyse ne porte pas seulement sur le personnage médical - avec sa puissance, ses secrets, ses menaces et ses prescriptions, avec la force d'inquiétude qu'il détient - mais plus largement sur les formes de sa pratique et sur les objets à médicaliser. Chaque culture définit d'une façon qui lui est particulière le domaine des souffrances, des anomalies, des déviances, des perturbations fonctionnelles, des troubles de conduite qui relèvent de la médecine, suscitent son intervention et appellent de sa part une pratique spécifiée. À la limite, il n'y a pas de domaine qui appartienne de plein droit et universellement à la médecine.

La médecine du XIXE siècle a cru établir ce qu'on pourrait appeler les normes du pathologique : elle a cru reconnaître ce qui en tout lieu et à tout moment devrait être considéré comme maladie ; elle a cru pouvoir diagnostiquer rétrospectivement ce qu'on aurait dû discerner comme pathologique, mais auquel on a donné, pour des raisons d'ignorance, un autre statut. Sans doute, la médecine d'aujourd'hui est-elle devenue parfaitement consciente de la relativité du normal et des variations considérables auxquelles est soumis le seuil du pathologique : variations qui sont dues au savoir médical lui-même, à ses techniques d'investigation et d'intervention, au degré de médicalisation d'un pays, mais aussi aux normes de vie de la population, à son système de valeurs et à ses seuils de sensibilité, à son rapport à la mort, aux formes de travail qui lui sont prescrites, en somme à toute l'organisation économique et sociale. La maladie, finalement, c'est, à une époque donnée et dans une société donnée, de qui se trouve - pratiquement ou théoriquement - médicalisé.

Cette nouvelle conscience de la médecine, il est temps de la faire pénétrer dans l'analyse historique. Trop longtemps, l'histoire de la médecine a été une chronologie des découvertes ; on y racontait comment la raison ou l'observation avaient triomphé des préjugés, écarté les obstacles et mis au jour les vérités cachées. En fait, si on veut que l'histoire des sciences ou des idées accède à plus de rigueur et puisse s'articuler sur d'autres disciplines comme la sociologie ou l'histoire économique, il faut sans doute déplacer son domaine traditionnel et ses méthodes. Il faut essayer - sans qu'on puisse évidemment y parvenir tout à fait – d'ethnologiser le regard que nous portons sur nos propres connaissances : saisir non seulement la manière dont le savoir scientifique est utilisé, mais la façon dont sont délimités les domaines qu'il maîtrise, la façon aussi dont ses objets se forment et sont scandés dans des concepts. Il faut restituer dans une formation sociale d'ensemble l'établissement d'un «savoir» – entendu comme l'espace des choses à connaître, la somme des connaissances effectives, les instruments matériels ou théoriques qui l'assurent. Dès lors, l'histoire d'une science ne sera plus la simple mémoire de ses erreurs passées ou de ses demi-vérités ; elle sera l'analyse de ses conditions d'existence, de ses lois de fonctionnement et de ses règles de transformation.

D'une pareille description, voici un exemple. Ailleurs, j'ai eu l'occasion d'analyser la manière dont la société européenne, du XVIe au XIXe siècle, avait déplacé et redessiné les limites de la folie : tout un domaine de la «déraison» (qui avait donné lieu surtout à des partages sociaux, éthiques et religieux) s'était trouvé ainsi médicalisé. Je voudrais envisager ici le cas très particulier de la sorcellerie et de la possession. Classiquement, on admet qu'il s'agit là de cas pathologiques qui n'avaient pas été reconnus ; et on se pose deux séries de questions : quelles étaient donc ces maladies (paranoïa, psychose hallucinatoire, hystérie, névrose obsessionnelle...) qui pouvaient prendre un tel visage ? Comment les médecins ont-ils pu découvrir la vérité et arracher ces malades à l'ignorance de leurs persécuteurs ? Le problème que je pose est inverse : comment les personnages de sorciers ou de possédés, qui étaient parfaitement intégrés dans ces rituels mêmes qui les excluaient et les condamnaient, ont-ils pu devenir des objets pour une pratique médicale qui leur donnait un autre statut et les excluait sur un autre mode ? Le principe de cette transformation, il ne faut pas le chercher dans un progrès des lumières, mais dans le jeu des processus propres à une société.

Comédie à six personnages : le juge, le prêtre, le moine, l'évêque, le roi, le médecin ; à quoi il faut ajouter, prélevé sur le choeur de la cité, un X, figure anonyme et sans visage, auquel chaque épisode donnera une figure, des caractères et des noms différents. À la fin de la pièce - après avoir été victime ou agent de Satan, esprit pervers et lubrique, hérétique obstiné, tête crédule et faible, après avoir été emprisonné, torturé, brûlé, jeté avec les mendiants et les débauchés dans la maison d'internement - il se perdra au XVIIIe siècle -tel un personnage d'Aristophane -dans la nébulosité des «vapeurs». Le XIXe siècle lui redonnera un corps anatomiquement consistant où se dessineront les chemins imaginaires et les figures symboliques de l'hystérie. Mais c'est là une autre histoire.

