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« Réponse à une question »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°58


«Réponse à une question», Esprit, no 371, mai 1968, pp. 850-874.

Dits Ecrits tome I texte n°58

Je remercie les lecteurs d'Esprit d'avoir bien voulu me poser des questions, et J.- M. Domenach de m'avoir donné la possibilité d'y répondre. Ces questions étaient si nombreuses – et chacune si intéressante – qu'il ne m'était guère possible de les examiner toutes. J'ai choisi la dernière * (non sans regret d'abandonner les autres) :

* Une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l'histoire de l'esprit n'ôte-t-elle pas tout fondement à une intervention politique progressiste ? N’aboutit-elle pas au dilemme suivant :

- ou bien l'acceptation du système,

- ou bien l'appel à l'événement sauvage, à l'irruption d'une violence extérieure, seule capable de bousculer le système ?

1) parce qu'au premier regard elle m'a surpris, mais que j'ai été vite convaincu qu'elle concernait le coeur même de mon travail ;

2) parce qu'elle me permettait de situer au moins quelques-unes des réponses que j'aurais voulu faire aux autres ;

3) parce qu'elle formulait l'interrogation à laquelle nul travail théorique aujourd'hui ne peut se dérober.

*

Ce que j'entreprends de faire, comment ne pas admettre que vous l'avez caractérisé avec une extrême justesse ? Et que vous avez, du même coup, nommé le point de l'inévitable discorde : « Introduire la contrainte du système et la discontinuité dans l'histoire de l'esprit» ? Oui, je me reconnais là presque tout entier. Oui, je reconnais que c'est là un propos presque injustifiable. Pertinence diabolique : vous êtes parvenu à donner de mon travail une définition à laquelle je ne peux éviter de souscrire, mais que jamais personne ne voudrait raisonnablement reprendre à son compte. Soudain, je sens toute ma bizarrerie. Mon étrangeté si peu légitime. Et ce travail qui fut un peu solitaire sans doute, mais toujours patient, sans autre loi que lui-même, assez appliqué, pensais-je, pour pouvoir se défendre tout seul, je m'aperçois maintenant combien il déviait par rapport aux normes les mieux établies, comme il était criard. Pourtant, deux ou trois détails dans la définition si juste que vous proposez me gênent, m'empêchant (m'évitant peut-être) d'y donner mon entière adhésion.

D'abord, vous employez le mot système au singulier. Or je suis pluraliste. Voici ce que je veux dire. (Vous me permettrez, je pense, de ne pas parler seulement de mon dernier livre, mais aussi de ceux qui l'ont précédé ; c'est qu'ensemble ils forment un faisceau de recherches, dont les thèmes et les repères chronologiques sont assez voisins ; c'est aussi que chacun constitue une expérience descriptive qui s'oppose et donc se réfère aux deux autres par un certain nombre de traits.) Je suis pluraliste : le problème que je me suis posé, c'est celui de l'individualisation des discours. Il y a pour individualiser les discours des critères qui sont connus et sûrs (ou à peu près) : le système linguistique auquel ils appartiennent, l'identité du sujet qui les a articulés. Mais d'autres critères, qui ne sont pas moins familiers, sont beaucoup plus énigmatiques. Quand on parle de la psychiatrie, ou de la médecine, de la grammaire, de la biologie, ou de l'économie, de quoi parle-t-on ? Quelles sont ces curieuses unités qu'on croit pouvoir reconnaître au premier coup d'oeil, mais dont on serait bien embarrassé de définir les limites ? Unités dont certaines semblent remonter jusqu'au fond de notre histoire (la médecine non moins que les mathématiques), tandis que d'autres sont apparues récemment (l'économie, la psychiatrie), et d'autres, peut-être, ont disparu (la casuistique). Unités où viennent s'inscrire indéfiniment des énoncés nouveaux, et qui se trouvent sans cesse modifiées par eux (étrange unité de la sociologie ou de la psychologie qui, depuis leur naissance, n'ont pas cessé de recommencer). Unités qui se maintiennent obstinément après tant d'erreurs, tant d'oublis, tant de nouveautés, tant de métamorphoses, mais qui subissent parfois des mutations si radicales qu'on serait en peine de les considérer comme identiques à elles-mêmes (comment affirmer que c'est la même économie qu'on retrouve, ininterrompue, des physiocrates à Keynes ?).

Peut-être y a-t-il des discours qui peuvent à chaque instant redéfinir leur propre individualité (par exemple, les mathématiques peuvent réinterpréter en chaque point du temps la totalité de leur histoire) ; mais, dans aucun des cas que j'ai cités, le discours ne peut restituer la totalité de son histoire dans l'unité d'une architecture formelle. Demeurent deux recours traditionnels. Le recours historico-transcendantal : essayer de chercher, au-delà de toute manifestation et de toute naissance historique, une fondation originaire, l'ouverture d'un horizon inépuisable, un projet qui serait en recul par rapport à tout événement, et qui maintiendrait à travers l'histoire l'esquisse toujours dénouée d'une unité qui ne s'achève pas. Le recours empirique ou psychologique : rechercher le fondateur, interpréter ce qu'il a voulu dire, détecter les significations implicites qui dormaient silencieusement dans son discours, suivre le filou le destin de ces significations, raconter les traditions et les influences, fixer le moment des éveils, des oublis, des prises de conscience, des crises, des changements dans l'esprit, la sensibilité ou l'intérêt des hommes. Or il me semble que le premier de ces recours est tautologique, le second extrinsèque et inessentiel. C'est en repérant et en systématisant leurs caractères propres que je voudrais tenter d'individualiser les grandes unités qui scandent, dans la simultanéité ou la succession, l'univers de nos discours.

J'ai retenu trois groupes de critères :

1) Les critères de formation. Ce qui permet d'individualiser un discours comme l'économie politique ou la grammaire générale, ce n'est pas l'unité d'un objet, ce n'est pas une structure formelle ; ce n'est pas non plus une architecture conceptuelle cohérente ; ce n'est pas un choix philosophique fondamental ; c'est plutôt l'existence de règles de formation pour tous ses objets (si dispersés qu'ils soient), pour toutes ses opérations (qui souvent ne peuvent ni se superposer ni s'enchaîner), pour tous ses concepts (qui peuvent très bien être incompatibles), pour toutes ses options théoriques (qui souvent s'excluent les unes les autres). Il y a formation discursive individualisée chaque fois qu'on peut définir un pareil jeu de règles.

2) Les critères de transformation ou de seuil. Je dirai que l'histoire naturelle ou la psychopathologie sont des unités de discours, si je peux définir les conditions qui ont dû être réunies en un moment très précis du temps, pour que leurs objets, leurs opérations, leurs concepts et leurs options théoriques aient pu être formés ; si je peux définir de quelles modifications internes elles ont été susceptibles ; si je peux définir enfin à partir de quel seuil de transformation des règles nouvelles ont été mises en jeu.

3) Les critères de corrélation. Je dirai que la médecine clinique est une formation discursive autonome si je peux définir l'ensemble des relations qui la définissent et la situent parmi les autres types de discours (comme la biologie, la chimie, la théorie politique ou l'analyse de la société) et dans le contexte non discursif où elle fonctionne (institutions, rapports sociaux, conjoncture économique et politique).

