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«About the Concept of the «Dangerous Individual»
in 19th Century Legal Psychiatry» («L'évolution
de la notion d’«individu dangereux». dans la psychiatrie
légale du XIXe siècle»), Journal of Law and
Psychiatry, vol. I, 1978, pp. 1-18.
Communication au symposium de Toronto «Law and Psychiatry»,
Clarke Institute of Psychiatry, 24-26 octobre 1977.
Dits Ecrits Tome III texte n°220
Je commencerai en rapportant quelques phrases qui ont été
échangées l'autre jour à la cour d'assises
de Paris. On jugeait un homme, accusé de cinq viols et de
six tentatives de viol, échelonnés entre février
et juin 1975. L'accusé était presque muet. Le président
lui demande : «Avez-vous essayé de réfléchir
sur votre cas ?»
Silence.
«Pourquoi, à vingt-deux ans, se déclenchent
en vous ces violences ? C'est un effort d'analyse qu'il vous faut
faire. C'est vous qui avez les clefs de vous-même. Expliquez-moi.»
Silence.
«Pourquoi recommenceriez-vous ?»
Silence.
Un juré prend alors la parole et s'écrie : «Mais
enfin, défendez-vous.»
Il n'y a rien d'exceptionnel dans un pareil dialogue, ou plutôt
dans ce monologue interrogatif. On pourrait l'entendre sans doute
dans bien des tribunaux et dans bien des pays. Mais, si on prend
un peu de recul, il ne peut que susciter l'étonnement de
l'historien. Car voilà un appareil judiciaire qui est destiné
à établir des faits délictueux, à déterminer
leur auteur et à sanctionner ces actes en infligeant à
cet auteur les peines prévues par la loi. Or on a ici des
faits établis, un individu qui les reconnaît et qui
accepte donc la peine qu'on va lui infliger. Tout devrait être
pour le mieux dans le meilleur des mondes judiciaires. Les législateurs,
les rédacteurs de code de la fin du XVIIIe siècle
et du début du XIXe ne pouvaient pas rêver de situation
plus limpide. Et pourtant la machine vient à s'enrayer, les
rouages se grippent. Pourquoi ? Parce que l'inculpé se tait.
Se tait à propos de quoi ? Des faits ? Des circonstances
? De la manière dont ils se sont déroulés ?
De ce qui, au moment même, aurait pu les provoquer ? Pas du
tout. L'inculpé se dérobe devant une question essentielle
pour un tribunal d'aujourd'hui, mais qui aurait résonné
d'une manière bien étrange il y a cent cinquante ans
: «Qui êtes-vous ?»
Et le dialogue que je citais tout à l'heure prouve bien
qu'à cette question il n'est pas suffisant que l'inculpé
réponde : «Je suis l'auteur des crimes que voilà
: un point, c'est tout. Jugez puisque vous le devez, et condamnez
si vous le voulez.» On lui demande bien plus : au-delà
de l'aveu, il faut une confession, un examen de conscience, une
explication de soi, une mise en lumière de ce qu'on est.
La machine pénale ne peut plus fonctionner seulement avec
une loi, une infraction et un auteur responsable des faits. Il lui
faut autre chose, un matériau supplémentaire ; les
magistrats et les jurés, les avocats aussi et le ministère
public ne peuvent réellement jouer leur rôle que si
on leur fournit un autre type de discours : celui que l'accusé
tient sur lui-même, ou celui qu'il permet, par ses confessions,
souvenirs, confidences, etc., qu'on tienne sur lui. Et ce discours
vient-il à manquer, le président s'acharne, le jury
s'énerve ; on presse, on pousse l'accusé, il ne joue
pas le jeu. Il est un peu comme ces condamnés qu'il faut
porter à la guillotine ou à la chaise électrique,
parce qu'ils traînent les jambes. Il faut bien qu'ils marchent
un peu par eux-mêmes, s'ils veulent vraiment être exécutés ;
il faut bien qu'ils parlent un peu d'eux-mêmes, s'ils veulent
être jugés.
Et ce qui montre bien que cet élément est indispensable
à la scène judiciaire, qu'on ne peut pas juger, qu'on
ne peut pas condamner, sans qu'il ait été donné
d'une manière ou de l'autre, c'est cet argument employé
récemment par un avocat français dans une affaire
d'enlèvement et d'assassinat d'enfant. Pour toute une série
de raisons, cette affaire avait un grand retentissement, non seulement
par la gravité des faits, mais parce que l'usage ou l'abandon
de la peine de mort se jouait dans le procès. Plaidant plutôt
contre la peine de mort que pour l'accusé, l'avocat fit valoir
que de celui-ci on connaissait peu de chose, et que ce qu'il était
n'avait guère transparu dans les interrogatoires ou dans
les examens psychiatriques. Et il a eu cette réflexion étonnante
(je la cite à peu près) : «Peut-on condamner
à mort quelqu'un qu'on ne connaît pas * ?»
* Il s'agit de l'affaire Patrick Henry plaidée par Me Badinter,
voir supra no 205.
L'intervention de la psychiatrie dans le domaine pénal s'est
faite au début du XIXe siècle, à propos d'une
série d'affaires qui avaient à peu près la
même forme et se sont déroulées entre 1800 et
1835.
Affaire relatée par Metzger : un ancien officier qui vit
retiré s'est attaché à l'enfant de sa logeuse.
Un jour, «sans aucun motif, sans qu'aucune passion telle que
la colère, l'orgueil, la vengeance, ait été
en jeu», il se jette sur l'enfant et le frappe sans le tuer
de deux coups de marteau.
Affaire de Sélestat : en Alsace, pendant l'hiver très
rigoureux de 1817, où la famine menace, une paysanne profite
de l'absence de son mari parti travailler pour tuer leur petite
fille, lui couper la jambe et la faire cuire dans la soupe *.
* Affaire rapportée d'abord par le Dr Reisseisen de Strasbourg,
«Examen d'un cas extraordinaire d'infanticide», Jahrbuch
der Staatsarzneikunde, J. H. Koop éd., vol. XI, 1817, reprise
par Charles Marc in De la folie considérée dans ses
rapports avec les questions médico-judiciaires, Paris, Baillière,
1840, t. II, pp. 130-146.
A Paris, en 1825, une servante, Henriette Cornier, va trouver la
voisine de ses patrons et lui demande avec insistance de lui confier
sa fille pendant quelque temps. La voisine hésite, consent,
puis, quand elle revient chercher l'enfant, Henriette Cornier vient
tout juste de la tuer et de lui couper la tête qu'elle a jetée
par la fenêtre **.
** Le 4 novembre 1825, Henriette Cornier tranche la tête
de Fanny Belon, âgée de dix-neuf mois, dont elle avait
la garde. Après une première expertise conduire par
Adelon, Esquirol et Léveillé, une consultation médico-légale
fur demandée à Charles Marc par ses avocats. Marc
(C.), Consultation médico-légale pour Henriette Cornier,
accusée d'homicide commis volontairement et avec préméditation
(1826), repris in De la folie, op. cit., t. II, pp. 71-130. Cf.
aussi Georget (E.), Discussion médico-légale sur la
folie, ou aliénation mentale, suivie de l'examen du procès
criminel d'Henriette Cornier et de plusieurs autres procès
dans lesquels cette maladie a été alléguée
comme moyen de défense, Paris, Migneret, 1826, pp. 71-130.
A Vienne, Catherine Ziegler tue son enfant bâtard. Au tribunal,
elle explique qu'une force irrésistible l'y a poussée.
Elle est acquittée pour folie. On la libère de prison.
