|
«La loi de la pudeur» (entretien avec J. Danet, avocat
au barreau de Nantes, P; Hahn, journaliste à Gai Pied, et
G. Hocquenghem, Dialogues, France-Culture, 4 avril 1978), Recherches,
no 37: Fous d'enfance, avril 1979, pp. 69-82.
Dits Ecrits III texte n°263
Le Parlement travaillait à la révision des dispositions
du Code pénal concernant la sexualité et l'enfance.
La Commission de réforme du Code pénal avait consulté
M. Foucault, lui-même très attentif aux thèses
conflictuelles soutenues par les différents mouvements de
libération: les femmes voulaient la criminalisation du viol,
les homosexuels, la décriminalisation de l'homosexualité ;
lesbiennes et pédophiles s'affrontaient comme ils s'affrontaient
aux psychanalystes sur la notion de danger arrachée à
la sexualité. M. Foucault défendit devant la Commission
certains des arguments de la «Lettre ouverte sur la révision
de la loi sur les délits sexuels concernant les mineurs».
Finalement, en juin 1978, le Sénat votait la suppression
de la discrimination entre actes homosexuels et hétérosexuels.
L'attentat à la pudeur sans violence à l'égard
d'un mineur de moins de quinze ans, quel que soit son sexe, était
correctionnalisé, alors qu'il était jusque-là
passible des assises.
Guy Hocquenghem, écrivain, fondateur du Front homosexuel
d'action révolutionnaire (F.H.A.R.), avait pris à
l'automne 1977, avec René Scherer, professeur au département
de philosophie de Vincennes, l'initiative d'une «Lettre ouverte
sur la révision de la loi sur les délits sexuels concernant
les mineurs», signée notamment par Françoise
Dolto, psychanalyste d'enfants et chrétienne. Cette lettre
demandait une révision radicale du droit en matière
sexuelle et de législation de l'enfance.
M. Foucault : Si nous avons tous les trois accepté de participer
à cette émission (il y a maintenant plusieurs mois
que le principe en avait été acquis), c'est pour la
raison suivante. Une évolution assez large, assez massive,
et qui, aux premiers regards, semblait irréversible, pouvait
faire espérer que le régime légal imposé
aux pratiques sexuelles de nos contemporains allait enfin se détendre
et se disloquer. Régime qui n'est pas si ancien, puisque
le Code pénal de 1810 ne disait pas grand-chose sur la sexualité,
comme si la sexualité ne devait pas relever de la loi; et
c'est simplement au courant du XIXe siècle, et au XXe surtout,
à l'époque de Pétain et au moment de l'amendement
Mirguet (1960) *, que la législation de la sexualité
est devenue de plus en plus pesante. Mais on peut constater, depuis
une dizaine d'années, dans les moeurs, dans l'opinion, un
mouvement pour faire évoluer ce régime légal.
On a même réuni une Commission de réforme du
droit pénal qui avait, qui a toujours pour tâche de
rédiger à nouveau un certain nombre des articles fondamentaux
du Code pénal. Et cette commission a effectivement admis,
avec, je dois dire, beaucoup de sérieux, non seulement la
possibilité, mais la nécessité de changer la
plupart des articles qui régissent, dans la législation
actuelle, le comportement sexuel.
* L'amendement Mirguet du 18 juillet 1960 augmente les peines prévues
pour l'outrage public à la pudeur entre personnes du même
sexe Journal officiel, no 51, 19 juillet 1960, p. 1981).
Cette commission, qui siège maintenant depuis plusieurs
mois, a envisagé cette réforme sur la législation
sexuelle au cours du mois de mai et juin derniers. Et je crois que
les propositions qu'elle comptait faire étaient ce qu'on
peut appeler libérales *. Or il semble bien que, depuis un
certain nombre de mois, un mouvement en sens inverse est en train
de se dessiner, un mouvement qui est inquiétant. D'abord,
parce qu'il ne se produit pas seulement en France. Regardez ce qui
se passe, par exemple, aux États-Unis, avec la campagne qu'Anita
Bryant a menée contre les homosexuels, qui est allée
jusqu'à friser l'appel au meurtre. C'est un phénomène
que l'on peut constater en France. Mais, en France, on le constate
à travers un certain nombre de faits particuliers, ponctuels,
dont on parlera tout à l'heure (Jean Danet et Guy Hocquenghem
en donneront certainement des exemples), mais qui semblent indiquer
que, d'une part, dans la pratique policière et, d'autre part,
dans la jurisprudence, on en revient plutôt à des positions
fermes, des positions dures, des positions strictes. Et ce mouvement
que l'on constate dans la pratique policière et judiciaire
est malheureusement appuyé bien souvent par des campagnes
de presse, ou par un système d'informations mené dans
la presse. C'est donc dans cette situation, mouvement global qui
tend vers le libéralisme, et puis phénomène
de retour, contrecoup, coup de frein, peut-être même
amorce du processus inverse, que nous devons discuter ce soir.
