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L'évolution de la notion d’«individu dangereux» dans la psychiatrie légale du XIXe siècle
Conférence de Michel Foucault
Dits Ecrits Tome III texte n°220

«About the Concept of the «Dangerous Individual» in 19th Century Legal Psychiatry» («L'évolution de la notion d’«individu dangereux». dans la psychiatrie légale du XIXe siècle»), Journal of Law and Psychiatry, vol. I, 1978, pp. 1-18.

Communication au symposium de Toronto «Law and Psychiatry», Clarke Institute of Psychiatry, 24-26 octobre 1977.

Dits Ecrits Tome III texte n°220


Je commencerai en rapportant quelques phrases qui ont été échangées l'autre jour à la cour d'assises de Paris. On jugeait un homme, accusé de cinq viols et de six tentatives de viol, échelonnés entre février et juin 1975. L'accusé était presque muet. Le président lui demande : «Avez-vous essayé de réfléchir sur votre cas ?»

Silence.

«Pourquoi, à vingt-deux ans, se déclenchent en vous ces violences ? C'est un effort d'analyse qu'il vous faut faire. C'est vous qui avez les clefs de vous-même. Expliquez-moi.»

Silence.

«Pourquoi recommenceriez-vous ?»

Silence.

Un juré prend alors la parole et s'écrie : «Mais enfin, défendez-vous.»

Il n'y a rien d'exceptionnel dans un pareil dialogue, ou plutôt dans ce monologue interrogatif. On pourrait l'entendre sans doute dans bien des tribunaux et dans bien des pays. Mais, si on prend un peu de recul, il ne peut que susciter l'étonnement de l'historien. Car voilà un appareil judiciaire qui est destiné à établir des faits délictueux, à déterminer leur auteur et à sanctionner ces actes en infligeant à cet auteur les peines prévues par la loi. Or on a ici des faits établis, un individu qui les reconnaît et qui accepte donc la peine qu'on va lui infliger. Tout devrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes judiciaires. Les législateurs, les rédacteurs de code de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe ne pouvaient pas rêver de situation plus limpide. Et pourtant la machine vient à s'enrayer, les rouages se grippent. Pourquoi ? Parce que l'inculpé se tait. Se tait à propos de quoi ? Des faits ? Des circonstances ? De la manière dont ils se sont déroulés ? De ce qui, au moment même, aurait pu les provoquer ? Pas du tout. L'inculpé se dérobe devant une question essentielle pour un tribunal d'aujourd'hui, mais qui aurait résonné d'une manière bien étrange il y a cent cinquante ans : «Qui êtes-vous ?»

Et le dialogue que je citais tout à l'heure prouve bien qu'à cette question il n'est pas suffisant que l'inculpé réponde : «Je suis l'auteur des crimes que voilà : un point, c'est tout. Jugez puisque vous le devez, et condamnez si vous le voulez.» On lui demande bien plus : au-delà de l'aveu, il faut une confession, un examen de conscience, une explication de soi, une mise en lumière de ce qu'on est. La machine pénale ne peut plus fonctionner seulement avec une loi, une infraction et un auteur responsable des faits. Il lui faut autre chose, un matériau supplémentaire ; les magistrats et les jurés, les avocats aussi et le ministère public ne peuvent réellement jouer leur rôle que si on leur fournit un autre type de discours : celui que l'accusé tient sur lui-même, ou celui qu'il permet, par ses confessions, souvenirs, confidences, etc., qu'on tienne sur lui. Et ce discours vient-il à manquer, le président s'acharne, le jury s'énerve ; on presse, on pousse l'accusé, il ne joue pas le jeu. Il est un peu comme ces condamnés qu'il faut porter à la guillotine ou à la chaise électrique, parce qu'ils traînent les jambes. Il faut bien qu'ils marchent un peu par eux-mêmes, s'ils veulent vraiment être exécutés ; il faut bien qu'ils parlent un peu d'eux-mêmes, s'ils veulent être jugés.

Et ce qui montre bien que cet élément est indispensable à la scène judiciaire, qu'on ne peut pas juger, qu'on ne peut pas condamner, sans qu'il ait été donné d'une manière ou de l'autre, c'est cet argument employé récemment par un avocat français dans une affaire d'enlèvement et d'assassinat d'enfant. Pour toute une série de raisons, cette affaire avait un grand retentissement, non seulement par la gravité des faits, mais parce que l'usage ou l'abandon de la peine de mort se jouait dans le procès. Plaidant plutôt contre la peine de mort que pour l'accusé, l'avocat fit valoir que de celui-ci on connaissait peu de chose, et que ce qu'il était n'avait guère transparu dans les interrogatoires ou dans les examens psychiatriques. Et il a eu cette réflexion étonnante (je la cite à peu près) : «Peut-on condamner à mort quelqu'un qu'on ne connaît pas * ?»

* Il s'agit de l'affaire Patrick Henry plaidée par Me Badinter, voir supra no 205.

L'intervention de la psychiatrie dans le domaine pénal s'est faite au début du XIXe siècle, à propos d'une série d'affaires qui avaient à peu près la même forme et se sont déroulées entre 1800 et 1835.

Affaire relatée par Metzger : un ancien officier qui vit retiré s'est attaché à l'enfant de sa logeuse. Un jour, «sans aucun motif, sans qu'aucune passion telle que la colère, l'orgueil, la vengeance, ait été en jeu», il se jette sur l'enfant et le frappe sans le tuer de deux coups de marteau.

Affaire de Sélestat : en Alsace, pendant l'hiver très rigoureux de 1817, où la famine menace, une paysanne profite de l'absence de son mari parti travailler pour tuer leur petite fille, lui couper la jambe et la faire cuire dans la soupe *.

* Affaire rapportée d'abord par le Dr Reisseisen de Strasbourg, «Examen d'un cas extraordinaire d'infanticide», Jahrbuch der Staatsarzneikunde, J. H. Koop éd., vol. XI, 1817, reprise par Charles Marc in De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires, Paris, Baillière, 1840, t. II, pp. 130-146.

A Paris, en 1825, une servante, Henriette Cornier, va trouver la voisine de ses patrons et lui demande avec insistance de lui confier sa fille pendant quelque temps. La voisine hésite, consent, puis, quand elle revient chercher l'enfant, Henriette Cornier vient tout juste de la tuer et de lui couper la tête qu'elle a jetée par la fenêtre **.

** Le 4 novembre 1825, Henriette Cornier tranche la tête de Fanny Belon, âgée de dix-neuf mois, dont elle avait la garde. Après une première expertise conduire par Adelon, Esquirol et Léveillé, une consultation médico-légale fur demandée à Charles Marc par ses avocats. Marc (C.), Consultation médico-légale pour Henriette Cornier, accusée d'homicide commis volontairement et avec préméditation (1826), repris in De la folie, op. cit., t. II, pp. 71-130. Cf. aussi Georget (E.), Discussion médico-légale sur la folie, ou aliénation mentale, suivie de l'examen du procès criminel d'Henriette Cornier et de plusieurs autres procès dans lesquels cette maladie a été alléguée comme moyen de défense, Paris, Migneret, 1826, pp. 71-130.

