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"Lettre de M. Michel Foucault"
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n° 96
Cf Textes n°97 et 100


«Lettre de M. Michel Foucault», La Pensée, no 159, septembre-octobre 1971, pp. 141-144. (Réponse à l'article de j.-M. Pelorson, «Michel Foucault et l'Espagne», La Pensée, no 152, août 1970, pp. 88-89.)

Dits Ecrits Tome II Texte n°96

Ce texte avait fait l'objet d'atténuations de la part de M Foucault, à la demande de Marcel Cornu, qui en modifia néanmoins certains termes. Les notes rétablissent le texte d'origine.

Dans son article, M. Pelorson fait subir à mon texte un certain nombre de déformations majeures qui rendent inutile toute discussion de fond, mais qui doivent être relevées pour l'honneur de la critique *.

1° Une erreur théorique d'ensemble, À cinq ou six reprises, M. Pelorson qualifie mon travail de «structuraliste». Or je n'ai jamais, à aucun moment, utilisé les méthodes propres aux analyses structurales. Je n'ai jamais prétendu être structuraliste, au contraire. Cela, je l'ai dit, répété, expliqué depuis des années.

* «Pour de simples raisons de morale» au lieu de «pour l'honneur de la critique».

Des expressions comme «succession de structures dans l' épistémè de l' Homme européen» ou «le postulat du structuralisme de Foucault, c'est qu'il y a une épistémè de l' Homme européen» sont, pour qui m'a lu, autant d'aberrations.

2° Un tour de passe-passe *. L' Histoire de la folie, dit M. Pelorson, est «en fait la description des attitudes de l’épistémè à l'égard de la folie». Or, un peu plus loin, cette même Histoire est donnée comme étant «en fait l'inventaire des rites d'exclusion». Inventaire, bien sûr, scandaleusement incomplet : y manquent, toujours selon M, Pelorson, l'excommunication, les prisons, les expulsions, et surtout les galères qui, certes, n'entrent pas (je cite toujours le même auteur) «dans le cadre d'une histoire de la folie».

Que veut donc dire «en fait» chez M. Pelorson ? J 'y vois pour ma part un tour de passe-passe et deux inexactitudes **.

Le tour de passe-passe : prétendre que je n'ai pas traité le vrai sujet du livre (la folie) ; que je lui en ai substitué un autre (l'exclusion) ; que je n'ai pas traité cet autre (par défaut et insuffisance) ; et que j'ai omis des thèmes qui étaient justement étrangers à l'histoire de la folie. En somme : vous avez eu le tort d'étendre au-delà de ses légitimes frontières un sujet que vous avez eu le tort de limiter à ces mêmes frontières.

Première inexactitude *** : je n'ai pas parlé des prisons au Moyen Âge et à la Renaissance ? Reportez-vous aux pages 11-12 et 179.

Seconde inexactitude **** : je n'ai pas parlé des expulsions ? Lisez les pages 10 à 13, et les références à des expulsions individuelles et collectives (cf éd. 10 / 18, pp. 18-21).

Seulement voilà : j'ai traité des emprisonnements et des expulsions en rapport avec la folie. Ce que M. Pelorson n'autorise pas (voir le tour de passe-passe).

3° Une ignorance ***** historique. À propos d'anciennes léproseries transformées en maisons d'internement, j'aurais cité «quelques exemples», et deux seulement «plus probants» que les autres : Toulouse et Lipplingen.

M. Pelorson doit avoir ses raisons pour penser que Château Thierry, Voley, Charenton, Saint-Germain, l'hôpital général de Clermont, la Charité de Dijon, Breslau (tous cités) sont «moins probants» que Toulouse ou Lipplingen. Ne lui compliquons pas la tâche ; il va certainement pouvoir se justifier sur un cas précis : Saint-Lazare.

* «Une jonglerie», et non «Un tour de passe-passe».

** «Mensonges» au lieu d' «inexactitudes».

*** «Mensonge» au lieu d' «inexactitude». **** «Mensonge» au lieu d'«inexactitude». ***** «Incertitude», et non «ignorance».

4° Une confusion *. La circulation des fous aux XVe et XVIe siècles, une réalité ou un mythe ? Accordant «valeur documentaire» à des images ou à des oeuvres littéraires, j'aurais pris un mythe pour une réalité.

