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Texte n° 97
« Les monstruosités de la critique »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II
Cf Texte n° 96 et 100


«Monstrosities in Criticism» («Les monstruosités de la critique»; trad, F Durand-Bogaert). Diacritics, t. I, no 1, automne 1971, pp 57-60 (Sur les articles de J-M. Pelorson, «Michel Foucault et l'Espagne», La Pensée, no 152, août 1970, pp 88-89, et de G, Steiner, «The Mandarin of the Hour. Michel Foucault», The New York Times Book Review, no 8, 28 février 1971, pp. 23-31)

Dits Ecrits Tome II Texte n°97

Il y a les critiques auxquelles on répond, et celles auxquelles on réplique. À tort, peut-être. Pourquoi ne pas prêter une oreille uniformément attentive à l'incompréhension, à la banalité, à l'ignorance ou à la mauvaise foi ? Pourquoi les rejeter comme autant d'incidents qui viennent souiller 1 'honneur de la famille ? A-t-on raison de les croire inessentielles à l'activité critique ? Je me demande s'il n'y a pas là une fâcheuse réaction de défense : on a peur, bien entendu, d'admettre que ces critiques ont leur pertinence pour le livre qu'elles attaquent; on a peur d'admettre que le livre les a, d'une certaine manière, portées et nourries; mais surtout, on a peur de reconnaître qu'elles ne sont peut-être rien d'autre qu'une certaine grille critique, une certaine manière de coder et de transcrire un livre, une transformation étonnamment systématique. Les impostures au sein de l'espace critique sont comme des monstres au sein du monde vivant : de simples possibilités, certes, et néanmoins cohérentes.

Mais elles attendent toujours leur saint Georges. J'espère qu'un jour les vieilles divisions seront abolies, Que l'on cessera d'utiliser de vagues critères moraux pour distinguer la critique «honnête» de la critique «malhonnête», la «bonne» critique, qui respecte les textes dont elle parle, de la «mauvaise» critique, qui les déforme, Toute critique apparaîtra comme une somme de transformations -de transformations proches ou lointaines, mais qui ont toutes leurs principes et leurs lois. Et ces petits textes * au front fuyant, aux jambes tordues et aux yeux torves, qu'habituellement l'on méprise, entreront dans la danse et exécuteront des mouvements qui ne seront ni plus ni moins honorables que ceux des autres. On ne cherchera plus à leur répondre ou à faire taire leur tapage, mais à comprendre la raison de leur difformité, de leur claudication, de leur regard aveugle, de leurs longues oreilles.

M. Grossvogel ** vient juste d'attirer mon attention sur deux de ces petits textes. L'un a paru au cours de l'été 1970, dans une petite revue conservatrice française, La Pensée ***; il est l'oeuvre, je crois, d'un professeur d'université. L'autre est censé avoir été écrit par un journaliste : il a paru dans cet hebdomadaire à vaste diffusion qu'est The New York Times Book Review (du 28 février 1971), L'intérêt de ces textes réside en ceci que l'un et l'autre utilisent les quatre méthodes traditionnelles de transformation (la falsification du texte, le découpage **** ou la citation hors contexte, l'interpolation et l'omission); qu'ils obéissent tous deux aux trois mêmes lois (l'ignorance du livre, l'ignorance de ce dont ils parlent, l'ignorance des faits et des textes qu'ils réfutent); et que, pourtant, ils aboutissent à des résultats diamétralement opposés : dans un cas, il s'agit d'une transformation qui s'effectue en augmentant l'entropie du livre; dans l'autre, en la diminuant.