A Vienne, Catherine Ziegler tue son enfant bâtard. Au tribunal, elle explique qu'une force irrésistible l'y a poussée. Elle est acquittée pour folie. On la libère de prison. Mais elle déclare qu'on ferait mieux de l'y maintenir, car elle recommencera. Dix mois après, elle accouche d'un enfant qu'elle tue aussitôt et elle déclare au procès qu'elle n'est devenue enceinte que pour tuer son enfant. Elle est condamnée à mort et exécutée.

En Écosse, un nommé John Howison entre dans une maison où il tue une vieille femme qu'il ne connaissait pas et part sans rien voler et sans se cacher. Arrêté, il nie contre toute évidence ; mais la défense fait valoir que c'est un crime de dément, puisque c'est un crime sans intérêt. Howison est exécuté et on considérera rétrospectivement comme un signe supplémentaire de folie qu'il ait dit alors à un fonctionnaire présent qu'il avait envie de le tuer.

En Nouvelle-Angleterre, Abraham Prescott tue en plein champ sa mère nourricière, avec laquelle il avait toujours eu de bons rapports. Il rentre à la maison et se met à pleurer devant son père nourricier ; celui-ci l'interroge et Prescott, sans difficulté, avoue son crime.

Il explique par la suite qu'il avait été pris d'une rage de dents subite et qu'il ne se souvient plus de rien. L'enquête établira qu'il avait déjà attaqué ses parents nourriciers pendant la nuit, mais qu'on avait cru à une crise de somnambulisme. Prescott est condamné à mort, mais le jury recommande en même temps une commutation. Il est tout de même exécuté.

C'est à ces affaires, et à d'autres du même type, que se réfèrent inlassablement les psychiatres de l'époque, Metzger, Hoffbauer, Esquirol et Georget, William Ellis et Andrew Combe *.

* Metzger (J. D.), Gerichtlich-medicinische Beobachtungen, Königsberg, J. Kanter, 1778-1780, 2 vol. Hoffbauer (J. C.), Untersuchungen über die Krankheiten der Seele und der verwandten Zustände, Halle, Trampen, 1802-1807, 3 vol. Esquirol (J. E. D.), Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, Baillière, 1838, 2 vol. Georget (E.), Examen des procès criminels des nommés Léger, Feldtmann, Lecouffe, jean-Pierre et Papavoine, suivi de quelques considérations médico-légales sur la liberté morale, Paris, Migneret, 1825. Hellis (W. C.), A Treatise on the Nature, Symptoms, Causes and Treatment of Insanity, with Practical Observations on Lunatic Asylums, Londres, Holdsworth, 1838 (Traité de l'aliénation mentale, ou De la nature, des causes, des symtômes et du traitement de la folie, trad.. T. Archambault, avec des notes d'Esquirol, Paris, J. Rouvier, 1840). Combe (A.), Observations on Mental Derangement, Édimbourg, J. Anderson, 1831.

Pourquoi, dans tout le domaine des crimes commis, est-ce que ce sont ceux-là qui ont paru importants, ceux-là qui ont été l'enjeu des discussions entre médecins et juristes ?

1) Il faut remarquer d'abord qu'ils présentent un tableau très différent de ce qui avait constitué jusque-là la jurisprudence de la folie criminelle. Schématiquement, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le droit pénal ne posait la question de la folie que dans les cas où le Code civil et le droit canonique le posaient aussi. C'est-à-dire lorsqu'elle se présentait soit sous la forme de la démence et de l'imbécillité, soit sous la forme de la fureur. Dans les deux cas, qu'il s'agisse d'un état définitif ou d'une explosion passagère, la folie se manifestait par des signes nombreux et assez facilement reconnaissables (au point qu'on discutait pour savoir s'il était vraiment besoin d'un médecin pour l'authentifier). Or, ce qui est important, c'est que le développement de la psychiatrie criminelle ne s'est pas fait en raffinant le problème traditionnel de la démence (par exemple, en discutant sur son évolution progressive, caractère global ou partiel, son rapport avec des incapacités innées des individus) ou en analysant de plus près la symptomatologie de la fureur (ses interruptions, ses retours, ses intervalles). Tous ces problèmes, avec les discussions qui s'étaient poursuivies pendant des années, ont été remplacés par le problème nouveau des crimes qui ne sont précédés, accompagnés ou suivis d'aucun des symptômes traditionnels, reconnus, visibles de la folie.

*Dans chaque cas, on insiste sur le fait qu'il n'y avait pas de préalable, de trouble antérieur de la pensée ou de la conduite, pas de délire ; qu'il n'y avait pas non plus d'agitation ni de désordre comme dans la fureur ; que le crime surgissait dans ce qu'on pouvait appeler le degré zéro de la folie.

2) Le deuxième trait commun est trop évident pour qu'on y insiste longuement. C'est qu'il s'agit non pas de délits légers, mais de crimes graves : presque tous des meurtres, accompagnés parfois d'étranges cruautés (cannibalisme de la femme de Sélestat). Il est important de noter que cette psychiatrisation de la délinquance s'est faite en quelque sorte «par le haut». Cela est également en rupture avec la tendance fondamentale de la jurisptudence précédente. Plus un crime était grave, moins il convenait de poser la question de la folie (on a longtemps refusé de la prendre en considération s'il s'agissait d'un crime de sacrilège ou de lèse-majesté). Qu'il y ait toute une région commune à la folie et à l'illégalité, on l'admettait volontiers pour les délits mineurs - petites violences, vagabondages -, et on y réagissait, au moins dans certains pays comme la France, par la mesure ambiguë de l'internement. Or ce n'est pas du tout par cette zone confuse du désordre quotidien que la psychiatrie a pu pénétrer en force dans la justice pénale ; mais en s'attaquant au grand événement criminel, extrêmement violent et extrêmement rare.

3) Ces grands assassinats ont encore en commun de se dérouler sur la scène domestique. Ce sont des crimes de la famille, de la maison, au plus, du voisinage. Des parents qui tuent leur progéniture, des enfants qui tuent leurs parents ou leurs protecteurs, des serviteurs qui tuent l'enfant de la famille ou du voisin, etc. Ce sont, on le voit, des crimes qui mettent en présence des partenaires de générations différentes. Le couple enfant-adulte ou adolescent-adulte est presque toujours présent. C'est que ces rapports d'âge, de lieu, de parenté valent à l'époque comme les rapports à la fois les plus sacrés et les plus naturels, les plus innocents aussi, ceux qui, de tous, doivent être le moins chargés d'intérêt et de passion. Moins que des crimes contre la société et ses règles, ce sont des crimes contre la nature, contre ces lois qu'on pense immédiatement inscrites dans le coeur humain et qui lient les familles et les générations. La forme de crimes qui, au début du XIXe siècle, apparaît comme pertinente pour qu'on pose à son sujet la question de la folie est donc le crime contre nature. L'individu dans lequel folie et criminalité se rejoignent et posent le problème de leurs rapports, ce n'est pas l'homme du petit désordre quotidien, la pâle silhouette qui s'agite aux confins de la loi et de la norme, c'est le grand monstre. La psychiatrie du crime, au XIXe siècle, s'est inaugurée par une pathologie du monstrueux.