À la page 10, en effet, j'évoque la figure mythique du Narrenschiff. Puis je la confronte à des pratiques réelles et attestées ** :

- les *** documents sur les fous chassés de Francfort, expédiés à Mayence par bateau, ou reconduits à Kreuznach ; ces documents cités page Il, d'après Kriegk, sont-ils des oeuvres littéraires (éd. 10 / 18, p. 19) ?

- les expulsions chiffrées, datées et citées avec indications bibliographiques aux pages 10-13 sont-elles des mythes ?

- les pèlerinages à Larchant, à Gournay, à Besançon, à Geehl sont-ils des mythes (éd. 10 / 18, p. 20) ?

- le document cité page 12, et qui indique le prix d'un remplacement pour un pèlerinage de fous, est-il un mythe ?

- cette moitié d'étrangers parmi les fous emprisonnés à Nuremberg, un mythe ?

- la pratique, citée avec référence, page 13, des fous fouettés en public puis chassés, un mythe ?

Après avoir rappelé ces pratiques réelles, je montre comment elles ont pu servir de support à des thèmes imaginaires. Que M. Pelorson discute donc les faits invoqués et les sources citées.

5° De fréquentes manipulations. La plus simple, bien sûr, consiste à couper.

Voici deux phrases : «L'asile a pris rigoureusement la place de la léproserie dans la géographie» ; et : «L'asile a pris rigoureusement la place de la léproserie dans la géographie des lieux hantés comme dans les paysages de l'univers moral.» La seconde, c'est ce que j'ai écrit ; la première, c'est ce que M. Pelorson a recopié.


* «Un mythe», et non «Une confusion»

** «Documents» est devenu «pratiques réelles et attestées».

*** «Ces» au lieu de «les».

Une autre manipulation consiste à sauter des lignes, à enjamber des paragraphes et à tourner plusieurs pages à la fois. Pour pouvoir dire que je n'ai «soufflé mot» du délire amoureux, il faut sauter les pages 46 et 47 (cf. éd. 10 / 18, p. 45). Et pour prétendre que je n'ai point parlé de l'Oreste de Racine, il faut n'être pas parvenu à la page 299 : là commence un paragraphe de trois pages entièrement consacrées à Andromaque. Pour pouvoir dire que j'ai brossé l'image mythique d'une Renaissance qui n'aurait guère usé des gestes et des rites de la détention, il faut omettre :

- les pages 10-13 où je cite des établissements et des pratiques de détention à Nuremberg, à Paris, à Melun, à Hambourg, à Lübeck, à Caen ;

- les pages 137-138 où je cite les couchettes de force à l'Hôtel Dieu et à Bethléem ;

- la page 179 où je me réfère à l'usage de montrer les fous enchaînés dans les Narrtürmer (cf éd. 1° / 18, p. 85) ;

- les pages 146-147 où je parle du développement précoce des maisons d'aliénés en Espagne (Valence, Saragosse, Séville, Tolède), en Italie (Padoue, Bergame), en Suède (Uppsala).

Une autre manipulation consiste à «résumer sans caricature».

J'aurais dit tout simplement que les chômeurs et les pauvres gênant, on les chassait et on les persécutait au XVIe siècle, mais qu'on les internait au XVIIe. Or, page 65, je cite pour l'Angleterre l'acte de 1575 et l'obligation de construire des «maisons de correction» ; un peu plus tard, la permission donnée aux particuliers d'ouvrir des maisons de pauvres ; puis l'obligation d'établir des ateliers et des manufactures pour les chômeurs. Pour la France (p. 77 sq.), je cite l'acte de 1532 du Parlement de Paris contraignant les vagabonds à travailler les chaînes aux pieds ; les mesures prises à l'époque d' Henri IV ; les émeutes populaires de Paris, de Lyon, de Rouen ; la constitution de groupements ouvriers et leur répression ; l' opposition à ce sujet entre l'Église et le Parlement (cf éd. 1° / 18, pp. 63-69).

Que la mise au travail des pauvres chômeurs soit un souci au XVIe siècle, j'en vois en outre la preuve dans l'oeuvre de Vives (qui demande, pour les pauvres, magistrats, registres, ateliers, et, le cas échéant, maison d'internement), puis celle de Medina et de Pérez de Herrera (cf pp. 71-72).

En effet, le résumé de M. Pelorson n'est pas une caricature. Les caricatures sont ressemblantes.

* «Une étrange absence de preuves» est devenu «Une méconnaissance des textes».

6° Une méconnaissance des textes *. Selon M. Pelorson, je ne pourrais guère citer qu'un seul document prouvant que l'exclusion du lépreux était accompagnée d'une consolation et d'une réintégration spirituelle.