* C'est à partir de ces propositions qu'a été
réalisée la réforme des articles 330-331. Les
articles 330-333 du Code pénal concernent les attentats aux
moeurs. Les articles 330 et 331 traitent de l'outrage public à
la pudeur et de l'attentat à la pudeur sans violence contre
mineurs.
G. Hocquenghem: Il y a maintenant six mois, nous avons lancé
une pétition qui demandait l'abrogation d'un certain nombre
d'articles de loi, notamment ceux qui répriment les rapports
entre majeurs et mineurs, ainsi que ceux qui répriment l'incitation
de mineurs à la débauche et la décriminalisation
des rapports entre majeurs et mineurs en dessous de quinze ans.
L'alinéa 2 de l'article 330 sanctionne plus sévèrement
l'outrage public à la pudeur contre nature entre personnes
du même sexe (amendement Mirguet).
L'article 331 concerne la protection des mineurs de moins de quinze
ans contre les attentats à la pudeur sans violence :
– 1er alinéa : «L'attentat à la pudeur
de l'un ou l'autre sexe est puni de réclusion de cinq à
dix ans depuis l'ordonnance du 8 février 1945» ;
– 2e alinéa : «Les actes homosexuels -impudiques
ou contre nature -avec mineur de moins de vingt et un ans sont punis
d'une peine de prison de six mois à trois ans et d'une amende»
(alors que la majorité hétérosexuelle est de
quinze ans).
La loi du 5 juillet 1974 abaisse la majorité civile et politique
à dix-huit ans et la majorité homosexuelle à
dix-huit ans.
Les articles 332-333 traitent des crimes ou actes de violence (viol)
à l'encontre des individus majeurs ou mineurs.
Beaucoup de gens l'ont signée, des gens qui se recrutent
dans tout l'éventail politique, qui vont du Parti communiste
à Mme Dolto. C'est donc une pétition qui a été
signée par beaucoup de gens qui ne sont ni suspects d'être
eux-mêmes particulièrement pédophiles, ni même
suspects d'être des extravagants du point de vue politique.
Nous avions l'impression qu'un certain mouvement se dessinait, et
ce mouvement était confirmé par les documents que
nous avions pu voir de la Commission de réforme du Code pénal.
Ce que nous constatons aujourd'hui, donc, c'est que non seulement
ce genre de mouvement est un petit peu une illusion libérale,
qu'en fait il ne correspond pas à une transformation profonde
dans la jurisprudence, dans le juger, ou dans la façon même
d'instruire une affaire. Mais, en plus, au niveau de l'opinion,
et de l'opinion proprement dite, c'est-à-dire des journaux,
des radios, des télévisions, etc., c'est plutôt
l'inverse qui semble s'amorcer, avec de nouveaux arguments. Ces
nouveaux arguments tournent essentiellement autour de l'enfance,
c'est-à-dire autour de l'exploitation de la sensibilité
populaire, la sensibilité de l'opinion et son horreur spontanée
pour tout ce qui a trait au sexe quand c'est lié à
l'enfant. Ainsi, un article du Nouvel Observateur commence par un
chapeau disant que «la pornographie à l'égard
de l'enfance est le dernier cauchemar américain et sans doute
le plus terrible d'un pays sans doute fertile en scandales».
Que la pornographie enfantine soit le plus terrible des scandales
actuels, la disproportion même entre le sujet évoqué,
la pornographie enfantine, même pas la prostitution, et l'immensité
des drames et des répressions que peuvent subir par exemple
les Noirs aux États-Unis saute aux yeux. Toute cette campagne
sur la pornographie, sur la prostitution, sur tous ces phénomènes
sociaux qui de toute façon sont sujets à discussion
(personne, ici, ne songe à se faire le paladin de la pornographie
ou de la prostitution enfantine) ne sert en fait qu'à en
arriver à cette question essentielle: c'est encore pis quand
les enfants sont consentants, c'est encore bien pis si ça
n'est ni pornographique ni payé, etc. C'est-à-dire
que tout le contexte criminalisant ne sert qu'à dégager
le noyau de l'accusation: vous voulez faire l'amour avec des enfants
consentants. Il ne sert qu'à souligner l'interdit traditionnel,
et à le souligner d'une nouvelle manière, avec de
nouveaux arguments, l'interdit traditionnel sur les rapports sexuels
consentants sans violence, sans argent, sans aucune forme de prostitution,
qui peuvent exister entre des majeurs et des mineurs.
