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« Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société
française de philosophie, 63e année, no 3, juillet-septembre
1969, pp. 73-104. (Société française de philosophie,
22 février 1969 ; débat avec M. de Gandillac, L. Goldmann,
J. Lacan, J. d'Ormesson, J. Ullmo, J. Wahl.)
Dits Ecrits Tome I texte n°69
En 1970, à l'université de Buffalo (État de
New York), M. Foucault donne de cette conférence une version
modifiée publiée en 1979 aux États-Unis (voir
infra no 258). Les passages entre crochets ne figuraient pas dans
le texte lu par M. Foucault à Buffalo. Les modifications
qu'il avait apportées sont signalées par une note.
M. Foucault autorisa indifféremment la réédition
de l'une ou l'autre version, celle du Bulletin de la Société
française de philosophie dans la revue de psychanalyse Littoral
(no 9, juin 1983), celle de Textual Strategies dans The Foucault
Reader (éd. P. Rabinow, New York, Pantheon Books, 1984).
=> Qu'est- ce qu'un auteur ?
Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°258 http://1libertaire.free.fr/MFoucault319.html
M. Michel Foucault, professeur au Centre universitaire expérimental
de Vincennes, se proposait de développer devant les membres
de la Société française de philosophie les
arguments suivants :
« Qu'importe qui parle ? » En cette indifférence
s'affirme le principe éthique, le plus fondamental peut-être,
de l'écriture contemporaine. L'effacement de l'auteur est
devenu, pour la critique, un thème désormais quotidien.
Mais l'essentiel n'est pas de constater une fois de plus sa disparition ;
il faut repérer, comme lieu vide - à la fois indifférent
et contraignant - , les emplacements où s'exerce sa fonction.
1° Le nom d'auteur : impossibilité de le traiter comme
une description définie ; mais impossibilité également
de le traiter comme un nom propre ordinaire.
2° Le rapport d'appropriation : l'auteur n'est exactement ni
le propriétaire ni le responsable de ses textes ; il n'en
est ni le producteur ni l'inventeur. Quelle est la nature du speech
act qui permet de dire qu'il y a oeuvre ?
3° Le rapport d'attribution. L'auteur est sans doute celui
auquel on peut attribuer ce qui a été dit ou écrit.
Mais l'attribution - même lorsqu'il s'agit d'un auteur connu
- est le résultat d'opérations critiques complexes
et rarement justifiées. Les incertitudes de l'opus.
4° La position de l'auteur. Position de l'auteur dans le livre
(usage des embrayeurs ; fonctions des préfaces ; simulacres
du scripteur, du récitant, du confident, du mémorialiste).
Position de l'auteur dans les différents types de discours
(dans le discours philosophique, par exemple). Position de l'auteur
dans un champ discursif (qu'est-ce que le fondateur d'une discipline
? que peut signifier le « retour à... » comme
moment décisif dans la transformation d'un champ de discours
?).
COMPTE RENDU DE LA SÉANCE
La séance est ouverte à 16 h 45 au Collège
de France, salle no 6, sous la présidence de M. Jean Wahl.
Jean Wahl : Nous avons le plaisir d'avoir aujourd'hui parmi nous
Michel Foucault. Nous avons été un peu impatients
de sa venue, un peu inquiets de son retard, mais il est là.
Je ne vous le présente pas, c'est le « vrai »
Michel Foucault, celui des Mots et les Choses, celui de la thèse
sur la folie. Je lui laisse tout de suite la parole.
Michel Foucault : Je crois - sans en être d'ailleurs très
sûr - qu'il est de tradition d'apporter à cette Société
de philosophie le résultat de travaux déjà
achevés, pour les proposer à votre examen et à
votre critique. Malheureusement, ce que je vous apporte aujourd'hui
est beaucoup trop mince, je le crains, pour mériter votre
attention : c'est un projet que je voudrais vous soumettre, un essai
d'analyse dont j'entrevois à peine encore les grandes lignes ;
mais il m'a semblé qu'en m'efforçant de les tracer
devant vous, en vous demandant de les juger et de les rectifier,
j'étais, « en bon névrosé », à
la recherche d'un double bénéfice : celui d'abord
de soustraire les résultats d'un travail qui n'existe pas
encore à la rigueur de vos objections, et celui de le faire
bénéficier, au moment de sa naissance, non seulement
de votre parrainage, mais de vos suggestions.
Et je voudrais vous adresser une autre demande ; c'est de ne pas
m'en vouloir si, en vous écoutant tout à l'heure me
poser des questions, j'éprouve encore, et ici surtout, l'absence
d'une voix qui m'a été jusqu'ici indispensable ; vous
comprendrez bien que tout à l'heure c'est encore mon premier
maître que je chercherai invinciblement à entendre.
Après tout, de mon projet initial de travail c'est à
lui que j'avais d'abord parlé ; à coup sûr, j'aurais
eu grand besoin qu'il assiste à l'ébauche de celui-ci
et qu'il m'aide une fois encore dans mes incertitudes. Mais après
tout, puisque l'absence est le lieu premier du discours, acceptez,
je vous en prie, que ce soit à lui, en premier lieu, que
je m'adresse ce soir.
Le sujet que j'ai proposé : « Qu'est-ce qu'un auteur
? », il me faut, évidemment, le justifier un peu devant
vous.
Si j'ai choisi de traiter cette question peut-être un peu
étrange, c'est d'abord que je voulais faire une certaine
critique de ce qu'il m'est arrivé autrefois d'écrire.
Et revenir sur un certain nombre d'imprudences qu'il m'est arrivé
de commettre. Dans Les Mots et les Choses, j'avais tenté
d'analyser des masses verbales, des sortes de nappes discursives,
qui n'étaient pas scandées par les unités habituelles
du livre, de l'oeuvre et de l'auteur. Je parlais en général
de l'« histoire naturelle », ou de l'« analyse
des richesses », ou de l'« économie politique
», mais non point d'ouvrages ou d'écrivains. Pourtant,
tout au long de ce texte, j'ai utilisé naïvement, c'est-à-dire
sauvagement, des noms d'auteurs. J'ai parlé de Buffon, de
Cuvier, de Ricardo, etc., et j'ai laissé ces noms fonctionner
dans une ambiguïté fort embarrassante. Si bien que deux
sortes d'objections pouvaient être légitimement formulées,
et l'ont été en effet. D'un côté, on
m'a dit : vous ne décrivez pas comme il faut Buffon, ni l'ensemble
de l'oeuvre de Buffon, et ce que vous dites sur Marx est dérisoirement
insuffisant par rapport à la pensée de Marx. Ces objections
étaient évidemment fondées, mais je ne pense
pas qu'elles étaient tout à fait pertinentes par rapport
à ce que je faisais ; car le problème pour moi n'était
pas de décrire Buffon ou Marx, ni de restituer ce qu'ils
avaient dit ou voulu dire : je cherchais simplement à trouver
les règles selon lesquelles ils avaient formé un certain
nombre de concepts ou d'ensembles théoriques qu'on peut rencontrer
dans leurs textes. On a fait aussi une autre objection : vous formez,
m'a-t-on dit, des familles monstrueuses, vous rapprochez des noms
aussi manifestement opposés que ceux de Buffon et de Linné,
vous mettez Cuvier à côté de Darwin, et cela
contre le jeu le plus visible des parentés et des ressemblances
naturelles. Là encore, je dirais que l'objection ne me semble
pas convenir, car je n'ai jamais cherché à faire un
tableau généalogique des individualités spirituelles,
je n'ai pas voulu constituer un daguerréotype intellectuel
du savant ou du naturaliste du XVIIe et du XVIIIe siècle ;
je n'ai voulu former aucune famille, ni sainte ni perverse, j'ai
cherché simplement - ce qui était beaucoup plus modeste
- les conditions de fonctionnement de pratiques discursives spécifiques.
Alors, me direz-vous, pourquoi avoir utilisé, dans Les Mots
et les Choses, des noms d'auteurs ? Il fallait, ou bien n'en utiliser
aucun, ou bien définir la manière dont vous vous en
servez. Cette objection-là est, je crois, parfaitement justifiée
: j'ai essayé d'en mesurer les implications et les conséquences
dans un texte qui va paraître bientôt ; j'essaie d'y
donner statut à de grandes unités discursives comme
celles qu'on appelle l'Histoire naturelle ou l'Économie politique ;
je me suis demandé selon quelles méthodes, quels instruments
on peut les repérer, les scander, les analyser et les décrire.
Voilà le premier volet d'un travail entrepris il y a quelques
années, et qui est achevé maintenant.
Mais une autre question se pose : celle de l'auteur - et c'est de
celle-là que je voudrais vous entretenir maintenant. Cette
notion d'auteur constitue le moment fort de l'individualisation
dans l'histoire des idées, des connaissances, des littératures,
dans l 'histoire de la philosophie aussi, et celle des sciences.
Même aujourd'hui, quand on fait l'histoire d'un concept, ou
d'un genre littéraire, ou d'un type de philosophie, je crois
qu'on n'en considère pas moins de telles unités comme
des scansions relativement faibles, secondes, et superposées
par rapport à l'unité première, solide et fondamentale,
qui est celle de l'auteur et de l'oeuvre.
Je laisserai de côté, au moins pour l'exposé
de ce soir, l'analyse historico-sociologique du personnage de l'auteur.
Comment l'auteur s'est individualisé dans une culture comme
la nôtre, quel statut on lui a donné, à partir
de quel moment, par exemple, on s'est mis à faire des recherches
d'authenticité et d'attribution, dans quel système
de valorisation l'auteur a été pris, à quel
moment on a commencé à raconter la vie non plus des
héros mais des auteurs, comment s'est instaurée cette
catégorie fondamentale de la critique « l'homme-et-l'oeuvre
», tout cela mériterait à coup sûr d'être
analysé. Je voudrais pour l'instant envisager le seul rapport
du texte à l'auteur, la manière dont le texte pointe
vers cette figure qui lui est extérieure et antérieure,
en apparence du moins.
Le thème dont je voudrais partir, j'en emprunte la formulation
à Beckett : « Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit
qu'importe qui parle. » Dans cette indifférence, je
crois qu'il faut reconnaître un des principes éthiques
fondamentaux de l'écriture contemporaine. Je dis «
éthique », parce que cette indifférence n'est
pas tellement un trait caractérisant la manière dont
on parle ou dont on écrit ; elle est plutôt une sorte
de règle immanente, sans cesse reprise, jamais tout à
fait appliquée, un principe qui ne marque pas l'écriture
comme résultat mais la domine comme pratique. Cette règle
est trop connue pour qu'il soit besoin de l'analyser longtemps ;
qu'il suffise ici de la spécifier par deux de ses grands
thèmes. On peut dire d'abord que l'écriture d'aujourd'hui
s'est affranchie du thème de l'expression : elle n'est référée
qu'à elle-même, et pourtant, elle n'est pas prise dans
la forme de l'intériorité ; elle s'identifie à
sa propre extériorité déployée. Ce qui
veut dire qu'elle est un jeu de signes ordonné moins à
son contenu signifié qu'à la nature même du
signifiant ; mais aussi que cette régularité de l'écriture
est toujours expérimentée du côté de
ses limites ; elle est toujours en train de transgresser et d'inverser
cette régularité qu'elle accepte et dont elle joue ;
l'écriture se déploie comme un jeu qui va infailliblement
au-delà de ses règles, et passe ainsi au-dehors. Dans
l'écriture, il n'y va pas de la manifestation ou de l'exaltation
du geste d'écrire ; il ne s'agit pas de l'épinglage
d'un sujet dans un langage ; il est question de l'ouverture d'un
espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître.