Quand le rideau se lève à la fin du XVIe siècle sur le couple possédé-sorcier, le médecin fait déjà partie des personnages majeurs. Il s'est déjà opposé très clairement à la tradition religieuse (longue polémique entre les inquisiteurs comme ceux du Malleus maleficarum et des médecins tels que Jean Wier). Attention, cependant : le médecin d'alors ne démontrait pas que le diable n'est qu'une hallucination ; il voulait prouver que son mode d'action ne consiste pas à apparaître réellement sous la forme d'un bouc, ou à transporter réellement les sorcières au sabbat ; mais à agir sur le corps, les humeurs et les esprits des plus fragiles (les ignorants, les jeunes filles, les vieilles femmes rassotées) pour les obnubiler et leur faire croire qu'ils assistaient à la messe de blasphème et qu'ils y adoraient la Bête immonde. L'action du diable, pour Jean Wier, n'était pas nulle ; elle se déroulait dans l'intimité du corps, et non plus sur le théâtre de l'univers ; l'instrument de cette action était la maladie, maladie diaboliquement commandée. Contre cette thèse, les hommes d'Église s'étaient ligués, suivis avec beaucoup de réticence et de discussions par les juges.

Mais voici que l'action change 1.

*

Il est faux de considérer les affaires de sorcellerie du XVIIe siècle, dans la ligne des procès de l'Inquisition, comme le signe que l'on est retourné à la vieille terreur religieuse, et que la justice des parlements s'est de nouveau soumise aux exigences de l'Église. Il ne serait pas exact non plus de voir dans la recrudescence de ces procès un effet direct de la Contre-Réforme, l'exaspération d'une conscience religieuse de nouveau triomphante après ses luttes contre le protestantisme. Au contraire, l'examen des faits révèle que les grands procès de sorcellerie et de possession à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe ont toujours manifesté une situation de conflit entre Église et parlement 2.

1. On ne prendra ici pour exemple que des faits empruntés au domaine français.

2. Brueys (D. de), Histoire du fanatisme de notre temps (1692), Utrecht, H. C. Le Febvre, 3 vol., 4e éd., 1737, t. l, préface, pp. 6-7.

Voici deux faits, d'abord, qui indiquent assez toutes les réticences qu'éprouvent les parlements, juste au lendemain des guerres de Religion, à maintenir fidèlement la sévérité qu'exigeait l'Église depuis les débuts de l'Inquisition.

En 1598, la cour d'Angers, à la requête du lieutenant criminel, avait condamné à mort un homme, Roulet, accusé de s'être transformé en loup et d'avoir dévoré un enfant : «Enquis combien d'enfants il avait défait, répond plusieurs ; et le premier qu'il tua fut au village de Frègne, près Bournanlt ; enquis s'il reconnaîtrait l'enfant, dit que oui, et qu'il est mangé au travers du corps, et plus haut, et même en la tête ; [...] confesse qu'il est cause qu'il est mort ainsi, et mangé, et a montré au doigt et à l'oeil à Monsieur le Juge par où il l'avait pris qui est au bout du ventre et aux cuisses 1.» Or la cour de Paris, saisie par voie d'appel, considéra qu'il y avait «plus de folie en ce pauvre misérable idiot que de malice et sortilège» ; elle ordonna qu'il fût placé à Saint-Germain-des-Prés «afin d'être instruit et redressé de son esprit et d'être ramené à la connaissance de Dieu que l'extrême pauvreté lui avait fait méconnaître» 2. Quelques années plus tard, autre cas analogue, jugé à la cour de Bordeaux cette fois ; là encore, les faits sont établis selon la règle ; l'aveu a été obtenu ; l'accusé, un jeune berger, donne lui-même des précisions supplémentaires sur son crime ; il «se jactait que c'était lui qui s'était jeté sur ladite Marguerite, transformé en loup, et qu'il l'eût mangée, si elle ne se fût défendue avec un bâton, tout ainsi qu'il avait mangé, disait-il, deux ou trois enfants ou filles». L'aveu même n'est pas considéré comme suffisant ; on le confronte avec sa victime : «Ils se reconnurent aussitôt ; et il la choisit parmi quatre ou cinq autres filles et montra ses blessures en la présence d'officiers de justice, n'étant tout à fait guérie d'une blessure faite sur la bouche et sur le menton, du côté gauche.» Malgré tant de précisions accumulées, et d'ailleurs sans mettre en doute ni l'exactitude du fait ni la culpabilité du garçon, la cour de Bordeaux ne le condamne pas à mort, faisant valoir en effet qu'il est «si stupide et idiot que les enfants de sept à huit ans témoignent ordinairement plus de jugement, mal nourri en toutes sortes, et si petit que sa stature n'arrivant à son âge, on le jurerait de dix ans». Le tribunal ne voulant point «désespérer de son salut, ordonne qu'il soit enfermé dans un couvent sa vie durant» 3.

