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"Le Mallarmé de J.-P. Richard"
1964
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°28


«Le Mallarmé de J.-P. Richard», Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 5, septembre-octobre 1964, pp. 996-1004. (Sur J.-P. Richard, L'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éd. du Seuil, 1962.)

Dits Ecrits Tome I Texte n°28

Puisque ce livre 1 est vieux déjà de deux ans, le voici solidaire de ses effets. N'est pas déchiffrable encore la suite de ses conséquences, mais du moins, en leur figure d'ensemble, les réactions qu'il a provoquées. Un livre n'est pas important par ce qu'il remue de choses, mais lorsque le langage, autour de lui, se décale ? Je ne critiquerai point ceux qui ont critiqué Richard. Je voudrais porter seulement attention à l'écart qui s'est dessiné au pourtour de son texte : à ces marges qui sont en apparence couvertes des signes de la polémique, mais qui, sur un mode muet, définissent le blanc de son emplacement.

1. L'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éd. du Seuil, 1962.

Quand on le renvoie pour plus de rigueur ou d'actualité à une méthode franchement psychanalytique 1 ou à la lecture des discontinuités structurales 2, est-ce qu'en fait on ne met pas au jour ce qui en lui est plus proche du futur que ces objections mêmes ? Est-ce qu'on ne dessine pas de l'extérieur le lieu nouveau d'où soudain lui, et lui seul, s'est mis à parler et que son langage ne pouvait nommer puisque dès l'origine il parlait en lui ?

*

De quoi Richard parle-t-il au juste ? De Mallarmé. Mais voilà qui n'est pas absolument clair. Le domaine où Richard exerce son métier d'analyste, c'est une certaine somme de langage aux limites un peu effrangées, où s'additionnent poèmes, proses, textes critiques, remarques sur la mode, mots et thèmes anglais, fragments, projets, lettres, brouillons. Masse instable, à vrai dire, sans lieu propre et dont on sait mal ce qu'elle est : Opus entouré de ses esquisses, de ses premiers jaillissements, de ses échos biographiques, de ses correspondances anecdotiques et ténues ? Ou bien sable d'un langage incessant qu'il faut traiter comme une oeuvre éparpillée mais virtuellement unique ? Peut-on étudier, pour lui -même et en lui seul, ce langage qui déborde les limites achevées d'une oeuvre et qui pourtant n'est de Mallarmé lui-même que la part graphique ?

On a reproché à Richard d'avoir été tenté par la métaphore de la profondeur et d'avoir voulu surprendre au-delà d'un langage en fragments un «miroitement en dessous» : c'est-à-dire ce que deux cents ans de psychologisme nous ont appris être avant le langage quelque chose comme l'âme, la psyché, l'expérience, le vécu. Ainsi se serait produit chez Richard un glissement perpétuel vers Mallarmé (non plus l'oeuvre, mais l'homme), vers son rêve, son imagination, son rapport onirique à la matière, à l'espace et aux choses, bref, vers le mouvement (mi-hasard, mi-destin) de sa vie. Or on le sait, l'analyse littéraire est arrivée à cet âge adulte qui l'affranchit de la psychologie.

Et puis, il y a le reproche d'en face : pourquoi Richard a-t-il systématiquement écourté et comme rogné ses analyses ? Pour établir le principe de cohérence du langage mallarméen, et le jeu de ses transformations, il s'est servi de méthodes quasi freudiennes. Mais peut-on s'en tenir là ? Les concepts de la psychanalyse gardent-ils leur sens si on limite leur application aux rapports du langage à lui-même et à ses réseaux intérieurs ?

1. Mauron (C.), Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963.

2. Genette (G.), «Bonheur de Mallarmé ?», Tel quel, no 10, 1962.

Du moment qu'on parle, à propos d'Igitur, de l'expérience dépressive de Tournon, l'analyse a bien des chances de demeurer précaire et non fondée, si, par souci de respecter la dimension du littéraire pur, on n'utilise pas les catégories maintenant connues de la perte de l'objet, de l'identification et de la punition suicidaire. Impossible de rester dans ces limites indécises, où il n'est plus question de l'oeuvre, pas encore de la psyché, mais seulement, dans un vocabulaire un peu hégélien, de l'expérience, de l'esprit ou de l'existence.