4) Enfin, tous ces crimes ont en commun d'avoir été accomplis «sans raison», je veux dire sans intérêt, sans passion, sans motif, même fondés sur une illusion délirante. Dans tous les cas que j'ai cités, les psychiatres insistent bien, pour justifier leur intervention, sur le fait qu'il n'y avait entre les partenaires du drame aucune relation permettant de rendre intelligible le crime. Dans le cas d'Henriette Cornier qui avait décapité la petite fille de ses voisins, on a pris soin d'établir qu'elle n'avait pas été la maîtresse du père et qu'elle n'avait pas agi par vengeance. Dans celui de la femme de Sélestat qui avait fait bouillir la cuisse de sa fille, un élément important de la discussion avait été : y avait-il famine ou non à l'époque ? L'accusée était-elle pauvre ou non, affamée ou pas ? Le procureur avait dit : si elle avait été riche, on aurait pu la considérer comme aliénée ; mais elle était misérable, elle avait faim ; faire cuire avec des choux la jambe était une conduite intéressée ; elle n'était donc pas folle.

Au moment où se fonde la nouvelle psychiatrie et où on applique, à peu près partout en Europe et en Amérique, les principes de la réforme pénale, le grand assassinat monstrueux, sans raison ni préliminaire, l'irruption soudaine de la contre-nature dans la nature est donc la forme singulière et paradoxale sous laquelle se présente la folie criminelle ou le crime pathologique. Je dis paradoxale, puisque ce qu'on essaie de saisir, c'est un type d'aliénation qui ne se manifesterait que dans le moment et sous les formes du crime, une aliénation qui n'aurait pour tout symptôme que le crime lui-même, et qui pourrait disparaître celui-ci une fois commis. Et inversement, il s'agit de repérer des crimes qui ont pour raison, pour auteur, pour «responsable juridique», en quelque sorte, ce qui, dans le sujet, est hors de sa responsabilité ; à savoir la folie qui se cache en lui et qu'il ne peut même pas maîtriser, car bien souvent il n'en est pas conscient. Ce que la psychiatrie du XIXe siècle a inventé, c'est cette entité absolument fictive d'un crime folie, d'un crime qui est tout entier folie, d'une folie qui n'est rien d'autre que crime. Ce que pendant plus d'un demi-siècle on a appelé la monomanie homicide. Il n'est pas question ici de retracer l'arrière-plan théorique de la notion. Ni de suivre les discussions innombrables auxquelles elle a donné lieu entre hommes de loi et médecins, avocats et magistrats. Je voudrais seulement souligner ce fait étrange que les psychiatres ont, avec beaucoup d'entêtement, cherché à prendre place dans les mécanismes pénaux, ils ont revendiqué leur droit d'intervention non pas en allant chercher autour des crimes les plus quotidiens les mille petits signes visibles de folie qui peuvent les accompagner, mais en prétendant -ce qui était exorbitant -qu'il y avait des folies qui ne se manifestaient que dans des crimes énormes, et nulle part ailleurs. Et je voudrais souligner cet autre fait : malgré toutes leurs réticences à accepter cette notion de monomanie, les magistrats de l'époque ont fini par accepter l'analyse psychiatrique des crimes, à partir de cette notion si étrange et pour eux si inacceptable.

Pourquoi cette grande fiction de la monomanie homicide a-t-elle été la notion clef dans la protohistoire de la psychiatrie criminelle ?

La première série de questions à poser est sans doute celle-ci : au début du XIXe siècle, quand la tâche de la psychiatrie était de définir sa spécificité dans le domaine de la médecine et de faire connaître sa scientificité parmi les autres pratiques médicales, à ce moment, donc, où la psychiatrie se fonde comme spécialité médicale (jusqu'alors elle était plutôt un aspect qu'un domaine de la médecine), pourquoi a-t-elle voulu s'immiscer dans une région où jusque-là elle était intervenue avec beaucoup de discrétion ? Pourquoi les médecins ont-ils tellement tenu à revendiquer comme fous des gens qui avaient été, sans problème jusqu'alors, considérés comme de simples criminels ? Pourquoi les voit-on, dans tant de pays, protester contre l'ignorance médicale des juges et des jurés, solliciter la grâce ou la commutation de peine de certains condamnés, réclamer le droit d'être entendus comme experts par les tribunaux, publier des centaines de rapports et d'études pour montrer que tel ou tel criminel était un aliéné ? Pourquoi cette croisade en faveur de la pathologisation du crime, et cela sous le signe de cette notion de monomanie homicide ? Le fait est d'autant plus paradoxal que, bien peu de temps auparavant, à la fin du XVIIIe siècle, les tout premiers aliénistes (Pinel, surtout) protestent contre le mélange, qu'on pratiquait dans beaucoup de lieux d'internement, entre délinquants et malades. Cette parenté, qu'on avait eu tant de mal à dénouer, pourquoi vouloir la renouer ?

Il ne suffit pas d'invoquer je ne sais quel impérialisme des psychiatres (cherchant à s'annexer un nouveau domaine), ou même un dynamisme interne du savoir médical (cherchant à rationaliser le domaine confus où se mêlent la folie et le crime). Si le crime est devenu alors pour les psychiatres un enjeu important, c'est qu'il s'agissait moins d'un domaine de connaissance à conquérir que d'une modalité de pouvoir à garantir et à justifier. La psychiatrie, si elle est devenue si importante au XIXe siècle, ce n'est pas simplement parce qu'elle appliquait une nouvelle rationalité médicale aux désordres de l'esprit ou de la conduite, c'est aussi parce qu'elle fonctionnait comme une forme d'hygiène publique. Le développement, au XVIIIe siècle, de la démographie, des structures urbaines, du problème de la main-d'oeuvre industrielle avait fait apparaître la question biologique et médicale des «populations» humaines, avec leurs conditions d'existence, d'habitat, d'alimentation, avec leur natalité et leur mortalité, avec leurs phénomènes pathologiques (épidémies, endémies, mortalité infantile). Le «corps» social cesse d'être une simple métaphore juridico-politique (comme celle qu'on trouve dans le Leviathan *) pour apparaître comme une réalité biologique et un domaine d'intervention médicale. Le médecin doit donc être le technicien de ce corps social, et la médecine, une hygiène publique. Et la psychiatrie, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, a pris son autonomie et revêtu tant de prestige du fait qu'elle a pu s'inscrire dans le cadre d'une médecine conçue comme réaction aux dangers inhérents au corps social. Les aliénistes de l'époque ont pu discuter à l'infini sur l'origine organique ou psychique des maladies mentales, ils ont pu proposer des thérapeutiques physiques ou psychologiques : à travers leurs divergences, ils avaient tous conscience de traiter un «danger» social soit parce que la folie leur apparaissait liée à des conditions malsaines d'existence (surpopulation, promiscuité, vie urbaine, alcoolisme, débauche), soit encore parce qu'on la percevait comme source de dangers (pour soi-même, pour les autres, pour l'entourage, pour la descendance aussi par l'intermédiaire de l'hérédité). La psychiatrie du XIXe siècle, au moins autant qu'une médecine de l'âme individuelle, a été une médecine du corps collectif.

* Hobbes (T.), Leviathan, or The Matter, Form and Power of a Commonwealth Ecclesiastical and Civil, Londres, Andrew Crooke, 1651 (Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la République ecclésiastique et civile, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971).