Mais elle déclare qu'on ferait mieux de l'y maintenir, car
elle recommencera. Dix mois après, elle accouche d'un enfant
qu'elle tue aussitôt et elle déclare au procès
qu'elle n'est devenue enceinte que pour tuer son enfant. Elle est
condamnée à mort et exécutée.
En Écosse, un nommé John Howison entre dans une maison
où il tue une vieille femme qu'il ne connaissait pas et part
sans rien voler et sans se cacher. Arrêté, il nie contre
toute évidence ; mais la défense fait valoir que c'est
un crime de dément, puisque c'est un crime sans intérêt.
Howison est exécuté et on considérera rétrospectivement
comme un signe supplémentaire de folie qu'il ait dit alors
à un fonctionnaire présent qu'il avait envie de le
tuer.
En Nouvelle-Angleterre, Abraham Prescott tue en plein champ sa
mère nourricière, avec laquelle il avait toujours
eu de bons rapports. Il rentre à la maison et se met à
pleurer devant son père nourricier ; celui-ci l'interroge
et Prescott, sans difficulté, avoue son crime.
Il explique par la suite qu'il avait été pris d'une
rage de dents subite et qu'il ne se souvient plus de rien. L'enquête
établira qu'il avait déjà attaqué ses
parents nourriciers pendant la nuit, mais qu'on avait cru à
une crise de somnambulisme. Prescott est condamné à
mort, mais le jury recommande en même temps une commutation.
Il est tout de même exécuté.
C'est à ces affaires, et à d'autres du même
type, que se réfèrent inlassablement les psychiatres
de l'époque, Metzger, Hoffbauer, Esquirol et Georget, William
Ellis et Andrew Combe *.
* Metzger (J. D.), Gerichtlich-medicinische Beobachtungen, Königsberg,
J. Kanter, 1778-1780, 2 vol. Hoffbauer (J. C.), Untersuchungen über
die Krankheiten der Seele und der verwandten Zustände, Halle,
Trampen, 1802-1807, 3 vol. Esquirol (J. E. D.), Des maladies mentales
considérées sous les rapports médical, hygiénique
et médico-légal, Paris, Baillière, 1838, 2
vol. Georget (E.), Examen des procès criminels des nommés
Léger, Feldtmann, Lecouffe, jean-Pierre et Papavoine, suivi
de quelques considérations médico-légales sur
la liberté morale, Paris, Migneret, 1825. Hellis (W. C.),
A Treatise on the Nature, Symptoms, Causes and Treatment of Insanity,
with Practical Observations on Lunatic Asylums, Londres, Holdsworth,
1838 (Traité de l'aliénation mentale, ou De la nature,
des causes, des symtômes et du traitement de la folie, trad..
T. Archambault, avec des notes d'Esquirol, Paris, J. Rouvier, 1840).
Combe (A.), Observations on Mental Derangement, Édimbourg,
J. Anderson, 1831.
Pourquoi, dans tout le domaine des crimes commis, est-ce que ce
sont ceux-là qui ont paru importants, ceux-là qui
ont été l'enjeu des discussions entre médecins
et juristes ?
1) Il faut remarquer d'abord qu'ils présentent un tableau
très différent de ce qui avait constitué jusque-là
la jurisprudence de la folie criminelle. Schématiquement,
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le droit pénal
ne posait la question de la folie que dans les cas où le
Code civil et le droit canonique le posaient aussi. C'est-à-dire
lorsqu'elle se présentait soit sous la forme de la démence
et de l'imbécillité, soit sous la forme de la fureur.
Dans les deux cas, qu'il s'agisse d'un état définitif
ou d'une explosion passagère, la folie se manifestait par
des signes nombreux et assez facilement reconnaissables (au point
qu'on discutait pour savoir s'il était vraiment besoin d'un
médecin pour l'authentifier). Or, ce qui est important, c'est
que le développement de la psychiatrie criminelle ne s'est
pas fait en raffinant le problème traditionnel de la démence
(par exemple, en discutant sur son évolution progressive,
caractère global ou partiel, son rapport avec des incapacités
innées des individus) ou en analysant de plus près
la symptomatologie de la fureur (ses interruptions, ses retours,
ses intervalles). Tous ces problèmes, avec les discussions
qui s'étaient poursuivies pendant des années, ont
été remplacés par le problème nouveau
des crimes qui ne sont précédés, accompagnés
ou suivis d'aucun des symptômes traditionnels, reconnus, visibles
de la folie.
*Dans chaque cas, on insiste sur le fait qu'il n'y avait pas de
préalable, de trouble antérieur de la pensée
ou de la conduite, pas de délire ; qu'il n'y avait pas non
plus d'agitation ni de désordre comme dans la fureur ; que
le crime surgissait dans ce qu'on pouvait appeler le degré
zéro de la folie.
2) Le deuxième trait commun est trop évident pour
qu'on y insiste longuement. C'est qu'il s'agit non pas de délits
légers, mais de crimes graves : presque tous des meurtres,
accompagnés parfois d'étranges cruautés (cannibalisme
de la femme de Sélestat). Il est important de noter que cette
psychiatrisation de la délinquance s'est faite en quelque
sorte «par le haut». Cela est également en rupture
avec la tendance fondamentale de la jurisptudence précédente.
Plus un crime était grave, moins il convenait de poser la
question de la folie (on a longtemps refusé de la prendre
en considération s'il s'agissait d'un crime de sacrilège
ou de lèse-majesté). Qu'il y ait toute une région
commune à la folie et à l'illégalité,
on l'admettait volontiers pour les délits mineurs - petites
violences, vagabondages -, et on y réagissait, au moins dans
certains pays comme la France, par la mesure ambiguë de l'internement.
Or ce n'est pas du tout par cette zone confuse du désordre
quotidien que la psychiatrie a pu pénétrer en force
dans la justice pénale ; mais en s'attaquant au grand événement
criminel, extrêmement violent et extrêmement rare.
3) Ces grands assassinats ont encore en commun de se dérouler
sur la scène domestique. Ce sont des crimes de la famille,
de la maison, au plus, du voisinage. Des parents qui tuent leur
progéniture, des enfants qui tuent leurs parents ou leurs
protecteurs, des serviteurs qui tuent l'enfant de la famille ou
du voisin, etc. Ce sont, on le voit, des crimes qui mettent en présence
des partenaires de générations différentes.
Le couple enfant-adulte ou adolescent-adulte est presque toujours
présent. C'est que ces rapports d'âge, de lieu, de
parenté valent à l'époque comme les rapports
à la fois les plus sacrés et les plus naturels, les
plus innocents aussi, ceux qui, de tous, doivent être le moins
chargés d'intérêt et de passion. Moins que des
crimes contre la société et ses règles, ce
sont des crimes contre la nature, contre ces lois qu'on pense immédiatement
inscrites dans le coeur humain et qui lient les familles et les
générations. La forme de crimes qui, au début
du XIXe siècle, apparaît comme pertinente pour qu'on
pose à son sujet la question de la folie est donc le crime
contre nature. L'individu dans lequel folie et criminalité
se rejoignent et posent le problème de leurs rapports, ce
n'est pas l'homme du petit désordre quotidien, la pâle
silhouette qui s'agite aux confins de la loi et de la norme, c'est
le grand monstre. La psychiatrie du crime, au XIXe siècle,
s'est inaugurée par une pathologie du monstrueux.
