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«La grande colère des faits», Le Nouvel Observateur
no 652, 9-15 mai 1977, pp. 84-86. (Sur A. Glucksmann, Les Maîtres
penseurs, Paris, Grasset, 1977.)
Dits Ecrits Tome III texte n°204
Ce qui s'est passé de moins insignifiant dans nos têtes,
depuis une quinzaine d'années ? Je dirais dans un premier
mouvement : une certaine rage, une sensibilité impatiente,
irritée, à ce qui se passe, une intolérance
à la justification théorique et à tout ce lent
travail d'apaisement qu'assure au jour le jour le discours «vrai».
Sur fond d'un décor grêle que la philosophie, l'économie
politique et tant d'autres belles sciences avaient planté,
voilà que des fous se sont levés, et des malades,
des femmes, des enfants, des emprisonnés, des suppliciés
et des morts par millions. Dieu sait pourtant que nous étions
tous armés de théorèmes, de principes et de
mots pour broyer tout cela. Quel appétit, soudain, de voir
et d'entendre ces étrangers si proches ? Quel souci pour ces
choses frustes ? Nous avons été saisis par la colère
des faits. Nous avons cessé de supporter ceux qui nous disaient
-ou plutôt le chuchotement qui, en nous, disait : «Peu
importe, un fait ne sera jamais rien par lui-même ; écoute,
lis, attends ; ça s'expliquera plus loin, plus tard, plus
haut.»
Est revenu l'âge de Candide où l'on ne peut plus écouter
l'universelle petite chanson qui rend raison de tout. Les Candides
du XXe siècle, qui ont parcouru le vieux monde et le nouveau
à travers les massacres, les batailles, les charniers et
les gens terrorisés, existent : nous les avons rencontrés,
Ukrainiens ou Chiliens, Tchèques ou Grecs. La morale du savoir,
aujourd'hui, c'est peut-être de rendre le réel aigu,
âpre, anguleux, inacceptable. Irrationnel, donc ? Bien sûr,
si le rendre rationnel, c'est l'apaiser, c'est le peupler d'une
tranquille certitude, c'est le faire passer dans quelque grande
machine théorique à produire des rationalités
dominantes. Bien sûr, encore, si le rendre irrationnel, c'est
faire qu'il cesse d'être nécessaire et qu'il devienne
accessible aux prises, aux luttes, aux empoignades. Intelligible
et attaquable dans la mesure même où on l'a «dérationalisé».
J'ai entendu récemment Glucksmann dire qu'il fallait abandonner
la vieille question de Kant : «Que m'est-il permis d'espérer ?» ;
il voulait qu'on se demande plutôt : «De quoi faut-il
désespérer ?» De quoi en effet faut-il se déprendre ?
Par quoi ne plus se laisser endormir ou porter ? Qu'est-ce qu'on
ne peut plus laisser aller de soi, c'est-à-dire à
notre place et pour nous ? Contre les discours qui nous font tenir
tranquilles sous le poids de leurs promesses, Glucksmann vient d'écrire
allègrement, en riant et en criant, un «traité
du désespoir». Référence un peu cuistre,
qu'on m'en excuse, et inopportune : la profession de Kierkegaard
du marxisme est fort convoitée ces temps-ci et Glucksmann
ne la recherche pas.
Et pourtant sa question reste bien, comme pour tout philosophe
depuis cent cinquante ans : comment n'être plus hégélien ?
Sauf que Glucksmann ne se demande pas comment retourner Hegel, le
remettre sur ses pieds, ou sur sa tête, l'alléger de
son idéalisme, le lester d'économie, le fragmenter,
l'humaniser. Mais bien comment n'être pas du tout hégélien.
L'épreuve décisive pour les philosophies de l'Antiquité,
c'était leur capacité à produire des sages ;
au Moyen Âge, à rationaliser le dogme ; à l'âge
classique, à fonder la science ; à l'époque
moderne, c'est leur aptitude à rendre raison des massacres.
Les premières aidaient l'homme à supporter sa propre
mort, les dernières à accepter celle des autres.
Les massacres napoléoniens ont eu depuis un siècle
et demi une lourde descendance. Mais un autre type d'holocauste
est apparu Hitler, Staline (l'intermédiaire entre les uns
et les autres et le modèle des seconds se trouvant sans doute
dans les génocides coloniaux). Or le goulag, toute une gauche
a voulu l'expliquer, sinon comme les guerres, par la théorie
de l'histoire, du moins par l'histoire de la théorie. Massacres,
oui, oui ; mais c'était une affreuse erreur. Reprenez donc
Marx ou Lénine, comparez avec Staline, et vous verrez bien
où celui-ci s'est trompé. Tant de morts, c'est évident,
ne pouvaient provenir que d'une faute de lecture. On pouvait le
prévoir : le stalinisme-erreur a été l'un des
principaux agents de ce retour au marxisme-vérité,
au marxisme-texte auquel on a assisté pendant les années
1960. Contre Staline, n'écoutez pas les victimes, elles n'auraient
que leurs supplices à raconter. Relisez les théoriciens ;
eux vous diront la vérité du vrai.
