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«Michel Foucault, Les Mots et les Choses» (entretien
avec R. Bellour), Les Lettres françaises, no 1125, 31 mars-
6 avril 1966, pp. 3- 4.
Dits Ecrits Tome I Texte
n°34
- Comment Les Mots et les Choses s'articulent- ils avec l'Histoire
de la folie ?
- L'Histoire de la folie était en gros l'histoire du partage,
l'histoire surtout d'une certaine coupure que toute société
se trouve obligée d'instaurer. J'ai voulu, par contre, faire
dans ce livre l'histoire de l'ordre, dire la manière dont
une société réfléchit la ressemblance
des choses entre elles et la manière dont les différences
entre les choses peuvent se maîtriser, s'organiser en réseaux,
se dessiner selon des schémas rationnels. L'Histoire de la
folie est l'histoire de la différence, Les Mots et les Choses,
l'histoire de la ressemblance, du même, de l'identité.
- On retrouve, dans le sous-titre que vous avez donné au
livre, ce mot d'«archéologie» qui figurait déjà
en sous-titre à Naissance de la clinique, et qui apparaissait
déjà dans la préface de l'Histoire de la folie.
- Par archéologie, je voudrais désigner non pas exactement
une discipline, mais un domaine de recherche, qui serait le suivant.
Dans une société, les connaissances, les idées
philosophiques, les opinions de tous les jours, mais aussi les institutions,
les pratiques commerciales et policières, les moeurs, tout
renvoie à un certain savoir implicite propre à cette
société. Ce savoir est profondément différent
des connaissances que l'on peut trouver dans les livres scientifiques,
les théories philosophiques, les justifications religieuses,
mais c'est lui qui rend possible à un moment donné
l'apparition d'une théorie, d'une opinion, d'une pratique.
Ainsi, pour que s'ouvrent à la fin du XVIIe siècle
les grands centres d'internement dans toute l'Europe, il a fallu
un certain savoir de la folie opposée à la non- folie,
de l'ordre et du désordre, et c'est ce savoir- là
que j'ai voulu interroger, comme condition de possibilité
des connaissances, des institutions et des pratiques.
Ce style de recherche a pour moi l'intérêt suivant :
il permet d'éviter tout problème d'antériorité
de la théorie par rapport à la pratique, et inversement.
Je traite en fait sur le même plan, et selon leurs isomorphismes,
les pratiques, les institutions et les théories, et je cherche
le savoir commun qui les a rendues possibles, la couche du savoir
constituant et historique. Plutôt que de chercher à
expliquer ce savoir du point de vue du practico-inerte, je cherche
à formuler une analyse de ce qu'on pourrait appeler le «théorico-
actif».
- Vous vous trouvez donc affronté à un double problème
d'histoire et de formalisation,
- Toutes ces pratiques, donc, ces institutions, ces théories,
je les prends au niveau des traces, c'est- à- dire presque
toujours des traces verbales. L'ensemble de ces traces constitue
une sorte de domaine considéré comme homogène :
on ne fait a priori entre les traces aucune différence, et
le problème est de trouver entre ces traces d'ordre différent
suffisamment de traits communs pour constituer ce que les logiciens
appellent des classes, les esthéticiens, des formes, les
gens des sciences humaines, des structures, et qui sont l'invariant
commun à un certain nombre de ces traces.
- Comment se posent à vous les problèmes du choix
ou du non- choix ?
- Je vous répondrai qu'en fait il ne doit pas y avoir de
choix privilégié. Il faut pouvoir tout lire, connaître
toutes les institutions et toutes les pratiques. Aucune des valeurs
reconnues traditionnellement dans l'histoire des idées et
de la philosophie ne doit être acceptée comme telle.
On a affaire à un champ qui ignorera les différences,
les importances traditionnelles. Ce qui fait qu'on traitera dans
la même foulée Don Quichotte, Descartes et un décret
sur la création des maisons d'internement par Pomponne de
Bellièvre. On s'apercevra également que les grammairiens
du XVIIIe siècle ont autant d' «importance» que
les philosophes reconnus à la même époque.