Autour de ces deux reproches se sont organisées finalement toutes les critiques qu'on a adressées à Richard : l'ambiguïté d'une psychologie existentielle, l'équivoque sans cesse entretenue entre l'oeuvre et la vie, la lente fusion et comme l'empâtement des structures dans la continuité temporelle de leurs métamorphoses, l'hésitation entre le point de vue du signifiant et celui du signifié. Incertitudes qui toutes viennent se recueillir dans la notion de «thème» (à la fois réseau manifeste du langage, forme constante de l'imagination et muette obsession de l'existence).

Or le thématisme de Richard n'est point cette oscillation, nommée et masquée. Il est, dans l'ordre de la méthode, le corrélatif d'un nouvel objet proposé à l'analyse littéraire.

Jusqu'au XIXe siècle, on a eu de l'oeuvre de langage (entendue dans son extension) une notion au moins pratique, mais assez claire et bien délimitée : c'était l'Opus, qui pouvait comprendre, outre l'oeuvre publiée, des fragments interrompus, des lettres, des textes posthumes ; mais on les reconnaissait tous à une certaine évidence aujourd'hui perdue : c'était du langage tourné vers l'extérieur, destiné au moins à une forme de consommation ; c'était du langage circulant. Or le XIXe siècle a inventé la conservation documentaire absolue : il a créé avec les «archives» et la «bibliothèque» un fonds de langage stagnant qui n'est là que pour être redécouvert pour lui-même, en son être brut. Cette masse documentaire du langage immobile (faite d'un entassement de brouillons, de fragments, de griffonnages) n'est pas seulement une addition à l'Opus, comme un langage d'alentour, satellite et balbutiant, destiné seulement à mieux faire comprendre ce qui est dit dans l'Opus ; il n'en est pas l'exégèse spontanée ; mais il n'est pas non plus une addition à la biographie de l'auteur, permettant de lever ses secrets, ou de faire surgir une trame non encore visible entre «la vie et l'oeuvre». En fait, ce qui émerge avec le langage stagnant, c'est un troisième objet, irréductible.

Bien sûr, il y a longtemps que les critiques et les historiens de la littérature ont pris l'habitude de se servir des documents. Le recours au document est devenu depuis bien des années une prescription morale. Morale, justement, et rien de plus. C'est-à-dire que si le XIXe siècle a bien instauré la conservation documentaire absolue, le XXe siècle, lui, n'a pas encore défini les deux corrélatifs de cet événement : le mode de traitement exhaustif du document verbal et la conscience que le langage stagnant est pour notre culture un objet nouveau. Paradoxalement, cet objet, depuis plusieurs décennies, nous est devenu familier : et pourtant, on ne s'est jamais rendu compte clairement qu'il n'était pas fait de fragments plus naïfs ou plus archaïques de l'Opus ; et qu'il n'était pas non plus un simple monument de la vie ; qu'il n'était pas même le lieu de rencontre d'une oeuvre et d'une existence ; bref, qu'il ne remplissait pas la page traditionnellement laissée blanche dans les vieux livres entre les dernières lignes de l'Éloge ou de la Vie et la première des Oeuvres complètes.

Cette conscience et la méthode qui s'articulerait sur elle nous font encore actuellement défaut 1. Nous faisaient du moins défaut, car il me semble bien que c'est là que viennent se loger l'originalité du livre de Richard et la solitaire difficulté de son entreprise. Il est facile de le critiquer au nom des structures ou de la psychanalyse. C'est que son domaine n'est ni l'Opus ni la Vie de Mallarmé, mais ce bloc de langage immobile, conservé, gisant, destiné à être non pas consommé, mais illuminé -et qui s'appelle Mallarmé.

Il s'agit donc de montrer «que les Contes indiens prolongent tel Sonnet funèbre, qu' Hérodiade est la soeur du Faune et qu'Igitur débouche tout droit dans la Dernière Mode» ; on rêve d'instituer, «entre toutes les oeuvres particulières et tous les registres -sérieux, tragique, métaphysique, précieux, amoureux, esthétique, idéologique, frivole -de cette oeuvre, une relation d'ensemble qui les oblige à mutuellement s'éclairer» 2. C'est-à-dire qu'avant de déterminer une méthode d'analyse ou de déchiffrement, avant d'opter 'pour un «structuralisme» ou une «psychanalyse», avant même d'annoncer son choix (ce qui est un signe d'honnêteté intellectuelle, mais n'est en rien un geste fondateur), Richard fait explicitement cette démarche essentielle qui consiste à constituer un objet : volume verbal ouvert puisque toute nouvelle trace retrouvée pourra

1. Le problème est le même dans le domaine de ce qu'on appelle l'histoire des idées. La conservation documentaire a fait apparaître, à côté des sciences, des philosophies, des littératures, une masse de textes, qu'on traite à tort comme de fausses sciences ou des quasi-philosophies, ou des opinions faiblement exprimées, ou encore comme l'esquisse préalable et le reflet ultérieur de ce qui va devenir et de ce qui était auparavant littérature, philosophie ou science.