Ces critères permettent de substituer aux thèmes de l'histoire totalisante (qu'il s'agisse du « progrès de la raison» ou de l' « esprit d'un siècle ») des analyses différenciées. Ils permettent de décrire, comme épistémè d'une époque, non pas la somme de ses connaissances, ou le style général de ses recherches, mais l'écart, les distances, les oppositions, les différences, les relations de ses multiples discours scientifiques : l'épistémè n'est pas une sorte de grande théorie sous-jacente, c'est un espace de dispersion, c'est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations. Ils permettent en outre de décrire, non pas la grande histoire qui emporterait toutes les sciences dans une seule et même envolée, mais les types d'histoires – c'est-à-dire de rémanence et de transformation -qui caractérisent les différents discours (l'histoire des mathématiques n'obéit pas au même modèle que l'histoire de la biologie, qui n'obéit pas non plus à celui de la psychopathologie) : l'épistémè n'est pas une tranche d'histoire commune à toutes les sciences ; c'est un jeu simultané de rémanences spécifiques. Enfin, ils permettent de situer à leur place respective les différents seuils : car rien ne prouve par avance (et rien ne démontre non plus après examen) que leur chronologie est la même pour tous les types de discours ; le seuil qu'on peut décrire pour l'analyse du langage au début du XIXe siècle n'a sans doute pas d'épisode symétrique dans l'histoire des mathématiques ; et, chose bien plus paradoxale, le seuil de formation de l'économie politique (marqué par Ricardo) ne coïncide pas avec la constitution -par Marx -d'une analyse de la société et de l'histoire 1.

1. Ce fait, déjà bien repéré par Oscar Lange, explique à la fois la place limitée, et parfaitement circonscrite, qu'occupent les concepts de Marx dans le champ épistémologique qui va de Petty à l'économétrie contemporaine, et le caractère fondateur de ces mêmes concepts pour une théorie de l'histoire. J'espère avoir le temps d'analyser les problèmes du discours historique dans un prochain ouvrage, qui s'intitulera à peu près : Le Passé et le Présent : une autre archéologie des sciences humaines.

L'épistémè n'est pas un stade général de la raison ; c'est un rapport complexe de décalages successifs.

Rien, vous le voyez, qui me soit plus étranger que la quête d'une forme contraignante, souveraine et unique. Je ne cherche pas à détecter, à partir de signes divers, l'esprit unitaire d'une époque, la forme générale de sa conscience : quelque chose comme une Weltanschauung. Je n'ai pas décrit non plus l'émergence et l'éclipse d'une structure formelle qui régnerait, un temps, sur toutes les manifestations de la pensée : je n'ai pas fait l'histoire d'un transcendantal syncopé. Enfin, je n'ai pas décrit davantage des pensées, ou des sensibilités séculaires, naissant, balbutiant, luttant, s'éteignant, comme de grandes âmes fantomatiques jouant leur théâtre d'ombres sur l'arrière-scène de l'histoire. J'ai étudié tour à tour des ensembles de discours ; je les ai caractérisés ; j'ai défini des jeux de règles, de transformations, de seuils, de rémanences ; je les ai composés entre eux, j'ai décrit des faisceaux de relations. Partout où je l'ai estimé requis, j'ai fait proliférer les systèmes.

*

Une pensée, dites-vous, qui «souligne la discontinuité ». Notion, en effet, dont l'importance aujourd'hui -chez les historiens comme chez les linguistes -ne saurait être sous-estimée. Mais l'usage du singulier ne me paraît pas convenir tout à fait. Là encore, je suis pluraliste. Mon problème : substituer à la forme abstraite, générale et monotone du « changement », dans laquelle, si volontiers, on pense la succession, l'analyse de types différents de transformation. Ce qui implique deux choses : mettre entre parenthèses toutes les vieilles formes de continuité molle par lesquelles on atténue d'ordinaire le fait sauvage du changement (tradition, influence, habitudes de pensée, grandes formes mentales, contraintes de l'esprit humain), et faire surgir au contraire, avec obstination, toute la vivacité de la différence : établir, méticuleusement, l'écart. Ensuite, mettre entre parenthèses toutes les explications psychologiques du changement (génie des grands inventeurs, crises de la conscience, apparition d'une nouvelle forme d'esprit) ; et définir avec le plus grand soin les transformations qui ont, je ne dis pas : provoqué, mais constitué le changement. Remplacer, en somme, le thème du devenir (forme générale, élément abstrait, cause première et effet universel, mélange confus de l'identique et du nouveau) par l'analyse des transformations dans leur spécificité.

1) À l'intérieur d'une formation discursive déterminée, détecter les changements qui affectent les objets, les opérations, les concepts, les options théoriques. On peut distinguer ainsi (je me limite à l'exemple de la Grammaire générale) : les changements par déduction ou implication (la théorie du verbe-copule impliquait la distinction entre une racine substantive et une flexion verbale) ; les changements par généralisation (extension au verbe de la théorie du mot-désignation, et disparition par conséquent de la théorie du verbe-copule) ; les changements par délimitation (le concept d'attribut est spécifié par la notion de complément) ; les changements par passage au complémentaire (du projet de construire une langue universelle et transparente dérive la recherche des secrets cachés dans la plus primitive des langues) ; les changements par passage à l'autre terme d'une alternative (primat des voyelles ou primat des consonnes dans la constitution des racines) ; les changements par permutation des dépendances (on peut fonder la théorie du verbe sur celle du nom ou inversement) ; les changements par exclusion ou inclusion (l'analyse des langues comme systèmes de signes représentatifs fait tomber en désuétude la recherche de leur parenté, qui est réintroduite en revanche par la quête d'une langue primitive).

Ces différents types de changement constituent à eux tous J'ensemble des dérivations caractéristiques d'une formation discursive.

2) Détecter les changements qui affectent les formations discursives elles-mêmes :

- déplacement des lignes qui définissent le champ des objets possibles (l'objet médical au début du XIXe siècle cesse d'être pris dans une surface de classification ; il est repéré dans l'espace tridimensionnel du corps) ;

- nouvelle position et nouveau rôle du sujet parlant dans le discours (le sujet dans le discours des naturalistes du XVIIIe siècle devient exclusivement sujet regardant selon une grille, et notant selon un code ; il cesse d'être écoutant, interprétant, déchiffrant) ;

- nouveau fonctionnement du langage par rapport aux objets (à partir de Tournefort, le discours des naturalistes n'a pas pour rôle de pénétrer dans les choses, d'y saisir le langage qu'elles enveloppent secrètement, et de le produire au jour ; mais de tendre une surface de transcription où la forme, le nombre, la grandeur et la disposition des éléments pourront être traduits de manière univoque) ;

- nouvelle forme de localisation et de circulation du discours dans la société (le discours clinique ne se formule pas dans les mêmes lieux, il n'a pas les mêmes procédés d'enregistrement, il ne se diffuse pas, il ne s'accumule pas, il ne se conserve ni se conteste de la même façon que le discours médical du XVIIIe siècle).