Le second thème est encore plus familier ; c'est la parenté
de l'écriture à la mort. Ce lien renverse un thème
millénaire ; le récit, ou l'épopée des
Grecs, était destiné à perpétuer l'immortalité
du héros, et si le héros acceptait de mourir jeune,
c'était pour que sa vie, consacrée ainsi, et magnifiée
par la mort, passe à l'immortalité ; le récit
rachetait cette mort acceptée. D'une autre façon,
le récit arabe - je pense aux Mille et Une Nuits - avait aussi
pour motivation, pour thème et prétexte, de ne pas
mourir : on parlait, on racontait jusqu'au petit matin pour écarter
la mort, pour repousser cette échéance qui devait
fermer la bouche du narrateur. Le récit de Shéhérazade,
c'est l'envers acharné du meurtre, c'est l'effort de toutes
les nuits pour arriver à maintenir la mort hors du cercle
de l'existence. Ce thème du récit ou de l'écriture
faits pour conjurer la mort, notre culture l'a métamorphosé ;
l'écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice
même de la vie ; effacement volontaire qui n'a pas à
être représenté dans les livres, puisqu'il est
accompli dans l'existence même de l'écrivain. L'oeuvre
qui avait le devoir d'apporter l'immortalité a reçu
maintenant le droit de tuer, d'être meurtrière de son
auteur. Voyez Flaubert, Proust, Kafka. Mais il y a autre chose :
ce rapport de l'écriture à la mort se manifeste aussi
dans l'effacement des caractères individuels du sujet écrivant ;
par toutes les chicanes qu'il établit entre lui et ce qu'il
écrit, le sujet écrivant déroute tous les signes
de son individualité particulière ; la marque de l'écrivain
n'est plus que la singularité de son absence ; il lui faut
tenir le rôle du mort dans le jeu de l'écriture. Tout
cela est connu ; et il y a beau temps que la critique et la philosophie
ont pris acte de cette disparition ou de cette mort de l'auteur.
Je ne suis pas sûr, cependant, qu'on ait tiré rigoureusement
toutes les conséquences requises par ce constat, ni qu'on
ait pris avec exactitude la mesure de l'événement.
Plus précisément, il me semble qu'un certain nombre
de notions qui sont aujourd'hui destinées à se substituer
au privilège de l'auteur le bloquent, en fait, et esquivent
ce qui devrait être dégagé. Je prendrai simplement
deux de ces notions qui sont, je crois, aujourd'hui, singulièrement
importantes.
La notion d'oeuvre, d'abord. On dit, en effet (et c'est encore
une thèse bien familière), que le propre de la critique
n'est pas de dégager les rapports de l'oeuvre à l'auteur,
ni de vouloir reconstituer à travers des textes une pensée
ou une expérience ; elle doit plutôt analyser l'oeuvre
dans sa structure, dans son architecture, dans sa forme intrinsèque
et dans le jeu de ses relations internes. Or il faut aussitôt
poser un problème : « Qu'est-ce qu'une oeuvre ? qu'est-ce
donc que cette curieuse unité qu'on désigne du nom
d'oeuvre ? de quels éléments est-elle composée
? Une oeuvre, n'est-ce pas ce qu'a écrit celui qui est un
auteur ? » On voit les difficultés surgir. Si un individu
n'était pas un auteur, est-ce qu'on pourrait dire que ce
qu'il a écrit, ou dit, ce qu'il a laissé dans ses
papiers, ce qu'on a pu rapporter de ses propos, pourrait être
appelé une « oeuvre » ? Tant que Sade n'a pas
été un auteur, qu'étaient donc ses papiers
? Des rouleaux de papier sur lesquels, à l'infini, pendant
ses journées de prison, il déroulait ses fantasmes.
Mais supposons qu'on ait affaire à un auteur : est-ce que
tout ce qu'il a écrit ou dit, tout ce qu'il a laissé
derrière lui fait partie de son oeuvre ? Problème
à la fois théorique et technique. Quand on entreprend
de publier, par exemple, les oeuvres de Nietzsche, où faut-il
s'arrêter ? Il faut tout publier, bien sûr, mais que
veut dire ce « tout » ? Tout ce que Nietzsche a publié
lui-même, c'est entendu. Les brouillons de ses oeuvres ? Évidemment.
Les projets d'aphorismes ? Oui. Les ratures également, les
notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l'intérieur
d'un carnet rempli d'aphorismes, on trouve une référence,
l'indication d'un rendez-vous ou d'une adresse, une note de blanchisserie
: oeuvre, ou pas oeuvre ? Mais pourquoi pas ? Et cela indéfiniment.
Parmi les millions de traces laissées par quelqu'un après
sa mort, comment peut-on définir une oeuvre ? La théorie
de l'oeuvre n'existe pas, et ceux qui, ingénument, entreprennent
d'éditer des oeuvres manquent d'une telle théorie
et leur travail empirique s'en trouve bien vite paralysé.
Et on pourrait continuer : est-ce qu'on peut dire que Les Mille
et Une Nuits constituent une oeuvre ? Et les Stromates * de Clément
d'Alexandrie
ou les Vies ** de Diogène Laërce ?
* Clément d'Alexandrie, Les Stromates, Stromate I (trad.
M. Caster), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes
», no 30, 1951 ; Stromate II (trad. C. Mondésert), ibid.,
no 38, 1954 ; Stromate V (trad. P. Voulet), ibid., no 278, 1981.
** Diogène Laërce, De vita et moribus philosophorum,
Lyon, A. Vicentium, 1556 (Vies, Doctrines et Sentences des philosophes
illustres, trad. R. Genaille, Paris, Classiques Garnier, 1933, 2
vol.).
On aperçoit quel foisonnement de questions se pose à
propos de cette notion d'oeuvre. De sorte qu'il est insuffisant
d'affirmer : passons-nous de l'écrivain, passons-nous de
l'auteur, et allons étudier, en elle-même, l'oeuvre.
Le mot« oeuvre » et l'unité qu'il désigne
sont probablement aussi problématiques que l'individualité
de l'auteur.
Une autre notion, je crois, bloque le constat de disparition de
l'auteur et retient en quelque sorte la pensée au bord de
cet effacement ; avec subtilité, elle préserve encore
l'existence de l'auteur. C'est la notion d'écriture. En toute
rigueur, elle devrait permettre non seulement de se passer de la
référence à l'auteur, mais de donner statut
à son absence nouvelle. Dans le statut qu'on donne actuellement
à la notion d'écriture, il n'est question, en effet,
ni du geste d'écrire ni de la marque (symptôme ou signe)
de ce qu'aurait voulu dire quelqu'un ; on s'efforce avec une remarquable
profondeur de penser la condition en général de tout
texte, la condition à la fois de l'espace où il se
disperse et du temps où il se déploie.
Je me demande si, réduite parfois à un usage courant,
cette notion ne transpose pas, dans un anonymat transcendantal,
les caractères empiriques de l'auteur. Il arrive qu'on se
contente d'effacer les marques trop visibles de l'empiricité
de l'auteur en faisant jouer, l'une parallèlement à
l'autre, l'une contre l'autre, deux manières de la caractériser
: la modalité critique et la modalité religieuse.
En effet, prêter à l'écriture un statut originaire,
n'est-ce pas une manière de retraduire en termes transcendantaux,
d'une part, l'affirmation théologique de son caractère
sacré, et, d'autre part, l'affirmation critique de son caractère
créateur ? Admettre que l'écriture est en quelque
sorte, par l'histoire même qu'elle a rendue possible, soumise
à l'épreuve de l'oubli et de la répression,
est-ce que ce n'est pas représenter en termes transcendantaux
le principe religieux du sens caché(avec la nécessité
d'interpréter) et le principe critique des significations
implicites, des déterminations silencieuses, des contenus
obscurs (avec la nécessité de commenter) ? Enfin,
penser l'écriture comme absence, est-ce que ce n'est pas
tout simplement répéter en termes transcendantaux
le principe religieux de la tradition à la fois inaltérable
et jamais remplie, et le principe esthétique de la survie
de l'oeuvre, de son maintien par-delà la mort, et de son
excès énigmatique par rapport à l'auteur ?
Je pense donc qu'un tel usage de la notion d'écriture risque
de maintenir les privilèges de l'auteur sous la sauvegarde
de l'a priori : il fait subsister, dans la lumière grise
de la neutralisation, le jeu des représentations qui ont
formé une certaine image de l'auteur. La disparition de l'auteur,
qui depuis Mallarmé est un événement qui ne
cesse pas, se trouve soumise au verrouillage transcendantal. N'y
a-t-il pas actuellement une ligne de partage importante entre ceux
qui croient pouvoir encore penser les ruptures d'aujourd'hui dans
la tradition historico-transcendantale du XIXe siècle et
ceux qui s'efforcent de s'en affranchir définitivement ?
*
Mais il ne suffit pas, évidemment, de répéter
comme affirmation vide que l'auteur a disparu. De même, il
ne suffit pas de répéter indéfiniment que Dieu
et l'homme sont morts d'une mort conjointe. Ce qu'il faudrait faire,
c'est repérer l'espace ainsi laissé vide par la disparition
de l'auteur, suivre de l'oeil la répartition des lacunes
et des failles, et guetter les emplacements, les fonctions libres
que cette disparition fait apparaître.
Je voudrais d'abord évoquer en peu de mots les problèmes
posés par l'usage du nom d'auteur. Qu'est-ce que c'est qu'un
nom d'auteur ? Et comment fonctionne-t-il ? Bien éloigné
de vous donner une solution, j'indiquerai seulement quelques-unes
des difficultés qu'il présente.
Le nom d'auteur est un nom propre ; il pose les mêmes problèmes
que lui. (Je me réfère ici, parmi différentes
analyses, à celles de Searle *.) Il n'est pas possible de
faire du nom propre, évidemment, une référence
pure et simple. Le nom propre (et le nom d'auteur également)
a d'autres fonctions qu'indicatrices. Il est plus qu'une indication,
un geste, un doigt pointé vers quelqu'un ; dans une certaine
mesure, c'est l'équivalent d'une description. Quand on dit
« Aristote », on emploie un mot qui est l'équivalent
d'une description ou d'une série de descriptions définies,
du genre de : « l'auteur des Analytiques ** », ou :
« le fondateur de l'ontologie », etc.
* Searle (J.R.), Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language,
Cambridge,
Cambridge University Press, 1969 (Les Actes de langage, trad. H.
Panchard, Paris, Hermann, coll. « Savoir », 1972).
** Aristote, Les Premiers Analytiques (trad. J. Tricot), in Organon,
Paris, Vrin, t. III, 1947. Les Seconds Analytiques (trad. J. Tricot),
ibid., t. IV, 1947.