4) Enfin, tous ces crimes ont en commun d'avoir été
accomplis «sans raison», je veux dire sans intérêt,
sans passion, sans motif, même fondés sur une illusion
délirante. Dans tous les cas que j'ai cités, les psychiatres
insistent bien, pour justifier leur intervention, sur le fait qu'il
n'y avait entre les partenaires du drame aucune relation permettant
de rendre intelligible le crime. Dans le cas d'Henriette Cornier
qui avait décapité la petite fille de ses voisins,
on a pris soin d'établir qu'elle n'avait pas été
la maîtresse du père et qu'elle n'avait pas agi par
vengeance. Dans celui de la femme de Sélestat qui avait fait
bouillir la cuisse de sa fille, un élément important
de la discussion avait été : y avait-il famine ou
non à l'époque ? L'accusée était-elle
pauvre ou non, affamée ou pas ? Le procureur avait dit :
si elle avait été riche, on aurait pu la considérer
comme aliénée ; mais elle était misérable,
elle avait faim ; faire cuire avec des choux la jambe était
une conduite intéressée ; elle n'était donc
pas folle.
Au moment où se fonde la nouvelle psychiatrie et où
on applique, à peu près partout en Europe et en Amérique,
les principes de la réforme pénale, le grand assassinat
monstrueux, sans raison ni préliminaire, l'irruption soudaine
de la contre-nature dans la nature est donc la forme singulière
et paradoxale sous laquelle se présente la folie criminelle
ou le crime pathologique. Je dis paradoxale, puisque ce qu'on essaie
de saisir, c'est un type d'aliénation qui ne se manifesterait
que dans le moment et sous les formes du crime, une aliénation
qui n'aurait pour tout symptôme que le crime lui-même,
et qui pourrait disparaître celui-ci une fois commis. Et inversement,
il s'agit de repérer des crimes qui ont pour raison, pour
auteur, pour «responsable juridique», en quelque sorte,
ce qui, dans le sujet, est hors de sa responsabilité ; à
savoir la folie qui se cache en lui et qu'il ne peut même
pas maîtriser, car bien souvent il n'en est pas conscient.
Ce que la psychiatrie du XIXe siècle a inventé, c'est
cette entité absolument fictive d'un crime folie, d'un crime
qui est tout entier folie, d'une folie qui n'est rien d'autre que
crime. Ce que pendant plus d'un demi-siècle on a appelé
la monomanie homicide. Il n'est pas question ici de retracer l'arrière-plan
théorique de la notion. Ni de suivre les discussions innombrables
auxquelles elle a donné lieu entre hommes de loi et médecins,
avocats et magistrats. Je voudrais seulement souligner ce fait étrange
que les psychiatres ont, avec beaucoup d'entêtement, cherché
à prendre place dans les mécanismes pénaux,
ils ont revendiqué leur droit d'intervention non pas en allant
chercher autour des crimes les plus quotidiens les mille petits
signes visibles de folie qui peuvent les accompagner, mais en prétendant
-ce qui était exorbitant -qu'il y avait des folies qui ne
se manifestaient que dans des crimes énormes, et nulle part
ailleurs. Et je voudrais souligner cet autre fait : malgré
toutes leurs réticences à accepter cette notion de
monomanie, les magistrats de l'époque ont fini par accepter
l'analyse psychiatrique des crimes, à partir de cette notion
si étrange et pour eux si inacceptable.
Pourquoi cette grande fiction de la monomanie homicide a-t-elle
été la notion clef dans la protohistoire de la psychiatrie
criminelle ?
La première série de questions à poser est
sans doute celle-ci : au début du XIXe siècle, quand
la tâche de la psychiatrie était de définir
sa spécificité dans le domaine de la médecine
et de faire connaître sa scientificité parmi les autres
pratiques médicales, à ce moment, donc, où
la psychiatrie se fonde comme spécialité médicale
(jusqu'alors elle était plutôt un aspect qu'un domaine
de la médecine), pourquoi a-t-elle voulu s'immiscer dans
une région où jusque-là elle était intervenue
avec beaucoup de discrétion ? Pourquoi les médecins
ont-ils tellement tenu à revendiquer comme fous des gens
qui avaient été, sans problème jusqu'alors,
considérés comme de simples criminels ? Pourquoi les
voit-on, dans tant de pays, protester contre l'ignorance médicale
des juges et des jurés, solliciter la grâce ou la commutation
de peine de certains condamnés, réclamer le droit
d'être entendus comme experts par les tribunaux, publier des
centaines de rapports et d'études pour montrer que tel ou
tel criminel était un aliéné ? Pourquoi cette
croisade en faveur de la pathologisation du crime, et cela sous
le signe de cette notion de monomanie homicide ? Le fait est d'autant
plus paradoxal que, bien peu de temps auparavant, à la fin
du XVIIIe siècle, les tout premiers aliénistes (Pinel,
surtout) protestent contre le mélange, qu'on pratiquait dans
beaucoup de lieux d'internement, entre délinquants et malades.
Cette parenté, qu'on avait eu tant de mal à dénouer,
pourquoi vouloir la renouer ?
Il ne suffit pas d'invoquer je ne sais quel impérialisme
des psychiatres (cherchant à s'annexer un nouveau domaine),
ou même un dynamisme interne du savoir médical (cherchant
à rationaliser le domaine confus où se mêlent
la folie et le crime). Si le crime est devenu alors pour les psychiatres
un enjeu important, c'est qu'il s'agissait moins d'un domaine de
connaissance à conquérir que d'une modalité
de pouvoir à garantir et à justifier. La psychiatrie,
si elle est devenue si importante au XIXe siècle, ce n'est
pas simplement parce qu'elle appliquait une nouvelle rationalité
médicale aux désordres de l'esprit ou de la conduite,
c'est aussi parce qu'elle fonctionnait comme une forme d'hygiène
publique. Le développement, au XVIIIe siècle, de la
démographie, des structures urbaines, du problème
de la main-d'oeuvre industrielle avait fait apparaître la
question biologique et médicale des «populations»
humaines, avec leurs conditions d'existence, d'habitat, d'alimentation,
avec leur natalité et leur mortalité, avec leurs phénomènes
pathologiques (épidémies, endémies, mortalité
infantile). Le «corps» social cesse d'être une
simple métaphore juridico-politique (comme celle qu'on trouve
dans le Leviathan *) pour apparaître comme une réalité
biologique et un domaine d'intervention médicale. Le médecin
doit donc être le technicien de ce corps social, et la médecine,
une hygiène publique. Et la psychiatrie, au tournant du XVIIIe
et du XIXe siècle, a pris son autonomie et revêtu tant
de prestige du fait qu'elle a pu s'inscrire dans le cadre d'une
médecine conçue comme réaction aux dangers
inhérents au corps social. Les aliénistes de l'époque
ont pu discuter à l'infini sur l'origine organique ou psychique
des maladies mentales, ils ont pu proposer des thérapeutiques
physiques ou psychologiques : à travers leurs divergences,
ils avaient tous conscience de traiter un «danger» social
soit parce que la folie leur apparaissait liée à des
conditions malsaines d'existence (surpopulation, promiscuité,
vie urbaine, alcoolisme, débauche), soit encore parce qu'on
la percevait comme source de dangers (pour soi-même, pour
les autres, pour l'entourage, pour la descendance aussi par l'intermédiaire
de l'hérédité). La psychiatrie du XIXe siècle,
au moins autant qu'une médecine de l'âme individuelle,
a été une médecine du corps collectif.
* Hobbes (T.), Leviathan, or The Matter, Form and Power of a Commonwealth
Ecclesiastical and Civil, Londres, Andrew Crooke, 1651 (Léviathan.
Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de
la République ecclésiastique et civile, trad. F. Tricaud,
Paris, Sirey, 1971).
