«Je perçois l'intolérable» (entretien
avec G Armleder), Journal de Genève : Samedi littéraire
(«cahier 135»), no 170, 24-25 juillet 1971.
Dits Ecrits Tome II Texte n°94
- Michel Foucault, vous m'avez demandé de ne pas vous poser
de questions ayant trait à la littérature, à
la linguistique ou à la sémiologie, Toutefois, j'aimerais
que vous effectuiez un lien rapide entre vos préoccupations
passées et l'action dans laquelle vous vous engagez actuellement.
- J'ai constaté que la plupart des théoriciens qui
cherchent à sortir de la métaphysique, de la littérature,
de l'idéalisme ou de la société bourgeoise
n'en sortent point, et que rien n'est plus métaphysique,
littéraire, idéaliste ou bourgeois que la manière
dont ils essaient de se libérer des théories.
Moi-même autrefois, je me suis penché sur des sujets
aussi abstraits et loin de nous que l'histoire des sciences. Aujourd'hui,
je voudrais en sortir réellement. En raison de circonstances
et d’événements particuliers, mon intérêt
s'est déplacé sur le problème des prisons,
et cette nouvelle préoccupation s'est offerte à moi
comme une véritable issue au regard de la lassitude que j'éprouvais
face à la chose littéraire. Cependant, je retrouve
là une continuité que j'aurais aimé rompre.
En effet, dans le passé, j'avais essayé d'analyser
le système d'internement en vigueur dans notre société
aux XVIIe et XVIIIe siècles.
D'un point de vue général, on peut s'amuser à
classer les sociétés en différents types. Il
y a les sociétés exilantes : lorsqu'un groupe ou un
corps social ne supporte pas un individu, il le rejette - c'est
un peu la solution grecque ; jadis, les Grecs préféraient
l'exil à toute autre peine.
Il y a aussi les sociétés assassinantes, torturantes
ou purifiantes qui soumettent l'accusé à une sorte
de rituel punitif ou purificatoire, et, enfin, les sociétés
enfermantes telle que l'est devenue notre société,
dès le XVIe et le XVIIe siècle,
A cette époque, les normes sociales et économiques
ont été posées à la population à
la fois par le développement de l'appareil d'État
et par celui de l'économie, Notre société a
commencé à pratiquer un système d'exclusion
et d'inclusion -l'internement ou l'emprisonnement -contre tout individu
qui ne correspondait pas à ces normes. Dès lors, des
hommes ont été exclus du circuit de la population
et en même temps inclus dans les prisons, ces lieux privilégiés
qui sont en quelque sorte les utopies réelles d'une société.
L'internement avait pour but non seulement de punir, mais aussi
d'imposer par la contrainte un certain modèle de comportement
ainsi que des acceptations : les valeurs et les acceptations de
la société.
- Ne pensez-vous pas que l'internement provoque également
un phénomène de «déculpabilisation»
?
- Oui. Il est vraisemblable que cela est lié à une
certaine forme de déchristianisation ou d'atténuation
de la conscience chrétienne. Après tout, le monde
entier participe au péché d'un seul. Mais, à
partir du moment où existe le monde de la prison, ceux qui
sont à l'extérieur devraient être justes ou
réputés tels ; et ceux qui sont dans les prisons, et
ceux-là seulement, devraient être les coupables. Cela
provoque en effet une espèce de coupure entre les uns et
les autres, et ceux qui sont à l'extérieur ont l'impression
de ne plus être responsables de ceux qui sont à l'intérieur.
- Avec Gilles Deleuze, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet,
vous êtes aujourd'hui à la tête du Groupe d'information
sur les prisons. Quels sont les événements qui vous
y ont amené ?
- Au mois de décembre dernier, des prisonniers politiques,
gauchistes et maoïstes, ont fait la grève de la faim
pour lutter contre les conditions générales de la
détention, qu'elle soit politique ou de droit commun. Ce
mouvement est parti des prisons et s'est développé
à l'extérieur de celles-ci. C'est à partir
de ce moment-là que j'ai commencé à m'en occuper.
- Quel est l'objectif visé par le Groupe d'information sur
les prisons ?
- Nous voudrions littéralement donner la parole aux détenus.
Notre propos n'est pas de faire oeuvre de sociologue ni de réformiste.
Il ne s'agit pas de proposer une prison idéale. Je crois
que par définition la prison est un instrument de répression.
Son fonctionnement a été défini par le code
Napoléon, il y a environ cent soixante dix ans, et a relativement
peu évolué depuis.
- Quels sont alors les moyens que vous employez ?
- Nous avons, par exemple, rédigé un questionnaire
assez précis sur les conditions de la détention. Nous
le faisons parvenir aux détenus et nous leur demandons de
nous raconter leur vie de prisonnier avec le plus de détails
possibles. Ainsi, de nombreux contacts ont été pris ;
par ce biais, nous avons reçu des autobiographies, des journaux
intimes et des fragments de récits. Certains sont écrits
par des gens qui savent à peine tenir un crayon. Il y a des
choses bouleversantes. Je ne voudrais pas dire que ces textes sont
d'une grande beauté, car ce serait les inscrire dans l'horreur
de l'institution littéraire. Quoi qu'il en soit, nous essaierons
par la suite de publier ce matériel à l'état
brut.
- Quelle sera, à votre avis, l'attitude des autorités
face à cette action politique ?
- De deux choses l'une : ou bien l'administration pénitentiaire
et le ministre de la Justice ne diront rien et reconnaîtront
le bien-fondé de cette action, ou bien ils se retourneront
contre nous ; alors voilà ! Jean-Marie Domenach, Gilles Deleuze,
Pierre Vidal-Naquet et Foucault sont en prison !
- Quelles sont vos opinions personnelles sur le problème
que crée l'existence des prisons ?
- Je n'en ai pas. Je suis là pour recueillir des documents,
les diffuser et éventuellement les provoquer. Simplement,
je perçois l'intolérable. La fadeur de la soupe ou
le froid de l'hiver sont relativement supportables. En revanche,
emprisonner un individu uniquement parce qu'il est en affaire avec
la justice, ce n'est pas acceptable !
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