1. Lancre (P. de), L'Incrédulité et mécréance du sortilège pleinement convaincue, où il est amplement et curieusement traité de la vérité ou illusion du sortilège, Paris, Nicolas Buon, 1622, p. 785 sq.

2. Bel exemple que, déjà à cette époque, le thème était en train de se constituer d'une appartenance réciproque de l'impiété, de la folie et de la pauvreté, thème auquel la création de l’Hôpital général donnera forme institutionnelle.

3. Lancre (P. de), Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, Paris, Jean Berjon et Nicolas Buon, 1612, p. 305. (Éd. critique de N.J. Chaquin, Paris, Aubier, coll. «Palimpseste», 1982 [N.d.É.].)

Autant de jugements qui s'opposent à toute une jurisprudence civile et religieuse et qui, contredisant les conclusions célèbres de Bodin 1, se rattachent aux protestations de Jean Wier : «Si l'on rencontre quelquefois des loups dangereux... il faut penser que ce sont de vrais loups, tourmentés et poussés par les diables à faire cette tragédie, lequel cependant par ces diverses et vagabondes courses et actions remplit les organes de la fantaisie des foIs lycanthropes de loups garoux, si bien qu'ils pensent et confessent être auteurs de ces courses et actions désordonnées, tant leur imagination est corrompue 2.» Si dans leurs sentences les parlements invoquent des concepts médicaux, ce n'est pas pour contester la réalité des faits, et l'intervention démoniaque, mais pour montrer qu'elle n'a pu se produire qu'à la faveur d'un état d'irresponsabilité -démence ou imbécillité - et qu'on est obligé, selon toute la jurisprudence criminelle, de traiter les prévenus comme des innocents. La part du démon est exactement la part de l'illusion, de la faiblesse et de l'imbécillité, c'est-à-dire la part qui, depuis le droit romain, est inaccessible à la peine.

Mais bientôt la situation s'inverse entièrement. Depuis plusieurs années déjà, l'Église donnait des signes de conscience critique à l'égard des faits de sorcellerie. Le synode de Reims, en 1583, avait indiqué très précisément les précautions à prendre avant d'exorciser les personnes qu'on soupçonnait être ensorcelées 3. Les parlements, en revanche, reprennent la tradition de la sévérité.

1. Bodin (J.), De la démonomanie des sorciers, suivie de la réfutation des opinions de Jean Wier, Paris J. Du Puys, 1580. (Rééd. Paris, Hachette, 1975 [N.d.É.].)

2. Wier (J.), De Praestigiis daemonum et incantationibus ac veneficiis, Bâle, J. Oporinum, 1564 (Cinq Livres de l'imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcelleries, trad. J. Grévin, Paris, J. Du Puys, 1567, p. 235).

3. «Antequam ad exorcismum sacerdos se accingat, de obsessi hominis vita, conditione, fama, valetudine atque aliis circumstantiis, diligenter inquirat, et cum prudentibus quibus dam communicet. Falluntur enim aliquando nimium creduli et fallunt exorcistam non raro melancholici, lunatici et magicis artibus impediti, cum dicunt se a doemone possideri atque torqueri, qui tanem medicorum reedio potius quam exorcistarum ministerio indigent.» («Devant que le prêtre entreprenne d'exorciser, il doit diligemment s’enquérir de la vie du possédé, de sa condition, de sa renommée, de sa santé et autres circonstances ; et en doit communiquer avec quelques gens sages, prudents et bien avisés. Car souventefois les trop crédules sont trompés, et souvent les mélancoliques, lunatiques et ensorcelés trompent l’exorciste, disant qu'ils sont possédés et tourmentés du diable : lesquels toutefois ont plus besoin du remède du médecin que du ministère des exorcistes» [N.d.É.]), cité in Marescot (M.), Discours véritable sur le fait de Marthe Brossier, de Romorantin, prétendue démoniaque, Paris, Patisson, 1599, p. 48.

À la fin du XVIe siècle, lorsque Marthe Brossier est promenée de ville en ville, et exposée comme possédée, ce sont les autorités ecclésiastiques qui interviennent, et des actes capitulaires des chapitres d'Orléans et de Cléry font défense «à tous prêtres dudit diocèse d'exorciser ladite Marthe Brossier sous peine de suspension a divinis» 1. L'évêque d'Angers, Charles Miron, dénonce la supercherie ; et il faut, en fin de compte, que l'archevêque de Paris, après avoir ordonné une expertise médicale 2, force la main au parlement de Paris, qui a de son côté suscité une contre-expertise 3, et obtienne un arrêt qui renvoie Marthe Brossier dans sa ville natale de Romorantin 4.