Mais on ne peut pas s'en tenir là ; un nom propre n'a pas
purement et simplement une signification ; quand on découvre
que Rimbaud n'a pas écrit La Chasse spirituelle, on ne peut
pas prétendre que ce nom propre ou ce nom d'auteur ait changé
de sens. Le nom propre et le nom d'auteur se trouvent situés
entre ces deux pôles de la description et de la désignation ;
ils ont à coup sûr un certain lien avec ce qu'ils nomment,
mais ni tout à fait sur le mode de la désignation,
ni tout à fait sur le mode de la description : lien spécifique.
Cependant - et c'est là qu'apparaissent les difficultés
particulières du nom d'auteur - , le lien du nom propre avec
l'individu nommé et le lien du nom d'auteur avec ce qu'il
nomme ne sont pas isomorphes et ne fonctionnent pas de la même
façon. Voici quelques-unes de ces différences.
Si je m'aperçois, par exemple, que Pierre Dupont n'a pas
les yeux bleus, ou n'est pas né à Paris, ou n'est
pas médecin, etc., il n'en reste pas moins que ce nom, Pierre
Dupont, continuera toujours à se référer à
la même personne ; le lien de désignation ne sera pas
modifié pour autant. En revanche, les problèmes posés
par le nom d'auteur sont beaucoup plus complexes : si je découvre
que Shakespeare n'est pas né dans la maison qu'on visite
aujourd'hui, voilà une modification qui, évidemment,
ne va pas altérer le fonctionnement du nom d'auteur ; mais
si on démontrait que Shakespeare n'a pas écrit les
Sonnets qui passent pour les siens, voilà un changement d'un
autre type : il ne laisse pas indifférent le fonctionnement
du nom d'auteur. Et si on prouvait que Shakespeare a écrit
l'Organon * de Bacon tout simplement parce que c'est le même
auteur qui a écrit les oeuvres de Bacon et celles de Shakespeare,
voilà un troisième type de changement qui modifie
entièrement le fonctionnement du nom d'auteur. Le nom d'auteur
n'est donc pas exactement un nom propre comme les autres.
Bien d'autres faits signalent la singularité paradoxale
du nom d'auteur. Ce n'est point la même chose de dire que
Pierre Dupont n'existe pas et de dire qu'Homère ou Hermès
Trismégiste n'ont pas existé ; dans un cas, on veut
dire que personne ne porte le nom de Pierre Dupont ; dans l'autre,
que plusieurs ont été confondus sous un seul nom ou
que l'auteur véritable n'a aucun des traits rapportés
traditionnellement au personnage d'Homère ou d'Hermès.
Ce n'est point non plus la même chose de dire que Pierre Dupont
n'est pas le vrai nom de X, mais bien Jacques Durand, et de dire
que Stendhal s'appelait Henri Beyle. On pourrait aussi s'interroger
sur le sens et le fonctionnement d'une proposition comme «
Bourbaki, c'est untel, untel, etc. » et « Victor Eremita,
Climacus, Anticlimacus, Frater Taciturnus, Constantin Constantius,
c'est Kierkegaard ».
* Bacon (F.), Novum Organum Scientiarum, Londres, J. Billium, 1620
(Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, P.U.F.,
coll.« Épiméthée », 1986).
Ces différences tiennent peut-être au fait suivant
: un nom d'auteur n'est pas simplement un élément
dans un discours (qui peut être sujet ou complément,
qui peut être remplacé par un pronom, etc.) ; il exerce
par rapport aux discours un certain rôle : il assure une fonction
classificatoire ; un tel nom permet de regrouper un certain nombre
de textes, de les délimiter, d'en exclure quelques-uns, de
les opposer à d'autres. En outre, il effectue une mise en
rapport des textes entre eux ; Hermès Trismégiste n'existait
pas, Hippocrate non plus - au sens où l'on pourrait dire que
Balzac existe - , mais que plusieurs textes aient été
placés sous un même nom indique qu'on établissait
entre eux un rapport d'homogénéité ou de filiation,
ou d'authentification des uns par les autres, ou d'explication réciproque,
ou d'utilisation concomitante. Enfin, le nom d'auteur fonctionne
pour caractériser un certain mode d'être du discours
: le fait, pour un discours, d'avoir un nom d'auteur, le fait que
l'on puisse dire « ceci a été écrit par
un tel », ou « un tel en est l'auteur », indique
que ce discours n'est pas une parole quotidienne, indifférente,
une parole qui s'en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement
consommable, mais qu'il s'agit d'une parole qui doit être
reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée,
recevoir un certain statut.
On en arriverait finalement à l'idée que le nom d'auteur
ne va pas comme le nom propre de l'intérieur d'un discours
à l'individu réel et extérieur qui l'a produit,
mais qu'il court, en quelque sorte, à la limite des textes,
qu'il les découpe, qu'il en suit les arêtes, qu'il
en manifeste le mode d'être ou, du moins, qu'il le caractérise.
Il manifeste l'événement d'un certain ensemble de
discours, et il se réfère au statut de ce discours
à l'intérieur d'une société et à
l'intérieur d'une culture. Le nom d'auteur n'est pas situé
dans l'état civil des hommes, il n'est pas non plus situé
dans la fiction de l'oeuvre, il est situé dans la rupture
qui instaure un certain groupe de discours et son mode d'être
singulier. On pourrait dire, par conséquent, qu'il y a dans
une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours
qui sont pourvus de la fonction « auteur », tandis que
d'autres en sont dépourvus. Une lettre privée peut
bien avoir un signataire, elle n'a pas d'auteur ; un contrat peut
bien avoir un garant, il n'a pas d'auteur. Un texte anonyme que
l'on lit dans la rue sur un mur aura un rédacteur, il n'aura
pas un auteur. La fonction auteur est donc caractéristique
du mode d'existence, de circulation et de fonctionnement de certains
discours à l'intérieur d'une société.
*
Il faudrait maintenant analyser cette fonction « auteur ».
Dans notre culture, comment se caractérise un discours porteur
de la fonction auteur ? En quoi s'oppose-t-il aux autres discours
? Je crois qu'on peut, si on considère seulement l'auteur
d'un livre ou d'un texte, lui reconnaître quatre caractères
différents.
Ils sont d'abord objets d'appropriation ; la forme de propriété
dont ils relèvent est d'un type assez particulier ; elle a
été codifiée voilà un certain nombre
d'années maintenant. Il faut remarquer que cette propriété
a été historiquement seconde, par rapport à
ce qu'on pourrait appeler l'appropriation pénale. Les textes,
les livres, les discours ont commencé à avoir réellement
des auteurs (autres que des personnages mythiques, autres que de
grandes figures sacralisées et sacralisantes) dans la mesure
où l'auteur pouvait être puni, c'est-à-dire
dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs.
Le discours, dans notre culture (et dans bien d'autres sans doute),
n'était pas, à l'origine, un produit, une chose, un
bien ; c'était essentiellement un acte - un acte qui était
placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane,
du licite et de l'illicite, du religieux et du blasphématoire.
Il a été historiquement un geste chargé de
risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés.
Et lorsqu'on a instauré un régime de propriété
pour les textes, lorsqu'on a édicté des règles
strictes sur les droits d'auteur, sur les rapports auteurs-éditeurs,
sur les droits de reproduction, etc. - c'est-à-dire à
la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle
c'est à ce moment-là que la possibilité de
transgression qui appartenait à l'acte d'écrire a
pris de plus en plus l'allure d'un impératif propre à
la littérature. Comme si l'auteur, à partir du moment
où il a été placé dans le système
de propriété qui caractérise notre société,
compensait le statut qu'il recevait ainsi en retrouvant le vieux
champ bipolaire du discours, en pratiquant systématiquement
la transgression, en restaurant le danger d'une écriture
à laquelle d'un autre côté on garantissait les
bénéfices de la propriété.
D'autre part, la fonction-auteur ne s'exerce pas d'une façon
universelle et constante sur tous les discours. Dans notre civilisation,
ce ne sont pas toujours les mêmes textes qui ont demandé
à recevoir une attribution. Il y eut un temps où ces
textes qu'aujourd'hui nous appellerions « littéraires
» (récits, contes, épopées, tragédies,
comédies) étaient reçus, mis en circulation,
valorisés sans que soit posée la question de leur
auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté,
vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante.
En revanche, les textes que nous dirions maintenant scientifiques,
concernant la cosmologie et le ciel, la médecine et les maladies,
les sciences naturelles ou la géographie, n'étaient
reçus au Moyen Âge, et ne portaient une valeur de vérité,
qu'à la condition d'être marqués du nom de leur
auteur. « Hippocrate a dit », « Pline raconte
» n'étaient pas au juste les formules d'un argument
d'autorité ; c'étaient les indices dont étaient
marqués des discours destinés à être
reçus comme prouvés. Un chiasme s'est produit au XVIIe,
OU au XVIIIe siècle ; on a commencé à recevoir
les discours scientifiques pour eux-mêmes, dans l'anonymat
d'une vérité établie ou toujours à nouveau
démontrable ; c'est leur appartenance à un ensemble
systématique qui leur donne garantie, et non point la référence
à l'individu qui les a produits. La fonction-auteur s'efface,
le nom de l'inventeur ne servant tout au plus qu'à baptiser
un théorème, une proposition, un effet remarquable,
une propriété, un corps, un ensemble d'éléments,
un syndrome pathologique. Mais les discours « littéraires
»ne peuvent plus être reçus que dotés
de la fonction auteur : à tout texte de poésie ou
de fiction on demandera d'où il vient, qui l'a écrit,
à quelle date, en quelles circonstances ou à partir
de quel projet. Le sens qu'on lui accorde, le statut ou la valeur
qu'on lui reconnaît dépendent de la manière
dont on répond à ces questions. Et si, par suite d'un
accident ou d'une volonté explicite de l'auteur, il nous
parvient dans l'anonymat, le jeu est aussitôt de retrouver
l'auteur. L'anonymat littéraire ne nous est pas supportable ;
nous ne l'acceptons qu'à titre d'énigme. La fonction
auteur joue à plein de nos jours pour les oeuvres littéraires.
(Bien sûr, il faudrait nuancer tout cela : la critique a commencé,
depuis un certain temps, à traiter les oeuvres selon leur
genre et leur type, d'après les éléments récurrents
qui y figurent, selon leurs variations propres autour d'un invariant
qui n'est plus le créateur individuel. De même, si
la référence à l'auteur n'est plus guère
en mathématiques qu'une manière de nommer des théorèmes
ou des ensembles de propositions, en biologie et en médecine,
l'indication de l'auteur, et de la date de son travail, joue un
rôle assez différent : ce n'est pas simplement une
manière d'indiquer la source, mais de donner un certain indice
de « fiabilité » en rapport avec les techniques
et les objets d'expérience utilisés à cette
époque-là et dans tel laboratoire.)
Troisième caractère de cette fonction-auteur. Elle
ne se forme pas spontanément comme l'attribution d'un discours
à un individu. Elle est le résultat d'une opération
complexe qui construit un certain être de raison qu'on appelle
l'auteur. Sans doute, à cet être de raison, on essaie
de donner un statut réaliste : ce serait, dans l'individu,
une instance « profonde », un pouvoir « créateur
», un « projet », le lieu originaire de l'écriture.
