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«Du bon usage du criminel», Le Nouvel Observateur,
no 722, 11 septembre 1978, pp. 40-42. (Sur G. Perrault, Le Pull-Over
rouge, Paris, Ramsay, 1978.)
Dits Ecrits Tome III texte n°240
Pour qu'une justice soit injuste il n'est pas besoin qu'elle se
trompe de coupable, il suffit qu'elle ne juge pas comme il faut.
Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976, était-il
innocent de l'assasinat d'une fillette deux ans plus tôt ?
On ne le sait toujours pas. On ne le saura peut-être jamais.
Mais on sait, de façon irréfutable, que la justice
est coupable. Coupable de l'avoir, avec cinq séances d'instruction,
deux jours d'assises, un pourvoi rejeté et une grâce
refusée, mené sans plus hésiter à l'échafaud.
Gilles Perrault a repris l'affaire. J'aurais scrupule, sur un pareil
sujet, à évoquer le talent du récit, sa clarté,
sa force. Un seul mot me paraît décent : c'est du travail.
Je ne sais combien il lui a fallu de mois de patience et de cette
impatience aussi qui refuse d'accepter le plus facile. Mais, le
livre refermé, on se demande ce qui n'a pas marché
ou, plutôt, ce qui a fait marcher cette machine qui, à
chaque instant, aurait dû s'arrêter : la partialité
de la police, l'hostilité d'un juge, la surexcitation de
la presse ? Oui, un peu, mais au fond, et faisant «tenir»
tout cela, une chose toute simple et monstrueuse : la paresse. Paresse
des enquêteurs, des juges, des avocats - paresse de la justice
tout entière. La justice fait rire lorsqu'elle est si indolente
qu'elle ne parvient pas à rendre un verdict. Mais celle qui
distribue la mort d'un geste presque endormi...
Le livre de Petrault est un atroce traité de la paresse
judiciaire. Forme majeure de cette paresse : la religion de l'aveu.
C'est vers l'aveu que tendent tous les actes de la procédure,
depuis le premier interrogatoire jusqu'à l'audience ultime.
On est content, le secret est lâché, le fin fond de
la vérité découvert ; tu l'as dit toi-même.
Prestige de la confession dans les pays catholiques ? Volonté,
selon Rousseau, que le coupable souscrive à sa propre condamnation ?
Sans doute, mais qui ne voit la formidable «économie»
que permet la confession ? Pour les enquêteurs qui n'ont plus
qu'à modeler leur recherche sur ce qui a été
avoué, pour le juge d'instruction qui n'a plus qu'à
ficeler son dossier autour de l'aveu, pour le président de
la cour qui, dans la précipitation des débats, peut
renvoyer l'accusé à lui-même, pour les jurés
qui, à défaut de connaître le dossier, ont devant
eux un accusé qui le reconnaît. Pour les avocats de
la défense, car il est en fin de compte plus facile d'avoir
recours, en plaidant, à la rhétorique toute prête
des circonstances atténuantes, de l'enfance malheureuse,
du moment de folie que de se battre, pas à pas, à
tous les stades de l'instruction et de chercher, fouiller, suspecter,
vérifier. L'aveu, c'est un lieu de douce complicité
pour toutes les instances de la justice pénale.
Le 3 juin 1974, on découvre le cadavre, blessé horriblement,
de Marie-Dolorès Rambla. Elle venait d'être enlevée
par un homme qui lui avait demandé de l'aider à rechercher
un chien noir. Autour de ce crime, il y a des indices et des pistes :
une Simca 1100 dans laquelle la petite fille était montée ;
un homme au pull-over rouge qui, la veille déjà, avait
demandé à des enfants de retrouver son chien. D'autre
part, on apprend que, non loin de l'endroit où fut découvert
le cadavre, un automobiliste a eu un accident léger, qu'il
s'est enfui, qu'on l'a poursuivi, qu'il s'est caché. On a
repéré le numéro de sa voiture. C'est celle
de Christian Ranucci. Il est arrêté.
Coïncidence des lieux, recoupements approximatifs des horaires :
et si les deux séries, celle du crime et celle de l'accident,
n'en faisaient qu'une ? Bien sûr, Ranucci n'a pas une Simca
mais une Peugeot ; bien sûr, il n'est pas reconnu par les deux
seuls témoins de l'enlèvement ; bien sûr, on
n'a vu qu'une seule personne dans la voiture accidentée ;
mais, après tout, il y a un pantalon taché de sang
dans sa voiture et pourquoi donc s'est-il caché avant de
rentrer tranquillement chez lui ?