Mais ces premiers signes d'une opposition où le zèle retrouvé des parlements s'obstine contre le nouveau scepticisme des autorités de l'Église annoncent, pour les années qui vont venir, un conflit bien plus grave. N'est-il pas remarquable que la plupart des grands procès de sorcellerie, au XVIIe siècle, aient eu pour principales victimes des prêtres ? Que les prêtres deviennent de plus en plus souvent la cause première, et souvent les seules causes, des ensorcellements ? C'est le cas, alors que la chose était assez exceptionnelle pendant la Renaissance 5, dans tous les longs procès du pays de Labourd ; c'est le cas à Aix avec Gaufridi, à Loudun avec Grandier ; des prêtres sont plus gravement compromis à Louviers, à Nancy, à Rouen, signe, sans doute, qu'à la fin de la Renaissance le prêtre a pris dans la conscience populaire des pouvoirs étrangement ambigus, ou peut-être qu'on ne supporte justement plus cette ambiguïté, et qu'on en pratique, sous une forme parfois violente, la catharsis. Mais il faut reconnaître aussi que les parlements prenaient toujours soin d'isoler le plus possible pour la mettre en valeur la responsabilité du prêtre. De Lancre, qui appartenait à cette même cour de Bordeaux où on avait manifesté tant d'indulgence, quelques années plus tôt, pour un berger, s'en prend surtout aux prêtres, au cours de la grande épidémie de 1610 ; il en a tellement conscience qu'il recherche une justification. Il rappelle ce docteur de Poitiers condamné pour avoir rendu un culte au diable :

1. En date des 17, 18, 19 septembre 1598. (Marescot, op. cit., p. 45 [N.d.É.].) 2. Avec comme experts Marescot, Ellain, Hautin, Riolan, Duret (ibid., p. 4).

3. Rapport en date du 3 avril 1599, qui conclut : «Nous sommes poussés jusqu'à cette heure par toutes les lois de discours et de sciences et presque forcés à croire cette fille démoniaque, et le diable habitant en elle, auteur de tous ces effets», cité ibid., pp. 17-23.

4. L'Église elle-même n'était point d'accord sur le cas de Marthe Brossier, et l'abbé de Saint-Martin, frère de l'évêque de Clermont, se rend à Rome pour plaider le fait de la possession. En vain. le cardinal d'Ossat l'éconduit.

5. On citait comme exceptionnelle cas de Guillaume de Lure, prêtre et prédicateur, condamné à mort à Poitiers, le 12 décembre 1453, parce qu'il avait été trouvé porteur d'un pacte avec le diable (cité in Lancre, De l'inconstance, livre VI, discours 4, pp. 493494).

«Les plus doctes sont les plus dangereux» 1 ; il fait même valoir que la loi humaine suffit là où la loi divine n'est pas suffisamment formulée, ni suffisamment rigide ; et c'est justement la loi des hommes qui exige que le prêtre, par le caractère sacré de sa personne, soit plus pur qu'un autre de tout rapport avec la sorcellerie. Il n'est pas impossible que l'Église ait accepté assez aisément l'ambivalence sacrée du prêtre, et qu'elle ait toléré silencieusement en lui un pouvoir qui participait à la fois du divin et du démoniaque. La conscience civile de la bourgeoisie parlementaire sacrifie volontiers l'équivoque essentielle de ces pouvoirs, au nom de l'ordre de l'État : le pouvoir du prêtre doit être désarmé de tous ces dangers ; il faut qu'il s'aplanisse, se simplifie, et entre en harmonie avec le bien de la société : «Il est fort dangereux de pardonner la sorcellerie, la magie et crimes semblables à un prêtre, mêmement à un qui a charge d'âmes ; car c'est une clémence mal assise et très dangereuse pour la république 2.» C'est toute une philosophie politique du rôle du prêtre qui se trouve cachée dans les textes de De Lancre ; et, à travers tant de procès, on voit la difficulté avec laquelle le prêtre, que le Moyen Âge et la Renaissance surtout, à la faveur de toutes les incertitudes dogmatiques, avaient chargé d'un sourd pouvoir magique, surtout dans la province et les campagnes, s'intègre maintenant dans la société qui est en train de s'édifier au XVIIe siècle. Les parlements entreprennent, au nom du plus grand bien de la république, une vaste tâche d'épuration ; et dans l'influence, occulte, un peu mystérieuse, jamais exactement contrôlée, que le prêtre exerce sur ses ouailles, ils ont beau jeu de dénoncer, reprenant les thèmes de l'Inquisition, les pouvoirs démoniaques du sorcier.

1. Lancre, De l'inconstance, livre VI, discours 4, p. 493.

2. Ibid., livre VI, discours 4, pp. 523-524.

En face de cette offensive, on comprend que l'attitude de l'Église ait été assez mal fixée. Il semble qu'en règle générale les ordres religieux, soit désir, dans leur activité missionnaire, de dénoncer des scandales et de susciter des miracles, soit hostilité à l'égard du clergé séculier, et tentative de limiter son influence, aient assez volontiers joué le rôle d'accusateurs. Ce sont les capucins qui avaient organisé les «tournées» de Marthe Brossier ; ce sont des jésuites que l'on retrouve appliqués à convaincre de sorcellerie et de pacte satanique le curé Grandier. L'Église séculière, moins zélée pour la Contre-Réforme, compte tenu des circonstances locales qui peuvent faire varier son attitude, oppose au contraire un scepticisme assez méthodique à toutes les apparences de possessions diaboliques.