Mais en fait, ce qui dans l'individu est désigné comme
auteur (ou ce qui fait d'un individu un auteur) n'est que la projection,
dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, du traitement
qu'on fait subir aux textes, des rapprochements qu'on opère,
des traits qu'on établit comme pertinents, des continuités
qu'on admet, ou des exclusions qu'on pratique. Toutes ces opérations
varient selon les époques, et les types du discours. On ne
construit pas un « auteur philosophique » comme un «
poète » ; et on ne construisait pas l'auteur d'une oeuvre
romanesque au XVIIIe siècle comme de nos jours. Pourtant,
on peut retrouver à travers le temps un certain invariant
dans les règles de construction de l'auteur.
Il me paraît, par exemple, que la manière dont la
critique littéraire a, pendant longtemps, défini l'auteur
- ou plutôt construit la forme-auteur à partir des textes
et des discours existants - est assez directement dérivée
de la manière dont la tradition chrétienne a authentifié
(ou au contraire rejeté) les textes dont elle disposait.
En d'autres termes, pour « retrouver » l'auteur dans
l'oeuvre, la critique moderne use de schémas fort voisins
de l'exégèse chrétienne lorsqu'elle voulait
prouver la valeur d'un texte par la sainteté de l'auteur.
Dans le De viris illustribus *, saint Jérôme explique
que l'homonymie ne suffit pas à identifier d'une façon
légitime les auteurs de plusieurs oeuvres : des individus
différents ont pu porter le même nom, ou l'un a pu,
abusivement, emprunter le patronyme de l'autre.
* Saint Jérôme, De Viris illustribus (Des hommes illustres,
trad. abbé Bareille, in Oeuvres complètes, Paris,
Louis Vivès, 1878, t. III, pp. 270-338).
Le nom comme marque individuelle n'est pas suffisant lorsqu'on
s'adresse à la tradition textuelle. Comment donc attribuer
plusieurs discours à un seul et même auteur ? Comment
faire jouer la fonction-auteur pour savoir si on a affaire à
un ou plusieurs individus ? Saint Jérôme donne quatre
critères : si, parmi plusieurs livres attribués à
un auteur, l'un est inférieur aux autres, il faut le retirer
de la liste de ses oeuvres (l'auteur est alors défini comme
un certain niveau constant de valeur) ; de même, si certains
textes sont en contradiction de doctrine avec les autres oeuvres
d'un auteur (l'auteur est alors défini comme un certain champ
de cohérence conceptuelle ou théorique) ; il faut également
exclure les oeuvres qui sont écrites dans un style différent,
avec des mots et des tournures qu'on ne rencontre pas d'ordinaire
sous la plume de l'écrivain (c'est l'auteur comme unité
stylistique) ; enfin, on doit considérer comme interpolés
les textes qui se rapportent à des événements
ou qui citent des personnages postérieurs à la mort
de l'auteur (l'auteur est alors moment historique défini
et point de rencontre d'un certain nombre d'événements).
Or la critique littéraire moderne, même lorsqu'elle
n'a pas de souci d'authentification (ce qui est la règle
générale), ne définit guère l'auteur
autrement : l'auteur, c'est ce qui permet d'expliquer aussi bien
la présence de certains événements dans une
oeuvre que leurs transformations, leurs déformations, leurs
modifications diverses (et cela par la biographie de l'auteur, le
repérage de sa perspective individuelle, l'analyse de son
appartenance sociale ou de sa position de classe, la mise au jour
de son projet fondamental). L'auteur, c'est également le
principe d'une certaine unité d'écriture - toutes les
différences devant être réduites au moins par
les principes de l'évolution, de la maturation ou de l'influence.
L'auteur, c'est encore ce qui permet de surmonter les contradictions
qui peuvent se déployer dans une série de textes :
il doit bien y avoir - à un certain niveau de sa pensée
ou de son désir, de sa conscience ou de son inconscient - un
point à partir duquel les contradictions se résolvent,
les éléments incompatibles s'enchaînant finalement
les uns aux autres ou s'organisant autour d'une contradiction fondamentale
ou originaire. Enfin, l'auteur, c'est un certain foyer d'expression
qui, sous des formes plus ou moins achevées, se manifeste
aussi bien, et avec la même valeur, dans des oeuvres, dans
des brouillons, dans des lettres, dans des fragments, etc. Les quatre
critères de l'authenticité selon saint Jérôme
(critères qui paraissent bien insuffisants aux exégètes
d'aujourd'hui) définissent les quatre modalités selon
lesquelles la critique moderne fait jouer la fonction auteur.
Mais la fonction auteur n'est pas en effet une pure et simple reconstruction
qui se fait de seconde main à partir d'un texte donné
comme un matériau inerte. Le texte porte toujours en lui-même
un certain nombre de signes qui renvoient à l'auteur. Ces
signes sont bien connus des grammairiens : ce sont les pronoms personnels,
les adverbes de temps et de lieu, la conjugaison des verbes. Mais
il faut remarquer que ces éléments ne jouent pas de
la même façon dans les discours qui sont pourvus de
la fonction auteur et dans ceux qui en sont dépourvus. Dans
ces derniers, de tels « embrayeurs » renvoient au locuteur
réel et aux coordonnées spatio-temporelles de son
discours (encore que certaines modifications puissent se produire
: ainsi lorsqu'on rapporte des discours en première personne).
Dans les premiers, en revanche, leur rôle est plus complexe
et plus variable. On sait bien que dans un roman qui se présente
comme le récit d'un narrateur, le pronom de première
personne, le présent de l'indicatif, les signes de la localisation
ne renvoient jamais exactement à l'écrivain, ni au
moment où il écrit ni au geste même de son écriture ;
mais à un alter ego dont la distance à l'écrivain
peut être plus ou moins grande et varier au cours même
de l'oeuvre. Il serait tout aussi faux de chercher l'auteur du côté
de l'écrivain réel que du côté de ce
locuteur fictif ; la fonction-auteur s'effectue dans la scission
même - dans ce partage et cette distance. On dira, peut-être,
que c'est là seulement une propriété singulière
du discours romanesque ou poétique : un jeu où ne
s'engagent que ces « quasi-discours ». En fait, tous
les discours qui sont pourvus de la fonction-auteur comportent cette
pluralité d'ego. L'ego qui parle dans la préface d'un
traité de mathématiques - et qui en indique les circonstances
de composition - n'est identique ni dans sa position ni dans son
fonctionnement à celui qui parle dans le cours d'une démonstration
et qui apparaît sous la forme d'un « Je conclus »
ou « Je suppose » : dans un cas, le « je »
renvoie à un individu sans équivalent qui, en un lieu
et un temps déterminés, a accompli un certain travail ;
dans le second, le « je » désigne un plan et
un moment de démonstration que tout individu peut occuper,
pourvu qu'il ait accepté le même système de
symboles, le même jeu d'axiomes, le même ensemble de
démonstrations préalables. Mais on pourrait aussi,
dans le même traité, repérer un troisième
ego ; celui qui parle pour dire le sens du travail, les obstacles
rencontrés, les résultats obtenus, les problèmes
qui se posent encore ; cet ego se situe dans le champ des discours
mathématiques déjà existants ou encore à
venir. La fonction-auteur n'est pas assurée par l'un de ces
ego (le premier) aux dépens des deux autres, qui n'en seraient
plus alors que le dédoublement fictif. Il faut dire au contraire
que, dans de tels discours, la fonction-auteur joue de telle sorte
qu'elle donne lieu à la dispersion de ces trois ego simultanés.
Sans doute l'analyse pourrait-elle reconnaître encore d'autres
traits caractéristiques de la fonction-auteur. Mais je m'en
tiendrai aujourd'hui aux quatre que je viens d'évoquer, parce
qu'ils paraissent à la fois les plus visibles et les plus
importants. Je les résumerai ainsi : la fonction-auteur est
liée au système juridique et institutionnel qui enserre,
détermine, articule l'univers des discours ; elle ne s'exerce
pas uniformément et de la même façon sur tous
les discours, à toutes les époques et dans toutes
les formes de civilisation ; elle n'est pas définie par l'attribution
spontanée d'un discours à son producteur, mais par
une série d'opérations spécifiques et complexes ;
elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu
réel, elle peut donner lieu simultanément à
plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes
différentes d'individus peuvent venir occuper.
*
Mais je me rends compte que jusqu'à présent j'ai
limité mon thème d'une façon injustifiable.
À coup sûr, il aurait fallu parler de ce qu'est la
fonction-auteur dans la peinture, dans la musique, dans les techniques,
etc. Cependant, à supposer même qu'on s'en tienne,
comme je voudrais le faire ce soir, au monde des discours, je crois
bien avoir donné au terme « auteur » un sens
beaucoup trop étroit. Je me suis limité à l'auteur
entendu comme auteur d'un texte, d'un livre ou d'une oeuvre dont
on peut légitimement lui attribuer la production. Or il est
facile de voir que, dans l'ordre du discours, on peut être
l'auteur de bien plus que d'un livre - d'une théorie, d'une
tradition, d'une discipline à l'intérieur desquelles
d'autres livres et d'autres auteurs vont pouvoir à leur tour
prendre place. Je dirais, d'un mot, que ces auteurs se trouvent
dans une position « transdiscursive ».
C'est un phénomène constant - aussi vieux à
coup sûr que notre civilisation. Homère et Aristote,
les Pères de l'Église ont joué ce rôle ;
mais aussi les premiers mathématiciens et ceux qui ont été
à l'origine de la tradition hippocratique. Mais il me semble
qu'on a vu apparaître, au cours du XIXe siècle en Europe,
des types d'auteurs assez singuliers et qu'on ne saurait confondre
ni avec les « grands » auteurs littéraires, ni
avec les auteurs de textes religieux canoniques, ni avec les fondateurs
de sciences. Appelons-les, d'une façon un peu arbitraire,
« fondateurs de discursivité ».
Ces auteurs ont ceci de particulier qu'ils ne sont pas seulement
les auteurs de leurs oeuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque
chose de plus : la possibilité et la règle de formation
d'autres textes. En ce sens, ils sont fort différents, par
exemple, d'un auteur de romans, qui n'est jamais, au fond, que l'auteur
de son propre texte. Freud n'est pas simplement l'auteur de la Traumdeutung
ou du Mot d'esprit * ;
* Freud (S.), Die Traumdeutung, Vienne, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation
des rêves, trad. D. Berger, Paris, P.U.F. 1967), Der Witz
und seine Beziehung zum Unbewussten, Vienne, Franz Deuticke, 1905
(Le Mot d'esprit et sa Relation à l'inconscient, trad. D.
Messier, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient
», 1988).
Marx n'est pas simplement l'auteur du Manifeste ou du Capital *
: ils ont établi une possibilité indéfinie
de discours.
* Marx (K.) et Engels (F.), Manifest der kommunistischen Partei,
Londres, J. E. Burghard, 1848 (Le Manifeste du parti communiste,
trad. M. Tailleur, Paris, Éditions sociales, 1951) ; Das Kapital.
Kritik der politischen Oekonomie, Hambourg, O. Meissner, 1867-1894,3
vol. (Le Capital. Critique de l'économie politique, trad.
J. Roy, éd. révisée par l'auteur et revue par
M. Rubel, livre l, in Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », t. l, 1965, pp. 630-690 ; livres II
et III, ibid., t. II, 1968, pp. 867-1485).