Tous ces changements d'un type supérieur aux précédents définissent les transformations qui affectent les espaces discursifs eux-mêmes : des mutations.

3) Enfin, troisième type de changements, ceux qui affectent simultanément plusieurs formations discursives :

- interversion dans le diagramme hiérarchique (l'analyse du langage a eu, pendant l'époque classique, un rôle recteur qu'elle a perdu, dans les premières années du XIXe siècle, au profit de la biologie) ;

- altération dans la nature de la rection (la grammaire classique, comme théorie générale des signes, garantissait dans d'autres domaines la transposition d'un instrument d'analyse ; au XIXe siècle, la biologie assure l'importation «métamorphorique » d'un certain nombre de concepts : organismes -organisation ; fonction -fonction sociale ; vie -vie des mots ou des langues) ;

- déplacements fonctionnels : la théorie de la continuité des êtres qui, au XVIIIe siècle relevait du discours philosophique, est prise en charge au XIXe siècle par le discours scientifique.

Toutes ces transformations d'un type supérieur aux deux autres caractérisent les changements propres à l'épistémè elle-même. Des redistributions.

Voilà un petit lot (une quinzaine, peut-être) de modifications diverses qu'on peut assigner à propos des discours. Vous voyez pourquoi je préférerais qu'on dise que j'ai souligné non pas la discontinuité, mais les discontinuités (c'est-à-dire les différentes transformations qu'il est possible de décrire à propos de deux états de discours). Mais l'important pour moi, maintenant, n'est pas de constituer une typologie exhaustive de ces transformations.

1) L'important, c'est de donner pour contenu au concept monotone et vide de « changement» un jeu de modifications spécifiées. L'histoire des « idées» ou des « sciences» ne doit plus être le relevé des innovations, mais l'analyse descriptive des différentes transformations effectuées 1.

2) Ce qui m'importe, c'est de ne pas mêler une telle analyse avec un diagnostic psychologique. Une chose (légitime) est de se demander s'il était génial ou quelles avaient été les expériences de sa prime enfance, celui dont l'oeuvre porte tel ensemble de modifications. Mais autre chose est de décrire le champ de possibilités, la forme d'opérations, les types de transformation qui caractérisent sa pratique discursive.

1. En quoi je suis les exemples de méthode donnés à plusieurs reprises par M. Canguilhem.

3) Ce qui m'importe, c'est de montrer qu'il n'y a pas d'un côté des discours inertes, déjà plus qu'à moitié morts, et puis, de l'autre, un sujet tout-puissant qui les manipule, les bouleverse, les renouvelle ; mais que les sujets discourants font partie du champ discursif - ils y ont leur place (et leurs possibilités de déplacements), leur fonction (et leurs possibilités de mutation fonctionnelle). Le discours n'est pas le lieu d'irruption de la subjectivité pure ; c'est un espace de positions et de fonctionnements différenciés pour les sujets.

4) Ce qui m'importe surtout, c'est de définir entre toutes ces transformations le jeu des dépendances :

- dépendances intradiscursives (entre les objets, les opérations, les concepts d'une même formation) ;

- dépendances interdiscursives (entre les formations discursives différentes : telles les corrélations que j'ai étudiées dans Les Mots et les Choses entre l'histoire naturelle, l'économie, la grammaire et la théorie de la représentation) ;

- dépendances extradiscursives (entre des transformations discursives et autres qui se sont produites ailleurs que dans le discours : telles les corrélations étudiées, dans Histoire de la folie et Naissance de la clinique, entre le discours médical et tout un jeu de changements économiques, politiques, sociaux).

Tout ce jeu de dépendances, je voudrais le substituer à la simplicité uniforme des assignations de causalité ; et, en levant le privilège indéfiniment reconduit de la cause, faire apparaître le faisceau polymorphe des corrélations.

Vous le voyez : absolument pas question de substituer une catégorie, le « discontinu », à celle non moins abstraite et générale du « continu ». Je m'efforce au contraire de montrer que la discontinuité n'est pas entre les événements un vide monotone et impensable, qu'il faudrait se hâter de remplir (deux solutions parfaitement symétriques) par la plénitude morne de la cause ou par l'agile ludion de l'esprit ; mais qu'elle est un jeu de transformations spécifiées, différentes les unes des autres (avec, chacune, ses conditions, ses règles, son niveau) et liées entre elles selon les schémas de dépendance. L'histoire, c'est l'analyse descriptive et la théorie de ces transformations.

*

Un dernier point sur lequel j'espère pouvoir être plus bref. Vous employez l'expression « histoire de l'esprit». À vrai dire, j'entendais plutôt faire une histoire du discours. La différence, me direz-vous ? « Les textes que vous prenez pour matériau, vous ne les étudiez pas selon leur structure grammaticale ; vous ne décrivez pas le champ sémantique qu'ils parcourent ; ce n'est pas la langue qui est votre objet. Alors ? que cherchez-vous, sinon à découvrir la pensée qui les anime et à reconstituer les représentations dont ils ont donné une version durable peut-être, mais sans doute infidèle ? Que cherchez-vous, sinon à retrouver derrière eux l'intention des hommes qui les ont formulés, les significations que volontairement, ou à leur insu, ils y ont déposées, cet imperceptible supplément au système linguistique et qui est quelque chose comme l'ouverture de la liberté ou l'histoire de l'esprit ?»

Là gît peut-être le point essentiel. Vous avez raison : ce que j'analyse dans le discours, ce n'est pas le système de sa langue, ni d'une façon générale les règles formelles de sa construction : car je ne me soucie pas de savoir ce qui le rend légitime, ou lui donne son intelligibilité et lui permet de servir dans la communication. La question que je pose, c'est celle, non des codes, mais des événements : la loi d'existence des énoncés, ce qui les a rendus possibles - eux et aucun autre à leur place ; les conditions de leur émergence singulière ; leur corrélation avec d'autres événements antérieurs ou simultanés, discursifs ou non. À cette question, cependant, j'essaie de répondre sans me référer à la conscience, obscure ou explicite, des sujets parlants ; sans rapporter les faits de discours à la volonté -peut-être involontaire -de leurs auteurs ; sans invoquer cette intention de dire qui est toujours en excès de richesse par rapport à ce qui se dit ; sans essayer de capter la légèreté inouïe d'une parole qui n'aurait pas de texte.

En quoi ce que je fais n'est ni une formalisation ni une exégèse. Mais une archéologie : c'est-à-dire, comme son nom l'indique d'une manière trop évidente, la description de l'archive. Par ce mot, je n'entends pas la masse des textes qui ont pu être recueillis à une époque donnée, ou conservés de cette époque à travers les avatars de l'effacement. J'entends l'ensemble des règles qui, à une époque donnée et pour une société déterminée, définissent :

- les limites et les formes de la dicibilité : de quoi est-il possible de parler ? Qu'est-ce qui a été constitué comme domaine de discours ? Quel type de discursivité a été affecté à tel et tel domaine (de quoi a-t-on fait le récit ; de quoi a-t-on voulu faire une science descriptive ; à quoi a-t-on accordé une formulation littéraire, etc.) ?