On comprend l'importance qu'il pouvait y avoir pour cette psychiatrie
à démontrer l'existence de quelque chose d'aussi fantastique
que la monomanie homicide. On comprend que, pendant un demi-siècle,
on ait sans cesse tenté de faire fonctionner cette notion,
malgré son peu de justification scientifique. En effet, la
monomanie homicide, si elle existe, montre :
1) que sous certaines de ses formes pures, extrêmes, intenses,
la folie est tout entière crime, et rien d'autre que crime,
donc que, au moins aux limites dernières de la folie, il
y a le crime ;
2) que la folie est capable d'entraîner non pas simplement
des désordres de la conduite, mais le crime absolu, celui
qui franchit toutes les lois de la nature et de la société ;
3) que cette folie peut bien être d'une intensité
extraordinaire, elle reste invisible jusqu'au moment où elle
éclate ; que nul ne peut donc la prévoir sauf s'il
a un oeil exercé, une expérience déjà
longue, un savoir bien armé. Bref, seul un médecin
spécialiste peut repérer la monomanie (c'est pourquoi,
d'une manière qui n'est qu'en apparence contradictoire, les
aliénistes définiront la monomanie comme une maladie
qui ne se manifeste que dans le crime, et ils se réserveront
cependant de pouvoir déterminer ses signes prémonitoires,
ses conditions prédisposantes).
Mais il faut poser une autre question, en se plaçant cette
fois du côté des magistrats et de l'appareil judiciaire.
Pourquoi, en effet, ont-ils accepté sinon la notion de monomanie,
du moins les problèmes qui lui étaient liés
? On dira sans doute que, dans leur grande majorité, les
magistrats ont refusé de reconnaître cette notion qui
permettait de faire d'un criminel un fou qui n'avait pour maladie
que de commettre des crimes. Avec beaucoup d'acharnement, et, on
peut le dire, avec un certain bon sens, ils ont tout fait pour tenir
à l'écart cette notion que les médecins leur
proposaient et dont les avocats se servaient spontanément
pour défendre leurs clients. Et pourtant, à travers
cette discussion sur les crimes monstrueux, sur les crimes «sans
raison», l'idée d'une parenté toujours possible
entre folie et délinquance s'est trouvée peu à
peu acclimatée à l'extérieur même de
l'institution judiciaire. Pourquoi cette acclimatation s'est-elle
faite en somme assez facilement ? Ou, en d'autres termes, pourquoi
l'institution pénale qui pendant tant de siècles avait
pu se passer de l'intervention médicale, avait pu juger et
condamner sans que le problème de la folie soit jamais posé,
sauf dans quelques cas évidents, pourquoi a-t-elle eu recours
si volontiers au savoir médical à partir des années
1820 ? Car il ne faut pas s'y tromper : les juges anglais, allemands,
italiens, français de l'époque ont bien souvent refusé
de suivre les conclusions des médecins ; ils ont rejeté
bien des notions que ceux-ci leur proposaient. Ils n'ont pourtant
pas été violés par les médecins. Ils
ont eux-mêmes sollicité -selon des lois, des règles
ou des jurisprudences qui varient de pays à pays -l'avis
dûment formulé des psychiatres et ils l'ont sollicité
surtout à propos de ces fameux crimes sans raison. Pourquoi
?
Parce que les codes nouveaux rédigés et mis en application
en ce début du XIXe siècle un peu partout faisaient
place à l'expertise psychiatrique, ou donnaient une importance
nouvelle au problème de l'irresponsabilité pathologique
? Pas du tout. Il est même surprenant de constater que ces
nouvelles législations n'ont guère modifié
l'état de choses précédent : la plupart des
codes de type napoléonien reprennent le vieux principe que
l'état d'aliénation est incompatible avec la responsabilité
et qu'il en exclut les conséquences ; la plupart, également,
reprennent les notions traditionnelles de démence et de fureur
qui étaient utilisées dans les anciens systèmes
de droit. Ni les grands théoriciens comme Beccaria et Bentham,
ni ceux qui ont, de fait, rédigé des nouvelles législations
pénales n'ont cherché à élaborer ces
notions traditionnelles, ni à organiser de nouveaux rapports
entre punition et médecine du crime -sauf à affirmer
d'une manière très générale que la justice
pénale doit guérir cette maladie des sociétés
qu'est le crime. Ce n'est pas «d'en haut» -par l'intermédiaire
des codes ou des principes théoriques -que la médecine
mentale a pénétré la pénalité.
C'est plutôt «d'en bas» -du côté
des mécanismes de la punition et du sens qu'on leur donnait.
Punir était devenu, parmi toutes les techniques nouvelles
de contrôle et de transformation des individus, un ensemble
de procédés concertés pour modifier les infracteurs
: l'exemple terrorisant des supplices ou l'exclusion par le bannissement
ne pouvaient plus suffire dans une société où
l'exercice du pouvoir impliquait une technologie raisonnée
des individus. Les formes de punition auxquelles se rallient tous
les réformateurs de la fin du XVIIIe siècle et tous
les législateurs du début du XIXe siècle -à
savoir l'emprisonnement, le travail obligatoire, la surveillance
constante, l'isolement partiel ou total, la réforme morale,
l'ajustement de la punition moins à l'état moral du
criminel et à ses progrès -, tout cela implique que
la punition porte, plutôt que sur le crime, sur le criminel
lui-même : c'est-à-dire sur ce qui le rend criminel,
ses motifs, ses mobiles, sa volonté profonde, ses tendances,
ses instincts. Dans les anciens systèmes, l'éclat
du châtiment devait répondre à l'énormité
du crime ; désormais, on cherche à adapter les modalités
de la punition à la nature du criminel.
On comprend que, dans ces conditions, les grands crimes sans motifs
aient posé au juge un difficile problème. Autrefois,
pour qu'on puisse punir un crime, il suffisait qu'on ait trouvé
l'auteur, qu'il n'ait pas eu d'excuse et qu'il ne se soit pas trouvé
en état de fureur ni de démence. Mais comment peut-on
punir quelqu'un dont on ignore tous les motifs, et qui reste muet
devant ses juges sauf à reconnaître les faits, et à
convenir qu'il avait été parfaitement conscient de
ce qu'il faisait ? Que faire lorsque se présente devant les
tribunaux une femme comme Henriette Cornier, qui tue une enfant
qu'elle connaissait à peine, la fille de gens qu'elle ne
pouvait ni haïr ni aimer, qui décapite la fillette sans
être capable de dire la moindre raison, qui ne cherche pas
un instant à cacher son meurtre, et qui pourtant a préparé
son geste, en avait choisi le moment, s'était procuré
un couteau, et s'était acharnée à trouver l'occasion
d'être seule un moment avec sa victime. Chez quelqu'un qui
n'avait donné aucun signe de folie surgit donc un geste à
la fois volontaire, conscient et raisonné -tout ce qu'il
faut donc pour une condamnation aux termes de la loi -, et pourtant
rien, aucun motif, aucun intérêt, aucun mauvais penchant
qui permettrait de déterminer ce qu'il faut punir dans la
coupable. On voit bien qu'il faudrait condamner, mais on ne comprend
pas bien pourquoi punir n'était, bien sûr, la raison
tout extérieure, mais insuffisante de l'exemple. La raison
du crime étant devenue maintenant la raison de punir, comment
punir si le crime est sans raison ? On a besoin pour punir de savoir
quelle est la nature du coupable, son endurcissement, le degré
de la méchanceté, quels sont ses intérêts
ou ses penchants. Mais si on n'a rien de plus que le crime, d'un
côté, et l'auteur, de l'autre, la responsabilité
juridique sèche et nue autorise formellement la punition,
elle ne permet pas de lui donner un sens.
