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Le pouvoir psychiatrique
Michel Foucault
Dits Ecrits Tome II Texte n°143


«Le pouvoir psychiatrique», Annuaire du Collège de France, 74e année, Histoire des systèmes de pensée, année 1973-1974, 1974, pp. 293-300.

Dits Ecrits Tome II Texte n°143

Longtemps, et de nos jours encore pour une bonne part, la médecine, la psychiatrie, la justice pénale, la criminologie sont demeurées aux confins d'une manifestation de la vérité dans les normes de la connaissance et d'une production de la vérité dans la forme de l'épreuve : celle-ci tendant toujours à se cacher sous celle-là et à se faire justifier par elle. La crise actuelle de ces «disciplines» ne met pas simplement en question leurs limites ou leurs incertitudes dans le champ de la connaissance, elle met en question la connaissance, la forme de la connaissance, la norme «sujet-objet» ; elle interroge les rapports entre les structures économiques et politiques de notre société et la connaissance (non pas dans ses contenus vrais ou faux, mais dans ses fonctions de pouvoir-savoir). Crise, par conséquent, historico-politique.

Soit d'abord l'exemple de la médecine ; avec l'espace qui lui est connexe, à savoir l'hôpital. Bien tard encore l'hôpital est resté un lieu ambigu : de constatation pour une vérité cachée et d'épreuve pour une vérité à produire.

Une action directe sur la maladie : non seulement lui permettre de révéler sa vérité aux yeux du médecin, mais de la produire. L'hôpital, lieu d'éclosion de la vraie maladie. On supposait en effet que le malade laissé à l'état libre - dans son «milieu», dans sa famille, dans son entourage, avec son régime, ses habitudes, ses préjugés, ses illusions -ne pouvait être affecté que d'une maladie complexe, brouillée, enchevêtrée, une sorte de maladie contre nature qui était à la fois le mélange de plusieurs maladies et l'empêchement pour la vraie maladie de se produire dans l'authenticité de sa nature. Le rôle de l'hôpital était donc, en écartant cette végétation parasite, ces formes aberrantes, non seulement de laisser voir la maladie telle qu'elle est, mais de la produire enfin dans sa vérité jusque-là enclose et entravée. Sa nature propre, ses caractères essentiels, son développement spécifique allaient pouvoir, enfin, par l'effet de l'hospitalisation, devenir réalité.

L 'hôpital du XVIIIe siècle était censé créer les conditions pour qu'éclate la vérité du mal. C'était donc un lieu d'observation et de démonstration, mais aussi de purification et d'épreuve. Il constituait une sorte d'appareillage complexe qui devait à la fois faire apparaître et produire réellement la maladie : lieu botanique pour la contemplation des espèces, lieu encore alchimique pour l'élaboration des substances pathologiques.

C'est cette double fonction qui a été prise en charge longtemps encore par les grandes structures hospitalières instaurées au XIXe siècle. Et, pendant un siècle (1760-1860), la pratique et la théorie de l'hospitalisation, et, d'une façon générale, la conception de la maladie, ont été dominées par cette équivoque : l'hôpital, structure d'accueil de la maladie, doit-il être un espace de connaissance ou un lieu d'épreuve ?

De là toute une série de problèmes qui ont traversé la pensée et la pratique des médecins. En voici quelques-uns :

1) La thérapeutique consiste à supprimer le mal, à le réduire à l'inexistence ; mais, pour que cette thérapeutique soit rationnelle, pour qu'elle puisse se fonder en vérité, ne faut-il pas qu'elle laisse la maladie se développer ? Quand faut-il intervenir, et dans quel sens ? Faut-il même intervenir ? Faut-il agir pour que la maladie se développe ou pour qu'elle s'arrête ? Pour l'atténuer ou pour la guider à son terme ?

2) Il y a des maladies et des modifications de maladies. Des maladies pures et impures, simples et complexes. N'y a-t-il pas finalement une seule maladie, dont toutes les autres seraient les formes plus ou moins lointainement dérivées, ou faut-il admettre des catégories irréductibles ? (Discussion entre Broussais et ses adversaires à propos de la notion d'irritation. Problème des fièvres essentielles.)