J. Danet: On sait déjà que certains psychiatres considèrent
que les rapports entre les enfants et les adultes sont toujours
traumatisants. Et que, s'ils n'en gardent pas le souvenir, c'est
que c'est dans leur inconscient, mais de toute façon ils
sont marqués à jamais, ils deviendront caractériels.
Donc, ce qui se prépare avec l'intervention des psychiatres
au tribunal, c'est une manipulation du consentement des soi-disantes
victimes, c'est une manipulation du consentement des enfants, c'est
une manipulation de leur parole. Et puis il y a une utilisation,
assez récente me semble-t-il, des textes répressifs,
qu'il convient de noter parce que, peut-être, elle servira
de tactique provisoire à la justice pour combler des manques.
En effet, dans les institutions disciplinaires traditionnelles,
la prison, l'école, l'asile, les infirmiers, les instituteurs
suivaient un règlement très strict, la hiérarchie
était toute proche, qui les surveillait en permanence, tout
autant finalement qu'elle surveille les enfants ou les fous; par
contre, dans les nouvelles instances de contrôle social, le
contrôle par la hiérarchie est beaucoup plus difficile;
et on peut se demander si on ne va pas assister à une utilisation
des textes de droit commun: excitation de mineur à la débauche,
par exemple, contre les travailleurs sociaux, les éducateurs.
Et je remarque au passage que Villerot * est éducateur, que
Gallien était médecin, même si les faits ne
s'étaient pas déroulés pendant qu'il exerçait
sa profession. Qu'en 1976, à Nantes, a eu lieu un procès
d'un éducateur qui était accusé d'excitation
de mineurs à la débauche pour avoir fourni des contraceptifs
aux garçons et aux filles dont il avait la charge. Donc,
le droit commun servirait cette fois pour réprimer les éducateurs,
les travailleurs sociaux qui ne feraient pas leur travail de contrôle
social comme le désirent leurs hiérarchies respectives.
Déjà, de 1830 à 1860, on voit les arrêts
s'acharner littéralement sur les instituteurs, à tel
point que certaines décisions de justice disent explicitement
que l'article 334 ** du Code pénal sur l'incitation de mineurs
à la débauche s'applique à certaines personnes,
précisant entre parenthèses l'instituteur par exemple,
alors que l'affaire en question ne concernait pas un instituteur.
* Gilbert Villerot publie dans le même numéro de la
revue Recherches (pp. 167212) le dossier de son inculpation en 1977
pour «attentat à la pudeur sans violence sur mineur
de quinze ans» transformée par la cour en «violences
à enfant», délit moins grave sur le plan pénal
pour lequel il fur condamné à un an de prison.
** L'objet initial de cet article était d'atteindre les
proxénètes : «Celui qui s'entremet dans l'intérêt
des passions des autres et non de ses passions personnelles».
«Cependant, déclarait en 1851 la cour d'Angers, quand
il s'agit de faits qui révoltent la nature [...], la loi
doit s'appliquer dans son esprit à pareil cas [...] à
l'instituteur par exemple qui excite des mineurs du même sexe
à commettre sur sa personne des actes immoraux.» La
loi du 6 août 1942 précise et confirme cette extension.
C'est dire à quel point tous ces textes finalement sont
à la recherche des lieux par où pourraient bien s'introduire
les pervers qui vont corrompre la jeunesse. C'est ça, l'obsession
des juges. Ils n'ont pas réussi à définir les
perversions. Ce sera la médecine et la psychiatrie qui le
feront à leur place. Au milieu du XIXe siècle il leur
vient une obsession : et si le pervers était partout? et on
va commencer à les traquer dans les institutions les plus
dangereuses, à risque, les populations à risque, avant
l'époque où l'expression a été inventée.
Actuellement, si on a pu croire pendant un temps que les textes
de loi allaient reculer, c'est non pas parce qu'on pensait que la
période était libérale, mais parce qu'on savait
que des contrôles plus subtils allaient se mettre en place
sur la sexualité. Et que peut-être l'apparente liberté
qui camouflait ces contrôles sociaux plus souples, plus diffus
allait entraîner une mise hors champ du juridique, du pénal.
Ça n'est pas toujours nécessairement le cas, et on
peut bien penser que des lois répressives traditionnelles
fonctionneront ensemble avec des contrôles beaucoup plus subtils,
une forme de la sexologie telle qu'on n'en a pas connue et qui investirait
toutes les institutions, y compris scolaires.