On comprend que ces grands crimes sans motifs que les psychiatres
avaient tant de raisons de valoriser aient été, pour
des raisons très différentes, des problèmes
si importants pour l'appareil judiciaire. Obstinément, les
procureurs faisaient valoir la loi : pas de démence, pas
de fureur, pas d'aliénation établie par des signes
reconnus ; tout au contraire des actes parfaitement organisés ;
donc, il faut appliquer la loi. Mais ils ont beau faire, ils ne
peuvent éviter de poser la question du motif ; car ils savent
bien que désormais dans la pratique des juges la punition
est liée, pour une part au moins, à la détermination
des motifs : peut-être Henriette Cornier avait-elle été
la maîtresse du père de la fillette, et elle voulait
s'en venger ; peut-être était-elle jalouse, elle qui
avait dû abandonner ses enfants, de cette famille heureuse
qui était à côté d'elle. Tous les réquisitoires
le prouvent : pour que puisse jouer la mécanique punitive,
il ne suffit pas de la réalité de l'infraction et
de son imputabilité à un coupable ; il faut aussi établir
le motif, disons un lien psychologiquement intelligible entre l'acte
et l'auteur. L'affaire de Sélestat, où on a exécuté
une femme anthropophage parce qu'elle aurait pu avoir faim, me semble
bien significative.
Les médecins qu'on ne devait convoquer que pour constater
les cas toujours assez évidents de démence ou de fureur
vont donc commencer à être appelés comme «spécialistes
du motif» ; ils devront apprécier non pas seulement
la raison du sujet, mais la rationalité de l'acte, l'ensemble
des rapports qui lient l'acte aux intérêts, aux calculs,
au caractère, aux inclinations, aux habitudes du sujet. Et
si les magistrats répugnent souvent à accepter le
diagnostic de monomanie auquel les médecins tiennent tant,
en revanche, ils ne peuvent pas ne pas accueillir bien volontiers
l'ensemble des problèmes que soulève la notion : c'est-à-dire,
en termes plus modernes, l'intégration de l'acte dans la
conduite globale du sujet. Mieux cette intégration apparaîtra,
plus le sujet apparaîtra punissable. Moins elle sera évidente,
plus l'acte semblera faire irruption dans le sujet comme un mécanisme
soudain et irrépressible, moins le responsable apparaîtra
comme punissable. Et la justice alors acceptera de s'en dessaisir
comme fou et de le confier à l'enfermement psychiatrique.
On peut, de cela, tirer plusieurs conclusions :
1) L'intervention de la médecine mentale dans l'institution
pénale à partir du XIXe siècle n'est pas la
conséquence ou le simple développement de la théorie
traditionnelle de l'irresponsabilité des déments et
des furieux.
2) Elle est due à l'ajustement de deux nécessités
qui relevaient l'une du fonctionnement de la médecine comme
hygiène publique, l'autre du fonctionnement de la punition
légale comme technique de transformation individuelle.
3) Ces deux exigences nouvelles se rattachent l'une et l'autre
à la transformation du mécanisme de pouvoir par lequel,
depuis le XVIIIe siècle, on essaie de contrôler le
corps social dans les sociétés de type industriel.
Mais, malgré cette origine commune, les raisons pour la médecine
d'intervenir dans le domaine criminel et les raisons pour la justice
pénale d'avoir recours à la psychiatrie sont essentiellement
différentes.
4) Le crime monstrueux, à la fois contre nature et sans
raison, est la forme sous laquelle viennent coïncider la démonstration
médicale que la folie est à la limite toujours dangereuse
et l'impuissance judiciaire à déterminer la punition
d'un crime sans avoir déterminé les motifs de ce crime.
La bizarre symptomatologie de la monomanie homicide a été
dessinée au point de convergence de ces deux mécanismes.
5) Se trouve ainsi inscrit aussi bien dans l'institution psychiatrique
que dans l'institution judiciaire le thème de l'homme dangereux.
De plus en plus, la pratique puis la théorie pénale
aura tendance au XIXe puis au XXe siècle à faire de
l'individu dangereux la cible principale de l'intervention punitive.
De plus en plus, de son côté, la psychiatrie du XIXe
aura tendance à rechercher les stigmates pathologiques qui
peuvent marquer les individus dangereux : folie morale, folie instinctive,
dégénérescence. C'est ce thème de l'individu
dangereux qui donnera naissance, d'une part, à l'anthropologie
de l'homme criminel avec l'école italienne et, de l'autre,
à la théorie de la défense sociale représentée
d'abord par l'école belge.
6) Mais, autre conséquence importante, on va voir se transformer
considérablement la vieille notion de responsabilité
pénale. Celle-ci, au moins par certains côtés,
était proche encore du droit civil : nécessité,
par exemple, pour l'imputabilité d'une infraction que son
auteur soit libre, conscient, non atteint de démence ; hors
de toute crise de fureur. Maintenant, la responsabilité n'est
plus liée seulement à cette forme de la conscience,
mais à l'intelligibilité de l'acte en référence
avec la conduite, le caractère, les antécédents
de l'individu. L'individu apparaîtra d'autant plus responsable
de son acte qu'il lui est lié par une détermination
psychologique. Plus un acte se trouvera psychologiquement déterminé,
plus son auteur pourra en être considéré comme
pénalement responsable. Plus l'acte sera en quelque sorte
gratuit et indéterminé, plus on aura tendance à
l'excuser. Paradoxe, donc : la liberté juridique d'un sujet
est prouvée par le caractère déterminé
de son acte ; son irresponsabilité est prouvée par
le caractère en apparence non nécessaire de son geste.
Avec ce paradoxe insoutenable de la monomanie et de l'acte monstrueux,
la psychiatrie et la justice pénale sont entrées dans
une phase d'incertitude dont nous sommes loin encore d'être
sortis : les jeux de la responsabilité pénale et de
la détermination psychologique sont devenus la croix de la
pensée juridique et médicale.
*
Je voudrais me placer maintenant à un autre moment qui fut
particulièrement fécond dans les rapports de la psychiatrie
et du droit pénal : les dernières années du
XIXe siècle et les premières du XXe siècle,
entre le premier congrès d'Anthropologie criminelle (en 1885)
et la publication par Prins de la Défense sociale (1910)
*.
* Ier Congrès international d'anthropologie Criminelle (Rome,
novembre 1885), Actes du congrès, Turin, 1886. Prins (A.),
La Défense sociale et les Transformations du droit pénal,
Bruxelles, Misch et Thron, 1910.
Entre la période que j'évoquais précédemment
et celle dont je voudrais parler maintenant, que s'est-il passé
?
D'abord, dans l'ordre de la psychiatrie proprement dite, la notion
de monomanie a été abandonnée, non sans hésitation
et retour, un peu avant 1870. Abandonnée pour deux raisons.
D'abord parce qu'à l'idée, en somme négative,
d'une folie partielle ne portant que sur un point et ne se déclenchant
qu'en certains moments s'est substituée l'idée qu'une
maladie mentale n'est pas forcément une atteinte de la pensée
ou de la conscience, mais qu'elle peut attaquer l'affectivité,
les instincts, les comportements automatiques, en laissant à
peu près intactes les formes de la pensée (ce qu'on
a appelé folie morale, folie instinctive, aberration des
instincts et finalement perversion correspond à cette élaboration
qui, depuis les années 1840 environ, a pris pour exemple
privilégié les déviations de la conduite sexuelle).
Mais la monomanie a été abandonnée également
pour une autre raison : l'idée de maladies mentales à
l'évolution complexe et polymorphe, pouvant présenter
tel ou tel symptôme particulier à tel ou tel stade
de leur développement, et cela non seulement à l'échelle
d'un individu, mais à l'échelle des générations
: c'est l'idée de dégénérescence.