* En français dans le texte (N.d.T.),

** David I. Grossvogel, professeur de littérature romane à l'université de Cornell, directeur de la revue Diacritics, avait attiré l'attention de M, Foucault sur l'article de G, Steiner,

*** Revue des intellectuels du P.C.F.

**** En français dans le texte (N.d.T.).

COMMENT AUGMENTER L'ENTROPIE

Sous le titre «Michel Foucault et l'Espagne» a paru dans La Pensée un article dont on aurait tort de sous-estimer l'importance. Car cela n'est pas rien, pour quelqu'un qui critique un livre, que de reprocher à son auteur de ne pas avoir «soufflé mot» de l'Oreste de Racine, lorsque plusieurs pages lui sont consacrées au beau milieu du livre. Cela n'est pas rien non plus que de reprocher à l'auteur une absence de preuves et de justifications qui sont données, de manière détaillée, dans les notes figurant en bas de page. Être capable de faire cela, du vivant de l'auteur, suppose une inspiration, un esprit de sacrifice ou, du moins, l'abnégation ascétique de celui qui écrit avec la certitude que personne ne le lira jamais.

Les risques énormes qu'il a pris rendent M. Pelorson digne d'admiration. Mais il faut reconnaître que sa témérité n'est pas capricieuse. Elle s'est soumise avec efficacité aux exigences d'une opération seule en son genre : substituer au livre, tel qu'il existe, sa propre méthode, son propre objet, ses propres limites, ses propres vérités et ses propres erreurs -en un mot, introduire, selon sa propre forme bizarre, un embrouillamini amorphe d'événements contingents. Cette opération, qui n'est pas simple, suppose un certain nombre de transformations locales.

Rapporter le livre à une théorie générale à laquelle il ne se rapporte pas. À cinq ou six reprises, M. Pelorson * qualifie mon travail de «structuraliste». Or je n'ai jamais, à aucun moment, prétendu être structuraliste, au contraire. Sur ce point, je me suis expliqué il y a plusieurs années. Lorsque M. Pelorson parle d'une «succession de structures à l'intérieur de l'épistémè de l'Homme européen», il aligne là, de manière parfaitement absurde, des mots incompatibles.

Effacer les limites du sujet traité. Histoire de la folie, dit M. Pelorson, est «en fait la description des attitudes de l'épistémè à l'endroit de la folie». Plus loin, cependant, cette même Histoire de la folie est censée être «en fait l'inventaire des rites d'exclusion». Si la première délimitation était exacte, il est clair que la plus grande partie du livre serait hors sujet; mais, si l'on en croit la seconde, le livre n'est rien d'autre, pourrait-on dire, qu'un découpage arbitraire dans un vaste sujet, qui n'est jamais traité dans son ensemble. Toutes les limites sont effacées, grâce à l'usage remarquable que fait M. Pelorson de l'expression «en fait» : tout ce que dit le livre est en trop, et tout ce qu'il ne dit pas constitue une lacune. Rien n'a plus le droit d'être dit ni d'être passé sous silence.

* «Michel Foucault et l'Espagne», La Pensée, no 152, août 1970, pp. 88-89.

Confondre les indices de vérification. À propos de la transformation des anciennes léproseries en maisons de détention, je suis censé, selon M. Pelorson, avoir cité «plusieurs exemples», dont deux seulement ont le mérite d'être vraiment convaincants. J'ai effectivement cité plusieurs exemples, tout en indiquant mes sources : les exemples, entre autres, de Château-Thierry, de Voley, de Charenton, de Saint-Germain, de l'hôpital général de Clermont, etc. Et de Saint-Lazare. M. Pelorson peut-il m'expliquer pourquoi l'exemple de Saint-Lazare n'est pas, à ses yeux, convaincant ? À moins qu'en effaçant chaque certitude individuelle il ne cherche à rendre le tout également incertain.

Effacer les niveaux d'analyse. J'ai parlé du vagabondage des fous à la Renaissance. Mais, selon M. Pelorson, je n'ai pas indiqué si la question se rattachait à une figure imaginaire (présente dans les textes et dans l'iconographie) ou à une réalité historique. Voici donc la question que je pose :

- les documents qui décrivent les fous que l'on chasse de Francfort, que l'on transporte par bateau jusqu'à Mayence ou que l'on renvoie à Kreusnach sont-ils des mythes ?

- les pèlerinages des fous à Larchant, à Gournay, à Besançon et à Geehl sont-ils des mythes ?

- le document qui indique le prix d'un remplacement lors d'un pèlerinage de fous est-il un mythe ?