M. Foucault : Il me semble en effet qu'on arrive là à
un point qui est important. S'il est vrai qu'on est à une
mutation, il n'est pas vrai sans doute que cette mutation sera favorable
à un allègement réel de la législation
sur la sexualité. Jean Danet l'a indiqué, pendant
tout le XIXe siècle s'est accumulée petit à
petit, non sans beaucoup de difficultés, une législation
très pesante. Or cette législation avait tout de même
cette caractéristique qu'elle n'a jamais été
capable de dire exactement ce qu'elle punissait. On punissait des
attentats, l'attentat n'a jamais été défini.
On punissait des outrages, on n'a jamais su ce que c'était
qu'un outrage. La loi était destinée à défendre
la pudeur, on n'a jamais su ce que c'était que la pudeur.
Pratiquement, chaque fois qu'il fallait justifier une intervention
législative dans le domaine de la sexualité, on invoquait
le droit de la pudeur. Et on peut dire que toute la législation
sur la sexualité, telle qu'elle a été mise
en place depuis le XIXe siècle en France, est un ensemble
de lois sur la pudeur. Il est certain que cet appareil législatif,
qui visait un objet non défini, n'était jamais utilisé
que dans des cas considérés comme tactiquement utiles.
Il y a eu en effet toute la campagne contre les instituteurs. Il
y a eu à un moment donné une utilisation contre le
clergé. Il y a eu une utilisation de cette législation
pour régler les phénomènes de prostitution
d'enfants, qui ont été si importants dans tout le
XIXe siècle, entre 1830 et 1880. Maintenant, on se rend bien
compte que cet instrument, qui a pour lui l'avantage de la souplesse,
puisque son objet n'est pas défini, ne peut pourtant pas
subsister ainsi dès lors que ces notions de pudeur, d'outrage,
d'attentat appartiennent à un système de valeurs,
de culture, de discours ; dans l'explosion pornographique et les
profits qu'elle induit, dans toute cette nouvelle atmosphère,
il n'est plus possible d'employer ces mots et de faire fonctionner
la loi sur ces bases. Mais ce qui se dessine, et c'est pourquoi
je crois qu'il était important, en effet, de parler du problème
des enfants, ce qui se dessine, c'est un nouveau système
pénal, un nouveau système législatif qui se
donnera pour fonction non pas tellement de punir ce qui serait infraction
à ces lois générales de la pudeur que de protéger
des populations ou des parties de populations considérées
comme particulièrement fragiles. C'est-à-dire que
le législateur ne justifiera pas les mesures qu'il propose
en disant : «Il faut défendre la pudeur universelle
de l'humanité» ; mais il dira : «Il y a des gens
pour qui la sexualité des autres peut devenir un danger permanent.»
Ainsi, les enfants, qui peuvent se trouver aux prises avec une sexualité
adulte qui leur sera étrangère, et qui risque fort
de leur être nuisible. De là une législation
faisant appel à cette notion de population fragile, de populations
à haut risque comme on dit, et à tout un savoir psychiatrique
ou psychologique imbibé d'une psychanalyse de bonne ou de
mauvaise qualité, peu importe au fond; et cela donnera aux
psychiatres le droit d'intervenir deux fois. Premièrement,
en termes généraux, pour dire: oui, bien sûr,
la sexualité de l'enfant existe, ne revenons plus à
ces vieilles chimères qui nous faisaient croire que l'enfant
était pur et ne savait pas ce que c'est que la sexualité.
Mais nous autres psychologues, ou psychanalystes, ou psychiatres,
pédagogues, nous savons parfaitement que la sexualité
de l'enfant est une sexualité spécifique, qui a ses
formes propres, qui a ses temps de maturation, qui a ses moments
forts, qui a ses pulsions spécifiques, qui a ses latences
également. Cette sexualité de l'enfant est une terre
qui a sa géographie propre où l'adulte ne doit pas
pénétrer. Terre vierge, terre sexuelle certainement,
mais terre qui doit garder sa virginité. Il interviendra
donc comme caution, comme garant de cette spécifité
de la sexualité enfantine, pour la protéger. Et d'autre
part, dans chaque cas particulier, il dira : voilà qu'un adulte
est venu mêler sa sexualité à la sexualité
de l'enfant. Peut-être l'enfant avec sa sexualité propre
a pu désirer cet adulte, peut-être même a-t-il
consenti, peut-être même a-t-il fait les premiers pas.