De Staline, les savants effrayés remontaient à Marx
comme à leur arbre. Glucksmann a eu le front de redescendre
jusqu'à Soljenitsyne. Scandale de La Cuisinière *.
* Glucksmann (A.), La Cuisinière et le Mangeur d'hommes,
Essai sur les rapports entre l'État, le marxisme et les camps
de concentration, Paris, Éd. du Seuil, coll, «Combats»,
1975.
Mais le scandale, qui ne fut guère pardonné, n'était
pas de faire porter à Lénine ou à tel autre
saint personnage le poids des fautes futures, c'était de
montrer qu'il n'y avait pas «faute», qu'on était
bien resté dans le droit-fil ; que le stalinisme était
la vérité, «un peu» dépouillée,
c'est vrai, de tout un discours politique qui fut celui de Marx
et d'autres peut-être avant lui. Avec le goulag, on voyait
non pas les conséquences d'une malheureuse erreur, mais les
effets des théories les plus «vraies» dans l'ordre
de la politique. Ceux qui cherchaient à se sauver en opposant
la vaie barbe de Marx au faux nez de Staline n'aimèrent pas
du tout.
L'éclat des Martres penseurs, sa beauté, ses emportements,
ses nuées et ses rires n'y sont pas des effets d'humeur.
Mais de nécessité. Glucksmann veut se battre à
mains nues : non pas réfuter une pensée par une autre,
non pas la mettre en contradiction avec elle-même, non pas
même lui objecter des faits, mais la placer face à
face avec le réel qui la mime, lui mettre le nez dans ce
sang qu'elle réprouve, absout et justifie. Il s'agit pour
lui de plaquer sur des idées les têtes de mort qui
leur ressemblent. Tout est fait depuis longtemps pour que la philosophie
puisse dire, comme Guillaume Il lorgnant de loin les abattoirs de
Verdun : «Cela, je ne l'avais pas voulu.» Mais Glucksmann
la tire par la manche, la fait descendre de son estrade, lui fait
toucher du doigt. Et dit, avec un rien de brutalité, j'en
conviens : «Va donc prétendre que tu ne t'y reconnais
pas.»
Se reconnaître dans quoi ? Dans les jeux de l'État
et de la révolution. La révolution anglaise au XVIIe
siècle avait été prestigieuse : elle avait servi
d'exemple, elle avait diffusé ses principes, elle avait eu
ses historiens et ses juristes, en somme, elle avait valu essentiellement
par ses résultats. La Révolution française,
elle, avait posé un tout autre type de problèmes.
Moins par ses résultats que par l'événement
lui-même. Que vient-il de se passer ? En quoi a consisté
cette révolution ? Est-ce la révolution ? Peut-elle,
doit-elle recommencer ? Si elle est incomplète, faut-il l'achever ?
Si elle est achevée, quelle autre histoire s'inaugure maintenant ?
Comment faire désormais pour faire la révolution,
ou pour l'éviter ?
Dès qu'on gratte un peu sous les discours des philosophes,
mais aussi sous l'économie politique, l'histoire, les sciences
humaines du XIXe siècle, ce qu'on trouve, c'est bien toujours :
constituer un savoir à propos de la révolution, pour
elle ou contre elle. Ce que le XIXe siècle a eu «à
penser», comme diraient les philosophes, c'est cette grande
menace-promesse, cette possibilité déjà finie,
ce retour incertain.
En France, ce sont les historiens qui ont pensé la révolution,
Peut-être justement parce qu'elle appartenait à notre
mémoire. L'histoire nous tient lieu de philosophie (les «philosophes»
français ont pensé, certes comme tout le monde, à
la révolution : ils ne l'ont jamais pensée, sauf les
deux seuls qui, à l'extrême opposé l'un de l'autre,
ont eu une importance séculaire : Comte et Sartre). De là
sans doute le premier soin des historiens - à l'exception
remarquable de François Furet et Denis Richet * : montrer
avant toute chose que la Révolution a bien eu lieu, que c'est
un événement unique, localisable, achevé. De
là leur zèle à tout remettre en ordre sous
le signe unique d'une révolution qui, par sa force d'attraction,
«commande» tous les affrontements, rébellions,
résistances qui traversent interminablement notre société.
* Furet (F.) et Richet (D.), La Révolution française,
Paris, Fayard, 1965.