- la présence, en nombre égal, d'étrangers parmi les fous de Nuremberg est-elle un mythe ?

- la pratique de la flagellation publique des fous et la chasse à laquelle ils sont soumis sont-elles des mythes ?

Afin de pouvoir le critiquer, M. Pelorson invente un livre dans lequel les thèmes imaginaires et les pratiques réelles sont censés ne pas se distinguer, et cela au prix d'une méconnaissance totale du texte et des références; il fait ainsi du livre une variation sans règles sur un monde imaginaire sans réalité *.

* En français dans le texte (N.d. T.).

Pratiquer un découpage arbitraire. Soit deux phrases : «L'asile a pris précisément la place de la léproserie dans la géographie», et : «L'asile a pris précisément la place de la léproserie dans la géographie des lieux hantés comme dans les paysages de l'univers moral.» La seconde est celle que j'ai écrite; la première, celle que M. Pelorson a transcrite. De même, je suis censé ne pas avoir soufflé mot du délire amoureux dans la littérature de la Renaissance. J'en ai parlé. Je suis censé ne pas avoir cité Cardénio; je l'ai fait. Je suis censé ne pas avoir parlé d'Andromaque; je l'ai fait.

Je suis censé aussi ne pas avoir parlé de l'enfermement des fous en Espagne, à la Renaissance; j'en ai parlé, citant les exemples de Valence, de Saragosse, de Séville et de Tolède.

De même, je suis censé avoir à peine parlé des rites de détention au XVIe siècle. Je l'ai fait, à propos des institutions de Nuremberg, de Paris, de Melun, de Hambourg et de Caen. Je l'ai fait, lorsque j'ai évoqué les couchettes de force de l' Hôtel-Dieu et de Bethléem. Je l'ai fait, lorsque j'ai parlé des fous enchaînés et exhibés en public dans les Narrtürmer. Je l'ai fait, lorsque j'ai fait référence aux maisons de correction construites en Angleterre, conformément à l'acte de 1575. Je l'ai fait, lorsque j'ai décrit les vagabonds enchaînés et contraints à travailler dans les rues de Paris, conformément à l'acte de 1532.

Je suis censé n'avoir cité qu'un seul document concernant la réintégration spirituelle des lépreux. Si M. Pelorson avait lu mon livre, il aurait trouvé, dans les notes, des références aux rituels de Rouen, de Mons, de Chartres et de Lille, ainsi qu'à la coutume du Hainault.

Introduire sa propre incompétence. Comme c'est une bonne stratégie que de ne pas ennuyer le lecteur et d'essayer, autant que possible, de le faire rire, je vais citer un passage du texte de M. Pelorson. «Folie et stupidité» sont, semble-t-il, «des synonymes dans la terminologie de Foucault [...]. L'auteur ne semble pas savoir que don Quichotte est l'illustration la plus évidente d'une distinction faite à l'époque, et certainement définitive, entre la folie et la bêtise. Il est vrai que, dans les insultes que peuvent échanger des hommes doués de raison, les deux mots sont souvent équivalents. Mais, lorsqu'un vrai fou entre en scène, on voit bien que la bêtise est quelque chose de différent».

Ne nous méprenons pas : ce n'est pas du tout pour ridiculiser M. Pelorson que j'ai cité ce texte; mais pour montrer à quelle fin il sait utiliser une incompétence qui lui garantit un point de vue peu commun.

Je rappellerai seulement l'existence, au XVIIIe siècle, de tout un champ sémantique qui englobe des mots comme fou, sot, fat, imbécile, stupide, nigaud, niais, simple *.

* En français dans le texte (N.d.T.).

Je dirai aussi que ce champ sémantique est couramment exploité dans les traités médicaux (cf, par exemple, l'analyse, par Willis, de la Stupiditas; ou, plus tard, la définition ue donne l'Encyclopédie de la folie : elle est «grande bêtise». Je dirai, par ailleurs, que l'on justifie souvent la pratique concrète de l'internement par la «faiblesse d'esprit». Enfin, que le mot niais * désigne quelque chose d'entièrement différent de notre mot moderne sot *, dans cette phrase où La Boétie dit de Claude qu'il n'était pas seulement simple * mais niais *, et que la niaiserie est étroitement associée à la maladie mentale dans le texte de Dufour : «La folie a reçu différents noms : lorsqu'elle se manifeste dans l'enfance, on l'appelle ordinairement bêtise * ou niaiserie *.»