On admettra que c'est lui qui a séduit l'adulte ; mais nous
autres, avec notre savoir psychologique, nous savons parfaitement
que même l'enfant séducteur risque et même dans
tous les cas va subir un certain dommage et un traumatisme du fait
qu'il aura eu affaire à un adulte. Par conséquent,
il faut protéger l'enfant de ses propres désirs, dès
lors que ses désirs l'orienteraient vers l'adulte. C'est
le psychiatre qui pourra dire: «Je peux prédire qu'un
traumatisme de telle ou telle importance va se produire à
la suite de tel ou tel type de rapports.» C'est par conséquent,
à l'intérieur du nouveau cadre législatif destiné
essentiellement à protéger certaines fractions fragiles
de la population, l'instauration d'un pouvoir médical, qui
sera fondé sur une conception de la sexualité, et
surtout des rapports de la sexualité enfantine et adulte,
qui est entièrement contestable.
G. Hocquenghem: Il y a tout un mélange de notions qui permettent
de fabriquer cette notion de crime, ou d'attentat à la pudeur,
un mélange très complexe sur lequel on n'a pas le
temps ici de disserter longuement, mais qui comprend à la
fois des interdits religieux sur la sodomie, à la fois des
données complètement nouvelles comme celles auxquelles
Michel Foucault a fait allusion, sur ce qu'on croit savoir de la
totale étrangeté de l'univers enfantin et de l'univers
adulte. Mais l'évolution globale, indiscutablement, maintenant,
c'est non seulement de fabriquer un type de crime qui est tout simplement
le rapport érotique ou sensuel entre un enfant et un adulte,
mais, d'autre part, puisque ça peut s'isoler sous la forme
d'un crime, de créer une certaine catégorie de la
population définie par le fait qu'elle s'adonne à
ces plaisirs-là. Alors, il existe une catégorie particulière
de pervers, au sens propre, de monstres qui ont comme but dans la
vie de pratiquer le sexe avec les enfants. Ils deviennent d'ailleurs
des pervers et des monstres isolables, puisque le crime en tant
que tel est reconnu et constitué, et désormais renforcé
par tout l'arsenal psychanalytique et sociologique. On est en train
de nous fabriquer de toutes pièces un type de criminel, et
un criminel qui est tellement horrible à concevoir que son
crime, à la limite, se passe de toute explication, de toute
victime. Un peu à la façon dont fonctionne cette espèce
de monstre juridique, ce terme d'attentat sans violences: un attentat
commis sans violence, improuvable de toute façon, qui ne
laisse aucune trace, puisque l'anuscope lui-même est incapable
de retrouver la moindre petite blessure qui légitimerait
d'une façon ou d'une autre la notion de violence. L'outrage
public à la pudeur d'une certaine façon réalise
aussi cela, dans la mesure où, comme chacun sait, l'outrage
en question n'a pas du tout besoin d'un public pour être constitué.
Dans le cas de l'attentat sans violence, celui où on n'a
pu vraiment rien trouver, rien de rien de rien, zéro, dans
ce cas-là, le criminel est simplement criminel parce qu'il
est criminel, parce qu'il a ces goûts-là. Ce qu'on
pourrait appeler traditionnellement un crime d'opinion. Voyez le
cas Paradjanov. Quand une délégation est arrivée
à Paris voir le représentant de l'ambassade de l'U.R.S.S.
pour porter une protestation, le représentant de l'U.R.S.S.
lui a répondu : «Vous ne savez pas, au fait, pourquoi
il est condamné : il est condamné pour viol d'enfant.»
Ce représentant lisait la presse, il savait bien que ce terme
fait plus peur que n'importe quel autre. La constitution de ce nouveau
type de criminel, la constitution de cet individu assez pervers
pour faire une chose qui s'était toujours faite jusqu'à
présent sans que personne ait cru bon d'y mettre son nez,
c'est une démarche extrêmement grave au point de vue
politique. Même si elle n'a pas atteint les dimensions qu'ont
eues les campagnes contre les terroristes, ce sont néanmoins
plusieurs centaines d'affaires par an qui passent devant les tribunaux.
Et cette campagne dit qu'une certaine partie de la population doit
désormais être considérée a priori comme
criminelle, peut-être pourchassée dans des opérations
du type «Aidez la police», et ça été
le cas pour Villerot. Le rapport de gendarmerie note avec intérêt
que la population a participé à la recherche, que
les voitures ont recherché le satyre. En quelque sorte, le
mouvement se nourrit de lui-même. Le crime s'évanouit,
personne ne se préoccupe plus de savoir s'il y a eu en fait
un crime ou non, si quelqu'un a été lésé
ou non. Personne ne se préoccupe même plus de savoir
s'il y a eu une victime. Le crime se nourrit totalement de lui-même
par la chasse à l'homme, par l'identification, l'isolement
de la catégorie d'individus considérés comme
les pédophiles. Il aboutit à cette forme d'appel au
lynchage que représentent aujourd'hui certains articles de
presse.
