«M. Foucault to zen : zendera taizai-ki» («Michel
Foucault et le zen : un séjour dans un temple zen»;
propos recueillis par C. Polac), Umi, no 197, août-septembre
1978, pp. 1-6.
Dits Ecrits Tome III texte n° 236
Travaillant sur l'histoire de la discipline chrétienne,
M. Foucault avait souhaité mieux comprendre la pratique du
zen et fut invité à séjoumer au temple Seionji
à Uenohara, dans le département de Yamanashi, où
le maître Omoti Sogen dirigeait la salle de méditation.
Un rédacteur de la revue bouddhiste Shunjû enregistra
certains entretiens avec les bonzes que traduisait Christian Polac.
M. Foucault : Je ne sais pas si je suis capable de suivre correctement
les règles rigoureuses du temple zen, mais je ferai de mon
mieux. Je suis très intéressé par la philosophie
du bouddhisme. Mais, cette fois-ci, je ne suis pas venu pour ce
propos. Ce qui m'intéresse le plus, c'est la vie elle-même
au temple zen, à savoir la pratique du zen, ses entraînements
et ses règles. Car je pense qu'une mentalité totalement
différente de la nôtre se forme à travers la
pratique et l'entraînement au temple zen. Tout à l'heure,
vous nous avez dit qu'ici c'est un temple vivant qui se différencie
des temples traditionnels. Avez-vous des règles différentes
des autres temples ?
Un bonze : Je voulais dire qu'ici ce n'est pas un temple représentatif
de la culture zen. En ce sens, ce temple n'est peut-être pas
assez satisfaisant. Il y a une expression qui dit que «le
zen représente l'homme». Nous avons ici de nombreux
moines qui poursuivent avec ardeur le zen en lui-même. Le
zen vivant signifie cela.
M, Foucault : En ce qui concerne les souvenirs de mon premier séjour
au Japon, j'ai plutôt un sentiment de regret de n'avoir rien
vu et rien compris. Cela ne signifie absolument pas qu'on ne m'avait
rien montré. Mais, pendant et aussi après que j'ai
fait le tour pour observer beaucoup de choses, j'ai senti que je
n'avais rien saisi. Pour moi, du point de vue de la technologie,
du mode de vie, de l'apparence de la structure sociale, le Japon
est un pays extrêmement proche du monde occidental. Et, en
même temps, les habitants de ce pays me semblaient sur tous
les plans beaucoup plus mystérieux par rapport à ceux
de tous les autres pays du monde. Ce qui m'a impressionné,
c'était ce mélange de proximité et d'éloignement.
Et je n'ai pu avoir aucune impression plus nette.
Un bonze : On m'a dit que presque toutes vos oeuvres sont traduites
en japonais. Pensez-vous que vos pensées soient assez comprises
?
M. Foucault : Je n'ai pas le moyen de savoir comment les gens interprètent
le travail que j'ai réalisé. C'est toujours une grande
surprise pour moi que mes oeuvres soient traduites à l'étranger
et même que mes oeuvres soient lues en France. Pour parler
franchement, j'espère que mon travail intéresse dix
ou cent personnes. Et, quand il s'agit d'un nombre plus important,
je suis toujours un peu surpris. À mon point de vue, c'est
que mon nom, Foucault, est facile à prononcer en japonais,
par exemple beaucoup plus facile que Heidegger. C'est bien entendu
une plaisanterie. Je pense que celui qui écrit n'a pas le
droit d'exiger d'être compris comme il a voulu l'être
lors de l'écriture. C'est-à-dire qu'à partir
du moment où il écrit, il n'est plus le propriétaire
de ce qu'il dit, sauf sous un aspect juridique. Évidemment,
si quelqu'un vous critique et vous donne tort en interprétant
mal vos arguments, vous pouvez insister sur ce que vous avez voulu
exprimer. Mais, à part ces cas, je pense que la liberté
du lecteur doit absolument être respectée. Le discours
est une réalité qui peut se transformer à l'infini.
Ainsi, celui qui écrit n'a pas le droit de donner des ordres
au sujet de l'utilisation de ses écrits.
Je ne considère pas ce que j'écris comme une oeuvre
dans le sens originaire et classique de ce mot. J'écris des
choses qui semblent utilisables. En somme, des choses utilisables
dans un sens différent, par des gens différents, dans
des pays différents dans certains cas. Donc, si j'analyse
quelque chose comme la folie ou le pouvoir et que cela sert à
quelque chose, cela suffit. C'est la raison pour laquelle j'écris.
Si quelqu'un utilise différemment ce que j'ai écrit,
cela ne m'est pas désagréable, et même s'il
l'utilise dans un autre contexte pour une autre chose, je suis assez
content. En ce sens, je ne pense pas que je suis l'auteur de l'oeuvre
et que la pensée et l'intention de l'auteur doivent êtres
respectées.
Un bonze : Votre intérêt envers le Japon est-il profond
ou superficiel ?