Onze heures d'interrogatoire, et il avoue. Il avoue à nouveau
deux fois dans les moments qui suivent. Aveu impressionnant, reconnaît
Gilles Perrault. Mais les enquêteurs avaient sous la main
bien d'autres pistes possibles ; ils avaient sous la main des faits
qui montraient que les aveux n'étaient pas exacts sur certains
points ; et que sur d'autres, apparemment faux, Ranucci avait dit
vrai. Ils avaient de quoi savoir que cette pièce décisive
était douteuse et que, loin de faire preuve, elle devait
à son tour être prouvée.
Or c'est tout le contraire qui s'est passé. L'aveu a déployé
ses pouvoirs magiques. La voiture de l'enlèvement, de Simca,
est devenue Peugeot. Un homme qui courait avec un paquet est devenu
un homme traînant par la main une petite fille. Les témoins
réticents ont été oubliés et le pull-over
rouge, qui ne pouvait pas appartenir à Ranucci, a été
abandonné dans un coin de l'instruction. L'aveu obtenu et
les faits établis ne pouvaient pas entrer dans la même
épure. Il fallait ou casser le bloc de l'aveu et le réexaminer
point par point, ou trier les faits pour retenir ceux qui permettaient
de cimenter l'aveu. Vous devinez la solution retenue.
On reproche souvent à la police la façon dont elle
provoque les aveux. Et on a raison. Mais si la justice, de bas en
haut, n'était pas tellement consommatrice d'aveux, les policiers
auraient moins tendance à en produire et par tous les moyens.
Pour obtenir les aveux de Ranucci, la police de Marseille n'a sans
doute pas employé les seules paroles insidieuses de la persuasion ;
mais, de toute façon, y a-t-il eu dans le cabinet d'instruction,
au parquet, à l'audience quelqu'un pour dire : un aveu, quel
qu'il soit, n'est pas une solution, c'est un problème ? Vous
avez à établir un crime dont le déroulement,
les raisons, les partenaires vous échappent ? Vous ne devez
jamais lui substituer un criminel qui se proclame coupable et tient
lieu des certitudes qui vous manquent.
Un criminel manifeste vient donc de prendre la place d'un crime
obscur. Mais il faut encore que sa criminalité soit ancrée
plus solidement que dans un aveu toujours révocable. Après
avoir passé la main au suspect lui-même, l'instruction
va se défausser maintenant sur le psychiatre. Celui-ci doit
répondre à deux types de question : l'inculpé
était-il en état de démence au moment des faits ?
En ce cas, on considérera qu'il n'y a pas eu crime du tout
et les poursuites s'arrêteront. Il est logique que le psychiatre
réponde le plus tôt possible à cette question.
Mais on lui demande aussi s'il ne relève pas quelques rapports
entre le crime et les anomalies psychiques du sujet ; si celui-ci
est dangereux, et réadaptable : toutes questions qui n'ont
de sens que si le sujet est bien l'auteur du crime en question et
si le médecin a pour tâche de replacer ce crime dans
la vie de son auteur.
Le psychiatre avait donc devant lui un Ranucci déjà
titulaire d'un crime, puisqu'il l'a avoué ; il n'y avait plus
qu'à bâtir une personnalité de criminel. Allons-y.
Une mère divorcée : elle est donc possessive. Son fils
vit avec elle : il ne l'a donc jamais quittée (peu importe
qu'il ait longtemps travaillé ailleurs). Il prend sa voiture
pour le week-end : c'est donc la première fois qu'il découche
(oublions un an de service militaire en Allemagne). Et si, depuis
qu'il a dix-sept ans, il a des maîtresses, son affectivité
est «immature» et sa sexualité «mal orientée».
De quelqu'un dont on a établi sans aucun doute qu'il a tué
une fillette je ne sais pas s'il y a grand sens à dire qu'il
a été trop couvé par sa mère. Mais,
dans une pièce d'instruction remise à des juges qui
auront à décider si l'accusé est coupable,
j'en vois très bien l'effet : à défaut des éléments
du crime, cela vous dessine le profil du criminel. Le premier reste
peut-être à prouver, mais le second, on le comprend,
on le «tient bien». De cette psychologie le crime se
déduira facilement, comme une conséquence nécessaire.
Et puis, au fond, ce crime, ce geste obscur, imbécile, horrible,
cette absurdité qui s'efface avec le temps (même s'il
y a des chagrins qui ne s'oublieront jamais), qu'en faire le jour
des assises ? Que signifierait de réagir à l'irréversible ?