J. Danet : Il est certain que les avocats qui défendent
ces affaires ont énormément de problèmes. Mais
c'est précisément ces problèmes sur lesquels
je voudrais faire une remarque. Dans des affaires comme celle de
Croissant * ou d'avocats de terroristes, les avocats étaient
considérés immédiatement comme de dangereux
complices des terroristes. Tout ce qui touchait de près ou
de loin à la chose était complice. Un peu de la même
façon, le problème de la défense de quelqu'un
qui est inculpé pour attentat aux moeurs avec un mineur,
en province notamment, est extrêmement grave, parce que beaucoup
d'avocats ne peuvent tout simplement pas prendre cette défense,
évitent de le faire, préfèrent être commis
d'office. Car, d'une certaine façon, quiconque défend
un pédophile peut être soupçonné d'on
ne sait quelle obscure sympathie pour cette cause-là, obscure
sympathie dont les juges entre eux pensent toujours: s'il les défend,
c'est qu'il n'est pas tellement contre lui-même, au fond.
* Voir supra, no 210.
Fait grave, que je cite un peu en riant, mais qui est connu par
tous ceux qui ont eu affaire à la justice et en province
et à Paris pour ces affaires-là: il est extrêmement
difficile, et pour l'avocat de défendre cette affaire, et
même à la limite de trouver un avocat qui accepte de
la défendre. Un avocat pourra défendre très
facilement un truand, un meurtrier qui a dix vieilles dames sur
le dos. Ça n'a aucune importance. Mais défendre quelqu'un
qui a effleuré la bite d'un gamin pendant une seconde, ça,
c'est un vrai problème. Ça fait partie de l'ensemble
qui se constitue autour de ce nouveau criminel, l'adulte pratiquant
les rapports érotiques avec l'enfance.
Je m'excuse de faire référence encore une fois à
l'histoire, mais je crois qu'en cette matière elle bégaie
un petit peu, et qu'on peut se référer utilement à
ce qui s'est passé au XIXe et au début du XXe. On
a vu, lorsqu'une lettre ouverte à la commission de réforme
du Code pénal a été publiée et que des
signatures ont été mises au bas de cette lettre, on
a vu un certain nombre de psychologues, de sexologues, de psychiatres
venir signer cette lettre. Ils demandaient donc une décriminalisation
de l'attentat à la pudeur sur mineur de quinze ans, un régime
différent pour les attentats à la pudeur sur les mineurs
de quinze à dix-huit ans, une suppression des outrages publics,
etc.
Mais ce n'est pas parce que des psychiatres, des psychologues venaient
réclamer un aggiornamento de la loi sur ce point qu'ils étaient
plutôt aux côtés de ceux qui subissent ces répressions.
Je veux dire que ce n'est pas parce qu'on lutte contre un pouvoir,
en l'occurrence le pouvoir légal, qu'on est aux côtés
de ceux qui le subissent. Un exemple historique pour le prouver,
c'est l'exemple de l'Allemagne où, dès le XIXe siècle,
dès 1870, tout un mouvement a protesté contre une
loi qui, elle, visait tous les homosexuels, le paragraphe 175 du
Code pénal allemand. Ce n'était même pas un
délit d'habitude, il n'y avait pas besoin d'être un
homosexuel reconnu, un seul acte homosexuel suffisait, quel qu'il
soit. Alors, tout un mouvement s'est mis en place, et qui était
composé d'homosexuels mais aussi de médecins, de psychiatres
qui venaient réclamer l'abrogation de ce texte de loi. Or,
quand on lit la littérature que publiaient ces médecins
et ces psychiatres, on est absolument convaincu qu'ils n'attendaient
qu'une chose, de l'abrogation de ce texte de loi, pouvoir s'emparer
eux-mêmes des pervers et pour pouvoir les traiter avec tout
le savoir qu'ils prétendaient avoir acquis depuis 1860 environ.
Avec Morel, le Traité des dégénérescences
*, c'est la mise en place de toute la nosographie sur les perversions;
et ces psychiatres réclamaient en fait qu'on leur livre les
pervers, que le droit renonce à connaître de la pudeur,
lui qui en parle si mal, de façon si peu scientifique, et
qu'enfin ils puissent traiter au cas par cas peut-être de
façon moins agressive, peut-être de façon moins
systématique, moins aveugle que la loi; mais qu'ils puissent
dire au cas par cas qui est coupable, ou plutôt qui est malade,
et décider en toute tranquillité des mesures à
prendre. Alors je ne dis pas que les choses se reproduisent de la
même façon, mais il est intéressant de voir
comment deux instances peuvent être en concurrence pour s'emparer
de cette population de pervers.