- C'est en ce sens que vous dites, par exemple, que Cuvier et Ricardo
vous ont autant ou plus appris que Kant et Hegel. Mais c'est alors
la question de l'information qui se fait pressante : comment tout
lire ?
- On peut lire tous les grammairiens, tous les économistes.
Pour Naissance de la clinique, j'ai lu, pour la période 1780-
1820, tout ouvrage de médecine qui avait une importance de
méthode. Les choix qu'on peut faire, ils sont inavouables,
et ne doivent pas exister. On devrait tout lire, tout étudier.
Autrement dit, il faut avoir à sa disposition l'archive générale
d'une époque à un moment donné. Et l'archéologie
est, au sens strict, la science de cette archive.
- Qu'est- ce qui détermine le choix de la Période
historique (ici, comme dans Histoire de la folie, de la Renaissance
à nos jours), et son rapport avec la perspective archéologique
que vous adoptez ?
- Ce genre de recherches n'est possible que comme analyse de notre
propre sous- sol. Ce n'est pas un défaut de ces disciplines
rétrospectives de trouver leur point de départ dans
notre actualité. Il ne fait aucun doute que la question du
partage entre raison et déraison n'est devenue possible qu'à
partir de Nietzsche et d'Artaud. Et c'est le sous- sol de notre
conscience moderne de la folie que j'ai voulu interroger. S'il n'y
avait pas eu dans ce sol quelque chose comme une faille, l'archéologie
n'en aurait été ni possible ni requise. De la même
façon, si, depuis Freud, Saussure et Husserl, la question
du sens et du rapport entre le sens et le signe n'était pas
apparue dans la culture européenne, il est évident
qu'il n'aurait pas été requis de rechercher le sous-
sol de notre conscience du sens. Ce sont dans les deux cas des analyses
critiques de notre condition.
- Qu'est- ce qui vous a poussé à adopter les trois
axes qui orientent toute votre analyse ?
- En gros, ceci. Les sciences humaines sont apparues depuis la
fin du XIXe siècle comme prises dans une double obligation,
une double postulation simultanée, celle de l'herméneutique,
ou de l'interprétation, ou de l'exégèse : il
faut comprendre le sens qui se cache ; et l'autre : il faut formaliser,
trouver le système, l'invariant structural, le réseau
des simultanéités. Or ces deux questions semblaient
s'affronter d'une façon privilégiée dans les
sciences humaines, au point qu'on a l'impression qu'il faut qu'elles
soient ceci ou cela, interprétation ou formalisation. Ce
que j'ai entrepris, c'est précisément la recherche
archéologique de ce qui avait rendu cette ambiguïté
possible, j'ai voulu retrouver la branche qui porte fourche.
J'ai dû alors répondre à une double question
concernant l'époqueclassique :
- celle de la théorie des signes ;
- celle de l'ordre empirique, de la constitution des ordres empiriques.
Il m'est apparu qu'en fait l'âge classique, qu'on a l'habitude
de considérer comme l'âge de la mécanisation
radicale de la nature, de la mathématisation du vivant, était
en réalité tout autre chose, qu'il existait un domaine
très important, qui comprenait la grammaire générale,
l'histoire naturelle et l'analyse des richesses ; et que ce domaine
empirique reposait sur le projet d'une mise en ordre des choses,
et cela non pas grâce aux mathématiques, à la
géométrie, mais grâce à une systématique
des signes, une sorte de taxinomie générale et systématique
des choses.
- C'est donc le renvoi à l'âge classique qui a déterminé
les trois axes. Comment s'opère alors dans ces trois domaines
le passage de l'âge classique au XIXe siècle ?