Du fait qu'on peut définir cette grande arborescence évolutive,
il n'y a plus à opposer les grands crimes monstrueux et mystérieux
qui renverraient à la violence incompréhensible de
la folie et la petite criminalité, trop fréquente,
trop familière pour qu'on ait besoin de recourir au pathologique.
Désormais, qu'il s'agisse d'incompréhensibles massacres
ou de petits délits (concernant la propriété
ou la sexualité), de toute façon, on peut soupçonner
une perturbation plus ou moins grave des instincts ou les stades
d'une marche ininterrompue (c'est ainsi qu'on voit apparaître
dans le champ de la psychiatrie légale les catégories
nouvelles de la nécrophilie vers 1840, de la kleptomanie
vers 1860, de l'exhibitionnisme en 1876 ; ou encore la prise en compte
par cette psychiatrie légale de comportements comme la pédérastie
ou le sadisme). On a donc, en principe au moins, un continuum psychiatrique
et criminologique, qui permet d'interroger en termes médicaux
n'importe quel degré de l'échelle pénale. La
question psychiatrique n'est plus localisée à quelques
grands crimes, même si on doit lui donner une réponse
négative, il convient de la poser à travers le domaine
entier des infractions.
Or cela a des conséquences importantes pour la théorie
juridique de la responsabilité. Dans la conception de la
monomanie, le soupçon pathologique se formait là où
précisément il n'y avait pas de raison à un
acte ; la folie était la cause de ce qui n'avait pas de sens
et l'irresponsabilité s'établissait dans ce décalage.
Mais, avec cette nouvelle analyse de l'instinct et de l'affectivité,
on aura la possibilité d'une analyse causale de toutes les
conduites, délinquantes ou non, et quel que soit le degré
de leur criminalité. De là le labyrinthe infini dans
lequel s'est trouvé engagé le problème juridique
et psychiatrique du crime : si un acte est déterminé
par un nexus causal, peut-on le considérer comme libre ; n'implique-t-il
pas la responsabilité ? Et faut-il pour qu'on puisse condamner
quelqu'un qu'il soit impossible de restituer l'intelligibilité
causale de son acte ?
Or à l'arrière-plan de cette nouvelle manière
de poser le problème, il faut mentionner plusieurs transformations
qui en ont été, au moins en partie, la condition de
possibilité. D'abord un développement intensif du
quadrillage policier dans la plupart des pays d'Europe, ce qui entraîne
en particulier un réaménagement et une mise en surveillance
de l'espace urbain ; ce qui entraîne aussi la poursuite beaucoup
plus systématique et beaucoup plus efficace de la petite
délinquance. Il faut ajouter que les conflits sociaux, les
luttes des classes, les affrontements politiques, les révoltes
armées -depuis les briseurs de machines du début du
siècle jusqu'aux anarchistes des dernières années
en passant par les grèves violentes, les révolutions
de 1848 et la Commune de 1870 -ont incité les pouvoirs à
assimiler pour mieux les déconsidérer les délits
politiques au crime de droit commun.
A cela il faut encore ajouter un autre élément :
l'échec renouvelé et sans cesse signalé de
l'appareil pénitentiaire. Ce fut le rêve des réformateurs
du XVIIIe siècle, puis des philanthropes de l'époque
suivante, que l'incarcération, pourvu qu'elle soit rationnellement
dirigée, ait le rôle d'une véritable thérapeutique
pénale ; l'amendement des condamnés devait en être
le résultat. Or très tôt on s'est aperçu
que la prison menait à un résultat exactement opposé,
qu'elle était plutôt école de délinquance,
et que les méthodes plus fines de l'appareil policier et
judiciaire, loin d'assurer une meilleure protection contre le crime,
amenait au contraire, par l'intermédiaire de la prison, un
renforcement du milieu criminel.
On se trouvait donc, pour toute une série de raisons, dans
une situation telle qu'il existait un très forte demande
sociale et politique de réaction au aime et de répression,
que cette demande comprenait une originalité dans le fait
qu'elle devait être pensée en termes juridiques et
en termes médicaux ; et pourtant, la pièce centrale
de l'institution pénale, depuis de Moyen Âge, à
savoir la responsabilité, semblait tout à fait inadéquate
pour penser ce domaine si large et si touffu de la criminalité
médico-légale.
Cette inadéquation est apparue, à la fois au niveau
des conceptions et au niveau des institutions, dans le conflit qui
opposa autour des années 1890 l'école dite d’«anthropologie
criminelle» et l'Association internationale de droit pénal.
C'est qu'en face des principes traditionnels de la législation
criminelle l'école italienne ou les anthropologues de la
criminalité ne demandaient rien de moins qu'une sortie hors
du droit - une véritable «dépénalisation»
du crime par la mise en place d'un appareil qui soit d'un autre
type que celui prévu par les codes. En schématisant
beaucoup, il s'agissait pour l'anthropologie criminelle : 1) d'abandonner
totalement la notion juridique de responsabilité, de poser
comme question fondamentale non point le degré de liberté
de l'individu, mais le niveau de danger qu'il constitue pour la
société ; 2) de remarquer d'ailleurs que les inculpés
que le droit reconnaît irresponsables parce que malades, fous,
anormaux, victimes d'impulsions irrésistibles, sont justement
ceux qui sont le plus réellement dangereux ; 3) de faire valoir
que ce qu'on appelle la «peine» n'a pas à être
une punition, mais un mécanisme de défense de la société ;
de noter alors que la différence n'est pas entre responsables
à condamner et irresponsables à relaxer, mais entre
sujets absolument et définivement dangereux, et ceux qui,
moyennant certains traitements, cessent de l'être ; 4) de conclure
qu'il doit y avoir trois grands types de réactions sociales
au crime, ou plutôt au danger que constitue le criminel :
l'élimination définitive (par la mort ou l'enfermement
dans une institution), l'élimination provisoire (avec traitement),
l'élimination en quelque sorte relative et partielle (stérilisation,
castration). On voit bien la série des déplacements
demandés par l'école anthropologique : du crime vers
le criminel, de l'acte effectivement commis vers le danger virtuellement
inclus dans l'individu, de la punition modulée du coupable
à la protection absolue des autres.
On peut dire qu'on arrivait là à un point de rupture
: la criminalité, développée depuis la vieille
monomanie, dans une proximité souvent orageuse avec le droit
pénal, risquait de s'en faire exclure, pour excès
de radicalité. Et on se serait retrouvé dans une situation
un peu semblable à celle du départ : un savoir technique
incompatible avec le droit, l'assiégeant de l'extérieur
et ne pouvant se faire entendre de lui. Et un peu comme la notion
de monomanie pouvait servir à recouvrir de folie un crime
dont on ne voyait pas les raisons, la notion de dégénérescence
permettait de lier à tout un péril pathologique pour
la société, et finalement l'espèce humaine
tout entière, le moindre des criminels. Tout le champ des
infractions pouvait se maintenir en termes de danger, et donc de
protection à assurer. Le droit n'avait plus qu'à se
taire. Ou à se boucher les oreilles et à refuser d'écouter.
On dit d'une façon assez habituelle que les propositions
fondamentales de l'anthropologie criminelle se sont trouvées
assez rapidement disqualifiées pour plusieurs raisons : leur
lien à un scientisme, à une certaine naïveté
positiviste dont le développement même des sciences
s'est chargé au XXe siècle de nous guérir ;
leur parenté avec un évolutionnisme historique et
social qui lui aussi fut vite discrédité ; l'appui
qu'elles trouvaient dans une théorie neuropsychiatrique de
la dégénérescence que la neurologie, d'une
part, la psychanalyse, de l'autre, ont vite démantelée ;
leur incapacité à devenir opératoire dans la
forme de la légistation pénale et dans la pratique
judiciaire. L'âge de l'anthropologie criminelle, avec ses
naïvetés radicales, semble avoir disparu avec le XIXe
siècle ; et une psychosociologie de la délinquance,
beaucoup plus subtile, et bien mieux acceptable par le droit pénal,
semble avoir pris la relève.