Évidemment, il est facile de faire une objection. Il n'est
pas vrai que l'auteur d'un roman ne soit que l'auteur de son propre
texte ; en un sens, lui aussi, pourvu qu'il soit, comme on dit, un
peu « important », régit et commande plus que
cela. Pour prendre un exemple très simple, on peut dire qu'Ann
Radcliffe n'a pas seulement écrit Les Visions du château
des Pyrénées ** et un certain nombre d'autres romans,
elle a rendu possible les romans de terreur du début du XIXe
siècle, et, dans cette mesure-là, sa fonction d'auteur
excède son oeuvre même.
** Radcliffe (A. W.), Les Visions du château des Pyrénées
(roman apocryphe ; trad. par G. Garnier et Zimmerman sur l'édition
de Londres en 1803), Paris, 1810, 4 vol.
Seulement, à cette objection, je crois qu'on peut répondre
: ce que rendent possible ces instaurateurs de discursivité
(je prends pour exemple Marx et Freud, car je crois qu'ils sont
à la fois les premiers et les plus importants), ce qu'ils
rendent possible, c'est tout autre chose que ce que rend possible
un auteur de roman. Les textes d'Ann Radcliffe ont ouvert le champ
à un certain nombre de ressemblances et d'analogies qui ont
leur modèle ou principe dans son oeuvre propre. Celle-ci
contient des signes caractéristiques, des figures, des rapports,
des structures qui ont pu être réutilisés par
d'autres. Dire qu' Ann Radcliffe a fondé le roman de terreur
veut dire en fin de compte : dans le roman de terreur du XIXe siècle,
on retrouvera, comme chez Ann Radcliffe, le thème de l'héroïne
prise au piège de sa propre innocence, la figure du château
secret qui fonctionne comme une contre-cité, le personnage
du héros noir, maudit, voué à faire expier
au monde le mal qu'on lui a fait, etc. En revanche, quand je parle
de Marx ou de Freud comme « instaurateurs de discursivité
», je veux dire qu'ils n'ont pas rendu simplement possible
un certain nombre d'analogies, ils ont rendu possible (et tout autant)
un certain nombre de différences. Ils ont ouvert l'espace
pour autre chose qu'eux et qui pourtant appartient à ce qu'ils
ont fondé. Dire que Freud a fondé la psychanalyse,
cela ne veut pas dire (cela ne veut pas simplement dire) que l'on
retrouve le concept de la libido, ou la technique d'analyse des
rêves chez Abraham ou Melanie Klein, c'est dire que Freud
a rendu possibles un certain nombre de différences par rapport
à ses textes, à ses concepts, à ses hypothèses
qui relèvent toutes du discours psychanalytique lui-même.
Aussitôt surgit, je crois, une difficulté nouvelle,
ou du moins un nouveau problème : est-ce que ce n'est pas
le cas, après tout, de tout fondateur de science, ou de tout
auteur qui, dans une science, a introduit une transformation qu'on
peut dire féconde ? Après tout, Galilée n'a
pas rendu simplement possibles ceux qui ont répété
après lui les lois qu'il avait formulées, mais il
a rendu possibles des énoncés bien différents
de ce que lui-même avait dit. Si Cuvier est le fondateur de
la biologie, ou Saussure celui de la linguistique, ce n'est pas
parce qu'on les a imités, ce n'est pas parce qu'on a repris,
ici ou là, le concept d'organisme ou de signe, c'est parce
que Cuvier a rendu possible dans une certaine mesure cette théorie
de l'évolution qui était terme à terme opposée
à son propre fixisme ; c'est dans la mesure où Saussure
a rendu possible une grammaire générative qui est
fort différente de ses analyses strurcturales. Donc, l'instauration
de discursivité semble être du même type, au
premier regard, en tout cas, que la fondation de n'importe quelle
scientificité. Cependant, je crois qu'il y a une différence,
et une différence notable. En effet, dans le cas d'une scientificité,
l'acte qui la fonde est de plain-pied avec ses transformations futures ;
il fait, en quelque sorte, partie de l'ensemble des modifications
qu'il rend possibles. Cette appartenance, bien sûr, peut prendre
plusieurs formes. L'acte de fondation d'une scientificité
peut apparaître, au cours des transformations ultérieures
de cette science, comme n'étant après tout qu'un cas
particulier d'un ensemble beaucoup plus général qui
se découvre alors. Il peut apparaître aussi comme entaché
d'intuition et d'empiricité ; il faut alors le formaliser
de nouveau, et en faire l'objet d'un certain nombre d'opérations
théoriques supplémentaires qui le fonde plus rigoureusement,
etc. Enfin, il peut apparaître comme une généralisation
hâtive, qu'il faut limiter et dont il faut retracer le domaine
restreint de validité. Autrement dit, l'acte de fondation
d'une scientificité peut toujours être réintroduit
à l'intérieur de la machinerie des transformations
qui en dérivent.
Or je crois que l'instauration d'une discursivité est hétérogène
à ses transformations ultérieures. Étendre
un type de discursivité comme la psychanalyse telle qu'elle
a été instaurée par Freud, ce n'est pas lui
donner une généralité formelle qu'elle n'aurait
pas admise au départ, c'est simplement lui ouvrir un certain
nombre de possibilités d'applications. La limiter, c'est,
en réalité, essayer d'isoler dans l'acte instaurateur
un nombre éventuellement restreint de propositions ou d'énoncés,
auxquels seuls on reconnaît valeur fondatrice et par rapport
auxquels tels concepts ou théorie admis par Freud pourront
être considérés comme dérivés,
seconds, accessoires. Enfin, dans l'oeuvre de ces instaurateurs,
on ne reconnaît pas certaines propositions comme fausses,
on se contente, quand on essaie de saisir cet acte d'instauration,
d'écarter les énoncés qui ne seraient pas pertinents,
soit qu'on les considère comme inessentiels, soit qu'on les
considère comme « préhistoriques » et
relevant d'un autre type de discursivité. Autrement dit,
à la différence de la fondation d'une science, l'instauration
discursive ne fait pas partie de ces transformations ultérieures,
elle demeure nécessairement en retrait ou en surplomb. La
conséquence, c'est qu'on définit la validité
théorique d'une proposition par rapport à l'oeuvre
de ces instaurateurs - alors que, dans le cas de Galilée et
de Newton, c'est par rapport à ce que sont, en leur structure
et leur normativité intrinsèques, la physique ou la
cosmologie qu'on peut affirmer la validité de telle proposition
qu'ils ont pu avancer. Pour parler d'une façon très
schématique : l'oeuvre de ces instaurateurs ne se situe pas
par rapport à la science et dans l'espace qu'elle dessine ;
mais c'est la science ou la discursivité qui se rapporte
à leur oeuvre comme à des coordonnées premières.
On comprend par là qu'on rencontre, comme une nécessité
inévitable dans de telles discursivités, l'exigence
d'un « retour à l'origine ». [Ici encore, il
faut distinguer ces « retours à.... » des phénomènes
de « redécouverte » et de « réactualisation
» qui se produisent fréquemment dans les sciences.
Par « redécouvertes », j'entendrai les effets
d'analogie ou d'isomorphisme qui, à partir des formes actuelles
du savoir, rendent perceptible une figure qui a été
brouillée, ou qui a disparu. Je dirai par exemple que Chomsky,
dans son livre sur la grammaire cartésienne *, a redécouvert
une certaine figure du savoir qui va de Cordemoy à Humboldt
: elle n'est constituable, à vrai dire, qu'à partir
de la grammaire générative, car c'est cette dernière
qui en détient la loi de construction ; en réalité,
il s'agit d'un codage rétrospectif du regard historique.
* Chomsky (N.), Cartesian Linguistics. A Chapter in the History
of Rationalist Thought, New York, Harper & Row, 1966 (La Linguistique
cartésienne. Un chapitre de l'histoire de la pensée
rationaliste, suivi de : La Nature formelle du langage, trad. N.
Delanoë et D. Sperber, Paris, Éd. du Seuil, coll. «
L'Ordre philosophique », 1969).
Par « réactualisation », j'entendrai tout autre
chose : la réinsertion d'un discours dans un domaine de généralisation,
d'application ou de transformation qui est pour lui nouveau. Et
là, l'histoire des mathématiques est riche de tels
phénomènes (je renvoie ici à l'étude
que Michel Serres a consacrée aux anamnèses mathématiques
*). Par « retour à », que faut-il entendre ?
Je crois qu'on peut ainsi désigner un mouvement qui a sa
spécificité propre et qui caractérise justement
les instaurations de discursivité. Pour qu'il y ait retour,
en effet, il faut, d'abord, qu'il y ait eu oubli, non pas oubli
accidentel, non pas recouvrement par quelque incompréhension,
mais oubli essentiel et constitutif. L'acte d'instauration, en effet,
est tel, en son essence même, qu'il ne peut pas ne pas être
oublié. Ce qui le manifeste, ce qui en dérive, c'est,
en même temps, ce qui établit l'écart et ce
qui le travestit. Il faut que cet oubli non accidentel soit investi
dans des opérations précises, qu'on peut situer, analyser,
et réduire par le retour même à cet acte instaurateur.
Le verrou de l'oubli n'a pas été surajouté
de l'extérieur, il fait partie de la discursivité
en question, c'est celle-ci qui lui donne sa loi ; l'instauration
discursive ainsi oubliée est à la fois la raison d'être
du verrou et la clef qui permet de l'ouvrir, de telle sorte que
l'oubli et l'empêchement du retour lui-même ne peuvent
être levés que par le retour. En outre, ce retour s'adresse
à ce qui est présent dans le texte, plus précisément,
on revient au texte même, au texte dans sa nudité,
et, en même temps, pourtant, on revient à ce qui est
marqué en creux, en absence, en lacune dans le texte. On
revient à un certain vide que l'oubli a esquivé ou
masqué, qu'il a recouvert d'une fausse ou d'une mauvaise
plénitude et le retour doit redécouvrir cette lacune
et ce manque ; de là, le jeu perpétuel qui caractérise
ces retours à l'instauration discursive - jeu qui consiste
à dire d'un côté : cela y était, il suffisait
de lire, tout s'y trouve, il fallait que les yeux soient bien fermés
et les oreilles bien bouchées pour qu'on ne le voie ni ne
l'entende ; et, inversement : non, ce n'est point dans ce mot-ci,
ni dans ce mot-là, aucun des mots visibles et lisibles ne
dit ce qui est maintenant en question, il s'agit plutôt de
ce qui est dit à travers les mots, dans leur espacement,
dans la distance qui les sépare.] Il s'ensuit naturellement
que ce retour, qui fait partie du discours lui-même, ne cesse
de le modifier, que le retour au texte n'est pas un supplément
historique qui viendrait s'ajouter à la discursivité
elle-même et la redoublerait d'un ornement qui, après
tout, n'est pas essentiel ; il est un travail effectif et nécessaire
de transformation de la discursivité elle-même. Le
réexamen du texte de Galilée peut bien changer la
connaissance que nous avons de l'histoire de la mécanique,
jamais cela ne peut changer la mécanique elle-même.
* Serres (M.), « Les anamnèses mathématiques
», Archives internationales d'histoire des sciences, nos 78-79,
janvier-juin 1967 (repris in Hermès ou la Communication,
Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1968,
pp. 78-112).