M. Pelorson pense que, si l'on est mis en présence d'un fou, on sait immédiatement que cet homme n'est pas un imbécile, mais un fou. Pour une fois, je ne suis pas loin de penser la même chose que M. Pelorson : il y a des imbéciles dont on sait tout de suite, lorsqu'on les rencontre, qu'ils ne sont pas des fous, mais tout simplement des imbéciles.

La chose est claire : toutes les petites opérations de M. Pelorson visent un objectif précis : effacer tout ce qui peut distinguer le livre dont il parle d'un autre livre; rendre incertaines les déclarations les mieux fondées du livre; confondre les niveaux d'analyse; faire en sorte que ce qui a été dit ne l'ait pas été. Ainsi, le livre perd toute spécificité, tout ce qui est dit dans ce livre est soit excédentaire, soit faux; tout ce qui n'est pas dit constitue une lacune, dont il m'est fait reproche. Bref, le livre n'est plus rien : à tous les égards, il tend vers l'amorphisme. Enfin, pour hâter cette transformation, M. Pelorson introduit sa propre incompétence. L'on atteint ainsi l'entropie maximale : dans ces conditions, l'énergie du système ne peut qu'approcher zéro.

COMMENT DIMINUER L'ENTROPIE

Cette opération, récemment effectuée par George Steiner dans The New York Times Book Review **, est à la fois beaucoup plus séduisante, beaucoup plus difficile et beaucoup plus créative. Il s'agit, en ignorant le véritable livre, de fabriquer, avec tout ce que l'on peut aller puiser dans les sphères du familier, du déjà connu et du probable, l'illusion la plus improbable que l'on puisse imaginer à propos de ce livre. L'entreprise requiert un certain nombre d'opérations locales, qui sont souvent très proches de celles qui aboutissent au résultat inverse. Certaines opérations, néanmoins, sont tout à fait uniques.

* En français dans le texte (N.d. T.).

** «The Mandarin of the Hour Michel Foucault», The New York Times Book Review, no 8, 28 février 1971, pp. 23-31.

L'inversion du pour et du contre. J'ai dit, par exemple, dans Les Mots et les Choses, que les oeuvres de Nietzsche et de Mallarmé avaient introduit d'importantes modifications au sein du débat philosophique et littéraire qui a eu lieu au XIXe siècle; j'ai même précisé ma pensée, en soulignant, plus loin, le commencement, avec Nietzsche, du «déracinement» de l'anthropologie. Ce sont là des affirmations qui ne peuvent guère induire la perplexité; mais M. Steiner leur substitue l'affirmation beaucoup plus improbable selon laquelle Mallarmé et Nietzsche sont les «principaux témoins» de l' épistémè qui s'est formée au début du XIXe siècle.

De même, en ce qui concerne Lamarck, j'ai montré à quel point son rôle avait été limité s'agissant de la naissance de la biologie au XIXe siècle, même si ses idées ont fait l'objet de débats passionnés. En disant cela, je ne dis rien qui devrait beaucoup surprendre les historiens de la biologie. F. Jacob, qui est le plus récent d'entre eux et aussi l'un des grands biologistes de notre époque, en a récemment donné une démonstration très convaincante *. M. Steiner prétend (et il a l'amabilité de vouloir m'en féliciter) que j'ai montré le «rôle fascinant» que joue Lamarck dans la pensée biologique moderne.

J'ai voulu montrer que l'apparition du mot «littérature» était sans nul doute liée à une forme et à une fonction nouvelles du langage littéraire -un langage qui, sous des aspects assez différents, existait depuis l'Antiquité grecque. À cette proposition, M. Steiner substitue celle, manifestement beaucoup plus improbable et risquée, selon laquelle il n'y avait pas chez Cicéron, Platon ou Thucydide d'usage littéraire du langage.