- Cela m'a révélé une chose qui m'a fortement
surpris : l'homme n'existait pas à l'intérieur du savoir
classique. Ce qui existait en cette place où nous, maintenant,
nous découvrons l'homme, c'était le pouvoir propre
au discours, à l'ordre verbal de représenter l'ordre
des choses. Pour étudier la grammaire ou le système
des richesses, il n'était pas besoin de passer par une science
de l'homme, mais de passer par le discours.
- Pourtant, en apparence, si une littérature semblait parler
de l' homme, c'est bien notre littérature du XVIIe siècle.
- Dans la mesure où ce qui existait dans le savoir classique,
c'étaient des représentations ordonnées dans
un discours, toutes les notions qui sont fondamentales pour notre
conception de l'homme, comme celles de vie, de travail et de langage,
n'avaient pas de raison d'être à cette époque-
là, et aucune place.
À la fin du XVIIIe siècle, le discours a cessé
de jouer le rôle organisateur qu'il possédait dans
le savoir classique. Il n'y a plus eu de transparence entre l'ordre
des choses et celui des représentations qu'on pouvait en
avoir, les choses se sont repliées en quelque sorte sur leur
propre épaisseur et sur une exigence extérieure à
la représentation, et c'est ainsi que sont apparus les langages
avec leur histoire, la vie avec son organisation et son autonomie,
le travail avec sa propre capacité de production. En face
de cela, dans la lacune laissée par le discours, l'homme
s'est constitué, un homme qui est aussi bien celui qui vit,
qui parle et qui travaille, que celui qui connaît la vie,
le langage et le travail, que celui enfin qui peut être connu
dans la mesure où il vit, parle et travaille.
- Comment se présente alors, sur ce fond, notre situation,
aujourd'hui ?
- Actuellement, on se trouve dans une situation très ambiguë.
L'homme n'a existé depuis le début du XIXe siècle
que parce que le discours avait cessé d'avoir force de loi
sur le monde empirique. L'homme a existé là où
le discours s'est tu. Or voilà qu'avec Saussure, Freud et
Husserl, au coeur de ce qu'il ya de plus fondamental dans la connaissance
de l'homme, le problème du sens et du signe réapparaît.
C'est-à-dire qu'on peut se demander si ce retour du grand
problème du signe et du sens, et de l'ordre des signes, constitue
une sorte de superposition dans notre culture de ce qui avait constitué
l'âge classique et la modernité, ou bien s'il s'agit
de marques annonciatrices que l'homme va disparaître, puisque
jusqu'à présent l'ordre de l'homme et celui des signes
avaient été dans notre culture incompatibles l'un
avec l'autre. L'homme mourrait des signes qui sont nés en
lui, c'est ce que, le premier, Nietzsche avait voulu dire.
- Il me semble que cette idée d'une incompatibilité
de l'ordre des signes et de l'ordre de l'homme doit avoir un certain
nombre de conséquences.
- Oui. Par exemple :
1° Renvoyer aux chimères l'idée d'une science
de l'homme qui soit en même temps analyse des signes.
2° Annoncer la première détérioration
dans l'histoire européenne de l'épisode anthropologique
et humaniste que nous avons connu au XIXe siècle, quand on
pensait que les sciences de l'homme seraient en même temps
libération de l'homme, de l'être humain dans la plénitude.
L'expérience a montré qu'en se développant
les sciences de l'homme conduisent bien plutôt à la
disparition de l'homme qu'à son apothéose.
3° La littérature qui a changé de statut au XIXe
siècle lorsqu'elle a cessé d'appartenir à l'ordre
du discours et qu'elle est devenue la manifestation du langage en
son épaisseur, la littérature maintenant doit sans
doute prendre, est en train de prendre un autre statut, et l'hésitation
qu'elle manifeste entre les humanismes mous et le formalisme pur
du langage n'est sans doute qu'une des manifestations de ce phénomène
fondamental pour nous et qui nous fait osciller entre l'interprétation
et la formalisation, l' homme et les signes.
