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Manières de justice
Michel Foucault
Dits Ecrits III texte n°260

«Manières de justice», Le Nouvel Observateur, no 743, 5-11 février 1979, pp. 20-21.

Compte rendu de l'émission télévisée Les Dossiers de l'écran du 30 janvier 1979, où le garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, avait affronté deux heures durant la mise en cause du fonctionnement de la justice par quarante-cinq citoyennes et citoyens. Le garde des Sceaux, qui venait de refuser au Parlement une proposition de loi abolissant la peine de mort, avait justifié son refus de réviser le procès de Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976.

Dits Ecrits III texte n°260


Quand il faisait beau, les rois d'autrefois rendaient la justice à l'ombre des grands feuillages. L'autre jour, celui qui tient les Sceaux parlait de la justice dans ce qui m'a paru être la salle d'un grand restaurant. Les nappes étaient blanches mais le service un peu lent. Et il n'était pas très facile de voir ce qu'on mettait dans les assiettes.

Il y eut pourtant quelques moments dignes de Vincennes. Je veux dire de son chêne. C'était impressionnant de voir ces quelques gens, choisis sans doute comme on sélectionne les produits tests pour le panier de la ménagère, s'adresser au prince comme on le fait depuis des millénaires. Ils lui portaient leur amertume, leur petite rancoeur ou leur grand chagrin d'un enfant mort. Ils prenaient des millions de téléspectateurs à témoin du mauvais fonctionnement de l'Institution ? Oui, peut-être. Mais il y eut autre chose, je crois. Ils demandaient, en dernière instance, justice. Au roi, au souverain, à l'État, que peut-on demander de plus que de rendre la justice ?

Les gens auront toujours raison contre Montesquieu et les architectes de Brasilia. Les trois pouvoirs, bien séparés, logés chacun en toute indépendance dans son palais, ce n'est pas vrai. Qu'il yen ait un, de pouvoir, c'est déjà bien assez, pourvu qu'il fasse son travail. J'aime assez l'ignorance têtue avec laquelle les «justiciables» n'écoutent pas quand on leur explique qu'il y a deux sortes de magistrats : les «debout», qui requièrent «au nom de la société» et qui dépendent hiérarchiquement du ministre ; et les «assis», qui sont indépendants, comme leur nom l'indique : ils jugent «au nom du peuple».

J'ai bien aimé aussi la vieille dame qui évoquait pêle-mêle tous ceux qui, selon elle, condamnent à mort : magistrats, avocats, juges. Tant d'ignorance vaut incrédulité volontaire : on ne se laisse pas avoir. Plus qu'une affaire de démonstration, c'est une affaire de perception. Le pouvoir est marqué sur la livrée de tout homme de justice, comme la justice, en retour, est la tâche fondamentale de tout appareil de pouvoir. Le reste n'est que subtilité. Méconnaissance des institutions ? C'est évident. Contresens historique et politique ? C'est à voir.

Justement, direz-vous, c'est cela qu'il faut dissiper. Il faut que la justice ne reste plus un attribut seulement de la souveraineté mais qu'elle devienne un service public. Qu'elle soit accessible à tous. Qu'on puisse l'utiliser. Qu'on en connaisse les pièces principales et le mode d'emploi. À quoi je répondrai : comment voulez-vous qu'on prenne au sérieux la vocation de service public d'une institution dont la fonction suprême, la plus visible, la plus exaltée, c'est de condamner à mort ? Les chiffres n'y font rien. Il pourrait bien n'y avoir d'exécution que tous les dix ou vingt ans : si le juge est un homme qui peut vous couper en deux, vous n'obtiendrez pas qu'il soit reconnu comme le préposé d'un service public. Réduire les «frictions sociales» et faire sauter une tête, ce ne peut être que les deux pôles extrêmes d'une seule et même activité. On commencera à croire que la justice ne fait pas bloc avec l'exercice du pouvoir le jour où elle ne tuera plus. Condition nécessaire, bien qu'elle ne soit pas suffisante.

L'émission de l'autre soir était bien construite. Elle commençait par l'indépendance des magistrats. Elle s'achevait sur la peine de mort. Et la majorité, qui était favorable à celle-ci, s'est trouvée de fait offrir au ministre l'acceptation de cette dépendance des juges que tout le monde, au début, rejetait d'un commun accord, sans trop y croire.

Pourquoi, depuis plusieurs semaines, ces opérations sur la justice ? Pourquoi cette longue encyclique traditionaliste dans Le Monde ? Pourquoi cette émission de trois heures pour répéter, en apparence, des choses si connues ?

Une bonne conjoncture, c'est vrai. Le Syndicat de la magistrature avait ouvert une crise profonde. Inertie d'organisation, foi dans les mirages de l'Union de la gauche, difficulté à trouver une doctrine cohérente ? Je ne sais... Les choses, en tout cas, se sont un peu refroidies depuis quelques mois. C'est l'occasion de jouer l'apaisement, de se présenter comme le défenseur de la profession tout entière ; et, gommant les fractures intérieures, de ne plus parler que de la mésentente entre l'institution et ses usagers.

