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« La naissance d'un monde »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome I Texte n°68


«La naissance d'un monde» (entretien avec J.-M. Palmier), Le Monde, supplément : Le Monde des livres, no 7558, 3 mai 1969, p. VIII.

Dits Ecrits Tome I Texte n°68

- Michel Foucault, vous êtes connu aujourd'hui comme l'un des grands théoriciens de cet immense champ d'investigations qu'est l'épistémologie, et surtout comme l'auteur de deux livres qui ont enthousiasmé un vaste public : Histoire de la folie à l'âge classique et Les Mots et les Choses. Vous venez de publier récemment L'Archéologie du savoir. J'aimerais, si vous le voulez bien, que vous tentiez de préciser ce qui les unit.

- Les trois livres que j'ai écrits, avant celui-là, l'Histoire de la folie, Les Mots et les Choses et la Naissance de la clinique, je les ai écrits dans une demi-conscience heureuse, avec beaucoup de naïveté et un peu d'innocence. Au dernier moment, je me suis rendu compte, en rédigeant Les Mots et les Choses, que ces trois séries d'études n'étaient pas sans rapport et que, d'autre part, elles soulevaient une foule de problèmes et de difficultés, si bien qu'avant même d'avoir fini Les Mots et les Choses je me suis senti dans l'obligation d'écrire un autre livre qui éclairerait l'unité des précédents et qui essaierait de résoudre les problèmes soulevés. Quand j'en ai pris conscience, j'ai été très déçu. On rêve toujours en écrivant que c'est la dernière fois et, en fait, ce n'est pas vrai. Les questions posées, les objections faites m'ont contraint à me remettre au travail et passablement stimulé, soit sur le mode de l'amusement, soit sur celui de l'intérêt, et parfois celui de l'irritation. Ce livre, L'Archéologie du savoir, c'est à la fois une reprise de ce que j'avais déjà tenté, le désir de rectifier des inexactitudes, des imprudences contenues dans les livres précédents, et aussi l'essai de tracer à l'avance le chemin d'un travail ultérieur, que j'espère bien ne jamais écrire, par suite de circonstances imprévues !

- Pourriez-vous préciser ce concept essentiel à votre entreprise, celui d'archéologie.

- Archéologie - je l'ai employé par jeu de mots pour désigner quelque chose qui serait la description de l'archive et non du tout la découverte d'un commencement ou la remise au jour des ossements du passé.

Par archive, j'entends d'abord la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées. Bref, toute cette masse verbale qui a été fabriquée par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui est tissée avec leur existence et leur histoire. Cette masse de choses dites, je l'envisage non pas du côté de la langue, du système linguistique qu'elles mettent en oeuvre, mais du côté des opérations qui lui donnent naissance. Mon problème pourrait s'énoncer ainsi : comment se fait-il qu'à une époque donnée on puisse dire ceci et que jamais cela n'ait été dit ? C'est, en un mot, si vous voulez, l'analyse des conditions historiques qui rendent compte de ce qu'on dit ou de ce qu'on rejette, ou de ce qu'on transforme dans la masse des choses dites.

L' «archive» apparaît alors comme une sorte de grande pratique des discours, pratique qui a ses règles, ses conditions, son fonctionnement et ses effets.

Les problèmes posés par l'analyse de cette pratique sont les suivants :

- quels sont les différents types particuliers de pratique discursive que l'on peut trouver à une époque donnée ?

- quels sont les rapports qu'on peut établir entre ces différentes pratiques ?

- quels rapports ont-elles avec les pratiques non discursives, par exemple politiques, sociales, économiques ?

- quelles sont les transformations dont ces pratiques sont susceptibles ?

- On vous a reproché - je pense à Sartre, en particulier -de vouloir substituer l'archéologie à l'histoire, de remplacer «le cinéma par la lanterne magique» (Sartre). Votre vision est-elle si opposée à une pensée historique et dialectique comme celle de Sartre ? En quoi la contredit-elle ?

