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«L'asile illimité», Le Nouvel Observateur, no 646,
28 mars-3 avril 1977, pp. 66-67. (Sur R. Castel, L'Ordre psychiatrique,
Paris, Éd. de Minuit, 1977.)
Dits Ecrits Tome III texte n°202
Les sciences sont un peu comme les nations ; elles n'existent vraiment
que du jour où leur passé ne les scandalise plus :
si humble, accidenté, dérisoire ou inavouable qu'il
ait pu être. Méfions-nous donc de celles qui font avec
trop de soin le ménage de leur histoire. La psychiatrie,
elle, a poussé loin le zèle : longtemps elle n'a toléré
que l'amnésie. Les murs de l'asile étaient-ils si
solides qu'ils défiaient le souvenir ? Ou si fragiles qu'il
fallait se garder d'en explorer les fondations ? Bon gré mal
gré, il faudra bien désormais que la psychiatrie vive
avec son passé : Robert Castel vient de le lui raconter d'une
voix claire et forte. Elle fera, je le crains, la grimace : quelqu'un
qui n'est pas psychiatre lui restitue un passé auquel elle
ne voudrait pas ressembler. Mais c'est un principe général :
histoire n'est pas mémoire.
L'ouvrage de Castel comprendra deux volumes. Le premier, c'est
la naissance de la grande psychiatrie du XIXe siècle, celle
qui fut conquérante et glorieuse, dressant la haute forteresse
de l'asile définissant les pouvoirs «extraordinaires»
(au sens strict) du médecin, marquant le statut de l'aliéné.
Le second sera consacré à une politique de sectorisation
projetée depuis longtemps, mais actualisée seulement
depuis quelques années ; il s'agira alors de la psychiatrie
dans le siècle, celle qui cherche à dénouer
l'enfermement asilaire, à effacer les partages qui isolent
les aliénés, à disloquer le complexe médico-administratif
instauré par la vieille loi de 1838.
En somme, naissance et mort de l'asile.
Mais le travail de Castel est beaucoup plus que cela. De toutes
les choses nouvelles et importantes qu'il avance, je voudrais retenir
celle qui me semble centrale et la plus riche de conséquence.
Ne pas croire que la psychiatrie soit née modestement dans
le fond de quelque cage à fous (comme les grandes découvertes,
on le sait bien, dans les greniers des chimistes déshérités),
ne pas croire qu'elle s'est d'abord entourée de grands murs
pour se protéger et qu'après avoir longtemps mené
une vie de terrier et veillé en silence sur les grands cimetières
de la raison elle a commencé à avancer timidement
en rase campagne, se répandant, s'éparpillant, diffusant
par les mille canaux de plus en plus fins de la consultation, du
dispensaire, de la psychologie scolaire, des centres médico-pédagogiques.
Contre cette image familière, Castel établit solidement
trois thèses: la psychiatrie n'est pas née dans l'asile;
elle fut, d'entrée de jeu, impérialiste; elle a toujours
fait partie intégrante d'un projet social global. Sans doute,
l'un des premiers soins des aliénistes du XIXe siècle
a été de se faire reconnaître comme «spécialistes».
Mais spécialistes de quoi ? De cette faune étrange
qui, par ses symptômes, se distingue des autres malades ? Non
pas, mais spécialistes plutôt d'un certain péril
général qui court à travers le corps social
tout entier, menaçant toute chose et tout le monde, puisque
nul n'est à l'abri de la folie ni de la menace d'un fou.
L'aliéniste a été avant tout le préposé
à un danger ; il s'est posté comme le factionnaire
d'un ordre qui est celui de la société dans son ensemble.
Par toutes ses fibres, le projet psychiatrique est lié aux
problèmes posés par la société postrévolutionnaire,
industrielle et urbaine; il s'est intégré à
toute une stratégie de la régularité, de la
normalisation, de l'assistance, de la mise en état de surveillance
et de tutelle des enfants, des délinquants, des vagabonds,
des pauvres, enfin et surtout des ouvriers. L'aliéniste est
apparenté de moins près aux jeunes médecins
de l'époque qu'à ces hygiénistes, eux aussi
nouveaux au début du XIXe siècle, qui disaient sur
un ton valant pour nous comme une prophétie: «La médecine
n'a pas seulement pour objet d'étudier ou de guérir
les maladies ; elle a des rapports intimes avec l'organisation sociale.»
En retard, la psychiatrie, sur les autres formes de pathologie ?
Peut-être, si l'on s'en tient à la seule scientificité.
Mais figure de proue pour une médecine qui allait de plus
en plus clairement s'affirmer comme une technologie générale
du corps social.
Il ne faut donc pas survaloriser l'asile et ses célèbres
murailles dans l'histoire de la psychiatrie. Peut-être ses
formes insolentes et trop visibles, peut-être aussi ce qu'on
a toujours soupçonné de violence et d'arbitraire dans
ses secrets ont-ils caché tout un fonctionnement externe
et précoce de la psychiatrie. Son intervention, dès
les années 1820, dans la justice pénale est le signe
que commence très tôt le règne de son indiscrétion
généralisée. L'asile, pourtant, a été
essentiel ; mais il est à comprendre de l'extérieur,
comme pièce, disons, comme place forte dans une stratégie
de la psychiatrie qui prétendait à une fonction permanente
et universelle. Par ses ressemblances formelles avec l'hôpital,
il garantissait le caractère médical de la psychiatrie.