3) Qu'est-ce qu'une maladie normale ? Qu'est-ce qu'une maladie qui suit son cours ? Une maladie qui conduit à la mort ou une maladie qui guérit spontanément, son évolution achevée ? C'est ainsi que Bichat s'interrogeait sur la position de la maladie entre la vie et la mort.

On sait la prodigieuse simplification que la biologie pasteurienne a introduite dans tous ces problèmes. En déterminant l'agent du mal et en le fixant comme un organisme singulier, elle a permis que l'hôpital devienne un lieu d'observation, de diagnostic, de repérage clinique et expérimental, mais aussi d'intervention immédiate, de contre-attaque tournée contre l'invasion microbienne.

Quant à la fonction de l'épreuve, on voit qu'elle peut disparaître. Le lieu où se produira la maladie, ce sera le laboratoire, l’éprouvette ; mais, là, la maladie ne s'effectue pas dans une crise ; on en réduit le processus à un mécanisme qu'on grossit ; on la ramène à un phénomène vérifiable et contrôlable. Le milieu hospitalier n'a plus à être pour la maladie le lieu favorable à un événement décisif ; il permet simplement une réduction, un transfert, un grossissement, une constatation ; l'épreuve se transforme en preuve dans la structure technique du laboratoire et dans la représentation du médecin.

Si on voulait faire une «ethno-épistémologie» du personnage médical, il faudrait dire que la révolution pasteurienne l'a privé de son rôle sans doute millénaire dans la production rituelle et dans l'épreuve de la maladie. Et la disparition de ce rôle a sans doute été dramatisée par le fait que Pasteur n'a pas simplement montré que le médecin n'avait pas à être le producteur de la maladie «en sa vérité», mais que, par ignorance de la vérité, il s'en était rendu, des milliers de fois, le propagateur et le reproducteur : le médecin d'hôpital allant de lit en lit était l'un des agents majeurs de la contagion. Pasteur portait aux médecins une formidable blessure narcissique qu'ils ont mis longtemps à lui pardonner : ces mains du médecin qui devaient parcourir le corps du malade, le palper, l'examiner, ces mains qui devaient découvrir la maladie, la produire au jour, la montrer, Pasteur les a désignées comme porteuses du mal. L'espace hospitalier et le savoir du médecin avaient eu jusque-là pour rôle de produire la vérité «critique» de la maladie ; et voilà que le corps du médecin, l'entassement hospitalier apparaissaient comme producteurs de la réalité de la maladie.

En aseptisant le médecin et l'hôpital, on leur a donné une nouvelle innocence, d'où ils ont tiré de nouveaux pouvoirs, et un nouveau statut dans l'imagination des hommes. Mais c'est une autre histoire.

*

Ces quelques notations peuvent aider à comprendre la position du fou et du psychiatre à l'intérieur de l'espace asilaire.

Il y a sans doute une corrélation historique entre deux faits : avant le XVIIIe siècle, la folie n'était pas systématiquement internée ; et elle était essentiellement considérée comme une forme de l'erreur ou de l'illusion. Encore au début de l'âge classique, la folie était perçue comme appartenant aux chimères du monde ; elle pouvait vivre au milieu d'elles et elle n'avait à en être séparée que lorsqu'elle prenait des formes extrêmes ou dangereuses. On comprend dans ces conditions que le lieu privilégié où la folie pouvait et devait éclater dans sa vérité ne pouvait pas être l'espace artificiel de l'hôpital. Les lieux thérapeutiques qui étaient reconnus, c'était d'abord la nature, puisqu'elle était la forme visible de la vérité ; elle avait en elle le pouvoir de dissiper l'erreur, de faire évanouir les chimères. Les prescriptions données par les médecins étaient donc volontiers le voyage, le repos, la promenade, la retraite, la coupure avec le monde artificiel et vain de la ville. Esquirol s'en souviendra encore lorsque, projetant les plans d'un hôpital psychiatrique, il recommandera que chaque préau ouvre largement sur la vue d'un jardin. L'autre lieu thérapeutique mis en usage, c'était le théâtre, nature inversée : on jouait au malade la comédie de sa propre folie, on la mettait en scène, on lui prêtait un instant une réalité fictive, on faisait, à coups de décors et de déguisements, comme si elle était vraie, mais de manière que, prise à ce piège, l'erreur finisse par éclater aux yeux mêmes de celui qui en était la victime. Cette technique, elle non plus, n'avait pas encore tout à fait disparu au XIXe siècle ; Esquirol, par exemple, recommandait d'intenter des procès aux mélancoliques pour stimuler leur énergie et leur goût de combattre.