M. Foucault : Honnêtement, je ne suis pas constamment intéressé
par le Japon. Ce qui m'intéresse, c'est l'histoire occidentale
de la rationalité et sa limite. Sur ce point, le Japon pose
un problème qu'on ne peut pas éviter, et c'est une
illustration de ce problème. Car le Japon est une énigme,
très difficile à déchiffrer. Cela ne veut pas
dire qu'il est ce qui s'oppose à la rationalité occidentale.
En réalité, celle-ci construit des colonies partout
ailleurs, tandis qu'au Japon elle est loin d'en construire une,
elle est plutôt, au contraire, colonisée par le Japon.
Un bonze : On m'a dit que vous êtes intéressé
par le mysticisme. À votre avis, le mysticisme et l'ésotérisme
signifient-ils la même chose ?
M. Foucault : Non.
Un bonze : Pensez-vous que le zen est un mysticisme japonais ?
M. Foucault : Comme vous le savez, le zen est né en Inde,
s'est développé en Chine et est arrivé au Japon
au XIIIe siècle. Je ne pense donc pas qu'il soit proprement
japonais. Rinzai est un bonze zen que j'aime beaucoup et il n'est
pas japonais *. Il n'est ni traducteur de sutra ni fondateur du
zen chinois, mais je trouve qu'il est un grand philosophe du zen.
C'est quelqu'un du IXe siècle, n'est-ce pas ? J'ai lu la version
française du professeur Demiéville qui est un excellent
spécialiste français du bouddhisme.
* Rinzai (Lin Chi), mort en 867. L'un des plus grands maîtres
zen de la dynastie Tang.
Un bonze : Il semble que la plupart des spécialistes japonais
pensent que le bouddhisme zen est originaire de la Chine plutôt
que de l'Inde.
M. Foucault : Le zen originaire de l'Inde est peut-être un
peu mythologique. C'est probablement pour lier le zen au Bouddha
lui-même. Le zen en Inde n'est pas très important.
Et, certainement, il s'est développé fortement en
Chine au VIIe siècle et au Japon au XIIIe siècle,
n'est-ce pas ?
Un bonze : Que pensez-vous des rapports entre le zen et le mysticisme
?
M. Foucault : Je pense que le zen est totalement différent
du mysticisme chrétien. Et je pense que le zen est un mysticisme.
Cela dit, je n'ai pas une connaissance suffisante du zen pour soutenir
cette conviction. On pourrait dire en tout cas qu'il n'a presque
aucun point commun avec le mysticisme chrétien dont la tradition
remonte à saint Bernard, à sainte Thérèse
d'Avila, à saint Jean de la Croix. C'est tout à fait
différent. Quand je dis le mysticisme, j'utilise le terme
dans le sens chrétien. Ce qui est très impressionnant
concernant la spiritualité chrétienne et sa technique,
c'est qu'on recherche toujours plus d'individualisation. On tente
de faire saisir ce qu'il y a au fond de l'âme de l'individu.
«Dis-moi qui tu es», voilà la spiritualité
du christianisme. Quant au zen, il semble que toutes les techniques
liées à la spiritualité ont, au contraire,
tendance à faire s'atténuer l'individu. Le zen et
le mysticisme chrétien sont deux choses qu'on ne peut pas
comparer, tandis que la technique de la spiritualité chrétienne
et celle du zen sont comparables. Et, ici, une grande opposition
existe. Dans le mysticisme chrétien, même quand il
prêche l'union de Dieu et de l'individu, il y a quelque chose
d'individuel. Car il s'agit des relations d'amour entre Dieu et
l'individu. L'un est celui qui aime et l'autre est celui qui est
aimé. En somme, le mysticisme chrétien vise l'individualisation.
Sur la méditation zen :
M. Foucault : Avec si peu d'expérience, je ne peux dire rien
de précis. Malgré cela, si j'ai pu sentir quelque
chose à travers la posture du corps dans la méditation
zen, c'est-à-dire la position juste du corps, ce sont de
nouveaux rapports qui peuvent exister entre l'esprit et le corps
et, en outre, de nouveaux rapports entre le corps et le monde extérieur.
Nous n'avons pas beaucoup de temps. Je voudrais vous poser juste
une question. Il s'agit de l'universalité du zen. Est-il
possible de séparer la pratique du zen de la totalité
de la religion et de la pratique du bouddhisme ?
Omori : Le zen est né du bouddhisme. Donc, il existe des
rapports étroits entre le zen et le bouddhisme. Cependant,
le zen n'exige pas forcément la forme du zen. On peut même
abandonner le nom «zen». Le zen est beaucoup plus libre.
Vous venez de dire que vous avez senti de nouveaux rapports entre
l'esprit et le corps et entre le corps et le monde extérieur.
Je vous trouve admirable de l'avoir senti avec si peu d'expérience
du zen. N'est-ce pas que ce sont des expériences universelles
de sentir que l'esprit et le corps se réunissent et que soi-même
et le monde extérieur se réunissent? Cela montre bien
que le zen possède un caractère international et universel.
Le zen est petit si l'on pense qu'il est seulement une partie du
bouddhisme, mais nous ne le considérons pas comme une partie
du bouddhisme. Si vous pouviez comprendre le zen en ce sens avec
votre expérience, je pense que vous seriez convaincu de l'universalité
du zen.