* Morel (B.-A.), Traité des dégénérescences
physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine,
et des causes qui produisent ces variétés maladives,
Paris, Baillière, 1857.
M. Foucault : Je ne vais cetainement pas résumer tout ce
qui a été dit. Je crois qu'Hocquenghem a bien montré
ce qui était en train de naître actuellement vis-à-vis
de ces couches de population qu'il faut protéger. D'un côté,
il y a une enfance qui par sa nature même est en danger, et
qu'on doit protéger contre tout danger possible avant même
par conséquent tout acte ou toute attaque éventuelle.
Et puis en face, on va avoir des individus dangereux, et les individus
dangereux, ça va être évidemment l'adulte en
général, de sorte que, dans le nouveau dispositif
qui est en train de se mettre en place, la sexualité va prendre
une tout autre allure que celle qu'elle avait autrefois. Autrefois,
les lois interdisaient un certain nombre d'actes, actes d'ailleurs
d'autant plus nombreux qu'on n'arrivait pas très bien à
savoir ce qu'ils étaient, mais enfin c'était bien
à des actes que la loi s'en prenait. On condamnait des formes
de conduite. Maintenant, ce qu'on est en train de définir,
et ce qui, par conséquent, va se trouver fondé par
l'intervention et de la loi, et du juge, et du médecin, ce
sont des individus dangereux. On va avoir une société
de dangers, avec, d'un côté, ceux qui sont mis en danger
et, d'un autre côté, ceux qui sont porteurs de danger.
Et la sexualité ne sera plus une conduite avec certaines
interdictions précises; mais la sexualité, ça
va devenir une espèce de danger qui rôde, une sorte
de fantôme omniprésent, fantôme qui va se jouer
entre hommes et femmes, entre enfants et adultes, et éventuellement
entre adultes entre eux, etc. La sexualité va devenir cette
menace dans toutes les relations sociales, dans tous les rapports
d'âges, dans tous les rapports d'individus.
C'est là sur cette ombre, sur ce fantôme, sur cette
peur que le pouvoir essaiera d'avoir prise par une législation
apparemment généreuse et en tout cas générale;
et grâce à une série d'interventions ponctuelles
qui seront celles, vraisemblablement, des institutions judiciaires
appuyées sur les institutions médicales. Et on aura
là tout un nouveau régime de contrôle de la
sexualité; mais que, dans la seconde moitié du XXe
siècle, elle soit certes décriminalisée, mais
pour apparaître sous la forme d'un danger, et d'un danger
universel, c'est là un changement considérable. Je
dirais que c'est là le danger.
DÉBAT
P. Hahn : Je voulais simplement évoquer un ouvrage qui est
paru il y a déjà une dizaine d'années, mais
qui me paraît dans le contexte actuel assez important. Il
s'agit d'un ouvrage sur la personnalité des exhibitionnistes.
D'une part, donc, il y a cette classification qui aboutit à
exclure un certain type d'exhibitionnistes de ce que j'appellerais
le système de rééducation psychanalyste, et,
d'autre part, cela consiste en fait à revenir, mais sous
des formes assez différentes, en apparence à la notion
de criminel-né. Je voudrais simplement citer cette phrase
du livre parce qu'elle me paraît significative et je dirai
pourquoi ensuite: «La perversion exhibitionniste - il s'agit
d'une catégorie de pervers exhibitionnistes -, la perversion
exhibitionniste répond ici à un phénomène
d'amputation radicale d'une partie de l'instinctuel et cette amputation
se fait à un stade qui n'est ni génital ou pas génital
de l'évolution sexuelle, mais en ce lieu encore mystérieux
où personnalité et instinct me semblent potentiels.»
Oui, on en revient à la notion de criminel-né selon
Lombroso *, que l'auteur avait lui-même cité auparavant.
Il s'agit au fond de quelque chose qui est là avant la naissance,
qui serait dans l'embryon; et si je parle de l'embryon, c'est parce
qu'à l'heure actuelle on assiste à un retour en force
de certaines méthodes, sous des formes peut-être nouvelles:
des méthodes telles que la psycho-chirurgie où, par
exemple, on opère des homosexuels du cerveau, on opère
des pédophiles du cerveau, on opère des violeurs du
cerveau. D'un autre côté se pratiquent des manipulations
génétiques, on en a vraiment la preuve, encore récemment,
en Allemagne de l'Est notamment. Tout ça me paraît
en fait très inquiétant. Certes, c'est de la pure
répression.