La pratique de l'internement au début du XIXe siècle coïncide avec le moment où la folie est perçue moins par rapport à l'erreur que par rapport à la conduite régulière et normale ; où elle apparaît non plus comme jugement perturbé, mais comme trouble dans la manière d'agir, de vouloir, d'éprouver des passions, de prendre des décisions et d'être libre ; bref, quand elle s'inscrit non plus sur l'axe vérité-erreur-conscience, mais sur l'axe passion-volonté-liberté ; moment de Hoffbauer et d'Esquirol. «Il est des aliénés dont le délire est à peine visible ; il n'en est point dont les passions, les affections morales ne soient désordonnées, perverties ou anéanties... La diminution du délire n'est un signe certain de guérison que lorsque les aliénés reviennent à leurs premières affections *.» Quel est, en effet, le processus de la guérison ? Le mouvement par lequel l'erreur se dissipe et la vérité se fait jour à nouveau ? Non pas ; mais «le retour des affections morales dans leurs justes bornes, le désir de revoir ses amis, ses enfants, les larmes de la sensibilité, le besoin d'épancher son coeur, de se retrouver au milieu de sa famille, de reprendre ses habitudes **».

* Esquirol (J.E.D.), De la folie (1816), § 1 : «Symptômes de la folie», in Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, Baillière, 1838, t. I, p. 16 (rééd., Paris, Frénésie, coll. «Les Introuvables de la psychiatrie», 1989).

** Ibid.

Quel pourra être alors le rôle de l'asile dans ce mouvement de retour des conduites régulières ? Bien sûr, il aura d'abord la fonction qu'on prêtait aux hôpitaux, à la fin du XVIIIe siècle ; permettre de découvrir la vérité de la maladie mentale, écarter tout ce qui peut, dans le milieu du malade, la masquer, la mêler, lui donner des formes aberrantes, l'entretenir aussi et la relancer. Mais, plus encore qu'un lieu de dévoilement, l'hôpital dont Esquirol a donné le modèle est un lieu d'affrontement ; la folie, volonté troublée, passion pervertie, doit y rencontrer une volonté droite et des passions orthodoxes. Leur face-à-face, leur choc inévitable, et à vrai dire souhaitable, produiront deux effets : la volonté malade, qui pouvait fort bien rester insaisissable puisqu'elle ne s'exprimait dans aucun délire, produira au grand jour son mal par la résistance qu'elle opposera à la volonté droite du médecin ; et, d'autre part, la lutte qui s'établit à partir de là devra, si elle est bien menée, conduire à la victoire de la volonté droite, à la soumission, au renoncement de la volonté troublée. Un processus, donc, d'opposition, de lutte et de domination. «Il faut appliquer une méthode perturbatrice, briser le spasme par le spasme... Il faut subjuguer le caractère entier de certains malades, vaincre leurs prétentions, dompter leur emportement, briser leur orgueil, tandis qu'il faut exciter, encourager les autres *.»

* Esquirol (J.E.D.), op. cit., § V : «Traitement de la folie», pp. 132-133.

