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« À quoi rêvent les philosophes ? »
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°149


«À quoi rêvent les philosophes'» (entretien avec E. Lossowsky), L'Imprévu, no 2, 28 janvier 1975, p. 13
Dits Ecrits Tome II Texte n°149

- Michel Foucault, lisez-vous les journaux ? Qu'est-ce que vous y cherchez ? Et par où commencez-vous ?

- Oh, bah, vous savez, je crois que ma lecture est très banale. Ma lecture commence par le plus petit, le plus quotidien. Je regarde la crise en train d'éclater et puis, petit à petit, je tourne autour des grands noyaux, des grandes plages un peu éternitaires, un peu théoriques, sans jour ni date...

- Le Monde ? Est-ce aussi votre bible ? Partagez-vous à son égard la passion des intellectuels de gauche ?

- Les articles du Monde, toujours bien informé, qui auraient pu être écrits deux mois plus tôt ou quatre ans après. Et puis, de toute façon, le journaliste qui arrive à Manille, au Caire ou à Oslo se trouve à l'aéroport et déjà le chauffeur de taxi lui dit une phrase banale et fulgurante à la fois, ce qui lui sera répété dans un discours hautement solennel par le ministre des Affaires étrangères... Suivent en général de très, très bonnes analyses. Mais, alors là, j'essaie de les faire lire par quelqu'un d'autre qui me racontera à peu près de quoi il s'agit.

- Et la télévision, prête à marcher ?

- Là, ce qui me gêne, c'est la qualité de la télévision française. C'est vrai ! C'est l'une des meilleures du monde, malheureusement ! Moi, j'ai appris à manipuler la télévision aux États-Unis. Jusque-là, je trouvais que c'était un peu dégradant lorsqu'on donnait dans l'intellect de regarder ça. Mais, aux États-Unis, dans la mesure où c'est de très mauvaise qualité, c'est très agréable de vivre avec la télévision, tout le temps. Il y a dix chaînes, il y a de tout, on peut pianoter d'une chaîne à l'autre.

Mais, ce qui me gêne et m'agace horriblement en France, c'est que l'on est obligé de regarder à l'avance les programmes pour savoir ce qu'il ne faut pas manquer, et il faut aménager sa soirée en conséquence.

Et puis, il y aura Le Pain noir le lundi. Résultat : tous les lundis sont bloqués. Dans ce cas, je pense qu'il y aurait très peu de télévisions dans le monde qui auraient l'estomac, et l'argent, pour produire une série pareille. C'est incroyable ! C'est ça qui fait la force de la télévision. Tous les gens finissent par vivre à son rythme. Le journal télévisé a été retardé d'un quart d'heure : eh bien, on sait que les restaurants voient arriver leurs clients un quart d'heure plus tard.

- Et quand vous sortez, à quoi vous êtes sensible, à quoi vous rêvassez ?

- À quoi je rêvasse ? Ça alors ! Je ne sais pas très bien. Finalement, je dois rêvasser à très peu de choses, je suis assez peu capable de plaisir. J'ai une incapacité profonde à prendre du plaisir.

- Vous ne perdez pas de temps ?

- Non, pas tellement. Et je n'en suis pas très fier. Je voudrais pouvoir dire comme l'un de mes amis : «Je ne suis jamais libre avant midi, le matin je perds mon temps !» Non, ça, je n'en suis pas capable. Et quand je sors, j'ai trouvé le moyen de ne pas rêvasser : je fais de la bicyclette, je ne me déplace plus qu'avec ça. Jeu merveilleux à Paris ! Mais, là encore, il y a des gens qui circulent à bicyclette et qui voient des choses merveilleuses. Il paraît que le pont Royal à sept heures du soir, en septembre, lorsqu'il y a un peu de brume, c'est extraordinaire. Moi, pas du tout, je ne vois pas cela, je joue avec les encombrements, je joue avec les voitures, toujours le rapport de forces.

- Dans les lieux où vous passez vos journées, vous ne prêtez pas attention au décor ? Vous ne regardez pas la peinture, par exemple ?

- Ce qui me plaît justement dans la peinture, c'est qu'on est vraiment obligé de regarder. Alors là, c'est mon repos. C'est l'une des rares choses sur laquelle j'écrive avec plaisir et sans me battre avec qui que ce soit. Je crois n'avoir aucun rapport tactique ou stratégique avec la peinture.

- Vous êtes prêt à tout regarder ?

-Je crois ; il y a des trucs qui me fascinent, qui m'intriguent absolument, comme Manet. Tout me scie chez lui. La laideur, par exemple. L'agressivité de la laideur comme dans Le Balcon. Et puis l'inexplicabilité telle que lui-même n'a rien dit sur sa propre peinture. Manet a fait dans la peinture un certain nombre de choses par rapport à quoi les «impressionnistes» étaient absolument régressifs.

- Qu'appelez-vous la laideur ? S'agit-il d'une forme de la vulgarité ?

- Non, absolument pas. Vous savez, il est très difficile de définir la laideur. Il peut s'agir de la destruction totale, de l'indifférence systématique à tous les canons esthétiques, et pas seulement ceux de son époque. Manet a été indifférent à des canons esthétiques qui sont si ancrés dans notre sensibilité que même maintenant on ne comprend pas pourquoi il a fait ça, et comment il l'a fait. Il y a une laideur profonde qui aujourd'hui continue à hurler, à grincer.

- Et parmi les contemporains, quels sont ceux qui vous intéressent le plus ?

- Ce sont essentiellement les peintres américains. L'an dernier, avec l'argent de la réédition de l'Histoire de la folie, j'ai réalisé le rêve de ma vie : j'ai acheté un Tobey. Et puis, j'étais là-dedans, convaincu que je n'en sortirais pas.

Et puis il y a eu les hyperréalistes. Je ne m'étais pas très bien rendu compte de ce qui me plaisait en eux. C'était sans doute lié à ce qu'ils jouent sur la restauration des droits de l'image. Et cela après une longue disqualification. Par exemple, lorsque, à Paris, où on est toujours très en retard, on a ressorti les toiles de quelques peintres pompiers comme Clovis Trouille, j'étais à la fois frappé de mon plaisir à regarder cela et du plaisir que les gens avaient.

C'était la joie ! Le courant passait, corporellement, sexuellement. Tout à coup sautait aux yeux l'incroyable jansénisme que la peinture nous avait imposé pendant des dizaines et des dizaines d'années.

- Vous êtes plus sensible au travail de la peinture qu'à celui de la littérature ?

- Oui, très nettement. Je dois dire que je n'ai jamais tellement aimé l'écriture. Il y a la matérialité qui me fascine dans la peinture.