|
«Préface de Michel Foucault», in Brückner
(P.) et Krovoza (A.), Ennemis de l'État, Claix, La Pensée
sauvage, 1979, pp. 3-4 (Staatsfeinde. Innerstaatliche Feinderklärung
in der Bundesrepublik, Berlin, Wagenbach, 1972).
Dits Ecrits tome III texte n°256
C'est un destin, quand on est allemand, d'être né
dans les mêmes années que le nazisme. Au moment où
Hitler est venu au pouvoir, Peter Bruckner avait dix ans à
peu près. Jusqu'à la guerre, il a joué à
travers les mailles du système et du parti, sans trop savoir
quel était ce soubresaut qui soudain le rendait rétif,
et le faisait s'échapper au moment où il aurait pu
être attiré : une certaine méfiance, l'obscure
certitude qu'il ne fallait jamais se laisser faire, le goût
du vagabondage et des parents qu'il ne voyait pas beaucoup, comme
s'ils étaient absorbés ailleurs ? Il apprit la guerre
finie que sa mère était juive.
Depuis 1945, Bruckner a parcouru le cycle des socialismes européens.
Celui de Pankow, à l'Est ; il fut membre du P.C., il fut chargé
de former des cadres, il s'échappa. Celui, à l'Ouest,
de la social-démocratie : il fréquenta l'aile gauche
du Parti, il lutta pour la dénazification, il collabora à
un ouvrage sur la médecine des camps. Celui de l'opposition
extra-parlementaire après que le congrès de Bad-Godesberg
eut fait du S.P.D. un parti de gouvernement : dans le mouvement de
la contestation étudiante, ses deux livres Transformation
de la démocratie et Psychologie sociale du capitalisme *
ont eu une grande importance.
L'année 1972 est pour lui le début d'un long chemin
difficile : il devient l'un de ces hommes dont il parle lui-même
dans Staatsfeinde **, aux confins de l'opposition et de la «criminalité».
* Brückner (P.), Die Transformation der Demokratie, Francfort/Main,
1968 ; Zur
Socialpsychologie des Kapitalismus, Francfort, Main, 1972.
** Brückner (P.) et Krovoza (A.), Staatsfeinde : Innerstaatliche
Feinderklärung in der Bundesrepublik, Berlin, Wagenbach, 1972
(Ennemis de l'État : mise à l'index de l'ennemi intérieur
en R.F.A., trad. M.T. Priser et D. Cavalli, Paris, La Pensée
sauvage, 1979).
Il entre peu à peu dans la catégorie redoutable - redoutable
pour ceux qu'on y classe - des «ennemis de l'État».
Il aurait logé Ulrike Meinhof * : il est condamné à
une amende. Des étudiants avaient rédigé sous
le pseudonyme de Mescaleros un article sur l'assassinat du procureur
Buback **, et Brückner, avec plusieurs autres professeurs,
avait soutenu le droit de ce texte à l'existence et à
la publication ; comme il est l'un des rares à ne pas revenir
sur ce soutien, on lui supprime son traitement, on lui retire le
droit d'entrer dans les locaux de l'université et de travailler
à la bibliothèque. Cependant, il n'approuvait pas
toutes les actions de la R.A.F. ; il avait critiqué publiquement
certaines d'entre elles : il est donc proclamé «ennemi»
et «traître» par ceux-là mêmes que
l'État dénonce comme ses propres «ennemis».
C'est l'honneur de Klaus Croissant d'avoir mis un terme public et
définitif à ces calomnies ***.
* Membre de la fraction Armée rouge, ou R.A.F., de Baader.
** Après l'attentat contre le procureur Buback, un texte
signé «Mescaleros», ou «Indien métropolitain»,
nom que prenaient alors certains mouvements anarchisants, parut
dans le journal de l'université de Hanovre ; l'article décrivait
la joie intime éprouvée après la mort du procureur,
mais condamnait la violence terroriste.
*** Une intervention de M. Foucault auprès des éditeurs
de K. Croissant permit cette rectification.
Mais, pour l'affaire Mescaleros, les autorités allemandes
le poursuivent encore ; il a trouvé refuge au Danemark ; de
plus en plus loin des partis, des institutions, des groupes, des
théories, et de plus en plus proche de quelques amis dispersés,
il cherche à maintenir une rigueur politique, une lucidité
qui ne se laisse ni éblouir ni terroriser.
|
|