On comprend l'importance qu'il pouvait y avoir pour cette psychiatrie à démontrer l'existence de quelque chose d'aussi fantastique que la monomanie homicide. On comprend que, pendant un demi-siècle, on ait sans cesse tenté de faire fonctionner cette notion, malgré son peu de justification scientifique. En effet, la monomanie homicide, si elle existe, montre :

1) que sous certaines de ses formes pures, extrêmes, intenses, la folie est tout entière crime, et rien d'autre que crime, donc que, au moins aux limites dernières de la folie, il y a le crime ;

2) que la folie est capable d'entraîner non pas simplement des désordres de la conduite, mais le crime absolu, celui qui franchit toutes les lois de la nature et de la société ;

3) que cette folie peut bien être d'une intensité extraordinaire, elle reste invisible jusqu'au moment où elle éclate ; que nul ne peut donc la prévoir sauf s'il a un oeil exercé, une expérience déjà longue, un savoir bien armé. Bref, seul un médecin spécialiste peut repérer la monomanie (c'est pourquoi, d'une manière qui n'est qu'en apparence contradictoire, les aliénistes définiront la monomanie comme une maladie qui ne se manifeste que dans le crime, et ils se réserveront cependant de pouvoir déterminer ses signes prémonitoires, ses conditions prédisposantes).

Mais il faut poser une autre question, en se plaçant cette fois du côté des magistrats et de l'appareil judiciaire. Pourquoi, en effet, ont-ils accepté sinon la notion de monomanie, du moins les problèmes qui lui étaient liés ? On dira sans doute que, dans leur grande majorité, les magistrats ont refusé de reconnaître cette notion qui permettait de faire d'un criminel un fou qui n'avait pour maladie que de commettre des crimes. Avec beaucoup d'acharnement, et, on peut le dire, avec un certain bon sens, ils ont tout fait pour tenir à l'écart cette notion que les médecins leur proposaient et dont les avocats se servaient spontanément pour défendre leurs clients. Et pourtant, à travers cette discussion sur les crimes monstrueux, sur les crimes «sans raison», l'idée d'une parenté toujours possible entre folie et délinquance s'est trouvée peu à peu acclimatée à l'extérieur même de l'institution judiciaire. Pourquoi cette acclimatation s'est-elle faite en somme assez facilement ? Ou, en d'autres termes, pourquoi l'institution pénale qui pendant tant de siècles avait pu se passer de l'intervention médicale, avait pu juger et condamner sans que le problème de la folie soit jamais posé, sauf dans quelques cas évidents, pourquoi a-t-elle eu recours si volontiers au savoir médical à partir des années 1820 ? Car il ne faut pas s'y tromper : les juges anglais, allemands, italiens, français de l'époque ont bien souvent refusé de suivre les conclusions des médecins ; ils ont rejeté bien des notions que ceux-ci leur proposaient. Ils n'ont pourtant pas été violés par les médecins. Ils ont eux-mêmes sollicité -selon des lois, des règles ou des jurisprudences qui varient de pays à pays -l'avis dûment formulé des psychiatres et ils l'ont sollicité surtout à propos de ces fameux crimes sans raison. Pourquoi ?

Parce que les codes nouveaux rédigés et mis en application en ce début du XIXe siècle un peu partout faisaient place à l'expertise psychiatrique, ou donnaient une importance nouvelle au problème de l'irresponsabilité pathologique ? Pas du tout. Il est même surprenant de constater que ces nouvelles législations n'ont guère modifié l'état de choses précédent : la plupart des codes de type napoléonien reprennent le vieux principe que l'état d'aliénation est incompatible avec la responsabilité et qu'il en exclut les conséquences ; la plupart, également, reprennent les notions traditionnelles de démence et de fureur qui étaient utilisées dans les anciens systèmes de droit. Ni les grands théoriciens comme Beccaria et Bentham, ni ceux qui ont, de fait, rédigé des nouvelles législations pénales n'ont cherché à élaborer ces notions traditionnelles, ni à organiser de nouveaux rapports entre punition et médecine du crime -sauf à affirmer d'une manière très générale que la justice pénale doit guérir cette maladie des sociétés qu'est le crime. Ce n'est pas «d'en haut» -par l'intermédiaire des codes ou des principes théoriques -que la médecine mentale a pénétré la pénalité. C'est plutôt «d'en bas» -du côté des mécanismes de la punition et du sens qu'on leur donnait. Punir était devenu, parmi toutes les techniques nouvelles de contrôle et de transformation des individus, un ensemble de procédés concertés pour modifier les infracteurs : l'exemple terrorisant des supplices ou l'exclusion par le bannissement ne pouvaient plus suffire dans une société où l'exercice du pouvoir impliquait une technologie raisonnée des individus. Les formes de punition auxquelles se rallient tous les réformateurs de la fin du XVIIIe siècle et tous les législateurs du début du XIXe siècle -à savoir l'emprisonnement, le travail obligatoire, la surveillance constante, l'isolement partiel ou total, la réforme morale, l'ajustement de la punition moins à l'état moral du criminel et à ses progrès -, tout cela implique que la punition porte, plutôt que sur le crime, sur le criminel lui-même : c'est-à-dire sur ce qui le rend criminel, ses motifs, ses mobiles, sa volonté profonde, ses tendances, ses instincts. Dans les anciens systèmes, l'éclat du châtiment devait répondre à l'énormité du crime ; désormais, on cherche à adapter les modalités de la punition à la nature du criminel.

On comprend que, dans ces conditions, les grands crimes sans motifs aient posé au juge un difficile problème. Autrefois, pour qu'on puisse punir un crime, il suffisait qu'on ait trouvé l'auteur, qu'il n'ait pas eu d'excuse et qu'il ne se soit pas trouvé en état de fureur ni de démence. Mais comment peut-on punir quelqu'un dont on ignore tous les motifs, et qui reste muet devant ses juges sauf à reconnaître les faits, et à convenir qu'il avait été parfaitement conscient de ce qu'il faisait ? Que faire lorsque se présente devant les tribunaux une femme comme Henriette Cornier, qui tue une enfant qu'elle connaissait à peine, la fille de gens qu'elle ne pouvait ni haïr ni aimer, qui décapite la fillette sans être capable de dire la moindre raison, qui ne cherche pas un instant à cacher son meurtre, et qui pourtant a préparé son geste, en avait choisi le moment, s'était procuré un couteau, et s'était acharnée à trouver l'occasion d'être seule un moment avec sa victime. Chez quelqu'un qui n'avait donné aucun signe de folie surgit donc un geste à la fois volontaire, conscient et raisonné -tout ce qu'il faut donc pour une condamnation aux termes de la loi -, et pourtant rien, aucun motif, aucun intérêt, aucun mauvais penchant qui permettrait de déterminer ce qu'il faut punir dans la coupable. On voit bien qu'il faudrait condamner, mais on ne comprend pas bien pourquoi punir n'était, bien sûr, la raison tout extérieure, mais insuffisante de l'exemple. La raison du crime étant devenue maintenant la raison de punir, comment punir si le crime est sans raison ? On a besoin pour punir de savoir quelle est la nature du coupable, son endurcissement, le degré de la méchanceté, quels sont ses intérêts ou ses penchants. Mais si on n'a rien de plus que le crime, d'un côté, et l'auteur, de l'autre, la responsabilité juridique sèche et nue autorise formellement la punition, elle ne permet pas de lui donner un sens.