On ne punit pas un acte, on a à châtier un homme. Et
voilà que, une fois de plus, on va laisser tomber le crime
auquel on ne peut plus rien pour s'occuper du criminel.
C'est du criminel, en effet, qu'ont besoin la presse et l'opinion.
C'est lui qu'on va haïr, à lui que vont aller les passions,
pour lui qu'on va demander la peine et l'oubli.
C'est du criminel qu'ont besoin, eux aussi, les jurés et
la cour. Car le fait du crime, il est enfoui dans d'énormes
dossiers ; les jurés ne le connaissent pas et le président
aurait bien du mal à l'expliquer. En principe, l'audience
peut et doit tout reprendre ; la vérité doit s'y produire
sans ombre ni silence aux yeux et aux oreilles de tous. Mais, concrètement,
comment faire ? Un partage s'établit : d'une part, dans la
poussière du dossier, sous les cotes compliquées,
les faits, les traces, les preuves, les innombrables éléments
que l'esprit relie mal et où l'attention s'égare.
Mais qu'importe ? Car, d'un autre côté, il y a, en chair
et en os, vivant, incontestable, le criminel. Son visage, ses expressions,
sa dureté, son sourire, ses affolements -tout ce qui «ne
trompe pas». Faisons donc, pour le crime, confiance aux habiles
techniciens de l'instruction et gardons devant les yeux le criminel
lui-même.
Et c'est encore du criminel, non du crime, qu'on a besoin pour
fixer la sentence. Pour être indulgent, comprendre et excuser.
Mais pour être sévère également. Et pour
tuer. Ce n'est offenser aucune douleur, je pense, que de dire que
les responsables du talc Morhange * ont fait au moins autant de
mal que l'assassin d'une petite fille. Et les faits étaient
là, absolument. Il n'a jamais été question
de les condamner à mort, et c'est tant mieux. Mais pourquoi
accepte-t-on si facilement une pareille différence de destins ?
C'est que, d'un côté, on avait des industriels sans
scrupules, des hommes d'affaires avides ou cyniques, des ingénieurs
incompétents, tout ce qu'on voudra mais pas des «criminels».
De l'autre, on avait un crime mal élucidé, mais, en
pleine lumière, un criminel bien réel. Et si l'on
peut hésiter à répondre à une mort par
une mort, à un égorgement par un autre, comment ne
pas vouloir se débarrasser, et par des moyens sans recours,
de quelqu'un qui est fondamentalement un «criminel»,
essentiellement un «danger», naturellement un «monstre».
Il y va de notre salut à tous.
* Un défaut de fabrication du talc «Morhange»
avait provoqué, en 1972, la mort de plusieurs enfants et
infligé des lésions graves à de nombreux autres.
Fait paradoxal : l'une des racines aujourd'hui les plus solides
de la peine de mort, c'est le principe moderne, humanitaire, scientifique
qu'on a à juger non des crimes mais des criminels. Il est
moins coûteux économiquement, plus aisé intellectuellement,
plus gratifiant pour les juges et pour l'opinion, plus raisonnable
aux yeux des sages et plus satisfaisant pour les passionnés
de «comprendre un homme» que d'établir des faits.
Et voilà comment, d'un geste facile, coutumier, à
peine éveillé, la justice a coupé en deux,
un matin, un «criminel» de vingt-deux ans dont le crime
n'avait pas été prouvé.
Je n'ai pas parlé des aspects exceptionnels et durs de cette
affaire : pourquoi on avait alors besoin d'une exécution et
comment la grâce, recommandée par la commission, a
été refusée. J'ai évoqué seulement
ce qui l'a fait ressembler à tant d'autres.
On est en train de réformer le Code pénal. On mène
campagne, ardemment, contre la peine de mort. Et certains magistrats
savent bien le danger de vieilleries comme la religion de l'aveu,
ou des modernités comme l'intervention indiscrète
du psychiatre. Plus généralement encore, il faut revoir
de fond en comble la manière dont on punit.
Cette manière de punir a toujours été l'un
des traits les plus fondamentaux de chaque société.
Aucune mutation importante ne s'y produit sans qu'elle y soit modifiée.
Le régime actuel de pénalité est usé
jusqu'à la trame. Les «sciences humaines» n'ont
pas à le raviver. Il faudra des années, et bien des
tâtonnements, et bien des bouleversements, pour déterminer
ce qu'on doit punir, et comment, et si punir a un sens et si punir
est possible.
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