On a vu l'attitude de l'évêque d'Angers et de l'archevêque de Paris à propos de Marthe Brossier ; on connaît et on rapporte souvent au XVI E siècle le mot du cardinal d'Ossat, disant que «la mélancolie a des effets si rares qu'il n'est pas aisé de les distinguer d'avec ceux qui suivent ordinairement de la démonomanie» 1. Zacchias pense que beaucoup de possédés apparents ne sont en réalité que des mélancoliques ; mais, de toute façon, il est bien certain pour lui qu'il n'est point de possédés véritables sans une prédisposition qui leur vient d'une humeur apparentée à la bile noire ; et la confirmation en est que beaucoup de médecins, comme Delrio, ont pu constater que même après les exorcismes il était besoin, pour guérir les possédés, des remèdes de la médecine 2. Enfin, ce sont les autorités ecclésiastiques qui demandent aux facultés de médecine des consultations et des expertises : témoin celle qui a été, en 1670, sollicitée des médecins de Montpellier, où l'Église demandait s'il fallait vraiment admettre comme «signes certains de possession» ces phénomènes qui semblent dépasser la nature, et qu'on rencontre si fréquemment chez les possédés 3. Il est clair que les autorités séculières de l'Église éprouvent beaucoup de méfiance devant le zèle du clergé régulier, et que, dans nombre de circonstances, les évêques font appel aux médecins pour éviter l'ingérence conjuguée des parlements et des ordres 4.

1. Cité in Ducan (M.), Apologie pour Marc Duncan, contre le Traité de la mélancolie, tiré des réflexions du sieur de La Mesnardière, Paris, J. Bouillerot, 1635, p. 27. (Référence à Pilet de La Mesnadière, H.J., Traité de la mélancolie, savoir si elle est la cause des effets que l'on remarque dans les possédés de Loudun, La Flèche, 1635. Le texte du cardinal d’Ossat se trouve dans une lettre Au Roi, du 19 avril 1600, in Lettres au Roi Henri le Grand et à Monsieur de Villeroy, IIe partie, livre 5, lettre 52 : «Quand il était question d'un particulier s'il est démoniaque ou non, il y faisait si obscur [...] pour la similitude des effets de l'humeur mélancolique avec ceux du diable», Paris, Joseph Bouillerot, 1624, p. 115 [N.d.É].)

2. Zacchia (P.), Quaestionum medico-legalium, livre II, titre l, question 18, Lyon, 1701, p. 46. (Il s'agit du père Anton deI Rio, auteur du Disquisitionum magicarum libri sex, Lyon, Jean Pillehotte, 1608, et des Controverses et Recherches magiques, divisées en six livres, trad. A. Duchesne, Paris, Régnault Chaudière, 1611 [N.d.É.].)

3. Ce questionnaire concerne : «Le pli, courbement et remuement du corps, la tête touchant quelquefois la plante des pieds ; la vélocité des mouvements de la tête par devant et par-derrière ; l'enflure subite de la langue et de la gorge ; l'immobilité de tout le corps ; le jappement ou clameur semblable à celle d'un chien ; le fait de répondre en français à des questions posées en latin ; des piqûres de lancettes faites sur diverses parties du corps sans qu'il en sorte du sang.»

4. Par exemple, dans l'affaire de Toulouse en 1681-1682 ; quatre jeunes filles présentaient «des mouvements convulsifs, des étirements, un hoquet, des vomissements où il se trouvait des épingles crochées». Le vicaire général de Toulouse utilise des exorcismes feints et fait appel à des médecins. Le parlement est obligé de suivre.

Il semble bien que, dans ce sourd conflit, ce soit l'Église séculière qui l'ait emporté, au bout du compte, sur le parlement et les réguliers.

Et cela grâce à l'intervention du pouvoir royal. À plusieurs reprises, au début du siècle, le pouvoir, soit pour des raisons de politique générale 1, soit pour des raisons d'opportunité 2, avait choisi de soutenir les procès de sorcellerie. Il ne lui plaisait pas, et pour les raisons mêmes qu'expliquait de Lancre, que les prêtres se sentent toujours impunis, et qu'ils échappent dans tous les cas aux juridictions civiles ; le contrôle du parlement, le zèle des réguliers l'aidaient sans doute dans sa besogne de réorganisation civile de la vie religieuse. Mais après les grands conflits du milieu du siècle avec les parlements, et dans son effort pour constituer une église gallicane, le pouvoir royal change d'attitude. Il cherche au contraire à arrêter, dans toute la mesure du possible, les procédures de sorcellerie. La plupart des parlements cèdent et, en premier lieu, celui de Paris 3 ; les affaires d'ensorcellement y deviennent de plus en plus rares. Mais d'autres s'obstinent : en 1670, celui de Rouen, l'un des plus indépendants au cours du XVIIe siècle, condamne au bûcher plusieurs sorciers, à la prison bon nombre de complices et de suspects. Cette fois, le roi intervient, et directement : au procureur général, ordre de surseoir aux exécutions, d'arrêter les procédures en cours, de commuer les peines de mort prononcées en bannissement perpétuel ; au premier président, ordre de réunir le parlement «pour examiner sur la matière des sortilèges si la jurisprudence de ce Parlement doit être plutôt suivie que celle du Parlement de Paris et autres du Royaume qui jugent différemment» 4.