En.revanche, le réexamen des textes de Freud modifie la
psychanalyse elle-même et ceux de Marx, le marxisme. [Or pour
caractériser ces retours, il faut ajouter un dernier caractère
: ils se font vers une sorte de couture énigmatique de l'oeuvre
et de l'auteur. En effet, c'est bien en tant qu'il est texte de
l'auteur et de cet auteur-ci que le texte a valeur instauratrice,
et c'est pour cela, parce qu'il est texte de cet auteur, qu'il faut
revenir vers lui. Il n'y a aucune chance pour que la redécouverte
d'un texte inconnu de Newton ou de Cantor modifie la cosmologie
classique ou la théorie des ensembles, telles qu'elles ont
été développées (tout au plus cette
exhumation est-elle susceptible de modifier la connaissance historique
que nous avons de leur genèse). En revanche, la remise au
jour d'un texte comme l'Esquisse * de Freud - et dans la mesure même
où c'est un texte de Freud - risque toujours de modifier non
pas la connaissance historique de la psychanalyse, mais son champ
théorique - ne serait-ce qu'en en déplaçant
l'accentuation ou le centre de gravité. Par de tels retours,
qui font partie de leur trame même, les champs discursifs
dont je parle comportent à l'égard de leur auteur
« fondamental » et médiat un rapport qui n'est
pas identique au rapport qu'un texte quelconque entretient avec
son auteur immédiat.]
Ce que je viens d'esquisser à propos de ces « instaurations
discursives » est, bien entendu, très schématique.
En particulier, l'opposition que j'ai essayé de tracer entre
une telle instauration et la fondation scientifique. Il n'est peut-être
pas toujours facile de décider si on a affaire à ceci
ou à cela : et rien ne prouve que ce sont là deux
procédures exclusives l'une de l'autre. Je n'ai tenté
cette distinction qu'à une seule fin : montrer que cette
fonction-auteur, déjà complexe quand on essaie de
la repérer au niveau d'un livre ou d'une série de
textes qui portent une signature définie, comporte encore
de nouvelles déterminations, quand on essaie de l'analyser
dans des ensembles plus vastes - des groupes d'oeuvres, des disciplines
entières.
* Freud (S.), Entwurf einer Psychologie (1895 ; publication posthume),
in Aus den Anfängen der Psychoanalyse, Londres, Imago Publishing,
1950, pp. 371-466 (Esquisse d'une psychologie scientifique, trad.
A. Berman, in La Naissance de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1956,
pp. 307-396).
*
[Je regrette beaucoup de n'avoir pu apporter, au débat qui
va suivre maintenant, aucune proposition positive : tout au plus
des directions pour un travail possible, des chemins d'analyse.
Mais je vous dois au moins de dire, en quelques mots, pour terminer,
les raisons pour lesquelles j'y attache une certaine importance.]
Une pareille analyse, si elle était développée,
permettrait peut-être d'introduire à une typologie
des discours. Il me semble en effet, au moins en première
approche, qu'une pareille typologie ne saurait être faite
seulement à partir des caractères grammaticaux des
discours, de leurs structures formelles, ou même de leurs
objets ; sans doute existe-t-il des propriétés ou des
relations proprement discursives (irréductibles aux règles
de la grammaire et de la logique, comme aux lois de l'objet), et
c'est à elles qu'il faut s'adresser pour distinguer les grandes
catégories de discours. Le rapport (ou le non-rapport) à
un auteur et les différentes formes de ce rapport constituent
- et d'une manière assez visible - l'une de ces propriétés
discursives.
Je crois d'autre part qu'on pourrait trouver là une introduction
à l'analyse historique des discours. Peut-être est-il
temps d'étudier les discours non plus seulement dans leur
valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans
les modalités de leur existence : les modes de circulation,
de valorisation, d'attribution, d'appropriation des discours varient
avec chaque culture et se modifient à l'intérieur
de chacune ; la manière dont ils s'articulent sur des rapports
sociaux se déchiffre de façon, me semble-t-il, plus
directe dans le jeu de la fonction-auteur et dans ses modifications
que dans les thèmes ou les concepts qu'ils mettent en oeuvre.
N'est-ce pas également à partir d'analyses de ce
type qu'on pourrait réexaminer les privilèges du sujet
? Je sais bien qu'en entreprenant l'analyse interne et architectonique
d'une oeuvre (qu'il s'agisse d'un texte littéraire, d'un
système philosophique, ou d'une oeuvre scientifique), en
mettant entre parenthèses les références biographiques
ou psychologiques, on a déjà remis en question le
caractère absolu, et le rôle fondateur du sujet. Mais
il faudrait peut-être revenir sur ce suspens, non point pour
restaurer le thème d'un sujet originaire, mais pour saisir
les points d'insertion, les modes de fonctionnement et les dépendances
du sujet. Il s'agit de retourner le problème traditionnel.
Ne plus poser la question : comment la liberté d'un sujet
peut-elle s'insérer dans l'épaisseur des choses et
lui donner sens, comment peut-elle animer, de l'intérieur,
les règles d'un langage et faire jour ainsi aux visées
qui lui sont propres ? Mais poser plutôt ces questions : comment,
selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme
un sujet peut-il apparaître dans l'ordre des discours ? Quelle
place peut-il occuper dans chaque type de discours, quelles fonctions
exercer, et en obéissant à quelles règles ?
Bref, il s'agit d'ôter au sujet (ou à son substitut)
son rôle de fondement originaire, et de l'analyser comme une
fonction variable et complexe du discours.
[L'auteur - ou ce que j'ai essayé de décrire comme
la fonction auteur - n'est sans doute qu'une des spécifications
possibles de la fonction-sujet. Spécification possible, ou
nécessaire ? À voir les modifications historiques
qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là,
que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa
complexité, et même dans son existence. On peut imaginer
une culture où les discours circuleraient et seraient reçus
sans que la fonction-auteur apparaisse jamais *.] Tous les discours,
quel que soit leur statut, leur forme, leur valeur, et quel que
soit le* Variante : « Mais il y a aussi des raisons qui tiennent
au statut' idéologique. de l'auteur. La question devient
alors : comment conjurer le grand péril, le grand danger
par lesquels la fiction menace notre monde ? La réponse est
qu'on peut les conjurer à travers l'auteur. L"auteur
rend possible une limitation de la prolifération cancérisante,
dangereuse des significations dans un monde où l'on est économe
non seulement de ses ressources et richesses, mais de ses propres
discours et de leurs significations. L"auteur est le principe
d. économie dans la prolifération du sens, En conséquence,
nous devons procéder au renversement de l'idée traditionnelle
d'auteur. Nous avons coutume de dire, nous l'avons examiné
plus haut, que l’auteur est l'instance créatrice jaillissante
d’une oeuvre où il dépose, avec une infinie
richesse et générosité, un monde inépuisable
de significations. Nous sommes accoutumés à penser
que l'auteur est si différent de tous les autres hommes,
tellement transcendant à tous les langages, qu'aussitôt
qu'il parle le sens prolifère et prolifère indéfiniment.
»La vérité est tout autre : l'auteur n'est
pas une source indéfinie de significations qui viendraient
combler l'oeuvre, l'auteur ne précède pas les oeuvres.
Il est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture,
on délimite, on exclut, on sélectionne. bref, le principe
par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation,
la libre composition, décomposition, recomposition de la
fiction. Si nous avons l'habitude de présenter l'auteur comme
génie, comme surgissement perpétuel de nouveauté,
c'est parce qu'en réalité nous le faisons fonctionner
sur un mode exactement inverse. Nous dirons que l'auteur est une
production idéologique dans la mesure où nous avons
une représentation inversée de sa fonction historique
réelle. L"auteur est donc la figure idéologique
par laquelle on conjure la prolifération du sens.
» En disant cela, je semble appeler une forme de culture
où la fiction ne serait pas raréfiée par la
figure de l'auteur. Mais ce serait pur romantisme d'imaginer une
culture où la fiction circulerait à l'état
absolument libre, à la disposition de chacun, se développerait
sans attribution à une figure nécessaire ou contraignante.
Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur a joué le rôle
de régulateur de la fiction, rôle caractéristique
de l'ère industrielle et bourgeoise, d'individualisme et
de propriété privée. Pourtant, compte tenu
des modifications historiques en cours, il n'y a nulle nécessité
à ce que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme
ou sa complexité ou son existence. Au moment précis
où notre société est dans un processus de changement,
la fonction-auteur va disparaître d'une façon qui permettra
une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques
de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours
selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de
l'auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être
à expérimenter. » (Trad. D. Defert.)
traitement qu'on leur fait subir, se dérouleraient dans
l'anonymat du murmure. On n'entendrait plus les questions si longtemps
ressassées : « Qui a réellement parlé
? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité,
ou quelle originalité ? Et qu'a-t-il exprimé du plus
profond de lui-même dans son discours ? » Mais d'autres
comme celles-ci : « Quels sont les modes d'existence de ce
discours ? D'où a-t-il été tenu, comment peut-il
circuler, et qui peut se l'approprier ? Quels sont les emplacements
qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui
peut remplir ces diverses fonctions de sujet ? » Et, derrière
toutes ces questions, on n'entendrait guère que le bruit
d'une indifférence : « Qu'importe qui parle. »
[J. Wahl : Je remercie Michel Foucault de tout ce qu'il nous a
dit et qui appelle la discussion. Je vais demander tout de suite
qui veut prendre la parole.
J. d'Ormesson : Dans la thèse de Michel Foucault, la seule
chose que je n'avais pas bien comprise et sur laquelle tout le monde,
même la grande presse, avais mis l'accent, c'était
la fin de l'homme. Cette fois, Michel Foucault s'est attaqué
au maillon le plus faible de la chaîne : il a attaqué,
non plus l'homme, mais l'auteur. Et je comprends bien ce qui a pu
le mener, dans les événements culturels depuis cinquante
ans, à ces considérations : « La poésie
doit être faite par tous », « ça parle
», etc. Je me posais un certain nombre de questions : je me
disais que, tout de même, il y a des auteurs en philosophie
et en littérature. On pourrait donner beaucoup d'exemples,
me semblait-il, en littérature et en philosophie, d'auteurs
qui sont des points de convergence. Les prises de position politique
sont aussi le fait d'un auteur et on peut les rapprocher de sa philosophie.
Eh bien, j'ai été complètement rassuré,
parce que j'ai l'impression qu'en une espèce de prestidigitation,
extrêmement brillante, ce que Michel Foucault a pris à
l'auteur, c'est-à-dire son oeuvre, il le lui a rendu avec
intérêt, sous le nom d'instaurateur de discursivité,
puisque non seulement il lui redonne son oeuvre, mais encore celle
des autres.
L. Goldmann : Parmi les théoriciens marquants d'une école
qui occupe une place importante dans la pensée contemporaine
et se caractérise par la négation de l'homme en général
et, à partir de là, du sujet sous tous ses aspects,
et aussi de l'auteur, Michel Foucault, qui n'a pas explicitement
formulé cette dernière négation mais l'a suggérée
tout au long de son exposé en terminant sur la perspective
de la suppression de l'auteur, est certainement l'une des figures
les plus intéressantes et les plus difficiles à combattre
et à critiquer.
Car, à une position philosophique fondamentalement antiscientifique,
Michel Foucault allie un remarquable travail d 'historien, et il
me paraît hautement probable que, grâce à un
certain nombre d'analyses, son oeuvre marquera une étape
importante dans le développement de l'histoire scientifique
de la science et même de la réalité sociale.