On comprend que ces grands crimes sans motifs que les psychiatres avaient tant de raisons de valoriser aient été, pour des raisons très différentes, des problèmes si importants pour l'appareil judiciaire. Obstinément, les procureurs faisaient valoir la loi : pas de démence, pas de fureur, pas d'aliénation établie par des signes reconnus ; tout au contraire des actes parfaitement organisés ; donc, il faut appliquer la loi. Mais ils ont beau faire, ils ne peuvent éviter de poser la question du motif ; car ils savent bien que désormais dans la pratique des juges la punition est liée, pour une part au moins, à la détermination des motifs : peut-être Henriette Cornier avait-elle été la maîtresse du père de la fillette, et elle voulait s'en venger ; peut-être était-elle jalouse, elle qui avait dû abandonner ses enfants, de cette famille heureuse qui était à côté d'elle. Tous les réquisitoires le prouvent : pour que puisse jouer la mécanique punitive, il ne suffit pas de la réalité de l'infraction et de son imputabilité à un coupable ; il faut aussi établir le motif, disons un lien psychologiquement intelligible entre l'acte et l'auteur. L'affaire de Sélestat, où on a exécuté une femme anthropophage parce qu'elle aurait pu avoir faim, me semble bien significative.

Les médecins qu'on ne devait convoquer que pour constater les cas toujours assez évidents de démence ou de fureur vont donc commencer à être appelés comme «spécialistes du motif» ; ils devront apprécier non pas seulement la raison du sujet, mais la rationalité de l'acte, l'ensemble des rapports qui lient l'acte aux intérêts, aux calculs, au caractère, aux inclinations, aux habitudes du sujet. Et si les magistrats répugnent souvent à accepter le diagnostic de monomanie auquel les médecins tiennent tant, en revanche, ils ne peuvent pas ne pas accueillir bien volontiers l'ensemble des problèmes que soulève la notion : c'est-à-dire, en termes plus modernes, l'intégration de l'acte dans la conduite globale du sujet. Mieux cette intégration apparaîtra, plus le sujet apparaîtra punissable. Moins elle sera évidente, plus l'acte semblera faire irruption dans le sujet comme un mécanisme soudain et irrépressible, moins le responsable apparaîtra comme punissable. Et la justice alors acceptera de s'en dessaisir comme fou et de le confier à l'enfermement psychiatrique.

On peut, de cela, tirer plusieurs conclusions :

1) L'intervention de la médecine mentale dans l'institution pénale à partir du XIXe siècle n'est pas la conséquence ou le simple développement de la théorie traditionnelle de l'irresponsabilité des déments et des furieux.

2) Elle est due à l'ajustement de deux nécessités qui relevaient l'une du fonctionnement de la médecine comme hygiène publique, l'autre du fonctionnement de la punition légale comme technique de transformation individuelle.

3) Ces deux exigences nouvelles se rattachent l'une et l'autre à la transformation du mécanisme de pouvoir par lequel, depuis le XVIIIe siècle, on essaie de contrôler le corps social dans les sociétés de type industriel. Mais, malgré cette origine commune, les raisons pour la médecine d'intervenir dans le domaine criminel et les raisons pour la justice pénale d'avoir recours à la psychiatrie sont essentiellement différentes.

4) Le crime monstrueux, à la fois contre nature et sans raison, est la forme sous laquelle viennent coïncider la démonstration médicale que la folie est à la limite toujours dangereuse et l'impuissance judiciaire à déterminer la punition d'un crime sans avoir déterminé les motifs de ce crime. La bizarre symptomatologie de la monomanie homicide a été dessinée au point de convergence de ces deux mécanismes.

5) Se trouve ainsi inscrit aussi bien dans l'institution psychiatrique que dans l'institution judiciaire le thème de l'homme dangereux. De plus en plus, la pratique puis la théorie pénale aura tendance au XIXe puis au XXe siècle à faire de l'individu dangereux la cible principale de l'intervention punitive. De plus en plus, de son côté, la psychiatrie du XIXe aura tendance à rechercher les stigmates pathologiques qui peuvent marquer les individus dangereux : folie morale, folie instinctive, dégénérescence. C'est ce thème de l'individu dangereux qui donnera naissance, d'une part, à l'anthropologie de l'homme criminel avec l'école italienne et, de l'autre, à la théorie de la défense sociale représentée d'abord par l'école belge.

6) Mais, autre conséquence importante, on va voir se transformer considérablement la vieille notion de responsabilité pénale. Celle-ci, au moins par certains côtés, était proche encore du droit civil : nécessité, par exemple, pour l'imputabilité d'une infraction que son auteur soit libre, conscient, non atteint de démence ; hors de toute crise de fureur. Maintenant, la responsabilité n'est plus liée seulement à cette forme de la conscience, mais à l'intelligibilité de l'acte en référence avec la conduite, le caractère, les antécédents de l'individu. L'individu apparaîtra d'autant plus responsable de son acte qu'il lui est lié par une détermination psychologique. Plus un acte se trouvera psychologiquement déterminé, plus son auteur pourra en être considéré comme pénalement responsable. Plus l'acte sera en quelque sorte gratuit et indéterminé, plus on aura tendance à l'excuser. Paradoxe, donc : la liberté juridique d'un sujet est prouvée par le caractère déterminé de son acte ; son irresponsabilité est prouvée par le caractère en apparence non nécessaire de son geste. Avec ce paradoxe insoutenable de la monomanie et de l'acte monstrueux, la psychiatrie et la justice pénale sont entrées dans une phase d'incertitude dont nous sommes loin encore d'être sortis : les jeux de la responsabilité pénale et de la détermination psychologique sont devenus la croix de la pensée juridique et médicale.

*

Je voudrais me placer maintenant à un autre moment qui fut particulièrement fécond dans les rapports de la psychiatrie et du droit pénal : les dernières années du XIXe siècle et les premières du XXe siècle, entre le premier congrès d'Anthropologie criminelle (en 1885) et la publication par Prins de la Défense sociale (1910) *.

* Ier Congrès international d'anthropologie Criminelle (Rome, novembre 1885), Actes du congrès, Turin, 1886. Prins (A.), La Défense sociale et les Transformations du droit pénal, Bruxelles, Misch et Thron, 1910.

Entre la période que j'évoquais précédemment et celle dont je voudrais parler maintenant, que s'est-il passé ?

D'abord, dans l'ordre de la psychiatrie proprement dite, la notion de monomanie a été abandonnée, non sans hésitation et retour, un peu avant 1870. Abandonnée pour deux raisons. D'abord parce qu'à l'idée, en somme négative, d'une folie partielle ne portant que sur un point et ne se déclenchant qu'en certains moments s'est substituée l'idée qu'une maladie mentale n'est pas forcément une atteinte de la pensée ou de la conscience, mais qu'elle peut attaquer l'affectivité, les instincts, les comportements automatiques, en laissant à peu près intactes les formes de la pensée (ce qu'on a appelé folie morale, folie instinctive, aberration des instincts et finalement perversion correspond à cette élaboration qui, depuis les années 1840 environ, a pris pour exemple privilégié les déviations de la conduite sexuelle). Mais la monomanie a été abandonnée également pour une autre raison : l'idée de maladies mentales à l'évolution complexe et polymorphe, pouvant présenter tel ou tel symptôme particulier à tel ou tel stade de leur développement, et cela non seulement à l'échelle d'un individu, mais à l'échelle des générations : c'est l'idée de dégénérescence.