En Allemagne, la révolution a été pensée
par la philosophie. Non point, selon Glucksmann, parce que, en retard
sur l'économie anglaise et la politique française,
il ne restait plus aux Allemands que des idées pour rêver ;
mais parce qu'ils étaient au contraire dans une situation
exemplaire et prophétique. Écrasée successivement
par la guerre des Paysans, la saignée de la guerre de Trente
Ans, les invasions napoléoniennes, l'Allemagne était
en état d'apocalypse. Début du monde ; l'État
doit naître et la loi commencer. L'Allemagne a tendu d'un
même désir à l'État et à la révolution
(Bismarck, la social-démocratie, Hitler et Ulbricht se profilent
aisément les uns derrières les autres) ; le dépérissement
de l'État et la remise sine die de la révolution n'ont
jamais été pour elle que des rêves passagers.
Là, me semble-t-il, est le centre du livre de Glucksmann,
la question fondamentale qu'il pose, sans doute le premier : par
quel tour la philosophie allemande a-t-elle pu faire de la révolution
la promesse d'un vrai, d'un bon État, et de l'État
la forme sereine et accomplie de la révolution ? Toutes nos
soumissions trouvent leurs principes dans cette double invite : faites
vite la révolution, elle vous donnera l'État dont
vous avez besoin ; dépêchez-vous de faire un État,
il vous prodiguera généreusement les effets raisonnables
de la révolution. Ayant à penser la révolution,
commencement et fin, les penseurs allemands l'ont chevillée
à l'État et ils ont dessiné l'État-révolution,
avec toutes ses solutions finales. Ainsi les maîtres penseurs
ont-ils agencé tout un appareil mental, celui qui sous-tend
les systèmes de domination et les conduites d'obéissance
dans les sociétés modernes. Encore devaient-ils conjurer
quatre ennemis, quatre vagabonds, questionneurs et indifférents,
qui se refusent, eux, devant l'imminence de l'État-révolution,
à jouer les cavaliers de l'Apocalypse :
– le Juif, parce qu'il représente l'absence de terre,
l'argent qui circule, le vagabondage, l'intérêt privé,
le lien immédiat à Dieu, autant de façons d'échapper
à l'État. L'antisémitisme, qui fut fondamental
dans la pensée allemande du XIXe siècle, a fonctionné
comme une longue apologie de l'État. Ce fut aussi la matrice
de tous les racismes qui ont marqué les fous, les anormaux,
les métèques. Ne soyez pas juifs, soyez grecs, disent
les maîtres penseurs. Sachez dire «nous» quand
vous pensez «je» ;
– Panurge l'incertain, parce qu'il interroge toujours et
ne se décide jamais, parce qu'il voulait se marier et ne
voulait pas être cocu, parce qu'il faisait l'éloge
de la dette indéfinie. Entrez plutôt dans l'abbaye
de Thélème : vous y serez libre, mais parce qu'on vous
en aura donné l'ordre ; vous y ferez ce que vous voudrez,
mais les autres le feront en même temps que vous et vous avec
les autres. Soyez obéissant à l'ordre d'être
libre. Révoltez-vous : le faisant vous serez dans la loi ;
ne le faisant pas, vous désobéirez, ce qui est exactement
ce que je vous dis de faire ;
– Socrate, qui ne savait rien, mais qui en tirait sottement
la conclusion que la seule chose qu'il savait, c'était qu'il
ne savait rien. Alors qu'il aurait dû, avec prudence, reconnaître :
puisque je ne sais pas, c'est que d'autres savent. La conscience
d'ignorer doit être une conscience hiérarchique : sachez,
disent les maîtres penseurs, sachez, vous les ignorants, que
le savant sait à votre place, et l'universitaire, le diplômé,
le technicien, l'homme d'État, le bureaucrate, le parti,
le dirigeant, le responsable, l'élite ;
– Bardamu, enfin, Bardamu le déserteur, qui disait,
le jour où tout le monde s'embrochait à la baïonnette,
qu'il ne restait qu'à «foutre le camp».
Ainsi les maîtres penseurs enseignent-ils, pour le plus grand
bien de l'État-révolution, l'amour de la cité,
l'obligation des libertés respectueuses, les hiérarchies
du savoir, l'acceptation des massacres sans fin. Glucksmann démonte
le décor solennel qui encadre cette grande scène où,
depuis 1789, avec ses entrées de droite et de gauche, se
joue la politique ; et, au milieu de ses fragments éparpillés,
il lance le déserteur, l'ignorant, l'indifférent,
le vagabond. Les Maîtres penseurs, c'est comme quelques-uns
des grands livres de philosophie (Wagner, Nietzsche) une histoire
du théâtre, où, sur le même plateau, deux
pièces, étrangement, se mêlèrent : La
Mort de Danton et Woyzeck. Glucksmann n'invoque pas à nouveau
Dionysos sous Apollon. Il fait surgir au coeur du plus haut discours
philosophique ces fuyards, ces victimes, ces irréductibles,
ces dissidents toujours redressés - bref, ces «têtes
ensanglantées» et autres formes blanches, que Hegel
voulait effacer de la nuit du monde.
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