- les limites et les formes de la conservation : quels sont les énoncés destinés à passer sans trace ? Lesquels sont destinés au contraire à entrer dans la mémoire des hommes (par la récitation rituelle, la pédagogie et l'enseignement, la distraction ou la fête, la publicité) ? Lesquels sont notés pour pouvoir être réutilisés, et à quelles fins ?

Lesquels sont mis en circulation et dans quels groupes ? Quels sont ceux qui sont réprimés et censurés ?

- les limites et les formes de la mémoire telle qu' elle apparaît dans les différentes formations discursives : quels sont les énoncés que chacune reconnaît pour valables ou discutables, ou définitivement invalidés ? Quels sont ceux qui ont été abandonnés comme négligeables et ceux qui ont été exclus comme étrangers ? Quels types de rapports sont établis entre le système des énoncés présents et le corpus des énoncés passés ?

- les limites et les formes de la réactivation : parmi les discours des époques antérieures ou des cultures étrangères, quels sont ceux qu'on retient, qu'on valorise, qu'on importe, qu'on essaie de reconstituer ? Et qu'en fait-on, quelles transformations leur fait-on subir (commentaire, exégèse, analyse), quel système d'appréciation leur applique-t-on, quel rôle leur donne-t-on à jouer ?

- les limites et les formes de l'appropriation : quels individus, quels groupes, quelles classes ont accès à tel type de discours ? Comment est institutionnalisé le rapport du discours à celui qui le tient, à celui qui le reçoit ? Comment se signale et se définit le rapport du discours à son auteur ? Comment se déroule, entre classes, nations, collectivités linguistiques, culturelles ou ethniques, la lutte pour la prise en charge des discours ?

C'est sur ce fond que se détachent les analyses que j'ai commencées ; c'est vers lui qu'elles se dirigent. Je n'écris donc pas une histoire de l'esprit, selon la succession de ses formes ou selon l'épaisseur de ses significations sédimentées. Je n'interroge pas les discours sur ce que, silencieusement, ils veulent dire, mais sur le fait et les conditions de leur apparition manifeste ; non sur les contenus qu'ils peuvent recéler, mais sur les transformations qu'ils ont effectuées ; non sur le sens qui se maintient en eux comme une origine perpétuelle, mais sur le champ où ils coexistent, demeurent et s'effacent. Il s'agit d'une analyse des discours dans la dimension de leur extériorité. De là trois conséquences :

- traiter le discours passé, non pas comme un thème pour un commentaire qui le ranimerait, mais comme un monument 1 à décrire dans sa disposition propre ;

- chercher dans le discours, non pas, comme les méthodes structurales, ses lois de construction, mais ses conditions d'existence 2 ;

1. J'emprunte ce mot à M. Canguilhem. Il décrit, mieux que je l'ai fait moi-même, ce que j'ai voulu faire.

2. Est-il nécessaire de préciser encore que je ne suis pas ce qu'on appelle « structuraliste» ?

- référer le discours, non pas à la pensée, à l'esprit ou au sujet qui ont pu lui donner naissance, mais au champ pratique dans lequel il se déploie.

*

Pardonnez-moi : j'ai été bien long, bien piétinant. Et tout cela pour peu de chose : proposer trois légers changements à votre définition, et vous demander votre accord pour que nous parlions de mon travail comme d'une tentative pour introduire « la diversité des systèmes et le jeu des discontinuités dans l'histoire des discours». N'imaginez pas que je veuille truquer la partie ; ou que je cherche à éviter le point de votre question en discutant ses termes à l'infini. Mais l'accord préalable était nécessaire. Me voici au pied du mur. Il me faut répondre.

Non pas, certes, à la question de savoir si je suis réactionnaire ; ni non plus si mes textes le sont (en eux-mêmes, intrinsèquement, à travers un certain nombre de signes bien codés). Vous me posez une question autrement sérieuse, la seule, je crois qui puisse être légitimement posée. Vous m'interrogez sur les rapports entre ce que je dis et une certaine pratique politique.

Il me semble qu'à cette question on peut donner deux réponses. L'une concerne les opérations critiques que mon discours effectue dans le domaine qui est le sien (l'histoire des idées, des sciences, de la pensée, du savoir...) : ce qu'il met hors circuit était-il indispensable à une politique progressiste ? L'autre concerne le champ d'analyse et le domaine d'objets que mon discours essaie de faire apparaître : comment peuvent-ils s'articuler sur l'exercice effectif d'une politique progressiste ?

Les opérations critiques que j'ai entreprises, je les résumerai ainsi :

1) Établir des limites, là où l'histoire de la pensée, sous sa forme traditionnelle, se donnait un espace indéfini. En particulier :

- remettre en question le grand postulat interprétatif selon lequel le règne du discours n'aurait pas de frontières assignables ; les choses muettes et le silence lui-même seraient peuplés de paroles : et là où aucun mot ne se fait plus entendre, on pourrait encore écouter le murmure profondément enfoui d'une signification ; dans ce que les hommes ne disent pas, ils continueraient à parler ; un monde de textes endormis nous attendrait dans les pages blanches de notre histoire. À ce thème, je voudrais opposer que les discours sont des domaines pratiques limités qui ont leurs frontières, leurs règles de formation, leurs conditions d'existence : le socle historique du discours n'est pas un discours plus profond -à la fois identique et différent ;

- remettre en question le thème d'un sujet souverain qui viendrait de l'extérieur animer l'inertie des codes linguistiques, et qui déposerait dans le discours la trace ineffaçable de sa liberté ; remettre en question le thème d'une subjectivité qui constituerait les significations puis les transcrirait dans le discours. À ces thèmes, je voudrais opposer le repérage des rôles et des opérations exercées par les différents sujets « discourants » ;

- remettre en question le thème de l'origine indéfiniment reculée, et l'idée que, dans le domaine de la pensée, le rôle de l'histoire est de réveiller les oublis, de lever les occultations, d'effacer ou de barrer à nouveau - les barrages. À ce thème, je voudrais opposer l'analyse de systèmes discursifs historiquement définis, auxquels on peut fixer des seuils, et assigner des conditions de naissance et de disparition.

En un mot, établir ces limites, remettre en question ces trois thèmes de l'origine, du sujet et de la signification implicite, c'est entreprendre -tâche difficile, d'extrêmes résistances le prouvent bien -de libérer le champ discursif de la structure historico-transcendantale que la philosophie du XIXe siècle lui a imposée.