Ainsi se met en place la très curieuse fonction de l'hôpital psychiatrique du XIXe siècle ; lieu de diagnostic et de classification, rectangle botanique où les espèces de maladies sont réparties en des préaux dont la disposition fait penser à un vaste potager ; mais aussi espace clos pour un affrontement, lieu d'une joute, champ institutionnel où il est question de victoire et de soumission. Le grand médecin d'asile - que ce soit Leuret, Charcot ou Kraepelin -, c'est à la fois celui qui peut dire la vérité de la maladie par le savoir qu'il a sur elle et celui qui peut produire la maladie dans sa vérité et la soumettre dans la réalité, par le pouvoir que sa volonté exerce sur le malade lui-même. Toutes les techniques ou procédures mises en oeuvre dans les asiles du XIXe siècle - l'isolement, l'interrogatoire privé ou public, les traitements-punitions comme la douche, les entretiens moraux (encouragements ou remontrances), la discipline rigoureuse, le travail obligatoire, les récompenses, les rapports préférentiels entre le médecin et certains de ses malades, les relations de vassalité, de possession, de domesticité, parfois de servitude entre le malade et le médecin -, tout cela avait pour fonction de faire du personnage médical le «maître de la folie» : celui qui la fait apparaître dans sa vérité (lorsqu'elle se cache, lorsqu'elle reste enfouie et silencieuse) et celui qui la domine, l'apaise et la résorbe après l'avoir savamment déchaînée.

Disons donc, d'une manière schématique : dans l'hôpital pasteurien, la fonction «produire la vérité» de la maladie n'a pas cessé de s'estomper ; le médecin producteur de vérité disparaît dans une structure de connaissance. Au contraire, dans l'hôpital d'Esquirol ou de Charcot, la fonction «production de vérité» s'hypertrophie, s'exalte autour du personnage du médecin. Et cela dans un jeu où ce qui est en question, c'est le surpouvoir du médecin. Charcot, thaumaturge de l'hystérie, est à coup sûr le personnage le plus hautement symbolique de ce type de fonctionnement.

Or cette exaltation se produit à une époque où le pouvoir médical trouve ses garanties et ses justifications dans les privilèges de la connaissance : le médecin est compétent, le médecin connaît les maladies et les malades, il détient un savoir scientifique qui est de même type que celui du chimiste ou du biologiste : voilà ce qui le fonde maintenant à intervenir et à décider. Le pouvoir que l'asile donne au psychiatre devra donc se justifier (et se masquer en même temps comme surpouvoir primordial) en produisant des phénomènes intégrables à la science médicale. On comprend pourquoi la technique de l'hypnose et de la suggestion, le problème de la simulation, le diagnostic différentiel entre maladie organique et maladie psychologique ont été pendant de si longues années (de 1860 à 1890 au moins) au centre de la pratique et de la théorie psychiatriques. Le point de perfection, de trop miraculeuse perfection a été atteint lorsque les malades du service de Charcot se sont mises à reproduire, à la demande du pouvoir-savoir médical, une symptomatologie normée sur l'épilepsie, c'est-à-dire susceptible d'être déchiffrée, connue et reconnue dans les termes d'une maladie organique.

Épisode décisif où se redistribuent et viennent se superposer exactement les deux fonctions de l'asile (épreuve et production de la vérité, d'une part ; constat et connaissance des phénomènes, de l'autre). Le pouvoir du médecin lui permet de produire désormais la réalité d'une maladie mentale dont le propre est de reproduire des phénomènes entièrement accessibles à la connaissance. L'hystérique était la malade parfaite puisqu'elle donnait à connaître : elle retranscrivait elle-même les effets du pouvoir médical dans des formes que le médecin pouvait décrire selon un discours scientifiquement acceptable. Quant au rapport de pouvoir qui rendait possible toute cette opération, comment aurait-il pu être détecté dans son rôle déterminant, puisque -vertu suprême de l'hystérie, docilité sans pareille, véritable sainteté épistémologique -les malades le reprenaient elles-mêmes en charge et en acceptaient la responsabilité : il apparaissait, dans la symptomatologie, comme suggestibilité morbide. Tout se déployait désormais dans la limpidité de la connaissance purifiée de tout pouvoir, entre le sujet connaissant et l'objet connu.