Du fait qu'on peut définir cette grande arborescence évolutive, il n'y a plus à opposer les grands crimes monstrueux et mystérieux qui renverraient à la violence incompréhensible de la folie et la petite criminalité, trop fréquente, trop familière pour qu'on ait besoin de recourir au pathologique. Désormais, qu'il s'agisse d'incompréhensibles massacres ou de petits délits (concernant la propriété ou la sexualité), de toute façon, on peut soupçonner une perturbation plus ou moins grave des instincts ou les stades d'une marche ininterrompue (c'est ainsi qu'on voit apparaître dans le champ de la psychiatrie légale les catégories nouvelles de la nécrophilie vers 1840, de la kleptomanie vers 1860, de l'exhibitionnisme en 1876 ; ou encore la prise en compte par cette psychiatrie légale de comportements comme la pédérastie ou le sadisme). On a donc, en principe au moins, un continuum psychiatrique et criminologique, qui permet d'interroger en termes médicaux n'importe quel degré de l'échelle pénale. La question psychiatrique n'est plus localisée à quelques grands crimes, même si on doit lui donner une réponse négative, il convient de la poser à travers le domaine entier des infractions.

Or cela a des conséquences importantes pour la théorie juridique de la responsabilité. Dans la conception de la monomanie, le soupçon pathologique se formait là où précisément il n'y avait pas de raison à un acte ; la folie était la cause de ce qui n'avait pas de sens et l'irresponsabilité s'établissait dans ce décalage. Mais, avec cette nouvelle analyse de l'instinct et de l'affectivité, on aura la possibilité d'une analyse causale de toutes les conduites, délinquantes ou non, et quel que soit le degré de leur criminalité. De là le labyrinthe infini dans lequel s'est trouvé engagé le problème juridique et psychiatrique du crime : si un acte est déterminé par un nexus causal, peut-on le considérer comme libre ; n'implique-t-il pas la responsabilité ? Et faut-il pour qu'on puisse condamner quelqu'un qu'il soit impossible de restituer l'intelligibilité causale de son acte ?

Or à l'arrière-plan de cette nouvelle manière de poser le problème, il faut mentionner plusieurs transformations qui en ont été, au moins en partie, la condition de possibilité. D'abord un développement intensif du quadrillage policier dans la plupart des pays d'Europe, ce qui entraîne en particulier un réaménagement et une mise en surveillance de l'espace urbain ; ce qui entraîne aussi la poursuite beaucoup plus systématique et beaucoup plus efficace de la petite délinquance. Il faut ajouter que les conflits sociaux, les luttes des classes, les affrontements politiques, les révoltes armées -depuis les briseurs de machines du début du siècle jusqu'aux anarchistes des dernières années en passant par les grèves violentes, les révolutions de 1848 et la Commune de 1870 -ont incité les pouvoirs à assimiler pour mieux les déconsidérer les délits politiques au crime de droit commun.

A cela il faut encore ajouter un autre élément : l'échec renouvelé et sans cesse signalé de l'appareil pénitentiaire. Ce fut le rêve des réformateurs du XVIIIe siècle, puis des philanthropes de l'époque suivante, que l'incarcération, pourvu qu'elle soit rationnellement dirigée, ait le rôle d'une véritable thérapeutique pénale ; l'amendement des condamnés devait en être le résultat. Or très tôt on s'est aperçu que la prison menait à un résultat exactement opposé, qu'elle était plutôt école de délinquance, et que les méthodes plus fines de l'appareil policier et judiciaire, loin d'assurer une meilleure protection contre le crime, amenait au contraire, par l'intermédiaire de la prison, un renforcement du milieu criminel.

On se trouvait donc, pour toute une série de raisons, dans une situation telle qu'il existait un très forte demande sociale et politique de réaction au aime et de répression, que cette demande comprenait une originalité dans le fait qu'elle devait être pensée en termes juridiques et en termes médicaux ; et pourtant, la pièce centrale de l'institution pénale, depuis de Moyen Âge, à savoir la responsabilité, semblait tout à fait inadéquate pour penser ce domaine si large et si touffu de la criminalité médico-légale.

Cette inadéquation est apparue, à la fois au niveau des conceptions et au niveau des institutions, dans le conflit qui opposa autour des années 1890 l'école dite d’«anthropologie criminelle» et l'Association internationale de droit pénal. C'est qu'en face des principes traditionnels de la législation criminelle l'école italienne ou les anthropologues de la criminalité ne demandaient rien de moins qu'une sortie hors du droit - une véritable «dépénalisation» du crime par la mise en place d'un appareil qui soit d'un autre type que celui prévu par les codes. En schématisant beaucoup, il s'agissait pour l'anthropologie criminelle : 1) d'abandonner totalement la notion juridique de responsabilité, de poser comme question fondamentale non point le degré de liberté de l'individu, mais le niveau de danger qu'il constitue pour la société ; 2) de remarquer d'ailleurs que les inculpés que le droit reconnaît irresponsables parce que malades, fous, anormaux, victimes d'impulsions irrésistibles, sont justement ceux qui sont le plus réellement dangereux ; 3) de faire valoir que ce qu'on appelle la «peine» n'a pas à être une punition, mais un mécanisme de défense de la société ; de noter alors que la différence n'est pas entre responsables à condamner et irresponsables à relaxer, mais entre sujets absolument et définivement dangereux, et ceux qui, moyennant certains traitements, cessent de l'être ; 4) de conclure qu'il doit y avoir trois grands types de réactions sociales au crime, ou plutôt au danger que constitue le criminel : l'élimination définitive (par la mort ou l'enfermement dans une institution), l'élimination provisoire (avec traitement), l'élimination en quelque sorte relative et partielle (stérilisation, castration). On voit bien la série des déplacements demandés par l'école anthropologique : du crime vers le criminel, de l'acte effectivement commis vers le danger virtuellement inclus dans l'individu, de la punition modulée du coupable à la protection absolue des autres.

On peut dire qu'on arrivait là à un point de rupture : la criminalité, développée depuis la vieille monomanie, dans une proximité souvent orageuse avec le droit pénal, risquait de s'en faire exclure, pour excès de radicalité. Et on se serait retrouvé dans une situation un peu semblable à celle du départ : un savoir technique incompatible avec le droit, l'assiégeant de l'extérieur et ne pouvant se faire entendre de lui. Et un peu comme la notion de monomanie pouvait servir à recouvrir de folie un crime dont on ne voyait pas les raisons, la notion de dégénérescence permettait de lier à tout un péril pathologique pour la société, et finalement l'espèce humaine tout entière, le moindre des criminels. Tout le champ des infractions pouvait se maintenir en termes de danger, et donc de protection à assurer. Le droit n'avait plus qu'à se taire. Ou à se boucher les oreilles et à refuser d'écouter.

On dit d'une façon assez habituelle que les propositions fondamentales de l'anthropologie criminelle se sont trouvées assez rapidement disqualifiées pour plusieurs raisons : leur lien à un scientisme, à une certaine naïveté positiviste dont le développement même des sciences s'est chargé au XXe siècle de nous guérir ; leur parenté avec un évolutionnisme historique et social qui lui aussi fut vite discrédité ; l'appui qu'elles trouvaient dans une théorie neuropsychiatrique de la dégénérescence que la neurologie, d'une part, la psychanalyse, de l'autre, ont vite démantelée ; leur incapacité à devenir opératoire dans la forme de la légistation pénale et dans la pratique judiciaire. L'âge de l'anthropologie criminelle, avec ses naïvetés radicales, semble avoir disparu avec le XIXe siècle ; et une psychosociologie de la délinquance, beaucoup plus subtile, et bien mieux acceptable par le droit pénal, semble avoir pris la relève.