La haute silhouette qu'il dressait au seuil des villes, en face
des prisons, manifestait l'omniprésence des dangers de la
folie. Enfin, les thérapeutiques qu'il imposait à
des fins de punition, de rééducation, de moralisation
constituaient une sorte d'utopie despotique qui justifiait les prétentions
de la psychiatrie à intervenir en permanence dans la société
1.
1. En complément du livre de Castel, il faut lire, sur les
techniques internes à l'asile, l'étude fort bien documentée
de B. de Fréminville, La Raison du plus fort. Traiter ou
maltraiter les fous ?, Paris, Éd. du Seuil, 1977.
En opérant ce retournement, Castel éclaire un certain
nombre de points fondamentaux.
Il permet de prendre la mesure d'un fait essentiel : depuis le XIXe
siècle, nous sommes tous devenus psychiatrisables; la plus
technicienne, la plus rationalisante des sociétés
s'est placée sous le signe, valorisé et redouté,
d'une folie possible. La psychiatrisation n'est pas quelque chose
qui arrive aux plus étranges, aux plus excentriques d'entre
nous ; elle peut nous surprendre tous et de partout, dans les relations
familiales, pédagogiques, professionnelles. «Peut-être
sommes-nous fous, et nous ne le savons pas», disait, à
moitié ironiquement, la philosophie classique. Et voilà
qu'on nous dit maintenant, mais dans le sérieux total : «Vous
devez savoir que chacun d'entre vous a à la folie un rapport
profond, obscur, constant, inévitable qu'il s'agit d'éclaircir.»
La folie fait partie désormais de notre rapport aux autres
et à nous-mêmes, tout comme l'ordre psychiatrique traverse
nos conditions d'existence quotidienne.
On comprend pourquoi ce fameux asile, maudit et critiqué
depuis longtemps, a tenu plus d'un siècle et demi; la loi
sur l'internement date de 1838 et aujourd'hui encore elle est en
vigueur, elle qu'on voulait abolir dès 1860. Une telle inertie
des institutions ou une si longue patience des hommes se comprendrait
mal si l'asile n'avait été que le berceau provisoire
d'une psychiatrie maintenant devenue adulte et solidement implantée
dans des lieux plus honorables. Mais s'il est une pièce indispensable
- par son rôle réel et symbolique - dans un projet psychiatrique
général, alors se pose en termes bien plus difficiles
la question : comment s'en débarrasser ? Un exemple tout récent :
au mois d'octobre dernier, l'État algérien s'est doté
d'un Code de santé; la psychiatrisation s'y appuie sur un
système asile-internement semblable, terriblement semblable
à celui qui fut mis en place pour la France en 1838.
Et lorsque, chez nous, on propose une «psychiatrie de secteur»
qui fonctionnerait hors des murs de l'asile, qui répondrait
aux demandes plus qu'aux injonctions, une psychiatrie ouverte, multiple,
facultative qui, au lieu de déplacer et d'isoler les malades,
les laisserait sur place et dans leur milieu, peut-être prépare-t-on,
en effet, un dépérissement de l'asile. Mais est-on
en rupture avec la psychiatrie du XIXe siècle et avec le
rêve qu'elle portait dès l'origine ? Le «secteur»
n'est-il pas une autre façon, plus souple, de faire fonctionner
la médecine mentale comme une hygiène publique, présente
partout et toujours prête à intervenir ?
Castel est trop attentif aux réalités pour vouloir
réduire ce qu'il peut y avoir de neuf dans la politique de
secteur et la rabattre sur le fait brut de ses origines. Mais il
se sert de l'histoire pour déchiffrer le présent,
en jauger les possibilités et en mesurer les dangers politiques.
Il s'en sert aussi pour faire apparaître ce qui est sans
doute l'un des problèmes les plus aigus de notre actualité.
Nos sociétés et les pouvoirs qui s'y exercent sont
placés sous le signe visible de la loi.
Mais, de fait, les mécanismes les plus nombreux, les plus
efficaces et les plus serrés jouent dans l'interstice des
lois, selon des modalités hétérogènes
au droit et en fonction d'un objectif qui n'est pas le respect de
la légalité, mais la régularité et l'ordre.
Tout un régime de non-droit s'est établi, avec des
effets de déresponsabilisation, de mise en tutelle et de
maintien en minorité; et on l'accepte d'autant mieux qu'il
peut se justifier, d'un côté, par des fonctions de
protection et de sécurité, de l'autre, par un statut
scientifique ou technique.
Il ne faut pas s'y tromper. S'il est vrai que la loi universelle
et égalitaire dont on rêvait au XVIIIe siècle
a servi d'instrument à une société d'inégalité
et d'exploitation, nous allons, nous, à grands pas vers une
société extrajuridique où la loi aura pour
rôle d'autoriser sur les individus des interventions contraignantes
et régulatrices 1. La psychiatrie (le livre de Castel le
montre avec une rigueur sans défaut) a été
l'un des grands facteurs de cette transformation.
1. Sur des thèmes voisins et le fonctionnement «a-légal»
de la justice pénale, il faut lire le livre intelligent et
neuf de N. Herpin, L'Application de la loi, deux poids deux mesures,
Paris, Éd. du Seuil, coll. «Sociologie», 1977.
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