- Je suis entièrement opposé à une certaine conception de l'histoire qui prend pour modèle une sorte de grande évolution continue et homogène, une sorte de grande vie mythique.

Les historiens savent bien maintenant que la masse des documents historiques peuvent être combinés selon des séries différentes qui n'ont ni les mêmes repères ni le même type d'évolution. L'histoire de la civilisation matérielle (techniques agricoles, habitat, instruments domestiques, moyens de transport) ne se déroule pas de la même façon que l'histoire des institutions politiques ou que l'histoire des flux monétaires. Ce que Marc Bloch, Febvre et Braudel ont montré pour l'histoire tout court, on peut le montrer, je crois, pour l'histoire des idées, de la connaissance, de la pensée en général. Ainsi, il est possible de faire l'histoire de la paralysie générale, l'histoire de la pensée de Pasteur, mais on peut aussi, à un niveau qui a été assez négligé jusqu'à présent, entreprendre l'analyse historique du discours médical au XIXe siècle ou à l'époque moderne. Cette histoire ne sera pas celle des découvertes et des erreurs, ce ne sera pas celle des influences et des originalités, mais l'histoire des conditions qui ont rendu possibles l'apparition, le fonctionnement et la transformation du discours médical.

Je suis aussi opposé à une forme d'histoire qui pose le changement comme donné et qui se propose comme tâche d'en découvrir.

la cause. Je crois qu'il y a pour l'historien une tâche préliminaire, plus modeste, si vous voulez, ou plus radicale, qui consiste à poser la question : en quoi précisément a consisté le changement ? Ceci veut dire : n'y a-t-il pas entre plusieurs niveaux de changements certaines modifications immédiatement visibles, sautant aux yeux comme des événements bien individualisés, et certains autres, pourtant très précis, se trouvant enfouis à des niveaux où ils apparaissent beaucoup moins ? Autrement dit, la première tâche, c'est de distinguer des types différents d'événements. La seconde tâche, c'est de définir les transformations qui se sont effectivement produites, le système selon lequel certaines variables sont restées constantes, tandis que d'autres ont été modifiées. À la grande mythologie du changement, de l'évolution, du perpetuum mobile, il faut substituer la description sérieuse des types d'événements et des systèmes de transformations, établir des séries et des séries de séries. Or qu'est-ce qu'un tableau, sinon une série de séries ? Évidemment, ce n'est pas du cinéma.

- On a souvent rapproché vos travaux des recherches de Claude Lévi-Strauss et de Jacques Lacan, amalgamées sous l'étiquette de «structuralisme», Dans quelle mesure acceptez-vous ce rapprochement ? Y a-t-il une réelle convergence dans vos recherches ?

- C'est à ceux qui utilisent, pour désigner des travaux divers, cette même étiquette de «structuralistes» de dire en quoi nous le sommes. Vous connaissez la devinette : quelle différence y a-t-il entre Bernard Shaw et Charlie Chaplin ? Il n'y en a pas, car ils ont tous les deux une barbe, à l'exception de Chaplin, bien entendu !

- Dans Les Mots et les Choses, vous parlez d'une «mort de l'homme». Cela a suscité une vive émotion et d'innombrables controverses parmi nos bons humanistes. Qu'en pensez-vous ?

- Il n'y a pas à s'émouvoir particulièrement de la fin de l'homme : elle n'est que le cas particulier, ou si vous voulez une des formes visibles d'un décès beaucoup plus général. Je n'entends pas par cela la mort de Dieu, mais celle du sujet, du Sujet majuscule, du sujet comme origine et fondement du Savoir, de la Liberté, du Langage et de l'Histoire.

On peut dire que toute la civilisation occidentale a été assujettie, et les philosophes n'ont fait qu'en établir le constat, en référant toute pensée et toute vérité à la conscience, au Moi, au Sujet. Dans le grondement qui nous ébranle aujourd'hui, il faut peut-être reconnaître la naissance d'un monde où l'on saura que le sujet n'est pas un, mais scindé, non pas souverain, mais dépendant, non pas origine absolue, mais fonction sans cesse modifiable.