*

Hypothèse : la crise a été ouverte, et l'âge à peine dessiné encore de l'antipsychiatrie commence lorsqu'on eut le soupçon, bientôt la certitude, que Charcot produisait effectivement la crise d'hystérie qu'il décrivait. On a là un peu l'équivalent de la découverte faite par Pasteur que le médecin transmettait les maladies qu'il était censé combattre.

Il me semble en tout cas que toutes les grandes secousses qui ont ébranlé la psychiatrie depuis la fin du XIXe siècle ont mis essentiellement en question le pouvoir du médecin. Son pouvoir et l'effet qu'il produisait sur le malade, plus encore que son savoir et la vérité de ce qu'il disait sur la maladie. Disons plus exactement que, de Bernheim à Laing ou à Basaglia, ce qui a été en question, c'est la manière dont le pouvoir du médecin était impliqué dans la vérité de ce qu'il disait et, inversement, la manière dont celle-ci pouvait être fabriquée et compromise par son pouvoir. Cooper a dit : «La violence est au coeur de notre problème *.» Et Basaglia : «La caractéristique de ces institutions (école, usine, hôpital) est une séparation tranchée entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui ne le détiennent pas **.» Toutes les grandes réformes, non seulement de la pratique psychiatrique, mais de la pensée psychiatrique se situent autour de ce rapport de pouvoir : elles constituent autant de tentatives pour le déplacer, le masquer, l'éliminer, l'annuler. L'ensemble de la psychiatrie moderne est au fond traversé par l'antipsychiatrie, si on entend par là tout ce qui remet en question le rôle du psychiatre chargé autrefois de produire la vérité de la maladie dans l'espace hospitalier.

* Cooper (D.), Psychiatry and Antipsychiatry, Londres, Tavistock, 1967 (Psychiatrie et Antipsychiatrie, trad. M. Braudeau, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Le Champ freudien», 1970, chap. 1 : «Violence et psychiatrie», p. 33).

** Basaglia (F.), éd., L'Istituzione negata. Rapporto da un ospedale psichiatrico, Turin, Nuovo politecnico, vol. 19, 1968 (Les Institutions de la violence, in Basaglia F., éd., L'Institution en négation. Rapport sur l'hôpital psychiatrique de Gorizia, trad. L. Bonalumi, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Combats», 1970, p. 105).

On pourrait donc parler des antipsychiatries qui ont traversé 'histoire de la psychiatrie moderne. Mais peut-être vaut-il mieux distinguer avec soin deux processus qui sont parfaitement distincts du point de vue historique, épistémologique et politique.

Il y a eu d'abord le mouvement de «dépsychiatrisation». C'est lui qui apparaît tout de suite après Charcot. Et il s'agit alors non point tant d'annuler le pouvoir du médecin que de le déplacer au nom d'un savoir plus exact, de lui donner un autre point d'application, et de nouvelles mesures. Dépsychiatriser la médecine mentale pour rétablir dans sa juste efficace un pouvoir médical que l'imprudence (ou l'ignorance) de Charcot avait entraîné à produire abusivement des maladies, donc des fausses maladies.

1) Une première forme de dépsychiatrisation commence avec Babinksi, en qui elle trouve son héros critique. Plutôt que de chercher à produire théâtralement la vérité de la maladie, il vaut mieux chercher à la réduire à sa stricte réalité, qui n'est peut-être souvent que l'aptitude à se laisser théâtraliser : pithiatisme. Désormais, non seulement le rapport de domination du médecin sur le malade, ne perdra rien de sa rigueur mais sa rigueur portera sur la réduction de la maladie à son strict minimum : les signes nécessaires et suffisants pour qu'elle puisse être diagnostiquée comme maladie mentale, et les techniques indispensables pour que ces manifestations disparaissent.

Il s'agit en quelque sorte de pasteuriser l 'hôpital psychiatrique, d'obtenir à l'asile le même effet de simplification que Pasteur avait imposé aux hôpitaux : articuler directement l'un sur l'autre le diagnostic et la thérapeutique, la connaissance de la nature de la maladie et la suppression de ses manifestations. Le moment de l'épreuve, celui où la maladie se manifeste dans sa vérité et parvient à son accomplissement, ce moment n'a plus à figurer dans le processus médical. L'hôpital peut devenir un lieu silencieux où la forme du pouvoir médical se maintient dans ce qu'il a de plus strict, mais sans qu'il ait à rencontrer ou à affronter la folie elle-même. Appelons cette forme «aseptique» et «asymptomatique» de dépsychiatrisation «psychiatrie à production zéro». La psychochirurgie et la psychiatrie pharmacologique en sont les deux formes les plus notables.