Il y eut certainement autre chose. Pourquoi en effet, revenir sans cesse sur l'indépendance des magistrats ? Pourquoi ces ministres qui, à tour de rôle, viennent jurer, la main sur le coeur, qu'ils n'interviennent jamais auprès des magistrats du siège ? On est d'autant plus prêt à les croire que là n'est pas le problème. Il faut bien se mettre dans la tête que juger, ce n'est pas appliquer la loi. C'est une certaine «manière de faire» avec la loi. Allez aux flagrants délits ; écoutez le président marmonner son interrogatoire, le procureur demander que la loi soit appliquée, l'avocat plaider l'indulgence : entendez les six mois de prison qui tombent «conformément à la loi». Et vous me direz si c'est cela, appliquer la loi. Ou si ça n'est pas une certaine «façon de faire» avec elle. C'est là que, sauf quelques exceptions notables, se trouve pour l'essentiel la «dépendance» des juges à l'égard de leur formation, des règles de l'institution, de leurs collègues, des contraintes d'organisation, de finances et de temps, de la pesanteur de la hiérarchie, du tableau d'avancement, etc. Le problème n'est pas tellement celui de l'obéissance des juges à ce que dit le pouvoir. C'est celui de leur conformité à ce qu'il tait. Et ce fut là l'un des grands mérites du Syndicat de la magistrature : manifester qu'on peut faire avec la même loi tout autre chose, et montrer que, du côté de la chancellerie, ce qu'on demande aux magistrats, ce n'est pas une obéissance qui désobéisse aux lois mais une conformité dans la manière de faire avec elles.

Et puis le ministre a beaucoup parlé du libre accès des justiciables à l'institution. On ne peut nier que l'aide judiciaire vient d'en ouvrir assez largement les portes. Or le problème n'est pas seulement : qui peut avoir accès à la justice ? C'est aussi : parmi tant de litiges, conflits, infractions, lesquels peuvent arriver jusqu'à l'instance judiciaire ? Dans l'agréable soirée de mardi dernier, j'ai remarqué deux grains de sable. «Que faire, disait quelqu'un, si un commissaire refuse d'enregistrer une plainte ?» «Que faire, demandait un autre, quand on veut poursuivre un indicateur de police ?»

Il faudrait donc tout laisser arriver jusqu'au juge. Déjà qu'avec la Sécurité sociale tout arrive jusqu'au médecin... Il faut bien faire un tri entre ce qui va rester «hors justice» et ce qui va devenir, si j'ose dire, «judiciable». Mais qui choisit ? Selon quels critères ? Comment ? Pourquoi un petit vol et pas une énorme fraude ? Pourquoi une caresse à quelqu'un qui consent et pas l'imprudence d'un patron qui expose un ouvrier à la mort ? Soit un même système de lois : selon la manière dont fonctionne l'institution et les différents circuits de dérivation mis en place (juridiction administrative, procédure d'arbitrage...), on peut avoir une distribution différente de ce qui peut devenir affaire de justice et ce qui ne peut pas le devenir.

Qui ne voit que ce partage est pour une part au moins déterminé par la conduite des juges ? Et que, si on veut le maintenir, il faut que celle-ci reste bien conforme ?

A moyen et à court terme, ce sont là, je crois, les problèmes les plus importants. Dans des régimes décentralisés et qui penchent vers l'autogestion, le règlement judiciaire est la voie la plus naturelle pour arbitrer des litiges d'autant plus nombreux que les centres de décision se multiplient. La Yougoslavie est un des pays les plus gros consommateurs de justice et les plus actifs fabricants d'hommes de loi. Nous n'allons pas de ce côté-là ? C'est vrai. Mais, dans la société «néolibérale» vers laquelle, à travers la crise, on nous pousse, la consommation judiciaire a aussi toutes chances de croître. Et cela dans la mesure même où décroissent les systèmes réglementaires et les interventions administratives. Rien dans l'appareil actuel ne pourrait répondre à une pareille demande. Et il n'est pas question de changer l'équilibre. Pour des raisons de coût. Pour des raisons politiques aussi : on ne va pas introduire partout et dans tous les rouages l'autorité de juges qui se sont montrés récemment d'autant moins fiables qu'ils étaient plus jeunes.

D'où le choix de maintenir à peu près en l'état actuelle niveau du «judiciable» - quitte à assurer des ponctions et des détournements sur la demande judiciaire, en multipliant les instances d'arbitrage et de conciliation. En somme, il faut éviter dans l'ordre de la justice une poussée inflationniste de même type que celle qui risque d'emporter actuellement les institutions de la médecine et de la sécurité.

Pour éviter cela, plusieurs conditions. Recentrer le plus solidement possible la justice sur ses fonctions «hautes», en laissant jouer le plus souvent possible, au-dessous d'elle, des mécanismes extra ou parajudiciaires. Par choix politique, par penchant technocratique, les juges pourront avoir tendance à soutenir par des innovations incessantes, par des interventions croissantes cette demande inflationniste. Il faut les ramener à la discrétion et rétablir entre eux, par-delà les clivages politiques, une «manière de faire» commune et mesurée. Et le maintien de la peine de mort comme point de mire dans toute la pratique judiciaire joue là un rôle à la fois symbolique et réel : en gardant à la justice cette suprême fonction de la souveraineté, elle l'empêche de s'affaisser au niveau d'un service public en perpétuelle expansion.

Voilà, me semble-t-il, ce qui a formé l'enjeu de ces interventions feutrées et apaisantes du garde des Sceaux, ces semaines dernières. Il parlait longuement de l'indépendance des magistrats et de leur disponibilité à l'égard des justiciables. Mais il s'agissait de rétablir la «conformité» des juges et de maintenir le niveau du «judiciable». À un seul moment, l'autre soir, la voix aimable s'est faite plus rude. Ce fut pour dire : «En tout cas, pas comme la Sécurité sociale.» C’était là toute une économie et toute une politique de la justice pour les années à venir.