1. Comme dans les procès du pays de Labourd.

2. Ce fut probablement le cas dans l'affaire de Loudun.

3. Les dernières condamnations importantes pour sorcellerie remontent à Henri IV et à la régence de Marie de Médicis. 1608 : condamnation de Rousseau et Pelu ; 1615. exécution de Leclerc ; 1616 : condamnation de Léger ; cf. La Ménardaye (abbé J.-B. de), Examen et Discussion critique de l'histoire des diables de Loudun, de la possession des religieuses ursulines et de la condamnation d'Urbain Grandier, Paris, Debure, 1747, p. 408.

4. Cité ibid., p. 405.

Attaqués, les juges de Rouen répondent, cependant que l'Église ne dit mot, comme si ces procès de sorcellerie n'étaient plus son affaire ou, mieux, qu'elle eût intérêt à y mettre terme. Dans sa requête, d'ailleurs, le parlement de Rouen ne parle guère de religion, sauf à titre de précaution, et d'ironique mise en garde («la piété de Votre Majesté ne souffrira pas que l'on introduise durant son règne une nouvelle opinion contraire aux principes de la religion, pour laquelle, Sire, Votre Majesté a toujours si glorieusement employé ses soins et ses armes» *) ; les arguments sont civils et touchent à l'ordre des États : aucune preuve de l'intervention démoniaque ;

* Ibid., p. 414.

peu de références aux signes sensibles de l'ensorcellement ; mais un double et solennel rappel : de tout temps, la jurisprudence montre le soin qu'ont mis les États ordonnés à châtier les sorciers ; aujourd'hui encore, le peuple est jeté par ces gens dans un état de trouble et d'inquiétude :

«Les populations gémissent sous la crainte des menaces de ces sortes de personnes desquelles ils ressentent journellement les effets par des maladies mortelles et extraordinaires, et par les pertes surprenantes de leurs biens 1.» C'est l'époque même où Selden en Angleterre écrivait : «La loi contre les sorcières ne prouve pas qu'il y en ait ; mais elle punit la malignité de ces gens qui se servent de pareils moyens pour ôter la vie aux hommes. Si quelqu'un professait qu'en tournant trois fois son chapeau et en criant " Bzzz " il pouvait ôter la vie à un homme, bien qu'en vérité il ne pût rien faire de tel, ce n'en serait pas moins une juste loi faite par l'État, que quiconque tourne trois fois son chapeau et crie " Bzzz" avec l'intention d'ôter la vie à un homme sera mis à mort 2.»

Mais le roi tient trop, à cette époque, à la fidélité de son Église gallicane pour entendre ces arguments ; le 26 avril 1672, un arrêt du Conseil d'État ordonne que dans toute la province de Normandie les prisons soient ouvertes aux personnes qui y seraient détenues pour crime de sorcellerie ; et, par le même arrêt, il promet d'envoyer une déclaration «dans toutes les juridictions de France pour régler les procédures qui doivent être tenues par les juges dans l'instruction des procès de magie et sortilèges» 3. Ou plutôt, ces arguments que le pouvoir royal ne semble pas retenir quand ils lui sont proposés par les parlements, le roi les entend bien ; et les entend trop bien même pour laisser aux juridictions régulières le soin de cette répression : à la chambre de l'Arsenal, il confie la grande affaire des Poisons, qui touche de bien près à la sorcellerie ; aux lieutenants de police, il réserve la répression quotidienne : prétendus possédés, soi-disant sorciers et magiciens se retrouvent à l'Hôpital général, et dans les maisons de force. Le problème du partage de leurs responsabilités ne se pose plus : hérésie et bonne foi, maladie et entreprise sournoise, illusions savamment suggérées, ou naïvement reçues, tout cela vient se mêler, hors des décisions juridiques, dans le monde confus de l'internement. D'un certain Louis Guillou, mis à Bicêtre en 1704, les registres disent, dans un extraordinaire raccourci de contradictions :

1. Cité ibid., pp. 405-406.

2. Cité in Huxley (A.), Les Diables de Loudun (trad. J. Castier), Paris, Plon, 1953, p. 161.

3. Bayle, art. «Grandier», in Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, R. Leers, 1697, t. II, p. 591.

 «C'est un de ces faux sorciers dont l'impiété sacrilège est aussi réelle que leurs secrets sont impertinents et ridicules 1.» La sorcellerie n'est plus pensée que par rapport à l'ordre de l'État moderne : l'efficacité de l'opération est niée, mais non l'intention qu'elle suppose, non le désordre qu'elle suscite. Le domaine de sa réalité s'est transporté dans un monde moral et social.