2) Autre forme de dépsychiatrisation, exactement inverse de la précédente. Il s'agit de rendre la plus intense possible la production de la folie dans sa vérité, mais en faisant en sorte que les rapports de pouvoir entre médecin et malade soient exactement investis dans cette production, qu'ils demeurent adéquats à elle, qu'ils ne se laissent pas déborder par elle, et qu'ils puissent en garder le contrôle. La première condition pour ce maintien du pouvoir médical «dépsychiatrisé», c'est la mise hors circuit de tous les effets propres à l'espace asilaire. Il faut éviter avant tout le piège dans lequel était tombée la thaumaturgie de Charcot ; empêcher que l'obéissance hospitalière ne se moque de l'autorité médicale et que, en ce lieu des complicités et des obscurs savoirs collectifs, la science souveraine du médecin ne se trouve enveloppée dans des mécanismes qu'elle aurait involontairement produits. Donc, règle du tête-à-tête ; donc, règle du libre contrat entre le médecin et le malade ; donc, règle de la limitation de tous les effets du rapport au seul niveau du discours («Je ne te demande qu'une chose, c'est de dire, mais de dire effectivement tout ce qui te passe par la tête») ; donc, règle de la liberté discursive («Tu ne pourras plus te vanter de tromper ton médecin, puisque tu ne répondras plus à des questions posées ; tu diras ce qui te vient à l'esprit, sans que tu aies même à me demander ce que j'en pense, et, si tu veux me tromper en enfreignant cette règle, je ne serai pas trompé réellement ; tu te seras toi-même pris au piège, puisque tu auras perturbé la production de la vérité et accru de quelques séances la somme que tu me dois») ; donc, règle du divan qui n'accorde de réalité qu'aux effets produits dans ce lieu privilégié et pendant cette heure singulière où s'exerce le pouvoir du médecin -pouvoir qui ne peut être pris dans aucun effet de retour, puisqu'il est entièrement retiré dans le silence et l'invisibilité.

La psychanalyse peut être historiquement déchiffrée comme l'autre grande forme de la dépsychiatrisation provoquée par le traumatisme Charcot : retrait hors de l'espace asilaire pour effacer les effets paradoxaux du surpouvoir psychiatrique ; mais reconstitution du pouvoir médical, producteur de vérité, dans un espace aménagé pour que cette production demeure toujours adéquate à ce pouvoir. La notion de transfert, comme processus essentiel à la cure, est une manière de penser conceptuellement cette adéquation dans la forme de la connaissance ; le versement de l'argent, contrepartie monétaire du transfert, est une manière de la garantir dans la réalité : une manière d'empêcher que la production de la vérité ne devienne un contre-pouvoir qui piège, annule, renverse le pouvoir du médecin.

À ces deux grandes formes de dépsychiatrisation, toutes deux conservatrices du pouvoir, l'une, parce qu'elle annule la production de vérité, l'autre, parce qu'elle tente de rendre adéquats production de vérité et pouvoir médical, s'oppose l'antipsychiatrie.

Plutôt que d'un retrait hors de l'espace asilaire, il s'agit de sa destruction systématique par un travail interne ; et il s'agit de transférer au malade lui-même le pouvoir de produire sa folie et la vérité de sa folie, plutôt que de chercher à le réduire à zéro. À partir de là, on peut comprendre, je crois, ce qui est en jeu dans l'antipsychiatrie et qui n'est pas du tout la valeur de vérité de la psychiatrie en termes de connaissance (d'exactitude diagnostique ou d'efficacité thérapeutique).