Or il me semble qu'en fait l'anthropologie criminelle, au moins
dans ses formes générales, n'a pas disparu aussi complètement
qu'on veut bien le dire ; et que certaines de ses thèses les
plus fondamentales, les plus exorbitantes aussi par rapport au droit
traditionnel, se sont petit à petit ancrées dans la
pensée et dans la pratique pénale. Mais cela n'aurait
pas pu se produire par la seule valeur de vérité ou
du moins la seule force de persuasion de cette théorie psychiatrique
du crime. C'est qu'en fait toute une mutation s'est produite du
côté du droit. Quand je dis «du côté
du droit», c'est trop dire sans doute : car les législations
pénales, à quelques exceptions près (comme
le code norvégien, mais il s'agissait après tout d'un
nouvel État), et sous réserve de quelques projets
restés d'ailleurs dans les limbes (comme le projet de Code
pénal suisse), sont restées à peu près
semblables à elles-mêmes : les lois sur le sursis,
la récidive ou la relégation ont été
les principales modifications apportées non sans tâtonnement
dans la législation française. Ce n'est pas de ce
côté-là que je verrais les mutations, mais du
côté d'une pièce à la fois théorique
et essentielle, la notion de responsabilité. Et si elle a
pu être modifiée, ce n'est pas tellement à cause
de quelque secousse de pression intérieure, mais surtout
parce qu'à la même époque, dans le domaine du
droit civil, une évolution considérable s'était
produite. Mon hypothèse serait : c'est le droit civil, et
non pas la criminologie, qui a permis que la pensée pénale
se modifie sur deux ou trois points capitaux ; c'est elle qui a rendu
possible la greffe dans le droit criminel de ce qu'il y avait d'essentiel
dans des thèses de la criminologie de l'époque. Il
se peut bien que, dans cette réélaboration qui s'est
faite d'abord dans le droit civil, les juristes seraient restés
sourds aux propositions fondamentales de l'anthropologie criminelle,
ou du moins n'auraient jamais eu l'instrument susceptible de les
faire passer dans le système du droit. D'une manière
qui peut sembler étrange au premier regard, c'est le droit
civil qui a rendu possible dans le droit pénal l'articulation
du code et de la science.
Cette transformation dans le droit civil tourne autour de la notion
d'accident, de risque et de responsabilité. D'une façon
très générale, il faut souligner l'importance
qu'a prise, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle,
et non seulement pour le droit mais aussi pour l'économie
et la politique, le problème de l'accident. On me dira que,
dès le XVIe siècle, le système des assurances
avait montré l'importance que déjà on accordait
aux aléas. Mais, d'une part, les assurances ne concernaient
que les risques en quelque sorte individuels et, d'autre part, elles
excluaient entièrement la responsabilité de l'intéressé.
Or, au XIXe siècle, avec le développement du salariat,
des techniques industrielles, du machinisme, des moyens de transport,
des structures urbaines, sont apparues deux choses importantes :
d'abord, les risques qu'on faisait courir à des tiers (l'employeur
exposant ses salariés à des accidents du travail,
les transporteurs exposant à des accidents non seulement
les passagers, mais des gens que le hasard avait placés là) ;
ensuite, le fait que ces accidents pouvaient souvent être
rattachés à une sorte de faute mais une faute minime
(inattention, manque de précaution, négligence) et
commise de plus par quelqu'un qui ne pouvait en supporter la responsabilité
civile et le paiement des dommages qui lui étaient liés.
Le problème était de fonder en droit une responsabilité
sans faute. Ce fut l'effort des civilistes occidentaux, et surtout
des juristes allemands, poussés qu'ils étaient par
les exigences de la société bismarckienne -société
non seulement de discipline mais de sécurité. Dans
cette recherche d'une responsabilité sans faute, les civilistes
font valoir un certain nombre de principes importants :
1) Cette responsabilité doit être établie en
suivant non la série des fautes commises, mais l'enchaînement
des causes et des effets. La responsabilité est du côté
de la cause, plutôt que du côté du manquement
: c'est la Causalhaftung des juristes allemands.
2) Ces causes sont de deux ordres qui ne s'excluent pas l'un l'autre
: l'enchaînement de faits précis et individuels qui
ont été induits les uns à partir des autres ;
et la création de risques inhérents à un type
d'action, d'outillage, d'entreprise.
3) Certes, ces risques doivent être diminués de la
façon la plus systématique et la plus rigoureuse possible.
Mais il est certain qu'on ne les fera jamais disparaître,
et qu'aucune des entreprises caractéristiques de la société
moderne ne sera sans risque. Comme le disait Saleilles, «un
rapport de causalité qui se rattache à un fait purement
matériel qui en lui-même se présente comme un
fait aventureux, non pas irrégulier en soi, non pas contraire
aux usages de la vie moderne, mais dédaigneux de l'extrême
prudence qui paralyse l'action, en harmonie avec l'activité
qui s'impose aujourd'hui et par conséquent bravant les haines
et acceptant les risques, c'est la loi de la vie aujourd'hui, c'est
la règle commune et le droit est fait pour refléter
cette conception actuelle de l'âme, à mesure de son
évolution successive» *.
* Saleilles (R.), Les Accidents de travail et la Responsabilité
civile. Essai d'une théorie objective de la responsabilité
délictuelle, Paris, A. Rousseau, 1897, p. 36.
4) Cette responsabilité sans faute, liée à
un risque qui ne pourra jamais disparaître tout à fait,
l'indemnité n'est pas faite pour la sanctionner comme une
quasi-punition, mais pour en réparer les effets, d'une part,
pour tendre, d'autre part, d'une manière asymptotique, à
en diminuer à l'avenir les risques.
En éliminant l'élément de la faute dans le
système de la responsabilité, les civilistes introduisaient
dans le droit la notion de probabilité causale et de risque,
et ils faisaient apparaître l'idée d'une sanction qui
aurait une fonction de défendre, de protéger, de faire
pression sur d'inévitables risques.
Or, d'une manière assez étrange, c'est cette dépénalisation
de la responsabilité civile qui va constituer un modèle
pour le droit pénal. Et cela à partir des propositions
fondamentales formulées par l'anthropologie criminelle. Au
fond, qu'est-ce qu'un criminel-né ou un dégénéré,
ou une personnalité criminelle, sinon quelqu'un qui, selon
un enchaînement causal difficile à restituer, porte
un indice particulièrement élevé de probabilité
criminelle, étant en lui-même un risque de crime ?
Eh bien, tout comme on peut déterminer une responsabilité
civile sans établir de faute, mais par la seule estimation
du risque créé, contre lequel il faut se défendre
sans qu'on puisse l'annuler, de même on peut rendre un individu
pénalement responsable sans avoir à déterminer
s'il était libre et s'il y a faute, mais en rattachant l'acte
commis au risque de criminalité que constitue sa personnalité
propre. Il est responsable, puisque par sa seule existence il est
créateur de risque, même s'il n'est pas fautif puisqu'il
n'a pas choisi en toute liberté le mal plutôt que le
bien. La sanction n'aura donc pas pour but de punir un sujet de
droit qui aura volontairement enfreint la loi, elle aura pour rôle
de diminuer dans toute la mesure du possible -soit par l'élimination,
soit par l'exclusion, soit par restrictions diverses, soit encore
par des mesures thérapeutiques - le risque de criminalité
représenté par l'individu en question.