L'introduction d'éléments étrangers. Dans Les Mots et les Choses, j'ai essayé d'examiner le jeu de corrélations, d'analogies et de différences qui existent à l'intérieur de plusieurs domaines de savoir, à une époque donnée (dans la théorie du langage, l'histoire naturelle, l'économie politique, la théorie de la représentation); j'ai voulu mener l'analyse sans recourir à des notions comme celles d' «esprit» ou de «sensibilité» d'une époque; qui plus est, j'ai essayé de comprendre, en fonction des règles et des combinaisons de ces corrélations, de ces analogies et de ces différences, les objets, les concepts et les théories qui se sont formés dans ces différents domaines. En introduisant des termes comme «esprit», «conscience» et «sensibilité»d'une époque, et en donnant l'impression que ces termes occupent une place centrale dans mon travail, M. Steiner transforme le livre en une sorte de monstre d'incohérence que seul un esprit furieux, et seulement par le plus improbable des hasards, aurait pu imaginer.

* La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris, Gallimard, 1970.

L'évocation de fantômes. Dans l'histoire de la grammaire, la description des classifications naturelles et l'analyse économique telles qu'elles existent au XVIIIe siècle, il n'y avait guère de raison de parler de Voltaire. Je ne l'ai pas fait. M. Steiner ne sait plus si oui ou non j'ai parlé de lui : il devrait lire mon livre. Plus loin, il déclare que j'en ai parlé«de manière hâtive et bâclée». Ou bien j'ai parlé de Voltaire de manière détaillée, et la critique de M. Steiner apparaîtra comme une censure, étant donné le savoir profond qu'il ne consent pas à livrer; ou bien j'ai parlé brièvement de Voltaire, et la plainte de M. Steiner aura l'apparence de l'exactitude; ou bien je n'en ai pas parlé du tout, et la critique aura l'apparence d'un commentaire poli ou ironique un peu sec. Quoi qu'il en soit, le tapage que font ces personnages présents-absents qui viennent frapper à la porte du livre pour exiger que l'on répare l'injustice dont ils ont été victimes donne à mon livre une atmosphère fantastique de meurtre, d'oubliettes.

La substitution des noms. J'ai parlé, en ce qui concerne le début du XIXe siècle, d'une conception du langage qui en fait l'expression d'une vie et d'une volonté profondes. «Volonté», voilà un mot qui rappelle quelque chose à l'érudition de M. Steiner. Son esprit ne fait qu'un tour : «Volonté, volonté, mais c'est Nietzsche!» Pas de chance; si M. Steiner avait lu les quelques lignes qui précèdent et les quelques lignes qui suivent, il aurait vu qu'il s'agissait d'une référence à Humboldt, ainsi qu'à plusieurs autres penseurs. Mais, naturellement, l'apparition de Nietzsche au cours de la première moitié du XIXe siècle est nettement plus originale.

Même chose pour le mot «archéologie». Ce mot doit bien se situer quelque part, pense M. Steiner. Attribuons-le à Freud. M. Steiner ignore que Kant utilisait ce mot pour désigner l'histoire de ce qui rend nécessaire une certaine forme de pensée *. J'ai, du reste, parlé de cet usage dans un autre texte **. Je ne prétendrai certes pas que M. Steiner doive me lire. Mais il devrait feuilleter Kant. Je sais fort bien, cependant, que Kant n'est pas aussi à la mode que Freud.

* Il s'agit d'un texte d'Emmanuel Kant rédigé en 1793 en réponse à une question mise au concours pour l'année 1791 par l'Académie de Berlin, le 24 janvier 1788 : «Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolf ?», et publié en 1804. Le passage auquel Foucault se réfère est le suivant : «Une histoire philosophique de la philosophie est elle-même possible non pas historiquement ou empiriquement, mais rationnellement, c'est-à-dire a priori. Car, encore qu'elle établisse des faits de Raison, ce n'est pas au récit historique qu'elle les emprunte, mais elle les tire de la nature de la Raison humaine au titre d'archéologie philosophique (sie zieht sie aus der Natur der menschlichen Vernunft als philosophische Archäologie)», Fortschritte der Metaphysik, in Gesammelte Schriften, Berlin, Walter de Gruyter, t. XX, 1942, p. 341 (Les Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolf, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1973, pp. 107-108).