2) Effacer les oppositions peu réfléchies. En voici quelques-unes, par ordre d'importance croissante : l'opposition entre la vivacité des innovations et la pesanteur de la tradition, l'inertie des connaissances acquises ou les vieux frayages de la pensée ; l'opposition entre les formes moyennes du savoir (qui en représenteraient la médiocrité quotidienne) et ses formes déviantes (qui manifesteraient la singularité ou la solitude propres au génie) ; l'opposition entre les périodes de stabilité ou de convergence universelle et les moments d'ébullition où les consciences entrent en crise, où les sensibilités se métamorphosent, où toutes les notions sont révisées, bouleversées, revivifiées, ou, pour un temps indéfini, tombent en désuétude. À toutes ces dichotomies, je voudrais substituer l'analyse du champ des différences simultanées (qui définissent à une époque donnée la dispersion possible du savoir) et des différences successives (qui définissent l'ensemble des transformations, leur hiérarchie, leur dépendance, leur niveau). Là où on racontait l'histoire de la tradition et de l'invention, de l'ancien et du nouveau, du mort et du vivant, du fermé et de l'ouvert, du statique et du dynamique, j'entreprends de raconter l'histoire de la perpétuelle différence ; plus précisément, de raconter l'histoire des idées comme l'ensemble des formes spécifiées et descriptives de la non-identité. Et je voudrais l'affranchir ainsi de la triple métaphore qui l'encombre depuis plus d'un siècle (l'évolutionniste, qui lui impose le partage entre le régressif et l'adaptatif ; la biologique, qui sépare l'inerte et le vivant ; la dynamique, qui oppose le mouvement et l'immobilité).

3) Lever la dénégation qui a porté sur le discours dans son existence propre (et c'est là, pour moi, la plus importante des opérations critiques que j'ai entreprises). Cette dénégation comporte plusieurs aspects :

- ne jamais traiter le discours qu'à titre d'élément indifférent, et sans consistance ni loi autochtone (pure surface de traduction pour les choses muettes ; simple lieu d'expression pour les pensées, les imaginations, les connaissances, les thèmes inconscients) ;

- ne reconnaître dans le discours que les découpes à modèle psychologique et individualisant (l'oeuvre d'un auteur, et -pourquoi pas, en effet ? -son oeuvre de jeunesse ou de maturité), les découpes à modèle linguistique ou rhétorique (un genre, un style), les découpes à modèle sémantique (une idée, un thème) ;

- admettre que toutes les opérations sont faites avant le discours et en dehors de lui (dans l'idéalité de la pensée ou dans le sérieux des pratiques muettes) ; que le discours, par conséquent, n'est que ce léger surcroît qui ajoute une frange presque impalpable aux choses et à l'esprit : un excédent qui va sans dire, puisqu'il ne fait pas autre chose que de dire ce qui est dit.

À cette dénégation, je voudrais opposer que le discours n'est pas rien ou presque. Et ce qu'il est -ce qui définit sa consistance propre, ce qui permet d'en faire une analyse historique -, ce n'est pas ce qu'on a « voulu» dire (cette obscure et lourde charge d'intentions qui pèserait, dans l'ombre, d'un poids bien plus grand que les choses dites) ; ce n'est pas ce qui est resté muet (ces choses imposantes qui ne parlent pas, mais qui laissent leurs marques repérables, leur profil noir sur la surface légère de ce qui est dit). Le discours, il est constitué par la différence entre ce qu'on pourrait dire correctement à une époque (selon les règles de la grammaire et celles de la logique) et ce qui est dit effectivement. Le champ discursif, c'est, à un moment déterminé, la loi de cette différence. Il définit ainsi un certain nombre d'opérations qui ne sont pas de l'ordre de la construction linguistique ou de la déduction formelle. Il déploie un domaine « neutre» où la parole et l'écriture peuvent faire varier le système de leur opposition et la différence de leur fonctionnement. Il apparaît comme un ensemble de pratiques réglées qui ne consistent pas simplement à donner un corps visible et extérieur à l'intériorité agile de la pensée, ni à offrir à la solidité des choses la surface d'apparition qui va les redoubler. Au fond de cette dénégation qui a pesé sur le discours (au profit de l'opposition pensée-langage, histoire-vérité, parole-écriture, mots-choses), il y avait le refus de reconnaître que dans le discours quelque chose est formé (selon des règles bien définissables) ; que ce quelque chose existe, subsiste, se transforme, disparaît (selon des règles également définissables) ; bref, qu'à côté de tout ce qu'une société peut produire (« à côté» : c'est-à-dire dans un rapport assignable à tout cela), il y a formation et transformation de « choses dites ». C'est l'histoire de ces «choses dites» que j'ai entreprise.

4) Enfin, dernière tâche critique (qui résume et enveloppe toutes les autres) : affranchir de leur statut incertain cet ensemble de disciplines qu'on appelle histoire des idées, histoire des sciences, histoire de la pensée, histoire des connaissances, des concepts ou de la conscience. Cette incertitude se manifeste de plusieurs manières :

- difficultés à délimiter les domaines : où finit l'histoire des sciences, où commence celle des opinions et des croyances ? Comment se partagent l'histoire des concepts et l'histoire des notions ou des thèmes ? Où passe la limite entre l'histoire de la connaissance et celle de l'imagination ?

- difficulté à définir la nature de l'objet : fait-on l'histoire de ce qui a été connu, acquis, oublié, ou l'histoire des formes mentales, ou l'histoire de leur interférence ? Fait-on l'histoire des traits caractéristiques qui appartiennent en commun aux hommes d'une époque ou d'une culture ? Décrit-on un esprit collectif ? Analyse-t-on l 'histoire (téléologique ou génétique) de la raison ?

- difficulté à assigner le rapport entre ces faits de pensée ou de connaissance et les autres domaines de l'analyse historique : faut-il les traiter comme signes d'autre chose (d'un rapport social, d'une situation politique, d'une détermination économique) ? ou comme leur résultat ? ou comme leur réfraction à travers une conscience ? ou comme l'expression symbolique de leur forme d'ensemble ?

À tant d'incertitudes, je voudrais substituer l'analyse du discours lui-même dans ses conditions de formation, dans la série de ses modifications et dans le jeu de ses dépendances et de ses corrélations. Le discours apparaîtrait ainsi dans un rapport descriptible avec l'ensemble des autres pratiques. Au lieu d'avoir affaire à une histoire économique, sociale, politique, enveloppant une histoire de la pensée (qui en serait l'expression et comme le doublet), au lieu d'avoir affaire à une histoire des idées qui serait référée (soit par un jeu de signes et d'expressions, soit par des relations de causalité) à des conditions extrinsèques, on aurait affaire à une histoire des pratiques discursives dans les rapports spécifiques qui les articulent sur les autres pratiques. Pas question de composer une histoire globale qui regrouperait tous ses éléments autour d'un principe ou d'une forme unique -, mais de déployer plutôt le champ d'une histoire générale où on pourrait décrire la singularité des pratiques, le jeu de leurs relations, la forme de leurs dépendances. Et c'est dans l'espace de cette histoire générale que pourrait se circonscrire comme discipline l'analyse historique des pratiques discursives.