Un bonze : Je suis très heureux de recevoir dans ma petite
ville japonaise, Uenohara, un grand philosophe comme vous.
M. Foucault : Je ne suis pas un grand philosophe comme vous dites.
C'est moi qui suis heureux de participer à cette fête
*. Je ne m'attendais pas à pouvoir assister à un tel
événement.
* Célébration d'un service à la mémoire
des enfants morts avant leur naissance.
Un bonze : À propos de la crise de la pensée occidentale
qui domine actuellement l'Europe, pensez-vous que la pensée
de l'Orient pourrait aider à reconsidérer la pensée
occidentale? C'est-à-dire, pensez-vous que la pensée
de l'Orient permettra, d'une certaine manière, à la
pensée occidentale de trouver un nouveau chemin?
M. Foucault : Les réexamens sur ces sujets s'effectuent par
des moyens divers, par l'intermédiaire de la psychanalyse,
de l'anthropologie et de l'analyse de l'histoire. Et je pense aussi
que les réexamens peuvent être poursuivis en confrontant
la pensée occidentale avec la pensée de l'Orient.
En effet, la pensée européenne se trouve à
un tournant. Ce tournant, sur le plan historique, n'est pas autre
chose que la fin de l'impérialisme. La crise de la pensée
occidentale est identique à la fin de l'impérialisme.
Cette crise n'a produit aucun philosophe suprême qui excelle
à la signifier elle-même. Car la pensée occidentale
en crise s'exprime par des discours qui peuvent être très
intéressants, mais qui ne sont ni spécifiques ni extraordinaires.
Il n'y a aucun philosophe qui marque cette époque. Car c'est
la fin de l'ère de la philosophie occidentale. Ainsi, si
une philosophie de l'avenir existe, elle doit naître en dehors
de l'Europe ou bien elle doit naître en conséquence
de rencontres et de percussions entre l'Europe et la non-Europe.
Un bonze : Que pensez-vous de la diffusion de la pensée occidentale
et de son universalité ?
M. Foucault : L'Europe se situe dans une région déterminée
dans le monde et dans une époque déterminée.
Cela dit, elle présente la particularité de créer
une catégorie universelle qui caractérise le monde
moderne. L'Europe est le lieu de naissance de l'universalité.
Dans ce sens, la crise de la pensée européenne attire
l'attention de tout le monde et elle concerne tout le monde. C'est
une crise qui influence les différentes pensées de
tous les pays du monde ainsi que la pensée générale
du monde. Par exemple, le marxisme est né à une époque
déterminée dans une région déterminée :
il a été fondé par un juif à travers
des contacts avec une poignée d'ouvriers. Cela est devenu
non seulement une forme idéologique mais une vision du monde,
une organisation sociale. Le marxisme prétend à l'universalité
et d'ailleurs, comme vous le savez, malgré un peu de réfraction,
il se reflète dans le monde entier.
Or le marxisme se trouve actuellement dans une crise indiscutable :
la crise de la pensée occidentale, la crise du concept occidental
qu'est la révolution, la crise du concept occidental que
sont l'homme et la société. C'est une crise qui concerne
le monde entier et qui concerne aussi bien l'Union soviétique
que le Brésil, la Tchécoslovaquie, Cuba, etc.
Un bonze : En ce qui concerne le marxisme, que pensez-vous quant
à son avenir et que pensez-vous de l'euro-communisme ?
M. Foucault : À mon avis, l'une des choses importantes dans
ce qu'on appelle la crise du marxisme, c'est le fait que le marxisme
n'est plus utile comme garantie théorique du Parti communiste.
Le Parti communiste n'est plus marxiste. Il en est ainsi en Union
soviétique, dans les pays de démocratie populaire,
en France et à Cuba.
Concernant l'euro-communisme, la question importante à ce
jour ne se pose pas quant à son avenir, mais quant à
l'idée et au thème de la révolution. Depuis
1789, l'Europe a changé en fonction de l'idée de révolution.
L'histoire européenne a été dominée
par cette idée. C'est exactement cette idée-là
qui est en train de disparaître en ce moment.
Un bonze : Voici ma dernière question. D'après vous,
comment doit être le Japon à l'avenir ?
M. Foucault : Ma réponse est simple. Je pense que le rôle
des intellectuels, en réalité, ne consiste absolument
pas à jouer les prophètes ou bien les législateurs.
Depuis deux mille ans, les philosophes ont toujours parlé
de ce qu'on devait faire. Mais cela s'est toujours traduit par une
fin tragique. Ce qui est important, c'est que les philosophes parlent
de ce qui se passe actuellement, mais pas de ce qui pourrait se
passer.
[...]
M. Foucault : J'ai déjà visité plusieurs temples
zen. J'ai eu l'impression qu'ils étaient fermés, froids
et coupés du monde extérieur. Mais le vôtre
m'a donné l'impression très nette d'un temple ouvert
et intégré à l'environnement.
Je vous remercie de m'avoir donné cette expérience
du zen qui me sera très précieuse. Mais c'est une
modeste expérience. Je souhaite pouvoir revenir dans un ou
deux ans pour acquérir plus d'expérience.
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