2. P. 15.

En fait, il s'agit là aussi d'un objet culturel nouveau qui attend sa définition et sa méthode, et qui refuse d’être traité sur le mode analogique du «quasi». y prendre place, mais absolument fermée, parce qu'elle n'existe que comme langage de Mallarmé. Son extension est presque infinie en droit. Sa compréhension en revanche est aussi restreinte que possible : elle est limitée au sigle mallarméen.

*

Dès lors, un certain nombre de chemins sont prescrits qui excluent tous les autres.

1) Il n'est plus question d'opposer ni même de distinguer le fond et la forme. Non pas qu'on aurait enfin trouvé le lieu de leur unité, mais parce que le problème de l'analyse littéraire s'est déplacé : il s'agit maintenant de confronter la forme et l'informe, d'étudier le mouvement d'un murmure. Au lieu d'analyser le formel par ce côté diurne qui regarde vers le sens, au lieu de le traiter dans sa fonction frontale de signifiant, on le considère par son côté sombre et nocturne, par cette face de lui-même qui regarde vers son propre dénouement : là d'où il vient et où il va de nouveau se perdre. La forme n'est qu'un mode d'apparition de la non-forme (le seul peut-être, mais elle n'est rien d'autre que cette transitoire fulguration). Il faut lire la très belle analyse que Richard a faite du Tombeau mallarméen 1 : il s'agit de bâtir avec des mots vivants, fragiles, passagers la stèle debout pour toujours de ce qui n'est plus. Le Tombeau, sculptant les mots qu'il emploie, les mettra à mort, devenant ainsi doublement forme : il dit (par son sens) le tombeau, et il est (par ses mots) le monument. Mais il ne dit jamais la mort sans dire fatalement (puisqu'il est fait de mots réels) la résurrection dans le langage : la pierre noire, alors, se volatilise ; ses valeurs s'inversent ; son marbre qui était sombre sous le ciel clair devient lueur infinie dans la nuit ; il est maintenant lueur louche du réverbère ou encore «peu profond ruisseau calomnié». La forme-signe du Tombeau se dissipe à partir de soi-même ; et les mots qui formaient le monument se dénouent, non sans emporter avec eux le creux où la mort est présente. Si bien que le Tombeau devient ou redevient le murmure du langage, le bruit des sons fragiles tous voués à périr. Le Tombeau n'a été que la forme scintillante de l'informe et le rapport sans cesse ruiné de la parole à la mort.

Injuste, donc, le reproche fait à Richard d'esquiver la rigueur des formes en les rendant continues et absolument plastiques.

1. Pp. 243-283.

Car son projet, c'est de dire justement la dissolution des formes, leur perpétuelle défaite. Il raconte le jeu de la forme et de l'informe ; c'est-à-dire le moment essentiel, si difficile à énoncer, où se nouent et se dénouent la littérature et le murmure.

2) Mais qui donc parle en cette masse de langage entendue selon son murmure discontinu et ressassé ? Est-ce personne ? ou cet homme réel que fut Stéphane Mallarmé, et qui a laissé de sa vie, de ses amours, de ses émois, de son existence historique ces traces que nous lisons aujourd'hui ? La réponse à cette question est importante : c'est là que guettent avec une impatience égale les antipsychologistes qui ont bien raison de penser que les biographies sont de peu de poids, et les psychanalystes qui savent bien qu'on ne peut pas limiter la tâche une fois entreprise de l'interprétation. Or que fait Richard ? Le Mallarmé auquel il réfère ses analyses, ce n'est ni le sujet grammatical pur ni l'épais sujet psychologique ; mais celui qui dit «je» dans les oeuvres, les lettres, les brouillons, les esquisses, les confidences ; il est donc celui qui, de loin et par approches successives, fait l'épreuve de son oeuvre toujours future, en tout cas jamais achevée à travers le brouillard continu de son langage ; et, en ce sens, il enjambe toujours les limites de son oeuvre, rôdant à ses confins, l'approchant et n'y pénétrant que pour en être aussitôt repoussé, comme le veilleur le plus proche et le plus exclu ; mais, inversement, il est celui qui, dans la trame de l'oeuvre et la débordant cette fois en profondeur, découvre en elle et à partir d'elle les possibilités encore futures du langage ; de telle sorte qu'il est lui-même, de cette oeuvre nécessairement fragmentaire, le point virtuel d'unité, l'unique convergence à l'infini. Le Mallarmé qu'étudie Richard est donc extérieur à son oeuvre, mais d'une extériorité si radicale et si pure qu'il n'est rien d'autre que le sujet de cette oeuvre ; il en est la seule référence ; mais il n'a qu'elle pour tout contenu ; il n'entretient de rapport qu'avec cette forme solitaire. Si bien que Mallarmé est aussi, dans cette nappe de langage, le pli intérieur qu'elle dessine et autour duquel elle se répartit -la forme la plus intérieure de cette forme.