La dernière phase de cette évolution est plus simple. La fin du XVIIe siècle est occupée en France par la répression des minorités religieuses. À ces persécutions, jansénistes et protestants répondent par tout un mouvement d'exaltation qui se déploie d'une ferveur redoublée au prophétisme, à l'organisation de miracles, à l'extase et aux transes. Phénomène traditionnel dans la plupart des religions opprimées. Pour des raisons qui ne coïncident pas toujours, le pouvoir royal et l'Église sont d'accord contre les parlements, trop peu sévères pour les protestants, soupçonnés souvent de complaisance à l'égard des jansénistes. Les autorités religieuses et civiles font alors appel au témoignage de la médecine. Mais pour des raisons bien précises. Il s'agit, d'un côté, de nier aux yeux du public le caractère surnaturel des phénomènes et de le convaincre, en bénéficiant de l'équivoque qui règne entre folie et feinte, maladie et supercherie, qu'il s'agit de faits qui entrent tous dans le domaine de possibilité de la nature ; il s'agit de montrer qu'aucune foi religieuse ne doit pouvoir s'appuyer sur eux. Mais il s'agit, d'un autre côté, d'éviter l'intervention possible et l'indulgence probable des parlements : l'accusation de folie permet d'envoyer sans jugement les coupables dans des maisons d'internement. Entre fanatisme et folie, il s'établit une équivalence pratique, dont les livres des maisons de force portent souvent témoignage. Ne trouve-t-on pas mention sur les registres de Saint-Lazare d'un homme enfermé pour avoir déclaré «sur un ton prophétique, que la messe n'est pas un sacrifice, mais un sacrement» ? Ainsi, que peut-on dire d'un tel homme, sinon que «c'est un insensé ou un fanatique, et que, sous l'un ou l'autre de ces deux titres, il ne peut rester trop longtemps au lieu où il est» 2 ?

Mais l'Église ne saurait se satisfaire de ce «fanatique ou insensé». Il faut démontrer que le fanatique est un insensé, que tous les «miracles», tous les phénomènes extraordinaires dont il s'entoure peuvent s'expliquer par les mécanismes les mieux établis de la nature. Cette fois, c'est l'Église elle-même qui est devenue la plus acharnée à appeler le témoignage médical contre les phénomènes extatiques.

1. B.N., fonds Clairambault, 985, p. 56. Pour d'autres cas, cf. Arsenal, archives Bastille, ms. 10441, 10545, 10557, 10590, 10607, etc.

2. B.N., fonds Clairambault, 986, pp. 21-22.

L'influence démoniaque, qu'il serait si facile d'invoquer pour rendre compte de l'hérésie, l'Église, cette fois, s'en méfie et ne lui trouve pas sans doute de valeur assez réductrice. Pendant la guerre des Camisards, Fléchier s'en rend compte, et si bien qu'il n'a recours à l'explication satanique qu'au moment de s'adresser aux prêtres de son diocèse 1 ; mais quand il parle aux fidèles, c'est la folie, c'est le délire qu'il invoque : «Secte pleine d'illusions et de mensonges, [...] qui met dans l'imagination et la bouche des enfants ses songes et ses visions, qui prend ses agitations et ses rêveries pour des opérations du Saint-Esprit 2.» Il tente même une explication naturelle, mi-sociologique, mi-physiologique des phénomènes de prophétisme : «Ces pauvres gens n'entendaient parler que de ces sortes de dévotions ; leur imagination en était remplie ; ils voyaient dans les assemblées ces représentations dont ils s'entretenaient sans cesse en eux-mêmes. On leur ordonnait de jeûner plusieurs jours, ce qui leur affaiblissait le cerveau, et les rendait plus susceptibles de ces visions creuses et de ces vaines créances. Les courses qu'ils faisaient de paroisse en paroisse, de montagne en montagne pour y passer les jours et les nuits, sans prendre d'autre nourriture que quelques pommes ou quelques noix ; les spectacles et les exhortations continuelles de tout quitter, pour se trouver dans l'assemblée des élus et des fidèles et d'y faire, comme les autres, des prédictions imaginaires ; la petite gloire d'être élevé sur un théâtre, d'être écouté comme un oracle, de faire tomber d'un seul mot mille personnes à la renverse, de consacrer pour ainsi dire ses extravagances et de rendre sa folie vénérable par le mélange de quelques textes mal appliqués de l'Écriture, c'était autant de causes de cette corruption presque générale 3.» Brueys le dira nettement un peu plus tard : c'est seulement si on ne connaît pas «la machine du corps humain» qu'on peut prendre les phénomènes de fanatisme «pour des choses surnaturelles»... «Mais il est certain que ce n'est ordinairement qu'une véritable maladie 4.»