Or il me semble qu'en fait l'anthropologie criminelle, au moins dans ses formes générales, n'a pas disparu aussi complètement qu'on veut bien le dire ; et que certaines de ses thèses les plus fondamentales, les plus exorbitantes aussi par rapport au droit traditionnel, se sont petit à petit ancrées dans la pensée et dans la pratique pénale. Mais cela n'aurait pas pu se produire par la seule valeur de vérité ou du moins la seule force de persuasion de cette théorie psychiatrique du crime. C'est qu'en fait toute une mutation s'est produite du côté du droit. Quand je dis «du côté du droit», c'est trop dire sans doute : car les législations pénales, à quelques exceptions près (comme le code norvégien, mais il s'agissait après tout d'un nouvel État), et sous réserve de quelques projets restés d'ailleurs dans les limbes (comme le projet de Code pénal suisse), sont restées à peu près semblables à elles-mêmes : les lois sur le sursis, la récidive ou la relégation ont été les principales modifications apportées non sans tâtonnement dans la législation française. Ce n'est pas de ce côté-là que je verrais les mutations, mais du côté d'une pièce à la fois théorique et essentielle, la notion de responsabilité. Et si elle a pu être modifiée, ce n'est pas tellement à cause de quelque secousse de pression intérieure, mais surtout parce qu'à la même époque, dans le domaine du droit civil, une évolution considérable s'était produite. Mon hypothèse serait : c'est le droit civil, et non pas la criminologie, qui a permis que la pensée pénale se modifie sur deux ou trois points capitaux ; c'est elle qui a rendu possible la greffe dans le droit criminel de ce qu'il y avait d'essentiel dans des thèses de la criminologie de l'époque. Il se peut bien que, dans cette réélaboration qui s'est faite d'abord dans le droit civil, les juristes seraient restés sourds aux propositions fondamentales de l'anthropologie criminelle, ou du moins n'auraient jamais eu l'instrument susceptible de les faire passer dans le système du droit. D'une manière qui peut sembler étrange au premier regard, c'est le droit civil qui a rendu possible dans le droit pénal l'articulation du code et de la science.

Cette transformation dans le droit civil tourne autour de la notion d'accident, de risque et de responsabilité. D'une façon très générale, il faut souligner l'importance qu'a prise, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle, et non seulement pour le droit mais aussi pour l'économie et la politique, le problème de l'accident. On me dira que, dès le XVIe siècle, le système des assurances avait montré l'importance que déjà on accordait aux aléas. Mais, d'une part, les assurances ne concernaient que les risques en quelque sorte individuels et, d'autre part, elles excluaient entièrement la responsabilité de l'intéressé. Or, au XIXe siècle, avec le développement du salariat, des techniques industrielles, du machinisme, des moyens de transport, des structures urbaines, sont apparues deux choses importantes : d'abord, les risques qu'on faisait courir à des tiers (l'employeur exposant ses salariés à des accidents du travail, les transporteurs exposant à des accidents non seulement les passagers, mais des gens que le hasard avait placés là) ; ensuite, le fait que ces accidents pouvaient souvent être rattachés à une sorte de faute mais une faute minime (inattention, manque de précaution, négligence) et commise de plus par quelqu'un qui ne pouvait en supporter la responsabilité civile et le paiement des dommages qui lui étaient liés.

Le problème était de fonder en droit une responsabilité sans faute. Ce fut l'effort des civilistes occidentaux, et surtout des juristes allemands, poussés qu'ils étaient par les exigences de la société bismarckienne -société non seulement de discipline mais de sécurité. Dans cette recherche d'une responsabilité sans faute, les civilistes font valoir un certain nombre de principes importants :

1) Cette responsabilité doit être établie en suivant non la série des fautes commises, mais l'enchaînement des causes et des effets. La responsabilité est du côté de la cause, plutôt que du côté du manquement : c'est la Causalhaftung des juristes allemands.

2) Ces causes sont de deux ordres qui ne s'excluent pas l'un l'autre : l'enchaînement de faits précis et individuels qui ont été induits les uns à partir des autres ; et la création de risques inhérents à un type d'action, d'outillage, d'entreprise.

3) Certes, ces risques doivent être diminués de la façon la plus systématique et la plus rigoureuse possible. Mais il est certain qu'on ne les fera jamais disparaître, et qu'aucune des entreprises caractéristiques de la société moderne ne sera sans risque. Comme le disait Saleilles, «un rapport de causalité qui se rattache à un fait purement matériel qui en lui-même se présente comme un fait aventureux, non pas irrégulier en soi, non pas contraire aux usages de la vie moderne, mais dédaigneux de l'extrême prudence qui paralyse l'action, en harmonie avec l'activité qui s'impose aujourd'hui et par conséquent bravant les haines et acceptant les risques, c'est la loi de la vie aujourd'hui, c'est la règle commune et le droit est fait pour refléter cette conception actuelle de l'âme, à mesure de son évolution successive» *.

* Saleilles (R.), Les Accidents de travail et la Responsabilité civile. Essai d'une théorie objective de la responsabilité délictuelle, Paris, A. Rousseau, 1897, p. 36.

4) Cette responsabilité sans faute, liée à un risque qui ne pourra jamais disparaître tout à fait, l'indemnité n'est pas faite pour la sanctionner comme une quasi-punition, mais pour en réparer les effets, d'une part, pour tendre, d'autre part, d'une manière asymptotique, à en diminuer à l'avenir les risques.

En éliminant l'élément de la faute dans le système de la responsabilité, les civilistes introduisaient dans le droit la notion de probabilité causale et de risque, et ils faisaient apparaître l'idée d'une sanction qui aurait une fonction de défendre, de protéger, de faire pression sur d'inévitables risques.

Or, d'une manière assez étrange, c'est cette dépénalisation de la responsabilité civile qui va constituer un modèle pour le droit pénal. Et cela à partir des propositions fondamentales formulées par l'anthropologie criminelle. Au fond, qu'est-ce qu'un criminel-né ou un dégénéré, ou une personnalité criminelle, sinon quelqu'un qui, selon un enchaînement causal difficile à restituer, porte un indice particulièrement élevé de probabilité criminelle, étant en lui-même un risque de crime ? Eh bien, tout comme on peut déterminer une responsabilité civile sans établir de faute, mais par la seule estimation du risque créé, contre lequel il faut se défendre sans qu'on puisse l'annuler, de même on peut rendre un individu pénalement responsable sans avoir à déterminer s'il était libre et s'il y a faute, mais en rattachant l'acte commis au risque de criminalité que constitue sa personnalité propre. Il est responsable, puisque par sa seule existence il est créateur de risque, même s'il n'est pas fautif puisqu'il n'a pas choisi en toute liberté le mal plutôt que le bien. La sanction n'aura donc pas pour but de punir un sujet de droit qui aura volontairement enfreint la loi, elle aura pour rôle de diminuer dans toute la mesure du possible -soit par l'élimination, soit par l'exclusion, soit par restrictions diverses, soit encore par des mesures thérapeutiques - le risque de criminalité représenté par l'individu en question.

