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«Manières de justice», Le Nouvel Observateur,
no 743, 5-11 février 1979, pp. 20-21.
Compte rendu de l'émission télévisée
Les Dossiers de l'écran du 30 janvier 1979, où le
garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, avait affronté deux heures
durant la mise en cause du fonctionnement de la justice par quarante-cinq
citoyennes et citoyens. Le garde des Sceaux, qui venait de refuser
au Parlement une proposition de loi abolissant la peine de mort,
avait justifié son refus de réviser le procès
de Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976.
Dits Ecrits III texte n°260
Quand il faisait beau, les rois d'autrefois rendaient la justice
à l'ombre des grands feuillages. L'autre jour, celui qui
tient les Sceaux parlait de la justice dans ce qui m'a paru être
la salle d'un grand restaurant. Les nappes étaient blanches
mais le service un peu lent. Et il n'était pas très
facile de voir ce qu'on mettait dans les assiettes.
Il y eut pourtant quelques moments dignes de Vincennes. Je veux
dire de son chêne. C'était impressionnant de voir ces
quelques gens, choisis sans doute comme on sélectionne les
produits tests pour le panier de la ménagère, s'adresser
au prince comme on le fait depuis des millénaires. Ils lui
portaient leur amertume, leur petite rancoeur ou leur grand chagrin
d'un enfant mort. Ils prenaient des millions de téléspectateurs
à témoin du mauvais fonctionnement de l'Institution
? Oui, peut-être. Mais il y eut autre chose, je crois. Ils
demandaient, en dernière instance, justice. Au roi, au souverain,
à l'État, que peut-on demander de plus que de rendre
la justice ?
Les gens auront toujours raison contre Montesquieu et les architectes
de Brasilia. Les trois pouvoirs, bien séparés, logés
chacun en toute indépendance dans son palais, ce n'est pas
vrai. Qu'il yen ait un, de pouvoir, c'est déjà bien
assez, pourvu qu'il fasse son travail. J'aime assez l'ignorance
têtue avec laquelle les «justiciables» n'écoutent
pas quand on leur explique qu'il y a deux sortes de magistrats :
les «debout», qui requièrent «au nom de
la société» et qui dépendent hiérarchiquement
du ministre ; et les «assis», qui sont indépendants,
comme leur nom l'indique : ils jugent «au nom du peuple».
J'ai bien aimé aussi la vieille dame qui évoquait
pêle-mêle tous ceux qui, selon elle, condamnent à
mort : magistrats, avocats, juges. Tant d'ignorance vaut incrédulité
volontaire : on ne se laisse pas avoir. Plus qu'une affaire de démonstration,
c'est une affaire de perception. Le pouvoir est marqué sur
la livrée de tout homme de justice, comme la justice, en
retour, est la tâche fondamentale de tout appareil de pouvoir.
Le reste n'est que subtilité. Méconnaissance des institutions
? C'est évident. Contresens historique et politique ? C'est
à voir.
Justement, direz-vous, c'est cela qu'il faut dissiper. Il faut
que la justice ne reste plus un attribut seulement de la souveraineté
mais qu'elle devienne un service public. Qu'elle soit accessible
à tous. Qu'on puisse l'utiliser. Qu'on en connaisse les pièces
principales et le mode d'emploi. À quoi je répondrai :
comment voulez-vous qu'on prenne au sérieux la vocation de
service public d'une institution dont la fonction suprême,
la plus visible, la plus exaltée, c'est de condamner à
mort ? Les chiffres n'y font rien. Il pourrait bien n'y avoir d'exécution
que tous les dix ou vingt ans : si le juge est un homme qui peut
vous couper en deux, vous n'obtiendrez pas qu'il soit reconnu comme
le préposé d'un service public. Réduire les
«frictions sociales» et faire sauter une tête,
ce ne peut être que les deux pôles extrêmes d'une
seule et même activité. On commencera à croire
que la justice ne fait pas bloc avec l'exercice du pouvoir le jour
où elle ne tuera plus. Condition nécessaire, bien
qu'elle ne soit pas suffisante.
L'émission de l'autre soir était bien construite.
Elle commençait par l'indépendance des magistrats.
Elle s'achevait sur la peine de mort. Et la majorité, qui
était favorable à celle-ci, s'est trouvée de
fait offrir au ministre l'acceptation de cette dépendance
des juges que tout le monde, au début, rejetait d'un commun
accord, sans trop y croire.
Pourquoi, depuis plusieurs semaines, ces opérations sur
la justice ? Pourquoi cette longue encyclique traditionaliste dans
Le Monde ? Pourquoi cette émission de trois heures pour répéter,
en apparence, des choses si connues ?
Une bonne conjoncture, c'est vrai. Le Syndicat de la magistrature
avait ouvert une crise profonde. Inertie d'organisation, foi dans
les mirages de l'Union de la gauche, difficulté à
trouver une doctrine cohérente ? Je ne sais... Les choses,
en tout cas, se sont un peu refroidies depuis quelques mois. C'est
l'occasion de jouer l'apaisement, de se présenter comme le
défenseur de la profession tout entière ; et, gommant
les fractures intérieures, de ne plus parler que de la mésentente
entre l'institution et ses usagers.
Il y eut certainement autre chose. Pourquoi en effet, revenir sans
cesse sur l'indépendance des magistrats ? Pourquoi ces ministres
qui, à tour de rôle, viennent jurer, la main sur le
coeur, qu'ils n'interviennent jamais auprès des magistrats
du siège ? On est d'autant plus prêt à les croire
que là n'est pas le problème. Il faut bien se mettre
dans la tête que juger, ce n'est pas appliquer la loi. C'est
une certaine «manière de faire» avec la loi.