Au coeur de l'antipsychiatrie, la lutte avec, dans et contre l'institution. Lorsque furent mises en place au début du XIXe siècle les grandes structures asilaires, on les justifiait par une merveilleuse harmonie entre les exigences de l'ordre social - qui demandait à être protégé contre le désordre des fous - et les nécessités de la thérapeutique - qui demandaient l'isolement des malades 1.

1. Voir à ce sujet les pages de Castel (R.), dans Le Psychanalysme, Paris, Maspero, 1973, pp. 150-153.

Justifiant l'isolement des fous, Esquirol lui donnait cinq raisons principales :
1) assurer leur sûreté personnelle et celle de leur famille ;
2) les libérer des influences extérieures ;
3) vaincre leurs résistances personnelles ;
4) les soumettre à un régime médical ;
5) leur imposer de nouvelles habitudes intellectuelles et morales.

On le voit, tout est affaire de pouvoir ; maîtriser le pouvoir du fou, neutraliser les pouvoirs extérieurs qui peuvent s'exercer sur lui ; établir sur lui un pouvoir de thérapeutique et de dressage d’«orthopédie». Or c'est bien à l'institution, comme lieu, forme de distribution et mécanisme de ces rapports de pouvoir, que s'attaque l'antipsychiatrie. Sous les justifications d'un internement qui permettrait, en un lieu purifié, de constater ce qui est et d'intervenir où, quand et comme il faut, elle fait surgir les rapports de domination propres à la relation institutionnelle : «Le pur pouvoir du médecin, dit Basaglia, constatant au XXE siècle les effets des prescriptions d'Esquirol, augmente aussi vertigineusement que diminue le pouvoir du malade ; celui-ci, du simple fait qu'il est interné, devient un citoyen sans droits, livré à l'arbitraire du médecin et des infirmiers, qui peuvent faire de lui ce qu'ils veulent sans possibilité d'appel *.» Il me semble qu'on pourrait situer les différentes formes d'antipsychiatrie selon leur stratégie par rapport à ces jeux du pouvoir institutionnel : leur échapper dans la forme d'un contrat duel et librement consenti de part et d'autre (Szasz **) ; aménagement d'un lieu privilégié où elles doivent être suspendues ou pourchassées si elles viennent à se reconstituer (Kingsley Hall ***) ; les repérer une à une et les détruire progressivement à l'intérieur d'une institution de type classique (Cooper, au pavillon 21 ****) ; les relier aux autres relations de pouvoir qui ont pu déjà à l'extérieur de l'asile déterminer la ségrégation d'un individu comme malade mental (Gorizia *****). Les relations de pouvoir constituaient l'a priori de la pratique psychiatrique : elles conditionnaient le fonctionnement de l'institution asilaire, elles y distribuaient les rapports entre les individus, elles régissaient les formes de l'intervention médicale. L'inversion propre à l'antipsychiatrie consiste à les placer au contraire au centre du champ problématique et à les questionner de façon primordiale.

* Basaglia (F.), op. cit., p. III.

** Thomas Stephen Szasz, psychiatre et psychanalyste américain né à Budapest en 1920. Professeur de psychiatrie à l'université de Syracuse (New York), il fut le seul psychiatre américain à s'inscrire dans le mouvement dit «antipsychiatrique», qui se développe dans les années 1960. Son oeuvre mène une critique des institutions psychiatriques à partir d’une conception libérale et humaniste du sujet et des droits de l'homme. Cf son recueil d'articles Ideology and Insanity, Londres, Calder & Boyars, 1970 (Idéologie et Folie. Essais sur la négation des valeurs humanistes dans la psychiatrie d'aujourd'hui, trad. P. Sullivan, Paris, P.U.F., coll. «Perspectives critiques», 1976). The My th of Mental Illness, New York, Harper & Row, 1961 (Le Mythe de la maladie mentale, trad. D. Berger, Paris, Payot, 1975).

** Kingsley Hall fait partie des trois lieux d'accueil créés dans les années 1960. Situé dans un quartier ouvrier de l'East End de Londres, il est connu à travers le récit qu'ont fait Mary Barnes, qui y passa cinq ans, et son thérapeute, Joe Berke, dans le livre Mary Barnes, un voyage autour de la folie (trad. M. Davidovici), Paris, Éd. du Seuil, 1973.