Pourquoi M. Pelorson ne s'est-il pas reporté aux sources que je cite ? Il y aurait trouvé mention des rituels de Rouen, de Mons, de Chartres, de Lille ; il y aurait appris que, selon la coutume du Hainaut, on ne devait pas chasser un lépreux sans «lui faire son office» ; il y aurait lu ce texte que je voudrais rapporter ici, tant il est beau * :

«Pour avoir à souffrir moult tristesse, tribulations, mesellerie et autres adversités du monde, on parvient au Royaume du Paradis où il n'y a nulle maladie, ni nulle adversité, mais sont tous purs et nets, sans ordure et quelconque tache d'ordure, plus resplendissants que le soleil où que vous irez si Dieu plaît» (rituel de Reginald, Reims).

7° Une superbe incompétence. Pour la jubilation des lecteurs, il faut citer maintenant un texte de M. Pelorson : folie et niaiserie «sont synonymes dans la terminologie de Foucault... Or l'auteur ne s'est pas avisé que don Quichotte est la plus nette illustration d'une distinction faite à l'époque, et sans doute depuis toujours, entre la folie et la sottise. Certes, dans les insultes entre hommes sensés, les deux mots sont souvent équivalents. Mais quand surgit un vrai fou, alors la sottise est sentie comme différente».

Je pourrais, bien sûr, m'arrêter à la première phrase, et dire ** que, sur 642 pages, j'ai parlé deux fois du fou représenté comme niais dans le théâtre et l'iconographie de la Renaissance ; qu'il est donc absurde de prétendre qu'ils sont synonymes «dans ma terminologie». Mais le texte de M. Perloson est trop erroné pour que je passe :

- je rappellerai seulement l'existence au XVIIe siècle de tout un champ sémantique de termes qui voisinent et se chevauchent : fous, sots, fats, têtes vides, têtes creuses, imbéciles, stupides, nigauds, niais, simples. Qu'on se reporte notamment à cette étrange production littéraire citée aux pages 51-53 ;

- dans la pratique de l'internement classique, la grande opposition est entre «fureur» et «faiblesse d'esprit» qui sont les deux grandes catégories de l'aliénation (cf les registres cités) ;

- de même dans les traités de médecine : cf l'analyse de la Stupiditas, par Willis (pp. 306-309) ; l'article de l'Encyclopédie où Aumont définit la démence comme une «grande bêtise» ; cf Weickhardt qui à la fin du XVIIIe classait encore parmi les Geisteskrankheiten les faiblesses d'imagination, d'attention et de mémoire (pp. 236-237) ;

* M. Foucault avait écrit : «...tant il est beau et mérite de faire oublier un instant le bon M. Pelorson».

** «Faire valoir» au lieu de «dire».

- la jurisprudence médicale utilise couramment à l'époque classique la notion de Fatuitas (Zacchias, cité p. 159) ;

- quant au mot «niais», avant Don Quichotte, La Boétie disait de Claude qu'il n'était pas seulement «simple», mais «niais». Au temps de Don Quichotte ? Lisez du Laurens... Après Don Quichotte ? «La démence a reçu différents noms : dans l'enfance, on la nomme ordinairement bêtise ou niaiserie» (Dufour, 1770), Sans doute, mais où trouver ce texte de Dufour ? Eh bien, dans un livre que M. Pelorson n'a manifestement pas lu : Histoire de la folie, p. 315.

8° Une lecture partielle, Nulle part, je n'aurais distingué la Raison de l'Entendement. M, Pelorson n'aurait-il pas lu les pages 201 à 217, entre autres ?

C'est que, pour faire son analyse, M. Pelorson n'a pas même lu correctement l'édition abrégée de l' Histoire de la folie, ce qui lui permet de ne s'encombrer ni des notes, ni des références, ni d'une grande moitié du texte. C'est plus vite fait. Mais quand il s'agit de critiquer le sujet, les méthodes, les concepts fondamentaux, l' exactitude historique et la documentation d'un ouvrage, je pose la question : comment qualifier cette manière de faire ?

Et la fin de l'article de M. Pelorson ? J'y reviendrai ailleurs, et plus tard. Assez pour aujourd'hui. Un mot encore, M, Pelorson dit (lui aussi) qu'il pratique l'«ouverture», sans parti pris de spécialiste, Si la lecture exacte, la compétence et l'attention aux textes sont des spécialités, M. Pelorson, en effet, n'a pas de tels partis pris.