Voilà quelles sont à peu près les opérations critiques que j'ai entreprises. Alors permettez-moi de vous prendre à témoin de la question que je pose à tels qui pourraient s'alarmer : « Est-ce qu'une politique progressiste est liée (dans sa réflexion théorique) aux thèmes de la signification, de l'origine, du sujet constituant, bref, à toute la thématique qui garantit à l'histoire la présence inépuisable du Logos, la souveraineté d'un sujet pur, et la profonde téléologie d'une destination originaire ? Une politique progressiste a-t-elle partie liée avec une pareille forme d'analyse - ou avec sa mise en question ? Et une telle politique a-t-elle partie liée avec toutes les métaphores dynamiques, biologiques, évolutionnistes par lesquelles on masque le problème difficile du changement historique -, ou, au contraire, avec leur destruction méticuleuse ? Et encore : y a-t-il quelque parenté nécessaire entre une politique progressiste et le refus de reconnaître dans le discours autre chose qu'une mince transparence qui scintille un instant à la limite des choses et des pensées, puis disparaît aussitôt ? Peut-on croire que cette politique ait intérêt à ressasser une fois de plus le thème -dont j'aurais cru que l'existence et la pratique du discours révolutionnaire en Europe depuis plus de deux cents ans auraient pu nous affranchir -que les mots ne sont que du vent, un chuchotement extérieur, un bruit d'ailes qu'on a peine à entendre dans le sérieux de l'histoire et le silence de la pensée ? Enfin doit-on penser qu'une politique progressiste soit liée à la dévalorisation des pratiques discursives, afin que triomphe en son idéalité incertaine une histoire de l'esprit, de la conscience, de la raison, de la connaissance, des idées ou des opinions ?»

Il me semble que j'aperçois en revanche - et assez clairement les périlleuses facilités que s'accorderait la politique dont vous parlez, si elle se donnait la garantie d'un fondement originaire ou d'une téléologie transcendantale, si elle jouait d'une constante métaphorisation du temps par les images de la vie ou les modèles du mouvement, si elle renonçait à la tâche difficile d'une analyse générale des pratiques, de leurs relations, de leurs transformations, pour se réfugier dans une histoire globale des totalités, des rapports expressifs, des valeurs symboliques et de toutes ces significations secrètes investies dans les pensées et dans les choses.

*

Vous êtes en droit de me dire : « Cela est bel et bien : les opérations critiques que vous faites ne sont pas aussi condamnables qu'elles pourraient le paraître au premier regard. Mais enfin, comment ce travail de termite sur la naissance de la philologie, de l'économie ou de l'anatomie pathologique peut-il concerner la politique, et s'inscrire parmi les problèmes qui sont aujourd'hui les siens ? Il y avait un temps où les philosophes ne se vouaient pas avec un si grand zèle à la poussière de l'archive... » À quoi je répondrai à peu près : « Il existe actuellement un problème qui n'est pas sans importance pour la pratique politique : celui du statut, des conditions d'exercice, du fonctionnement, de l'institutionnalisation des discours scientifiques. Voilà ce dont j'ai entrepris l'analyse historique -en choisissant les discours qui ont, non pas la structure épistémologique la plus forte (mathématiques ou physique), mais le champ de positivité le plus dense et le plus complexe (médecine, économie, sciences humaines). »

Soit un exemple simple : la formation du discours clinique qui a caractérisé la médecine depuis le début du XIXe siècle jusqu'à nos jours, ou presque. Je l'ai choisi parce qu'il s'agit d'un fait historiquement très déterminé, et qu'on ne saurait le renvoyer à quelque instauration plus qu'originaire ; parce qu'il serait d'une grande légèreté d'y dénoncer une « pseudo-science » ; et surtout parce qu'il est facile de saisir «intuitivement» le rapport entre cette mutation scientifique et un certain nombre d'événements politiques précis : ceux qu'on groupe -même à l'échelle européenne -sous le titre de la Révolution française. Le problème est de donner à ce rapport encore confus un contenu analytique.

Première hypothèse : c'est la conscience des hommes qui s'est modifiée (sous l'effet des changements économiques, sociaux, politiques) ; et leur perception de la maladie s'est trouvée, par le fait même, altérée : ils en ont reconnu les conséquences politiques (malaise, mécontentement, révoltes dans les populations dont la santé est déficiente) ; ils en ont aperçu les implications économiques (désir chez les employeurs de disposer d'une main-d'oeuvre saine ; désir, chez la bourgeoisie au pouvoir, de transférer à l'État les charges de l'assistance) ; ils y ont transposé leur conception de la société (une seule médecine à valeur universelle, mais avec deux champs d'application distincts : l'hôpital pour les classes pauvres ; la pratique libérale et concurrentielle pour les riches) ; ils y ont transcrit leur nouvelle conception du monde (désacralisation du cadavre, ce qui a permis les autopsies ; importance plus grande accordée au corps vivant comme instrument de travail ; souci de la santé remplaçant la préoccupation du salut). Dans tout cela, bien des choses ne sont pas fausses, mais, d'une part, elles ne rendent pas compte de la formation d'un discours scientifique ; et, d'autre part, elles n'ont pu se produire, et avec les effets qu'on a pu constater, que dans la mesure où le discours médical avait reçu un nouveau statut.

Seconde hypothèse : les notions fondamentales de la médecine clinique dériveraient, par transposition, d'une pratique politique ou du moins des formes théoriques dans lesquelles elle se réfléchit. Les idées de solidarité organique, de cohésion fonctionnelle, de communication tissulaire, l'abandon du principe classificatoire au profit d'une analyse de la totalité corporelle correspondaient à une pratique politique qui découvrait, sous des stratifications encore féodales, des rapports sociaux du type fonctionnel et économique. Ou encore : le refus de voir dans les maladies une grande famille d'espèces quasi botaniques et l'effort pour trouver au pathologique son point d'insertion, son mécanisme de développement, sa cause et, en fin de compte, sa thérapeutique ne correspondent-ils pas au projet, dans la classe sociale dominante, de ne plus maîtriser le monde par le seul savoir théorique, mais par un ensemble de connaissances applicables, à sa décision de ne plus accepter comme nature ce qui s'imposerait à elle comme limite et comme mal ? De telles analyses ne me paraissent pas, elles non plus, pertinentes, parce qu'elles éludent le problème essentiel : quel devrait être, au milieu des autres discours et d'une façon générale des autres pratiques, le mode d'existence et de fonctionnement du discours médical pour que se produisent de telles transpositions ou de telles correspondances ?

C'est pourquoi je déplacerais le point d'attaque par rapport aux analyses traditionnelles. S'il y a bien en effet un lien entre la pratique politique et le discours médical, ce n'est pas, me semble-t-il, parce que cette pratique a changé, d'abord, la conscience des hommes, leur manière de percevoir les choses ou de concevoir le monde, puis, en fin de compte, la forme de leur connaissance et le contenu de leur savoir ; ce n'est pas non plus parce que cette pratique s'est réfléchie d'abord, d'une façon plus ou moins claire et systématique, dans des concepts, des notions ou des thèmes qui ont été, par la suite, importés en médecine ; c'est d'une manière beaucoup plus directe : la pratique politique a transformé non le sens ni la forme du discours, mais ses conditions d'émergence, d'insertion et de fonctionnement ; elle a transformé le mode d'existence du discours médical. Et cela par un certain nombre d'opérations décrites ailleurs, que je résume ici : nouveaux critères pour désigner ceux qui reçoivent, statutairement, le droit de tenir un discours médical ; nouvelle découpe de l'objet médical par l'application d'une autre échelle d'observation, qui se superpose à la première sans l'effacer (la maladie observée statistiquement au niveau d'une population) ; nouveau statut de l'assistance qui crée un espace hospitalier d'observation et d'intervention médicales (espace qui est organisé d'ailleurs selon un principe économique, puisque le malade, bénéficiaire des soins, doit les rétribuer par la leçon médicale qu'il donne : il paie le droit d'être secouru par l'obligation d'être regardé et cela jusqu'à la mort incluse) ; nouveau mode d'enregistrement, de conservation, de cumul, de diffusion et d'enseignement du discours médical (qui ne doit plus manifester l'expérience du médecin, mais constituer d'abord un document sur la maladie) ; nouveau fonctionnement du discours médical dans le système de contrôle administratif et politique de la population (la société, en tant que telle, est considérée et « traitée», selon les catégories de la santé et du pathologique).