Bien sûr, chaque point de l'analyse de Richard est menacé par deux injonctions possibles et perpendiculaires : l'une à formaliser, l'autre à psychologiser. Mais ce qui surgit, dans la ligne maintenue droite de son discours, c'est une dimension nouvelle de la critique littéraire. Dimension à peu près inconnue jusqu'à lui (sauf sans doute de Starobinski), et qu'on pourrait opposer aussi bien au «Je» littéraire qu'à la subjectivité psychologique, en le désignant seulement comme sujet parlant. On sait quelles difficultés elle oppose (ou propose) aux théories logiques, linguistiques et psychanalytiques ; et pourtant, c'est vers elle que toutes trois, par divers chemins et à propos de problèmes différents, sont en train de faire actuellement retour. Peut-être est-elle également pour l'analyse littéraire une catégorie fondamentale.

3) C'est lui en tout cas qui permet de reconnaître dans l'image autre chose qu'une métaphore ou un fantasme et de l'analyser pour la première fois peut-être comme pensée poétique. Curieusement, on a reproché à Richard d'avoir sensualisé l'expérience intellectuelle de Mallarmé et d'avoir restitué en termes de jouissance ce qui fut plutôt la sécheresse et le désespoir de l'Idée : comme si la succulence du plaisir pouvait être le paradis, perdu mais toujours recherché, de celui dont l'oeuvre a été très tôt marquée par la nuit d'Igitur. Mais qu'on se reporte à l'analyse de Richard 1. L'histoire de cet Elbehnon («I'll be none») n'est pour lui ni la transcription d'une crise mélancolique ni l'équivalent philosophique d'un suicide libidinal. Il y voit plutôt l'installation ou la libération du langage littéraire autour d'une vacance centrale -lacune qui n'est autre que celui-là même qui parle : désormais, la voix du poète ne viendra de nulles lèvres ; au creux du temps, elle sera la parole de Minuit. Bougie soufflée.

C'est pourquoi Richard ne peut dissocier l'expérience de Mallarmé de ces deux images inverses et solidaires que sont la grotte et le diamant : le diamant qui étincelle dans l'espace d'alentour à partir d'un coeur secrètement sombre ; et la grotte, immense volume de nuit qui répercute l'écho des voix au pourtour intérieur des rochers. Mais ces images sont plus que des objets privilégiés ; elles sont les images mêmes de toutes les images ; elles disent par leur configuration quel est le nécessaire rapport de la pensée au visible ; elles montrent comment la parole, dès qu'elle devient parole pensive, se creuse en son centre, laisse sombrer dans la nuit son point de départ et sa cohérence subjective, et ne renoue avec elle-même qu'à la périphérie du sensible, dans le scintillement ininterrompu d'une pierre qui pivote lentement sur elle-même, ou dans le prolongement de l'écho qui double de sa voix les rochers de la caverne. L'imagination mallarméenne, telle que Richard l'analyse à partir de ces deux métaphores fondamentales où se logent toutes les autres images, n'est donc pas la surface heureuse du contact entre la pensée et le monde ; c'est plutôt ce volume de nuit qui ne scintille et ne vibre qu'à ses confins. L'image ne manifeste pas la chance d'une pensée qui aurait enfin retrouvé son paradis sensible ; sa fragilité montre une pensée abîmée dans sa nuit et qui ne peut plus désormais parler qu'à distance d'elle-même, vers cette limite où les choses sont muettes. C'est pourquoi Richard analyse les images de Mallarmé d'une façon si singulière et si troublante pour la tradition contemporaine :