C'est donc sur le plan de sa pensée proprement philosophique,
et non pas sur celui de ses analyses concrètes, que je veux
aujourd'hui placer mon intervention.
Permettez-moi cependant, avant d'aborder les trois parties de l'exposé
de Michel Foucault, de me référer à l'intervention
qui vient d'avoir lieu pour dire que je suis absolument d'accord
avec l'intervenant sur le fait que Michel Foucault n'est pas l'auteur,
et certainement pas l'instaurateur de ce qu'il vient de nous dire.
Car la négation du sujet est aujourd'hui l'idée centrale
de tout un groupe de penseurs, ou plus exactement de tout un courant
philosophique. Et si, à l'intérieur de ce courant,
Foucault occupe une place particulièrement originale et brillante,
il faut néanmoins l'intégrer à ce qu'on pourrait
appeler l'école française du structuralisme non génétique
et qui comprend notamment les noms de Lévi-Strauss, Roland
Barthes, Althusser, Derrida, etc.
Au problème particulièrement important soulevé
par Michel Foucault : « Qui parle ? », je pense qu'il
faut en adjoindre un second : « Qu'est-ce qu'il dit ? »
« Qui parle ? » À la lumière des sciences
humaines contemporaines, l'idée de l'individu en tant qu'auteur
dernier d'un texte, et notamment d'un texte important et significatif,
apparaît de moins en moins soutenable. Depuis un certain nombre
d'années, toute une série d'analyses concrètes
ont en effet montré que, sans nier ni le sujet ni l'homme,
on est obligé de remplacer le sujet individuel par un sujet
collectif ou transindividuel. Dans mes propres travaux, j'ai été
amené à montrer que Racine n'est pas le seul, unique
et véritable auteur des tragédies raciniennes, mais
que celles-ci sont nées à l'intérieur du développement
d'un ensemble structuré de catégories mentales qui
était oeuvre collective, ce qui m'a amené à
trouver comme « auteur » de ces tragédies, en
dernière instance, la noblesse de robe, le groupe jansénite
et, à l'intérieur de celui-ci, Racine en tant qu'individu
particulièrement important *.
* Goldmann (L.), Le Dieu caché. Étude sur la vision
tragique dans les « Pensées » d, Pascal et dans
le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque des idées », 1955.
Lorqu'on pose le problème « Qui parle ? », il
y a aujourd'hui dans les sciences humaines au moins deux réponses,
qui, tout en s'opposant rigoureusement l'une à l'autre, refusent
chacune l'idée traditionnellement admise du sujet individuel.
La première, que j'appellerai structuralisme non génétique,
nie le sujet qu'elle remplace par les structures (linguistiques,
mentales, sociales, etc.) et ne laisse aux hommes et à leur
comportement que la place d'un rôle, d'une fonction à
l'intérieur de ces structures qui constituent le point, final
de la recherche ou de l'explication.
À l'opposé, le structuralisme génétique
refuse lui aussi, dans la dimension historique et dans la dimension
culturelle qui en fait partie, le sujet individuel ; il ne supprime
cependant pas pour autant l'idée de sujet, mais remplace
le sujet individuel par le sujet transindividuel. Quant aux structures,
loin d'apparaître comme des réalités autonomes
et plus ou moins ultimes, elles ne sont dans cette perspective qu'une
propriété universelle de toute praxis et de toute
réalité humaines. Il n'y a pas de fait humain qui
ne soit structuré, ni de structure qui ne soit significative,
c'est-à-dire qui, en tant que qualité du psychisme
et du comportement d'un sujet, ne remplisse une fonction. Bref,
trois thèses centrales dans cette position : il y a un sujet ;
dans la dimension historique et culturelle, ce sujet est toujours
transindividuel ; toute activité psychique et tout comportement
du sujet sont toujours structurés et significatifs, c'est-à-dire
fonctionnels.
J'ajouterai que j'ai, moi aussi, rencontré une difficulté
soulevée par Michel Foucault : celle de la définition
de l'oeuvre. Il est en effet difficile, voire impossible, de définir
celle-ci par rapport à un sujet individuel. Comme l'a dit
Foucault, s'il s'agit de Nietzsche ou de Kant, de Racine ou de Pascal,
où s'arrête le concept d'oeuvre ? Faut-il l'arrêter
aux textes publiés ? Faut-il inclure tous les papiers non
publiés jusqu'aux notes de blanchisserie ?
Si l'on pose le problème dans la perspective du structuralisme
génétique, on obtient une réponse qui vaut
non seulement pour les oeuvres culturelles mais aussi pour tout
fait humain et historique. Qu'est-ce que la Révolution française
? Quels sont les stades fondamentaux de l'histoire des sociétés
et des cultures capitalistes occidentales ? La réponse soulève
des difficultés analogues. Revenons cependant à l'oeuvre
: ses limites, comme celles de tout fait humain, se définissent
par le fait qu'elle constitue une structure significative fondée
sur l'existence d'une structure mentale cohérente élaborée
par un sujet collectif. À partir de là, il peut arriver
qu'on soit obligé d'éliminer, pour délimiter
cette structure, certains textes publiés ou d'intégrer,
au contraire, certains textes inédits ; enfin, il va de soi
qu'on peut facilement justifier l'exclusion de la note de blanchisserie.
J'ajouterai que, dans cette perspective, la mise en relation de
la structure cohérente avec sa fonctionnalité par
rapport à un sujet transindividuel ou - pour employer un langage
moins abstrait - la mise en relation de l'interprétation avec
l'explication, prend une importance particulière.
Un seul exemple : au cours de mes recherches, je me suis heurté
au problème de savoir dans quelle mesure Les Provinciales
et les Pensées de Pascal peuvent être considérées
comme une oeuvre * et, après une analyse attentive, je suis
arrivé à la conclusion que ce n'est pas le cas et
qu'il s'agit de deux oeuvres qui ont deux auteurs différents.
D'une part, Pascal avec le groupe Arnauld-Nicole et les jansénistes
modérés pour Les Provinciales ; d'autre part, Pascal
avec le groupe des jansénistes extrémistes pour les
Pensées. Deux auteurs différents, qui ont un secteur
partiel commun : l'individu Pascal et peut-être quelques autres
jansénistes qui ont suivi la même évolution.
Un autre problème soulevé par Michel Foucault dans
son exposé est celui de l'écriture. Je crois qu'il
vaut mieux mettre un nom sur cette discussion, car je présume
que nous avons tous pensé à Derrida et à son
système. Nous savons que Derrida essaie - gageure qui me semble
paradoxale - d'élaborer une philosophie de l'écriture
tout en niant le sujet. C'est d'autant plus curieux que son concept
d'écriture est, par ailleurs, très proche du concept
dialectique de praxis. Un exemple entre autres : je ne saurais qu'être
d'accord avec lui lorsqu'il nous dit que l'écriture laisse
des traces qui finissent par s'effacer ; c'est la propriété
de toute praxis, qu'il s'agisse de la construction d'un temple qui
disparaît au bout de plusieurs siècles ou plusieurs
millénaires, de l'ouverture d'une route, de la modification
de son trajet ou, plus prosaïquement, de la fabrication d'une
paire de saucisses qui est mangée par la suite. Mais je pense,
comme Foucault, qu'il faut demander : « Qui crée les
traces ? Qui écrit ? »
Comme je n'ai aucune remarque à faire sur la deuxième
partie de l'exposé, avec laquelle je suis dans l'ensemble
d'accord, je passe à la troisième.
* Pascal (B.), Les Provinciales (publiées d'abord séparément
sous forme de plaquettes en 1655, elles sont éditées
sous le titre Les Provinciales, ou Les Lettres écrites par
Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux RR.PP.
Jésuites, sur le sujet de la morale et de la politique de
ces Pères, Cologne, Pierre de La Vallée, 1657), in
Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1960, pp. 657-904 ; Les Pensées
(publication posthume sous le titre Pensées de M. Pascal
sur la religion et sur quelques autres sujets. Qui ont été
trouvées après sa mort parmi ses papiers, Paris, Guillaume
Desprez, 1670), ibid., pp. 1079-1358.
Il me semble que, là aussi, la plupart des problèmes
soulevés trouvent leur réponse dans la perspective
du sujet transindividuel. Je ne m'arrêterai qu'à un
seul : Foucault a fait une distinction justifiée entre ce
qu'il appelle les « instaurateurs » d'une nouvelle méthodologie
scientifique et les créateurs. Le problème est réel,
mais, au lieu de lui laisser le caractère relativement complexe
et obscur qu'il a pris dans son exposé, ne peut-on pas trouver
le fondement épistémologique et sociologique de cette
opposition dans la distinction, courante dans la pensée dialectique
moderne et notamment dans l'école lukacsienne, entre les
sciences de la nature, relativement autonomes en tant que structures
scientifiques, et les sciences humaines, qui ne sauraient être
positives sans être philosophiques ? Ce n'est certainement
pas un hasard si Foucault a opposé Marx, Freud et, dans une
certaine mesure, Durkheim à Galilée et aux créateurs
de la physique mécaniste. Les sciences de l'homme - explicitement
pour Marx et Freud, implicitement pour Durkheim - supposent l'union
étroite entre les constatations et les valorisations, la
connaissance et la prise de position, la théorie et la praxis,
sans pour cela bien entendu abandonner en rien la rigueur théorique.
Avec Foucault, je pense aussi que très souvent, et notamment
aujourd'hui, la réflexion sur Marx, Freud et même Durkheim
se présente sous la forme d'un retour aux sources, car il
s'agit d'un retour à une pensée philosophique, contre
les tendances positivistes qui veulent faire des sciences de l'homme
sur le modèle des sciences de la nature. Encore faudrait-il
distinguer ce qui est retour authentique de ce qui, sous la forme
d'un prétendu retour aux sources, est en réalité
une tentative d'assimiler Marx et Freud au positivisme et au structuralisme
non génétique contemporain qui leur sont totalement
étrangers.
C'est dans cette perspective que je voudrais terminer mon intervention
en mentionnant la phrase devenue célèbre, écrite
au mois de mai par un étudiant sur le tableau noir d'une
salle de la Sorbonne, et qui me paraît exprimer l'essentiel
de la critique à la fois philosophique et scientifique du
structuralisme non génétique : « Les structures
ne descendent pas dans la rue », c'est-à-dire : ce
ne sont jamais les structures qui font l'histoire, mais les hommes,
bien que l'action de ces derniers ait toujours un caractère
structuré et significatif.
M. Foucault,' Je vais essayer de répondre. La première
chose que je dirai, c'est que je n'ai jamais, pour ma part, employé
le mot de structure. Cherchez-le dans Les Mots et les Choses, vous
ne le trouverez pas. Alors, j'aimerais bien que toutes les facilités
sur le structuralisme me soient épargnées, ou qu'on
prenne la peine de les justifier. De plus : je n'ai pas dit que
l'auteur n'existait pas ; je ne l'ai pas dit et je suis étonné
que mon discours ait pu prêter à un pareil contresens.
Reprenons un peu tout cela.