- On voit ainsi parfaitement se dessiner les grandes déterminations
de la littérature française depuis l'âge classique.
On voit en particulier très bien le schéma qui conduit
d'un premier humanisme, celui du romantisme, à Flaubert,
puis à cette littérature du sujet qu'incarne la génération
de La N.R.F., au nouvel humanisme d'avant et d'après-guerre,
et aujourd'hui au formalisme du nouveau roman. Mais la littérature
allemande tient tout à fait en échec un schéma
évolutif de cet ordre, dans quelque sens qu'on l'envisage.
- Peut- être dans la mesure où le classicisme allemand
a été contemporain de cet âge de l'histoire
et de l'interprétation, la littérature allemande s'est-
elle trouvée dès l'origine devant cette confrontation
que nous connaissons aujourd'hui. Cela expliquerait que Nietzsche
n'a pas fait autre chose que prendre conscience de cette situation-là, et maintenant, c'est lui qui nous sert de lumière.
- Cela expliquerait comment il peut apparaître tout au long
de votre livre comme la figure exemplaire, le sujet non archéologisable
(ou pas encore), puisque c'est à partir de ce qu'il ouvre
que la question se pose dans toute sa violence.
- Oui, car c'est lui qui au travers de la culture allemande a compris
que la redécouverte de la dimension propre au langage est
incompatible avec l'homme. De là que pour nous Nietzsche
ait pris une valeur prophétique. Et qu'en revanche il faille
condamner avec la plus totale sévérité toutes
les tentatives pour affadir ce problème. Par exemple, l'utilisation
des notions les plus familières du XVIIIe siècle,
les schémas de la ressemblance et de la contiguïté,
tout cela pour bâtir des sciences humaines, et les fonder,
tout cela me semble être comme une lâcheté intellectuelle
qui sert à confirmer ce fait que Nietzsche nous a signifié
pourtant depuis bientôt un siècle, que là où
il y a signe, il ne peut pas y avoir l'homme, et que là où
on fait parler les signes, il faut bien que l'homme se taise.
Ce qui me paraît décevant, naïf dans les réflexions,
les analyses sur les signes, c'est qu'on les suppose toujours déjà
là, déposés sur la figure du monde, ou constitués
par les hommes, et que jamais on n'interroge l'être même
des signes. Qu'est-ce que cela, le fait qu'il y ait des signes,
des marques, du langage ? Il faut poser le problème de l'être
du langage comme tâche pour ne pas retomber à un niveau
de réflexion qui serait celui du XVIIIe siècle, au
niveau de l'empirisme.
- Une chose m'a frappé, très vivement, dans votre
livre : la parfaite singularité de sa position envers, d'une
part, la philosophie, la tradition philosophique, l'histoire d'autre
part, histoire des idées, des méthodes, des concepts.
- J'ai été choqué par le fait qu'existait,
d'un côté, une histoire de la philosophie qui se donnait
comme objet privilégié des édifices philosophiques
que la tradition signalait comme importants (tout au plus acceptait-on, quand on était un peu «dans le vent», de
les rapporter à la naissance du capitalisme industriel),
et, de l'autre côté, une histoire des idées,
c'est- à- dire des sous-philosophies, qui prenaient pour
objet privilégié les textes de Montesquieu, de Diderot
ou de Fontenelle. Si on ajoute qu'il y a outre cela des histoires
des sciences, on ne peut pas ne pas être frappé par
l'impossibilité où notre culture se trouve de poser
le problème de l'histoire de sa propre pensée. C'est
pourquoi j'ai essayé de faire, dans un style évidemment
un peu particulier, l'histoire non pas de la pensée en général
que de tout ce qui «contient de la pensée» dans
une culture, de tout ce en quoi il y a de la pensée. Car
il y a de la pensée dans la philosophie, mais aussi dans
un roman, dans une jurisprudence, dans le droit, même dans
un système administratif, dans une prison.
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