1. Pp. 184-208.

il ne va pas de la métaphore à l'impression, ni de l'élément sensible à sa valeur signifiante ; il va de la figure nommée à la mort du poète qui se prononce en elle (comme on va de l'éclat du diamant à son coeur charbonneux) ; et l'image apparaît alors comme l'autre côté, l'envers visible de la mort : depuis qu'est mort celui qui parle, sa parole rôde à la surface des choses, ne leur arrachant d'autre sens que celui de sa disparition. La chose perçue ou sentie devient image, non pas quand elle fonctionne comme métaphore ou quand elle cache un souvenir, mais quand elle révèle que celui qui la voit et la désigne et la fait venir au langage est, pour toujours, irréparablement absent. Le «sensualisme» de Richard, si on veut employer ce mot, n'a rien de commun avec le bonheur cosmologique de Bachelard ; c'est un sensualisme «évidé», creusé en son centre ; imaginer, pour lui, c'est l'acte d'une pensée qui traverse sa propre mort pour aller s'accueillir dans la distance de son langage.

4) Si la mort ou la négation du sujet parlant sont le pouvoir qui constitue les images, quel va être leur principe de cohérence ? Ni le jeu métaphorique des fantasmes ni les proximités métonymiques du monde. Les images s'accordent et s'articulent selon un espace profond ; Richard a bien vu qu'on ne doit rapporter un tel espace ni au monde ni à la psyché, mais à cette distance que porte avec lui le langage quand il nomme à la fois le sensible et la mort. Il est de la nature du mot mallarméen d'être«aile» (l'aile qui, en se déployant, cache le corps de l'oiseau ; elle montre sa propre splendeur, mais aussitôt l'esquive dans son mouvement, et l'emporte au fond du ciel, pour ne le ramener finalement que sous la forme d'un plumage flétri, chu, prisonnier, dans l'absence même de l'oiseau dont elle est la forme visible) ; il est aussi de sa nature d'être «éventail» et contradictoire pudeur (l'éventail cache le visage, mais non sans montrer lui-même le secret qu'il tenait replié, de sorte que son pouvoir de recel est manifestation nécessaire ; inversement, quand il se referme sur ses nervures de nacre, il cache les énigmes peintes sur sa membrane, mais en laissant à la lumière le déchiffrable visage qu'il avait pour rôle d'abriter). C'est pourquoi le mot, le vrai mot est pur : ou plutôt il est la virginité même des choses, leur intégrité manifeste et comme offerte mais aussi bien leur inaccessible éloignement, leur distance sans transgression possible. Le mot qui fait surgir l'image dit à la fois la mort du sujet parlant et la distance de l'objet parlé.

En menant une telle analyse, le livre de Richard, là encore, fait oeuvre exemplaire : il étudie, sans recours à des concepts étrangers, ce domaine encore mal connu de la critique littéraire qu'on pourrait appeler la spatialité d'une oeuvre. La chute, la séparation, la vitre, le jaillissement de la lumière et du reflet, Richard ne les déchiffre pas comme les dimensions d'un monde imaginaire reflété dans une poésie, mais comme une expérience beaucoup plus sourde et retirée : ce qui tombe ou ce qui se déploie, c'est à la fois les choses et les mots, la lumière et le langage. Richard a voulu rejoindre la région d'avant toute séparation où le coup de dés lance d'un même mouvement, sur la page blanche, les lettres, les syllabes, les phrases dispersées et le ruissellement chanceux de l'apparence.

*

Pour parler d'une oeuvre littéraire, il existe actuellement un certain nombre de modèles d'analyse. Modèle logique (métalangage), modèle linguistique (définition et fonctionnement des éléments signifiants), modèle mythologique (segments du récit fabuleux et corrélation de ces segments), modèle freudien. Jadis, il en a existé beaucoup d'autres (les modèles rhétorique, exégétique) ; il en existera certainement encore (peut-être un jour le modèle informationnel). Mais nul éclectisme ne peut se satisfaire de les utiliser tour à tour. Et on ne peut dire encore si l'analyse littéraire découvrira bientôt un modèle exhaustif ou la possibilité de n'en utiliser aucun.

Quel modèle Richard a-t-il utilisé ? Et, après tout, s'est-il lui-même servi d'un modèle ? S'il est vrai qu'il a voulu traiter Mallarmé comme une masse cubique de langage, et s'il est vrai qu'il a voulu y définir un certain rapport à l'informe, y retrouver la voix d'un sujet qui est comme absent de sa parole, y dessiner des images qui sont l'envers et la limite de la pensée, y suivre le parcours d'une spatialité qui est plus profonde que celle du monde ou des mots, ne s'est-il pas exposé à l'arbitraire ? Ne s'est-il pas donné la liberté de tracer les parcours qu'il choisissait ou de privilégier, sans contrôle, les expériences de son goût ? Pourquoi avoir reconstitué un Mallarmé de l'effulgence, du miroitement, du reflet à la fois précaire et continu, alors qu'il y a aussi celui du couchant, du drame et du rire -ou encore celui de l'oiseau déniché ?