J'ai parlé d'une certaine thématique que l'on peut
repérer dans les oeuvres comme dans la critique, qui est,
si vous voulez : l'auteur doit s'effacer ou être effacé
au profit des formes propres aux discours. Cela étant entendu,
la question que je me suis posée était celle-ci :
qu'est-ce que cette règle de la disparition de l'écrivain
ou de l'auteur permet de découvrir ? Elle permet de découvrir
le jeu de la fonction-auteur. Et ce que j'ai essayé d'analyser,
c'est précisément la manière dont s'exerçait
la fonction-auteur, dans ce qu'on peut appeler la culture européenne
depuis le XVIIe siècle. Certes, je l'ai fait très
grossièrement, et d'une façon dont je veux bien qu'elle
soit trop abstraite parce qu'il s'agissait d'une mise en place d'ensemble.
Définir de quelle manière s'exerce cette fonction,
dans quelles conditions, dans quel champ, etc., cela ne revient
pas, vous en conviendrez, à dire que l'auteur n'existe pas.
Même chose pour cette négation de l'homme dont M.
Goldmann a parlé : la mort de l'homme, c'est un thème
qui permet de mettre au jour la manière dont le concept d'homme
a fonctionné dans le savoir. Et si on dépassait la
lecture, évidemment austère, des toutes premières
ou des toutes dernières pages de ce que j'écris, on
s'apercevrait que cette affirmation renvoie à l'analyse d'un
fonctionnement. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'homme est mort,
il s'agit, à partir du thème - qui n'est pas de moi
et qui n'a pas cessé d'être répété
depuis la fin du XIXe siècle - que l'homme est mort (ou qu'il
va disparaître, ou qu'il sera remplacé par le surhomme),
de voir de quelle manière, selon quelles règles s'est
formé et a fonctionné le concept d'homme. J'ai fait
la même chose pour la notion d'auteur. Retenons donc nos larmes.
Autre remarque. Il a été dit que je prenais le point
de vue de la non-scientificité. Certes, je ne prétends
pas avoir fait ici oeuvre scientifique, mais j'aimerais connaître
de quelle instance me vient ce reproche.
M. de Gandillac : Je me suis demandé en vous écoutant
selon quel critère précis vous distinguiez les «
instaurateurs de discursivité », non seulement des
« prophètes » de caractère plus religieux,
mais aussi des promoteurs de « scientificité »
auxquels il n'est certainement pas incongru de rattacher Marx et
Freud. Et, si l'on admet une catégorie originale, située
en quelque sorte au-delà de la scientificité et du
prophétisme (et relevant pourtant des deux), je m'étonne
de n'y voir ni Platon ni surtout Nietzsche, que vous nous présentâtes
naguère à Royaumont, si j'ai bonne mémoire,
comme ayant exercé sur notre temps une influence du même
type que celle de Marx et de Freud.
M. Foucault : Je vous répondrai - mais à titre d'hypothèse
de travail, car, encore une fois, ce que je vous ai indiqué
n'était, malheureusement, rien de plus qu'un plan de travail,
un repérage de chantier - que la situation transdiscursive
dans laquelle se sont trouvés des auteurs comme Platon et
Aristote depuis le moment où ils ont écrit jusqu'à
la Renaissance doit pouvoir être analysée ; la manière
dont on les citait, dont on se référait à eux,
dont on les interprétait, dont on restaurait l'authenticité
de leurs textes, etc., tout cela obéit certainement à
un système de fonctionnement. Je crois qu'avec Marx et avec
Freud on a affaire à des auteurs dont la position transdiscursive
n'est pas superposable à la position transdiscursive d'auteurs
comme Platon ou Aristote. Et il faudrait décrire ce qu'est
cette transdiscursivité moderne, par opposition à
la transdiscursivité ancienne.
L, Goldmann : Une seule question : lorsque vous admettez l'existence
de l'homme ou du sujet, les réduisez-vous, oui ou non, au
statut de fonction ?
M. Foucault : Je n'ai pas dit que je les réduisais à
une fonction, j'analysais la fonction à l'intérieur
de laquelle quelque chose comme un auteur pouvait exister. Je n'ai
pas fait ici l'analyse du sujet, j'ai fait l'analyse de l'auteur.
Si j'avais fait une conférence sur le sujet, il est probable
que j'aurais analysé de la même façon la fonction-sujet,
c'est-à-dire fait l'analyse des conditions dans lesquelles
il est possible qu'un individu remplisse la fonction du sujet. Encore
faudrait-il préciser dans quel champ le sujet est sujet,
et de quoi (du discours, du désir, du processus économique,
etc.). Il n'y a pas de sujet absolu.
J. Ullmo : J'ai été profondément intéressé
par votre exposé, parce qu'il a réanimé un
problème qui est très important dans la recherche
scientifique actuellement. La recherche scientifique et en particulier
la recherche mathématique sont des cas limites dans lesquels
un certain nombre des concepts que vous avez dégagés
apparaissent de façon très nette. C'est en effet devenu
un problème assez angoissant dans les vocations scientifiques
qui se dessinent vers la vingtième année, de se trouver
en face du problème que vous avez posé initialement
: « Qu'importe qui parle ? » Autrefois, une vocation
scientifique c'était la volonté de parler soi - même,
d'apporter une réponse aux problèmes fondamentaux
de la nature ou de la pensée mathématique ; et cela
justifiait des vocations, justifiait, on peut le dire, des vies
d'abnégation et de sacrifice. De nos jours, ce problème
est beaucoup plus délicat, parce que la science apparaît
beaucoup plus anonyme ; et, en effet, « qu'importe qui parle
», ce qui n'a pas été trouvé par x en
juin 1969, sera trouvé par yen octobre 1969. Alors, sacrifier
sa vie à cette anticipation légère et qui reste
anonyme, c'est vraiment un problème extraordinairement grave
pour celui qui a la vocation et pour celui qui doit l'aider. Et
je crois que ces exemples de vocations scientifiques vont éclairer
un peu votre réponse dans le sens, d'ailleurs, que vous avez
indiqué. Je vais prendre l'exemple de Bourbaki * ; je pourrais
prendre l'exemple de Keynes, mais Bourbaki constitue un exemple
limite : il s'agit d'un individu multiple ; le nom de l'auteur semble
s'évanouir vraiment au profit d'une collectivité,
et d'une collectivité renouvelable, car ce ne sont pas toujours
les mêmes qui sont Bourbaki. Or pourtant, il existe un auteur
Bourbaki, et cet auteur Bourbaki se manifeste par les discussions
extraordinairement violentes, et même je dirai pathétiques,
entre les participants de Bourbaki : avant de publier un de leurs
fascicules - ces fascicules qui paraissent si objectifs, si dépourvus
de passion, algèbre linéaire ou théorie des
ensembles, en fait il y a des nuits entières de discussion
et de bagarre pour se mettre d'accord sur une pensée fondamentale,
sur une intériorisation. Et c'est là le seul point
sur lequel j'aurais trouvé un désaccord assez profond
avec vous, parce que, au début, vous avez éliminé
l'intériorité. Je crois qu'il n'y a auteur que lorsqu'il
y a intériorité. Et cet exemple de Bourbaki, qui n'est
pas du tout un auteur au sens banal, le démontre d'une façon
absolue. Et cela étant dit, je crois que je rétablis
un sujet pensant, qui est peut-être de nature originale, mais
qui est assez clair pour ceux qui ont l'habitude de la réflexion
scientifique. D'ailleurs, un très intéressant article
de Critique de Michel Serres, « La tradition de l'idée
», mettait cela en évidence. Dans les mathématiques,
ce n'est pas l'axiomatique qui compte, ce n'est pas la combinatoire,
ce n'est pas ce que vous appelleriez la nappe discursive, ce qui
compte, c'est la pensée interne, c'est l'aperception d'un
sujet qui est capable de sentir, d'intégrer, de posséder
cette pensée interne. Et si j'avais le temps, l'exemple de
Keynes serait encore beaucoup plus frappant au point de vue économique.
* Nicolas Bourbaki : pseudonyme collectif pris par un groupe de
mathématiciens français contemporains qui ont entrepris
la refonte des mathématiques sur des bases axiomatiques rigoureuses
(Henri Cartan, Claude Chevalley, Jean Dieudonné, Charles
Ehresmann, André Weil, etc.).
Je vais simplement conclure : je pense que vos concepts, vos instruments
de pensée sont excellents. Vous avez répondu, dans
la quatrième partie, aux questions que je m'étais
posées dans les trois premières. Où se trouve
ce qui spécifie un auteur ? Eh bien, ce qui spécifie
un auteur, c'est justement la capacité de remanier, de réorienter
ce champ épistémologique ou cette nappe discursive,
qui sont de vos formules. En effet, il n'y a auteur que quand on
sort de l'anonymat, parce qu'on réoriente les champs épistémologiques,
parce qu'on crée un nouveau champ discursif qui modifie,
qui transforme radicalement le précédent. Le cas le
plus frappant, c'est celui d'Einstein : c'est un exemple absolument
saisissant sous ce rapport. Je suis heureux de voir M. Bouligand
qui m'approuve, nous sommes entièrement d'accord là
dessus. Par conséquent, avec ces deux critères : nécessité
d'intérioriser une axiomatique, et critère de l'auteur
en tant que remaniant le champ épistémologique, je
crois qu'on restitue un sujet assez puissant, si j'ose dire. Ce
qui, d'ailleurs, je crois, n'est pas absent de votre pensée.
J. Lacan : J'ai reçu très tard l'invitation. En la
lisant, j'ai noté, dans le dernier paragraphe, le «
retour à ». On retourne peut-être à beaucoup
de choses, mais, enfin, le retour à Freud c'est quelque chose
que j'ai pris comme une espèce de drapeau, dans un certain
champ, et là je ne peux que vous remercier, vous avez répondu
tout à fait à mon attente. En évoquant spécialement,
à propos de Freud, ce que signifie le « retour à
», tout ce que vous avez dit m'apparaît, au moins au
regard de ce en quoi j'ai pu y contribuer, parfaitement pertinent.
Deuxièmement, je voudrais faire remarquer que, structuralisme
ou pas, il me semble qu'il n'est nulle part question, dans le champ
vaguement déterminé par cette étiquette, de
la négation du sujet. Il s'agit de la dépendance du
sujet, ce qui est extrêmement différent ; et tout particulièrement,
au niveau du retour à Freud, de la dépendance du sujet
par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire,
et que nous avons tenté d'isoler sous le terme de «
signifiant ».
Troisièmement - je limiterai à cela mon intervention
- , je ne considère pas qu'il soit d'aucune façon légitime
d'avoir écrit que les structures ne descendent pas dans la
rue, parce que, s'il y a quelque chose que démontrent les
événements de mai, c'est précisément
la descente dans la rue des structures. Le fait qu'on l'écrive
à la place même où s'est opérée
cette descente dans la rue ne prouve rien d'autre que, simplement,
ce qui est très souvent, et même le plus souvent, interne
à ce qu'on appelle l'acte, c'est qu'il se méconnaît ;
lui-même.
J. Wahl : Il nous reste à remercier Michel Foucault d'être
venu, d'avoir parlé, d'avoir d'abord écrit sa conférence,
d'avoir répondu aux questions qui ont été posées,
et qui, d'ailleurs, ont toutes été intéressantes.
Je remercie aussi ceux qui sont intervenus et les auditeurs. «
Qui écoute, qui parle ? » : nous pourrons répondre
« à la maison » à cette question.]
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