Or -et c'est ici que l'analyse prend sa complexité -ces transformations dans les conditions d'existence et de fonctionnement du discours ne « se réflètent », ni ne « se traduisent », ni ne « s'expriment» dans les concepts, les méthodes ou les énoncés de la médecine : elles en modifient les règles de formation. Ce qui est transformé par la pratique politique, ce ne sont pas les «objets»médicaux (la pratique politique ne transforme pas, c'est trop évident, les «espèces morbides» en « foyers lésionnels »), mais le système qui offre au discours médical un objet possible (que ce soit une population surveillée et répertoriée, que ce soit une évolution pathologique totale chez un individu dont on établit les antécédents et dont on observe quotidiennement les troubles ou leur rémission, que ce soit un espace anatomique autopsié) ; ce qui est transformé par la pratique politique, ce ne sont pas les méthodes d'analyse, mais le système de leur formation (enregistrement administratif des maladies, des décès, de leurs causes, des entrées et des sorties d'hôpital, constitution des archives ; rapport du personnel médical aux malades dans le champ hospitalier) ; ce qui a été transformé par la pratique politique, ce ne sont pas les concepts, mais leur système de formation (la substitution du concept de «tissu» à celui de « solide» n'est évidemment pas le résultat d'un changement politique ; mais ce que la pratique politique a modifié, c'est le système de formation des concepts : à la notation intermittente des effets de la maladie et à l'assignation hypothétique d'une cause fonctionnelle, elle a permis la substitution d'un quadrillage anatomique serré, quasi continu, étayé en profondeur, et le repérage local des anomalies, de leur champ de dispersion et de leurs voies éventuelles de diffusion). La hâte avec laquelle on rapporte d'ordinaire les contenus d'un discours scientifique à une pratique politique masque, à mon sens, le niveau où l'articulation peut être décrite en termes précis.

Il me semble qu'à partir d'une semblable analyse, on peut comprendre :

- comment décrire entre un discours scientifique et une pratique politique un ensemble de relations dont il est possible de suivre le détail et de saisir la subordination. Relations très directes, puisqu'elles n'ont plus à passer par la conscience des sujets parlants, ni par l'efficace de la pensée. Relations indirectes, cependant, puisque les énoncés d'un discours scientifique ne peuvent plus être considérés comme l'expression immédiate d'un rapport social ou d'une situation économique ;

- comment assigner le rôle propre de la pratique politique par rapport à un discours scientifique. Elle n'a pas un rôle thaumaturgique de création ; elle ne fait pas naître, de toutes pièces, des sciences ; elle transforme les conditions d'existence et les systèmes de fonctionnement du discours. Ces transformations ne sont pas arbitraires, ni « libres» : elles s'opèrent dans un domaine qui a sa configuration et qui, par conséquent, n'offre pas des possibilités indéfinies de modifications. La pratique politique ne réduit pas à néant la consistance du champ discursif dans lequel elle opère. Elle n'a pas non plus un rôle de critique universelle. Ce n'est pas au nom d'une pratique politique qu'on peut juger de la scientificité d'une science (à moins que celle-ci ne prétende d'une manière ou d'une autre être une théorie de la politique). Mais au nom d'une pratique politique on peut mettre en question le mode d'existence et de fonctionnement d'une science ;

- comment les relations entre une pratique politique et un champ discursif peuvent s'articuler à leur tour sur des relations d'un autre ordre. Ainsi, la médecine, au début du XIXe siècle, est à la fois reliée à une pratique politique (sur un mode que j'ai analysé dans la Naissance de la clinique) et à tout un ensemble de modifications « interdiscursives » qui se sont produites simultanément dans plusieurs disciplines (substitutions, à une analyse de l'ordre et des caractères taxinomiques, d'une analyse des solidarités, des fonctionnements, des séries successives, que j'ai décrite dans Les Mots et les Choses) ;

- comment les phénomènes qu'on a l'habitude de mettre au premier plan (influence, communication des modèles, transfert et métaphorisation des concepts) trouvent leur condition historique de possibilité dans ces modifications premières : par exemple, l'importation, dans l'analyse de la société, de concepts biologiques comme ceux d'organisme, de fonction, d'évolution, même de maladie, n'a eu au XIXe siècle le rôle qu'on lui connaît (beaucoup plus important, beaucoup plus chargé idéologiquement que les comparaisons « naturalistes» des époques précédentes) qu'en raison du statut donné au discours médical par la pratique politique.

Cet exemple, si long, pour une chose seulement mais à laquelle je tiens : vous montrer en quoi ce que j'essaie de faire apparaître par mon analyse - la positivité des discours, leurs conditions d'existence, les systèmes qui régissent leur émergence, leur fonctionnement et leurs transformations -peut concerner la pratique politique. Vous montrer ce que cette pratique peut en faire. Vous convaincre qu'en esquissant cette théorie du discours scientifique, en le faisant apparaître comme un ensemble des pratiques réglées s'articulant d'une façon analysable sur d'autres pratiques, je ne m'amuse pas simplement à rendre le jeu plus compliqué pour certaines âmes un peu vives ; j'essaie de définir en quoi, dans quelle mesure, à quel niveau les discours, et singulièrement les discours scientifiques, peuvent être objets d'une pratique politique, et dans quel système de dépendance ils peuvent se trouver par rapport à elle.

Permettez-moi, encore une fois, de vous faire le témoin de la question que je pose : est-ce qu'elle n'est pas bien connue, cette politique qui répond en termes de pensée ou de conscience, en termes d'idéalité pure ou de traits psychologiques, quand on lui parle d'une pratique, de ses conditions, de ses règles, de ses transformations historiques ? Est-ce qu'elle n'est pas bien connue cette politique qui, depuis le fond du XIXe siècle, s'obstine à ne voir dans l'immense domaine de la pratique que l'épiphanie d'une raison triomphante, ou à n'y déchiffrer que la destination historico-transcendantale de l'Occident ? Et, plus précisément : est-ce que le refus d'analyser, dans ce qu'elles ont à la fois de spécifique et de dépendant, les conditions d'existence et les règles de formation des discours scientifiques ne condamne pas toute politique à un choix périlleux : ou bien poser, sur un mode qu'on peut bien appeler, si on veut, « technocratique », la validité et l'efficacité d'un discours scientifique, quelles que soient les conditions réelles de son exercice et l'ensemble des pratiques sur lesquelles il s'articule (instaurant ainsi le discours scientifique comme règle universelle de toutes les autres pratiques, sans tenir compte du fait qu'il est lui-même une pratique réglée et conditionnée) ; ou bien intervenir directement dans le champ discursif, comme s'il n'avait pas de consistance propre, en faire le matériau brut d'une inquisition psychologique (en jugeant l'un par l'autre ce qui est dit et celui qui le dit), ou pratiquer la valorisation symbolique des notions (en discernant dans une science les concepts qui sont « réactionnaires» et ceux qui sont « progressistes») ?