** L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, t. IV : La Description archéologique, pp. 175-255.

Autre exemple encore; sur l'histoire naturelle, la classification des espèces et leur continuité, il existe deux ouvrages importants et classiques. L'un, celui de Lovejoy, traite de la transformation de ce thème depuis l'Antiquité; il analyse les variations de l'idée philosophique, cosmologique et scientifique d'une chaîne des êtres, dans la pensée occidentale *. L'autre ouvrage, un peu antérieur, est celui de Daudin ; il analyse la transformation du savoir biologique depuis les taxinomies du XVIIe siècle jusqu'à l'évolutionnisme **. De ces deux livres, c'est le second qui m'a aidé, et non le premier. C'est la raison pour laquelle je l'ai cité, indiquant à quel point je lui étais redevable. M. Steiner prétend que ma dette est envers Lovejoy, ce qui prouve qu'il n'a pas lu Daudin; il prétend aussi que je ne cite pas mes sources, ce qui prouve, une fois encore, qu'il n'a pas lu mon livre.

La référence à des oeuvres fictives. Dans ma désinvolture, je suis censé, selon M. Steiner, avoir omis de citer une autre de mes sources : Lévi-Strauss. N'est-il pas, en effet, à l'origine de mon travail, lui qui a montré, comme chacun sait, les rapports entre l' «échange économique» et la «communication linguistique» ? Avec cette déclaration de M. Steiner, nous sommes dans le domaine de la pure invention. Bien entendu, Lévi-Strauss n'a jamais établi les rapports entre l'économie et la linguistique : il a utilisé des méthodes linguistiques pour analyser les structures de l'échange matrimonial. Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne, je n'ai pas étudié les rapports entre l'économie et la linguistique, mais j'ai cherché les éléments communs aux théories de la monnaie et à la grammaire générale, au XVIIIe siècle. Cette idée, du reste, ne m'est pas venue spontanément, mais en lisant un auteur que j'ai cité : Turgot. Mais encore faudrait-il s'en apercevoir, pour ne pas devoir inventer l'oeuvre fictive d'un auteur qui, de toute évidence, est beaucoup plus à la mode ***.

* The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1950, 2e éd., 1960.

** Daudin (H), Cuvier et Lamarck, les classes zoologiques et la série animale, Paris, Alcan, 2 vol., 1926-1927.

*** En français dans le texte (N.d. T.).

J'aurais tort, cependant, de maugréer. M. Steiner invente, pour mon plus grand bénéfice, des ouvrages que je n'ai jamais écrits. Il consent même à faire preuve d'une certaine indulgence à l'égard des «monographies» que j'ai consacrées à l'histoire de la maladie mentale. Quelles monographies, Grand Dieu ? Je n'en ai écrit qu'une seule. Et, d'ailleurs, ce n'était absolument pas une histoire de la maladie mentale -encore moins, contrairement à ce que prétend M. Steiner, une étude «des mythologies et des pratiques des thérapies mentales» : c'était une étude des conditions économiques, politiques, idéologiques et institutionnelles qui ont permis la ségrégation des fous à l'âge classique. Et, en rapport avec ces processus, j'ai essayé de montrer que ces mythes et ces thérapeutiques n'étaient que des phénomènes secondaires ou dérivés.

Une évidence s'impose : il faut combattre vigoureusement l'idée que M. Steiner pourrait être un homme dépourvu de talent. Non seulement il réinvente ce qu'il lit dans le livre, non seulement il invente des éléments qui n 'y figurent pas, mais il invente aussi ce à quoi il fait objection, il invente les oeuvres auxquelles il compare le livre, et il invente même les propres ouvrages de l'auteur.

Dommage, pour M. Steiner, que Borges, qui a du génie, ait déjà inventé la critique-fiction.