Allez aux flagrants délits ; écoutez le président
marmonner son interrogatoire, le procureur demander que la loi soit
appliquée, l'avocat plaider l'indulgence : entendez les six
mois de prison qui tombent «conformément à la
loi». Et vous me direz si c'est cela, appliquer la loi. Ou
si ça n'est pas une certaine «façon de faire»
avec elle. C'est là que, sauf quelques exceptions notables,
se trouve pour l'essentiel la «dépendance» des
juges à l'égard de leur formation, des règles
de l'institution, de leurs collègues, des contraintes d'organisation,
de finances et de temps, de la pesanteur de la hiérarchie,
du tableau d'avancement, etc. Le problème n'est pas tellement
celui de l'obéissance des juges à ce que dit le pouvoir.
C'est celui de leur conformité à ce qu'il tait. Et
ce fut là l'un des grands mérites du Syndicat de la
magistrature : manifester qu'on peut faire avec la même loi
tout autre chose, et montrer que, du côté de la chancellerie,
ce qu'on demande aux magistrats, ce n'est pas une obéissance
qui désobéisse aux lois mais une conformité
dans la manière de faire avec elles.
Et puis le ministre a beaucoup parlé du libre accès
des justiciables à l'institution. On ne peut nier que l'aide
judiciaire vient d'en ouvrir assez largement les portes. Or le problème
n'est pas seulement : qui peut avoir accès à la justice
? C'est aussi : parmi tant de litiges, conflits, infractions, lesquels
peuvent arriver jusqu'à l'instance judiciaire ? Dans l'agréable
soirée de mardi dernier, j'ai remarqué deux grains
de sable. «Que faire, disait quelqu'un, si un commissaire
refuse d'enregistrer une plainte ?» «Que faire, demandait
un autre, quand on veut poursuivre un indicateur de police ?»
Il faudrait donc tout laisser arriver jusqu'au juge. Déjà
qu'avec la Sécurité sociale tout arrive jusqu'au médecin...
Il faut bien faire un tri entre ce qui va rester «hors justice»
et ce qui va devenir, si j'ose dire, «judiciable». Mais
qui choisit ? Selon quels critères ? Comment ? Pourquoi un
petit vol et pas une énorme fraude ? Pourquoi une caresse
à quelqu'un qui consent et pas l'imprudence d'un patron qui
expose un ouvrier à la mort ? Soit un même système
de lois : selon la manière dont fonctionne l'institution et
les différents circuits de dérivation mis en place
(juridiction administrative, procédure d'arbitrage...), on
peut avoir une distribution différente de ce qui peut devenir
affaire de justice et ce qui ne peut pas le devenir.
Qui ne voit que ce partage est pour une part au moins déterminé
par la conduite des juges ? Et que, si on veut le maintenir, il
faut que celle-ci reste bien conforme ?
A moyen et à court terme, ce sont là, je crois, les
problèmes les plus importants. Dans des régimes décentralisés
et qui penchent vers l'autogestion, le règlement judiciaire
est la voie la plus naturelle pour arbitrer des litiges d'autant
plus nombreux que les centres de décision se multiplient.
La Yougoslavie est un des pays les plus gros consommateurs de justice
et les plus actifs fabricants d'hommes de loi. Nous n'allons pas
de ce côté-là ? C'est vrai. Mais, dans la société
«néolibérale» vers laquelle, à
travers la crise, on nous pousse, la consommation judiciaire a aussi
toutes chances de croître. Et cela dans la mesure même
où décroissent les systèmes réglementaires
et les interventions administratives. Rien dans l'appareil actuel
ne pourrait répondre à une pareille demande. Et il
n'est pas question de changer l'équilibre. Pour des raisons
de coût. Pour des raisons politiques aussi : on ne va pas introduire
partout et dans tous les rouages l'autorité de juges qui
se sont montrés récemment d'autant moins fiables qu'ils
étaient plus jeunes.
D'où le choix de maintenir à peu près en l'état
actuelle niveau du «judiciable» - quitte à assurer
des ponctions et des détournements sur la demande judiciaire,
en multipliant les instances d'arbitrage et de conciliation. En
somme, il faut éviter dans l'ordre de la justice une poussée
inflationniste de même type que celle qui risque d'emporter
actuellement les institutions de la médecine et de la sécurité.
Pour éviter cela, plusieurs conditions. Recentrer le plus
solidement possible la justice sur ses fonctions «hautes»,
en laissant jouer le plus souvent possible, au-dessous d'elle, des
mécanismes extra ou parajudiciaires. Par choix politique,
par penchant technocratique, les juges pourront avoir tendance à
soutenir par des innovations incessantes, par des interventions
croissantes cette demande inflationniste. Il faut les ramener à
la discrétion et rétablir entre eux, par-delà
les clivages politiques, une «manière de faire»
commune et mesurée. Et le maintien de la peine de mort comme
point de mire dans toute la pratique judiciaire joue là un
rôle à la fois symbolique et réel : en gardant
à la justice cette suprême fonction de la souveraineté,
elle l'empêche de s'affaisser au niveau d'un service public
en perpétuelle expansion.
Voilà, me semble-t-il, ce qui a formé l'enjeu de
ces interventions feutrées et apaisantes du garde des Sceaux,
ces semaines dernières. Il parlait longuement de l'indépendance
des magistrats et de leur disponibilité à l'égard
des justiciables. Mais il s'agissait de rétablir la «conformité»
des juges et de maintenir le niveau du «judiciable».
À un seul moment, l'autre soir, la voix aimable s'est faite
plus rude. Ce fut pour dire : «En tout cas, pas comme la Sécurité
sociale.» C’était là toute une économie
et toute une politique de la justice pour les années à
venir.
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