*

Je voudrais conclure en vous soumettant quelques hypothèses :

- une politique progressiste est une politique qui reconnaît les conditions historiques et les règles spécifiées d'une pratique, là où d'autres politiques ne reconnaissent que des nécessités idéales, des déterminations univoques, ou le libre jeu des initiatives individuelles ;

- une politique progressiste est une politique qui définit dans une pratique les possibilités de transformation et le jeu de dépendances entre ces transformations, là où d'autres politiques font confiance à l'abstraction uniforme du changement ou à la présence thaumaturgique du génie ;

- une politique progressiste ne fait pas de l'homme ou de la conscience ou du sujet en général l'opérateur universel de toutes les transformations : elle définit les plans et les fonctions différentes que les sujets peuvent occuper dans un domaine qui a ses règles de formation ;

- une politique progressiste ne considère pas que les discours sont le résultat de processus muets ou l'expression d'une conscience silencieuse ; mais que - science, ou littérature, ou énoncés religieux, ou discours politiques - ils forment une pratique qui s'articule sur les autres pratiques ;

- une politique progressiste ne se trouve pas à l'égard du discours scientifique dans une position de « demande perpétuelle» ou de « critique souveraine », mais elle doit connaître la manière dont les divers discours scientifiques, en leur positivité (c'est-à-dire en tant que pratiques liées à certaines conditions, soumises à certaines règles, et susceptibles de certaines transformations), se trouvent pris dans un système de corrélations avec d'autres pratiques.

Voilà le point où ce que j'essaie de faire, depuis une dizaine d'années maintenant, rejoint la question que vous me posez. Je devrais dire : c'est là le point où votre question -tant elle est légitime et bien ajustée - atteint en son coeur l'entreprise qui est la mienne. Cette entreprise, si je voulais lui redonner formulation - sous l'effet de votre interrogation qui, depuis deux mois bientôt, ne cesse de me presser -, voici à peu près ce que je dirais : « Déterminer, dans ses dimensions diverses, ce qu'a dû être en Europe, depuis le XVIIe siècle, le mode d'existence des discours, et singulièrement des discours scientifiques (leurs règles de formation, avec leurs conditions, leurs dépendances, leurs conditions, leurs transformations), pour que se constitue le savoir qui est le nôtre aujourd'hui et d'une façon plus précise le savoir qui s'est donné pour domaine ce curieux objet qu'est l'homme. »

Je sais presque autant qu'un autre ce que peuvent avoir d'« ingrat» -au sens strict du terme -de pareilles recherches. Ce qu'il y a d'un peu grinçant à traiter les discours non pas à partir de la douce, muette et intime conscience qui s'y exprime, mais d'un obscur ensemble de règles anonymes. Ce qu'il y a de déplaisant à faire apparaître les limites et les nécessités d'une pratique, là où on avait l 'habitude de voir se déployer, dans une pure transparence, les jeux du génie et de la liberté. Ce qu'il y a de provoquant à traiter comme un faisceau de transformations cette histoire des discours qui était animée jusqu'ici par les métamorphoses rassurantes de la vie ou la continuité intentionnelle du vécu. Ce qu'il y a d'insupportable enfin, étant donné ce que chacun veut mettre, pense mettre de « soi-même» dans son propre discours, quand il entreprend de parler, ce qu'il y a d'insupportable à découper, à analyser, à combiner, à recomposer tous ces textes maintenant revenus au silence, sans que jamais s'y dessine le visage transfiguré de l'auteur : eh quoi! tant de mots entassés, tant de marques déposées sur tant de papier et offertes à d'innombrables regards, un zèle si grand pour les maintenir au-delà du geste qui les articule, une piété si profonde attachée à les conserver et les inscrire dans la mémoire des hommes, tout cela pour qu'il ne reste rien de cette pauvre main qui les a tracées, de cette inquiétude qui cherchait à s'apaiser en elles, et de cette vie achevée qui n'a plus qu'elles désormais pour survivre ? Le discours, en sa détermination la plus profonde, ne serait pas « trace» ? Et son murmure ne serait pas le lieu des immortalités sans substance ? Il faudrait admettre que le temps du discours n'est pas le temps de la conscience porté aux dimensions de l'histoire, ou le temps de l'histoire présent dans la forme de la conscience ? Il faudrait que je suppose que dans mon discours il n'y va pas de ma survie ? Et qu'en parlant je ne conjure pas ma mort, mais que je l'établis ; ou plutôt que j'abolis toute intériorité en ce dehors qui est si indifférent à ma vie, et si neutre, qu'il ne fait point de différence entre ma vie et ma mort ?

Tous ceux-là, je comprends bien leur malaise. Ils ont eu sans doute assez de mal à reconnaître que leur histoire, leur économie, leurs pratiques sociales, la langue qu'ils parlent, la mythologie de leurs ancêtres, les fables même qu'on leur racontait dans leur enfance obéissent à des règles qui ne sont pas toutes données à leur conscience ; ils ne souhaitent guère qu'on les dépossède, en outre et par surcroît, de ce discours où ils veulent pouvoir dire immédiatement, sans distance, ce qu'ils pensent, croient ou imaginent ; ils préféreront nier que le discours soit une pratique complexe et différenciée, obéissant à des règles et à des transformations analysables, plutôt que d'être privés de cette tendre certitude, si consolante, de pouvoir changer, sinon le monde, sinon la vie, du moins leur «sens» par la seule fraîcheur d'une parole qui ne viendrait que d'eux-mêmes, et demeurerait au plus près de la source, indéfiniment. Tant de choses, dans leur langage, leur ont déjà échappé : ils ne veulent plus que leur échappe, en outre, ce qu'ils disent, ce petit fragment de discours -parole ou écriture, peu importe dont la frêle et incertaine existence doit porter leur vie plus loin et plus longtemps. Ils ne peuvent pas supporter -et on les comprend un peu - de s'entendre dire : le discours n'est pas la vie ; son temps n'est pas le vôtre ; en lui, vous ne vous réconcilierez pas avec la mort ; il se peut bien que vous ayez tué Dieu sous le poids de tout ce que vous avez dit ; mais ne pensez pas que vous ferez, de tout ce que vous dites, un homme qui vivra plus que lui. En chaque phrase que vous prononcez -et très précisément en celle-ci que vous êtes en train d'écrire à l'instant, vous qui vous acharnez à répondre depuis tant de pages à une question par laquelle vous vous êtes senti personnellement concerné, et qui allez signer ce texte de votre nom -, en chaque phrase règne la loi sans nom, la blanche indifférence : «Qu'importe qui parle ; quelqu'un a dit : qu'importe qui parle.»