En fait, l'analyse de Richard obéit à une nécessité très stricte. Le secret de ce livre si continu, c'est qu'en ses dernières pages il se dédouble. Le dernier chapitre, «Formes et moyens de la littérature», n'est pas le prolongement des neuf premiers : il en est en un sens la répétition, l'image en miroir, le microcosme, la configuration similaire et réduite. Toutes les figures analysées précédemment par Richard (l'aile, l'éventail, le tombeau, la grotte, l'éclat lumineux) y sont reprises, mais dans leur nécessité d'origine. On y voit par exemple que, pour Mallarmé, le mot enraciné dans la nature de la chose signifiée, offrant son être muet par le jeu de sa sonorité, est pourtant soumis à l'arbitraire des langues : il ne nomme pas sans montrer et cacher à la fois ; il est la plus proche figure de la chose et sa distance ineffaçable. Voilà donc qu'il est, en lui-même, dans son être, avant toutes les images qu'il peut à son tour susciter, envol de la présence et visible tombeau. De même, ce n'est pas le diamant avec ses valeurs cosmologiques qui vient se loger dans un livre ; la forme du diamant n'était au fond que le doublet intérieur et dérivé du livre lui-même dont les feuillets, les mots, les significations libèrent à chaque cérémonie de la lecture un reflet hasardeux qui s'appuie sur les autres, renvoie aux autres, et ne se manifeste un instant qu'en abolissant les autres et en les promettant aussitôt.

Ainsi, toutes les analyses de Richard se trouvent fondées et rendues nécessaires par une loi clairement révélée à la fin, bien que sa formulation ait couru d'une façon insensible tout au long du livre, le doublant et le justifiant en chacun de ses points. Cette loi, ce n'est ni la structure de la langue (avec ses possibilités rhétoriques) ni l'enchaînement du vécu (avec ses nécessités psychologiques). On pourrait la désigner comme l'expérience nue du langage, le rapport du sujet parlant à l'être même du langage. Ce rapport, il a reçu en Mallarmé (dans cette masse de langage appelée par nous «Mallarmé») une forme historiquement unique : c'est lui qui a disposé souverainement les mots, la syntaxe, les poèmes, les livres (réels ou impossibles) de Mallarmé. Et pourtant, c'est seulement dans ce langage concerté et délabré, qui nous fut effectivement transmis, qu'on peut le découvrir ; c'est en lui seulement qu'il fut établi par Mallarmé. Dans cette mesure, le «modèle» que Richard a suivi dans son analyse, il l'a trouvé chez Mallarmé : c'était ce rapport à l'être du langage que les oeuvres rendent visible, mais qui à chaque instant rendait les oeuvres possibles dans leur étincelante visibilité.

C'est en ce point, me semble-t-il, que le livre de Richard découvre ses plus profonds pouvoirs. Il a mis au jour, hors de toute référence à une anthropologie constituée ailleurs, ce qui doit être l'objet propre de tout discours critique : le rapport non d'un homme à un monde, non d'un adulte à ses fantasmes ou à son enfance, non d'un littérateur à une langue, mais d'un sujet parlant à cet être singulier, difficile, complexe, profondément ambigu (puisqu'il désigne et donne leur être à tous les autres êtres, lui-même compris) et qui s'appelle le langage. Et en montrant que ce rapport n'est pas de pure acceptation (comme chez les bavards et les hommes quotidiens), mais que dans une oeuvre véritable il remet en question et bouleverse l'être du langage, Richard rend possible une critique qui est en même temps une histoire (il fait ce qu'on pourrait appeler au sens strict une «analyse littéraire») : son Mallarmé rend visible en effet ce qu'est devenu, depuis l'évènément des années 1865-1895, le langage auquel a affaire tout poète. C'est pourquoi les analyses publiées plus récemment par Richard (sur Char, Saint-John Perse, Ponge, Bonnefoy) se logent dans l'espace découvert par son Mallarmé : il y éprouve la continuité de sa méthode, et l'unité de cette histoire inaugurée dans l'épaisseur du langage par Mallarmé *.

* Richard (J.-P.), Onze études sur la poésie moderne, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Pierres vives», no 7, 1964.