L'idée générale de la Défense sociale
telle qu'elle a été exposée par Prins au début
du XXe siècle s'est formée par transfert à
la justice criminelle des élaborations propres au nouveau
droit civil. L'histoire des congrès d'anthropologie criminelle
et des congrès de droit pénal, au tournant des deux
siècles, la chronique des conflits entre savants positivistes
et juristes traditionnels, et la brusque détente qui s'est
produite à l'époque de Liszt, de Saleilles, de Prins,
le rapide effacement de l'école italienne à partir
de ce moment, mais aussi la diminution chez les juristes de la résistance
à la psychologie du criminel, la constitution d'un relatif
consensus autour d'une criminologie qui serait accessible pour le
droit et d'une pénalité qui tiendrait compte du savoir
criminologique, tout cela semble bien indiquer qu'on venait de trouver
à ce moment-là l'«échangeur» dont
on avait besoin. Cet échangeur, c'est la notion capitale
de risque auquel le droit fait place avec l'idée d'une responsabilité
sans faute, et auquel l'anthropologie ou la psychologie ou la psychiatrie
peut faire place avec l'idée d'une imputabilité sans
liberté. Le terme, désormais central, d’«être
dangereux», ou de «terribilité», aurait
été introduit par Prins à la session de septembre
1905 de l'Union internationale de droit pénal *.
* L'Union internationale de droit pénal, fondée en
1889 par le Belge Prins, l'Allemand von Liszt et le Néerlandais
Van Hamel, promut un mouvement de recherche criminologique et organisa
jusqu'à la guerre de 1914 de nombreux congrès. M.
Foucault fait référence à l'introduction de
la notion d’«état dangereux» par Adolphe
Prins dans sa communication au Xe Congrès international de
droit pénal (Hambourg, 12 septembre 1905) : «Les difficultés
actuelles du problème répressif», Actes du Xe
Congrès, in Bulletin de l'Union internationale de droit Pénal,
vol. XIII, Berlin, J. Guttentag, 1906, p. 362.
Je ne ferai pas ici le compte des innombrables législations,
règlements, circulaires qui ont dans toutes les institutions
pénales du monde entier mis en oeuvre d'une manière
ou d'une autre cette notion d'état dangereux. Je voudrais
seulement souligner deux ou trois choses.
La première, c'est que, depuis les grands crimes sans raison
du début du XIXe siècle, ce n'est pas tellement autour
de la liberté que s'est déroulé de fait le
débat, même si la question est toujours restée
posée. Le vrai problème, celui qui a été
effectivement élaboré, ce fut celui de l'individu
dangereux. Y a-t-il des individus intrinsèquement dangereux
? À quoi les reconnaît-on et comment peut-on réagir
à leur présence ? Le droit pénal, au cours
du siècle passé, n'a pas évolué d'une
morale de la liberté à une science du déterminisme
psychique ; il a plutôt étendu, organisé, codifié
le soupçon et le repérage des individus dangereux,
de la figure rare et monstrueuse du monomane à celle, fréquente,
quotidienne, du dégénéré, du pervers,
du déséquilibré constitutionnel, de l'immature,
etc.
Il faut remarquer aussi que cette transformation ne s'est pas faite
seulement de la médecine vers le droit, comme par la pression
d'un savoir rationnel sur les vieux systèmes prescriptifs ;
mais qu'elle s'est opérée par un perpétuel
mécanisme d'appel et d'interaction entre le savoir médical
ou psychologique et l'institution judiciaire. Ce n'est pas celle-ci
qui a cédé. Il s'est constitué un domaine d'objet
et un ensemble de concepts qui sont nés à leurs frontières
et de leurs échanges.
Or, et c'est sur ce point que je voudrais m'arrêter, il semble
bien que la plupart des notions qui ont été ainsi
formées sont opératoires pour la médecine légale
ou les expertises psychiatriques en matière criminelle.
Mais est-ce qu'on n'a pas introduit dans le droit bien plus que
les incertitudes d'un savoir problématique, à savoir
les rudiments d'un autre droit ? Car la pénalité moderne
-et ceci de la façon la plus éclatante depuis Beccaria
-ne donne droit à la société sur les individus
que par ce qu'ils font : seul un acte, défini comme infraction
par la loi, peut donner lieu à une sanction, modifiable sans
doute selon les circonstances ou les intentions. Cependant, en mettant
de plus en plus en avant non seulement le criminel comme sujet de
l'acte, mais aussi l'individu dangereux comme virtualité
d'actes, est-ce qu'on ne donne pas à la société
des droits sur l'individu à partir de ce qu'il est ? Non
plus certes à partir de ce qu'il est par statut (comme c'était
le cas dans les sociétés d'Ancien Régime),
mais de ce qu'il est par nature, selon sa constitution, selon ses
traits caractériels ou ses variables pathologiques. Une justice
qui tend à s'exercer sur ce qu'on est : voilà qui
est exorbitant par rapport à ce droit pénal dont les
réformateurs du XVIIIe siècle avaient rêvé,
et qui devait sanctionner, d'une façon absolument égalitaire,
les infractions explicitement et préalablement définies
par la loi.
On me dira sans doute qu'en dépit de ce principe général
le droit de punir, même au XIXe siècle, s'est modulé
non seulement à partir de ce que font les hommes, mais à
partir de ce qu'ils sont ou de ce qu'on suppose qu'ils sont. À
peine les grands codes modernes étaient-ils mis en place
qu'on a cherché à les assouplir par des législations
comme celles sur les circonstances atténuantes, la récidive
ou la liberté conditionnelle ; il s'agissait alors de prendre
en compte au-dessous des actes celui qui les avait commis. Et sans
doute l'étude fine et comparée des décisions
de justice montrerait facilement que, sur la scène pénale,
les infracteurs étaient au moins aussi présents que
leurs infractions. Une justice qui ne s'exercerait que sur ce qu'on
fait n'est sans doute qu'une utopie, et pas forcément désirable.
Mais, depuis le XVIIIe siècle au moins, elle a constitué
le principe directeur, le principe juridico-moral qui régit
la pénalité moderne. Il n'était donc pas question,
il ne peut pas être encore question de le mettre d'un coup
entre parenthèses. C'est insidieusement, lentement et comme
par en bas et par fragments que s'organise une pénalité
sur ce qu'on est : il a fallu près de cent ans pour que cette
notion d’«individu dangereux», qui était
virtuellement présente dans la monomanie des premiers aliénistes,
soit acceptée dans la pensée juridique, et au bout
de cent ans, si elle est bien devenue un thème central dans
les expertises psychiatriques (en France, c'est de la dangerosité
d'un individu, beaucoup plus que de sa responsabilité que
parlent les psychiatres commis comme experts), le droit et les codes
semblent hésiter à lui faire place : la refonte du
Code pénal qu'on prépare actuellement en France est
tout juste parvenue à remplacer la vieille notion de «démence»,
qui rendait irresponsable l'auteur d'un acte, par les notions de
discernement et de contrôle, qui n'en sont au fond que la
version à peine modernisée. Peut-être pressent-on
ce qu'il y aurait de redoutable à autoriser le droit à
intervenir sur les individus en raison de ce qu'ils sont : une terrible
société pourrait sortir de là,
Il n'en reste pas moins qu'au niveau des fonctionnements les juges,
de plus en plus, ont besoin de croire qu'ils jugent un homme tel
qu'il est et selon ce qu'il est. La scène que j'évoquais
en commençant en porte bien témoignage : lorsqu'un
homme arrive devant ses juges avec seulement ses crimes, lorsqu'il
n'a rien d'autre à dire, lorsqu'il ne fait pas au tribunal
la grâce de lui livrer quelque chose comme le secret de lui-même,
alors...
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