1. Fléchier, Lettre du 3 septembre 1703 aux prêtres de son diocèse : «Ils écoutèrent la voix trompeuse des séducteurs. Le souffle du démon leur parut une inspiration du Saint-Esprit. Ils apprirent à leurs enfants l'art de trembler et de prédire des choses vaines. Il se forma dans leurs assemblées des conspirations» (Oeuvres posthumes, t. 1 : Mandements et Lettres pastorales, Paris, J. Estienne, 1712, p. 35.).

2. Ibid., pp. 15-16.

3. Fléchier, Fidèle récit de ce qui s'est passé dans les assemblées des fanatiques du Vivarais, in Lettres choisies, t. l, Lyon, De La Roche, 1735, pp. 370-371.

4. Brueys (D. A. de), Histoire du fanatisme de notre temps, Paris, F. Muguet, 1692 ; e éd., Utrecht, H.C. Le Febvre, 1737, t. l, préface, p. 11.

«Maladie», au sens où il faut prendre le mot à l'époque de l'internement : c'est-à-dire un monde qui est tout entier pénétré de mauvaise foi, de mensonge, d'apprentissage savant, de supercherie. Que les prophètes du Vivarais ou les convulsionnaires de Saint-Médard soient des malades n'exclut pas, au contraire, qu'ils soient des simulateurs. Leur maladie se déploie selon toute une hiérarchie de l'illusion ; depuis celle qui est concertée par la tête la plus forte, jusqu'à celle que reçoit passivement le cerveau le plus faible, et qui s'imprime, physiquement, dans son désordre. On a souvent accusé Guillaume du Serre de s'être fait donner «une troupe de jeunesse de l'un et l'autre sexe»... «À force de les faire jeûner trois ou quatre jours de la semaine pendant un mois, il dessécha leur cervelle, troubla leur esprit et les remplit aisément de chimères... Pour mieux imposer au peuple, il façonna leur corps, et il leur enseigna à faire des postures capables de donner de l'admiration 1.» Ces analyses, toutes inspirées par la polémique catholique, donnent déjà le ton aux textes médicaux qui reprendront, quelques années plus tard, les mêmes problèmes. La trame est continue de la critique religieuse à la réduction pathologique. Voici un texte de la Gazette d'Épidaure, qui semble être, pour les convulsionnaires, la suite exacte de ce que L'Ouvreleuil écrivait à propos des fanatiques : «Une bonne fille, rongée de vapeurs, est introduite mystérieusement dans un cercle nombreux où les meilleures têtes ne sont guère moins échauffées que la sienne. On y déplore les malheurs de l'Église, la vérité offusquée ; on réclame les promesses du Tout-Puissant... Nos vaporeuses soupirent, sanglotent ; celle-ci tombe en extase, celle-là en convulsion ; l'une rit, l'autre pleure, l'autre prêche ; on les frappe, on les secoue, on les pressure, on les perce, on les déchire, on les rôtit ; le tout pourtant de manière qu'on ne tue ni n'estropie personne 2.» C'est l'Église elle-même qui a sollicité de la pensée médicale ce positivisme critique, qui devait un jour tenter de réduire toute l'expérience religieuse à l'immanence psychologique. Et en un sens, Fléchier est responsable de l'article «Fanatisme» de l'Encyclopédie, déjà terriblement équivoque : «C'est l'effet d'une fausse conscience qui abuse des choses sacrées, et qui asservit la religion aux caprices de l'imagination et aux dérèglements des passions...

1. L'Ouvreleuil (père J.-B.), Le Fanatisme renouvelé, ou histoire des sacrilèges, des meurtres et des autres attentats que les calvinistes révoltés ont commis dans les Cévennes et des châtiments qu'on en a faits, 1704-1706, 4 vol ; 3e éd., Avignon, Seguin, 1868, pp. 10-11.

2. Lettre à l'auteur de la Gazette d'Épidaure, signée Prudhomme, no XV, t. l, 4 mai 1761, pp. 115-116.

On dit qu'un chef de police, pour faire cesser les prestiges du fanatisme, avait résolu, de concert avec un chimiste célèbre, de les faire parodier à la foire par des charlatans 1.»

1 Deleyre, art. «Fanatisme», in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Le Breton, t. VI, 1756, pp. 393-401.

La naissance du positivisme médical, les valeurs sceptiques dont il s'est chargé ne prennent sens que dans tout cet ensemble de conflits politiques et religieux. Il ne s'est pas développé pour lui-même, dans une opposition simple aux «superstitions» ; dès l'origine, il était pris dans une trame complexe : les analyses médicales étaient ployées indifféremment dans un sens et dans l'autre. Et il a fallu un long siècle de polémique, toute l'autorité magistrale de l'Église 2, l'intervention du pouvoir royal, pour que la folie se trouve héritière, au niveau de la nature, de tout un monde de transcendances qui entouraient jadis l'expérience religieuse.