L'idée générale de la Défense sociale telle qu'elle a été exposée par Prins au début du XXe siècle s'est formée par transfert à la justice criminelle des élaborations propres au nouveau droit civil. L'histoire des congrès d'anthropologie criminelle et des congrès de droit pénal, au tournant des deux siècles, la chronique des conflits entre savants positivistes et juristes traditionnels, et la brusque détente qui s'est produite à l'époque de Liszt, de Saleilles, de Prins, le rapide effacement de l'école italienne à partir de ce moment, mais aussi la diminution chez les juristes de la résistance à la psychologie du criminel, la constitution d'un relatif consensus autour d'une criminologie qui serait accessible pour le droit et d'une pénalité qui tiendrait compte du savoir criminologique, tout cela semble bien indiquer qu'on venait de trouver à ce moment-là l'«échangeur» dont on avait besoin. Cet échangeur, c'est la notion capitale de risque auquel le droit fait place avec l'idée d'une responsabilité sans faute, et auquel l'anthropologie ou la psychologie ou la psychiatrie peut faire place avec l'idée d'une imputabilité sans liberté. Le terme, désormais central, d’«être dangereux», ou de «terribilité», aurait été introduit par Prins à la session de septembre 1905 de l'Union internationale de droit pénal *.

* L'Union internationale de droit pénal, fondée en 1889 par le Belge Prins, l'Allemand von Liszt et le Néerlandais Van Hamel, promut un mouvement de recherche criminologique et organisa jusqu'à la guerre de 1914 de nombreux congrès. M. Foucault fait référence à l'introduction de la notion d’«état dangereux» par Adolphe Prins dans sa communication au Xe Congrès international de droit pénal (Hambourg, 12 septembre 1905) : «Les difficultés actuelles du problème répressif», Actes du Xe Congrès, in Bulletin de l'Union internationale de droit Pénal, vol. XIII, Berlin, J. Guttentag, 1906, p. 362.

Je ne ferai pas ici le compte des innombrables législations, règlements, circulaires qui ont dans toutes les institutions pénales du monde entier mis en oeuvre d'une manière ou d'une autre cette notion d'état dangereux. Je voudrais seulement souligner deux ou trois choses.

La première, c'est que, depuis les grands crimes sans raison du début du XIXe siècle, ce n'est pas tellement autour de la liberté que s'est déroulé de fait le débat, même si la question est toujours restée posée. Le vrai problème, celui qui a été effectivement élaboré, ce fut celui de l'individu dangereux. Y a-t-il des individus intrinsèquement dangereux ? À quoi les reconnaît-on et comment peut-on réagir à leur présence ? Le droit pénal, au cours du siècle passé, n'a pas évolué d'une morale de la liberté à une science du déterminisme psychique ; il a plutôt étendu, organisé, codifié le soupçon et le repérage des individus dangereux, de la figure rare et monstrueuse du monomane à celle, fréquente, quotidienne, du dégénéré, du pervers, du déséquilibré constitutionnel, de l'immature, etc.

Il faut remarquer aussi que cette transformation ne s'est pas faite seulement de la médecine vers le droit, comme par la pression d'un savoir rationnel sur les vieux systèmes prescriptifs ; mais qu'elle s'est opérée par un perpétuel mécanisme d'appel et d'interaction entre le savoir médical ou psychologique et l'institution judiciaire. Ce n'est pas celle-ci qui a cédé. Il s'est constitué un domaine d'objet et un ensemble de concepts qui sont nés à leurs frontières et de leurs échanges.

Or, et c'est sur ce point que je voudrais m'arrêter, il semble bien que la plupart des notions qui ont été ainsi formées sont opératoires pour la médecine légale ou les expertises psychiatriques en matière criminelle.

Mais est-ce qu'on n'a pas introduit dans le droit bien plus que les incertitudes d'un savoir problématique, à savoir les rudiments d'un autre droit ? Car la pénalité moderne -et ceci de la façon la plus éclatante depuis Beccaria -ne donne droit à la société sur les individus que par ce qu'ils font : seul un acte, défini comme infraction par la loi, peut donner lieu à une sanction, modifiable sans doute selon les circonstances ou les intentions. Cependant, en mettant de plus en plus en avant non seulement le criminel comme sujet de l'acte, mais aussi l'individu dangereux comme virtualité d'actes, est-ce qu'on ne donne pas à la société des droits sur l'individu à partir de ce qu'il est ? Non plus certes à partir de ce qu'il est par statut (comme c'était le cas dans les sociétés d'Ancien Régime), mais de ce qu'il est par nature, selon sa constitution, selon ses traits caractériels ou ses variables pathologiques. Une justice qui tend à s'exercer sur ce qu'on est : voilà qui est exorbitant par rapport à ce droit pénal dont les réformateurs du XVIIIe siècle avaient rêvé, et qui devait sanctionner, d'une façon absolument égalitaire, les infractions explicitement et préalablement définies par la loi.

On me dira sans doute qu'en dépit de ce principe général le droit de punir, même au XIXe siècle, s'est modulé non seulement à partir de ce que font les hommes, mais à partir de ce qu'ils sont ou de ce qu'on suppose qu'ils sont. À peine les grands codes modernes étaient-ils mis en place qu'on a cherché à les assouplir par des législations comme celles sur les circonstances atténuantes, la récidive ou la liberté conditionnelle ; il s'agissait alors de prendre en compte au-dessous des actes celui qui les avait commis. Et sans doute l'étude fine et comparée des décisions de justice montrerait facilement que, sur la scène pénale, les infracteurs étaient au moins aussi présents que leurs infractions. Une justice qui ne s'exercerait que sur ce qu'on fait n'est sans doute qu'une utopie, et pas forcément désirable. Mais, depuis le XVIIIe siècle au moins, elle a constitué le principe directeur, le principe juridico-moral qui régit la pénalité moderne. Il n'était donc pas question, il ne peut pas être encore question de le mettre d'un coup entre parenthèses. C'est insidieusement, lentement et comme par en bas et par fragments que s'organise une pénalité sur ce qu'on est : il a fallu près de cent ans pour que cette notion d’«individu dangereux», qui était virtuellement présente dans la monomanie des premiers aliénistes, soit acceptée dans la pensée juridique, et au bout de cent ans, si elle est bien devenue un thème central dans les expertises psychiatriques (en France, c'est de la dangerosité d'un individu, beaucoup plus que de sa responsabilité que parlent les psychiatres commis comme experts), le droit et les codes semblent hésiter à lui faire place : la refonte du Code pénal qu'on prépare actuellement en France est tout juste parvenue à remplacer la vieille notion de «démence», qui rendait irresponsable l'auteur d'un acte, par les notions de discernement et de contrôle, qui n'en sont au fond que la version à peine modernisée. Peut-être pressent-on ce qu'il y aurait de redoutable à autoriser le droit à intervenir sur les individus en raison de ce qu'ils sont : une terrible société pourrait sortir de là,

Il n'en reste pas moins qu'au niveau des fonctionnements les juges, de plus en plus, ont besoin de croire qu'ils jugent un homme tel qu'il est et selon ce qu'il est. La scène que j'évoquais en commençant en porte bien témoignage : lorsqu'un homme arrive devant ses juges avec seulement ses crimes, lorsqu'il n'a rien d'autre à dire, lorsqu'il ne fait pas au tribunal la grâce de lui livrer quelque chose comme le secret de lui-même, alors...