*** L'expérience du pavillon 21, commencée en janvier 1962 dans un hôpital psychiatrique du nord-ouest de Londres, inaugure la série des expériences communautaires d'antipsychiatrie, dont l'une des plus connues est celle de Kingsley Hall. David Cooper, qui la dirigea jusqu'en 1966, la relate dans son livre Psychiatry and Antipsychiatry, op. cit.

**** Hôpital psychiatrique public italien situé au nord de Trieste. Sa transformation institutionnelle fut entreprise par Franco Basaglia et son équipe à partir de 1963. L'Institution en négation relate cette lutte anti-institutionnelle qui fit exemple. Basaglia abandonna la direction de Gorizia en 1968, pour développer son expérience à Trieste.

Or, ce qui était impliqué au premier chef dans ces relations de pouvoir, c'était le droit absolu de la non-folie sur la folie. Droit transcrit en termes de compétence s'exerçant sur une ignorance, de bon sens (d'accès à la réalité) corrigeant des erreurs (illusions, hallucinations, fantasmes), de la normalité s'imposant au désordre et à la déviation. C'est ce triple pouvoir qui constituait la folie comme objet de connaissance possible pour une science médicale, qui la constituait comme maladie, au moment même où le «sujet» atteint de cette maladie se trouvait disqualifié comme fou - c'est-à-dire dépouillé de tout pouvoir et de tout savoir quant à sa maladie :

«Ta souffrance et ta singularité, nous savons sur elles assez de choses (dont tu ne te doutes pas) pour reconnaître que c'est une maladie ; mais cette maladie, nous la connaissons assez pour savoir que tu ne peux exercer sur elle et par rapport à elle aucun droit. Ta folie, notre science nous permet de l'appeler maladie, et, dès lors, nous sommes, nous médecins, qualifiés pour intervenir et diagnostiquer en toi une folie qui t'empêche d'être un malade comme les autres : tu seras donc un malade mental.» Ce jeu d'un rapport de pouvoir qui donne lieu à une connaissance, laquelle fonde en retour les droits de ce pouvoir, caractérise la psychiatrie «classique». C'est ce cercle que l'antipsychiatrie entreprend de dénouer : donnant à l'individu la tâche et le droit de mener sa folie à bout, de la mener jusqu'au bout, dans une expérience à laquelle les autres peuvent contribuer, mais jamais au nom d'un pouvoir qui leur serait conféré par leur raison ou leur normalité ; détachant les conduites, les souffrances, les désirs du statut médical qui leur avait été conféré, les affranchissant d'un diagnostic et d'une symptomatologie qui n'avaient pas simplement valeur de classification, mais de décision et de décret ; invalidant, enfin, la grande retranscription de la folie dans la maladie mentale qui avait été entreprise depuis le XVIIe siècle et achevée au XIXe.

La démédicalisation de la folie est corrélative de cette mise en question primordiale du pouvoir dans la pratique antipsychiatrique. En quoi on mesure l'opposition de celle-ci à la «dépsychiatrisation», qui paraît caractériser aussi bien la psychanalyse que la psychopharmacologie : toutes deux relevant plutôt d'une surmédicalisation de la folie. Et du coup se trouve ouvert le problème de l'éventuel affranchissement de la folie par rapport à cette forme singulière de pouvoir-savoir qu'est la connaissance. Est-il possible que la production de la vérité de la folie puisse s'effectuer dans des formes qui ne sont pas celles du rapport de connaissance ? Problème fictif, dira-t-on, question qui n'a son lieu que dans l'utopie. En fait, elle se pose concrètement tous les jours à propos du rôle du médecin - du sujet statutaire de connaissance - dans l'entreprise de dépsychiatrisation.

*

Le séminaire a été consacré en alternance à deux sujets : l'histoire de l'institution et de l'architecture hospitalières au XVIIIe siècle ; et l'étude de l'expertise médico-légale en matière psychiatrique depuis 1820.