* Lombroso (C.), L'Homme criminel, criminel-né, fou moral,
épileptique. Étude anthropologique et médico-légale
(trad, Regnier et Bounet), Paris, F, Alcan, 1887, 2 vol.
Mais, d'un autre côté, ça témoigne aussi
d'une certaine utilisation de la critique de la psychanalyse dans
un sens tout à fait, je dirais entre guillemets, réactionnaire.
L'expert auteur de ce texte que je viens de citer, s'appelle Jacques
Stephani, psychiatre à Bordeaux (contribution à l'étude
de la personnalité exhibitionniste). L'expert dit textuellement
que le juge doit agir comme un élément dans un processus
de rééducation thérapeutique, sauf dans le
cas extrême où le sujet est considéré
comme irréducable. C'est le fou moral, le criminel-né
de Lombroso.
En effet, cette idée que la législation, l'appareil
judiciaire, le système pénal, la médecine elle-même
doivent s'en prendre essentiellement à des dangers, à
des individus dangereux plutôt qu'à des actes date
à peu près de Lombroso, et donc il n'est pas du tout
étonnant qu'on retrouve la thématique de Lombroso
actuellement. La société a à se défendre
contre les individus dangereux. Il y a des individus dangereux par
nature, par hérédité, par code génétique,
etc.
Question: Je voulais simplement demander à Guy Hocquenghem
qui nous a brossé un tableau de quelques exemples actuels
en matière de répression de ce type d'actes, comment
on peut envisager un certain nombre d'alliances pour lutter sur
ce plan. Les alliés naturels de ce type de mouvements, qui
sont, disons, les groupements progressistes, ont quelques réticences
à se mêler de ces affaires. Des mouvements comme le
mouvement des femmes focalisent leur militantisme sur des problèmes
tels que le viol, et en fait réussissent à accroître
la pénalisation de ces affaires-là.
G. Hocquenghem : Nous avons fait très attention dans le texte
de la «Lettre ouverte au Code pénal». Nous avons
pris bien soin de parler exclusivement de l'attentat à la
pudeur sans violence et d'incitation de mineur à la débauche.
Nous avons pris extrêmement soin de ne pas, d'aucune manière,
aborder le problème du viol, qui est totalement différent.
Maintenant, je suis d'accord avec toi sur une chose, c'est qu'on
a tous vu cette émission sur le viol à la télévision,
qu'on a tous été choqués par les réactions
qu'elle a suscitées en France, allant jusqu'à des
coups de téléphone exigeant la castration chimique
des violeurs. Il y a deux problèmes. Il y a le problème
du viol proprement dit sur lequel les mouvements féministes
et les femmes en général se sont parfaitement bien
exprimés, mais il y a l'autre problème des réactions
au niveau de l'opinion. On déclenche des effets secondaires
de chasse à l'homme, de lynchage ou de mobilisation morale.
J. Danet : Je voudrais ajouter quelque chose en réponse à
la même question. Quand nous disons que le problème
du consentement est tout à fait central dans les affaires
de pédophilie, nous ne disons pas que le consentement est
toujours là, bien entendu. Mais, et c'est là où
on peut dissocier l'attitude de la justice dans le cas du viol et
dans le cas de la pédophilie, dans le cas du viol, les juges
considèrent qu'il y a une présomption de consentement
de la part de la femme, et qu'il y a à démontrer le
contraire. Alors qu'en matière de pédophilie, c'est
l'inverse. On considère qu'il y a une présomption
de non-consentement, une présomption de violence, même
dans le cas où on n'a pas pu inculper d'attentat à
la pudeur avec violence; dans le cas où on s'est rabattu
sur le texte de l'attentat à la pudeur sans violence, c'est-à-dire
du plaisir consenti. Parce qu'attentat à la pudeur sans violence,
il faut bien dire que c'est la traduction répressive et juridique
du plaisir consenti. Il faut bien voir comment on manipule le système
des preuves ; de façon inverse dans le cas du viol de femmes
et dans le cas de l'attentat à la pudeur pédophile.
Question : L'opinion, y compris l'opinion éclairée
comme celle des médecins de l'Institut de sexologie, demande
à quel âge il y a un consentement certain. C'est un
gros problème.
M. Foucault : (...) Oui, c'est difficile de fixer des barrières.
Une chose est le consentement, une autre est la possibilité
pour un enfant d'être cru lorsque, parlant de ses rapports
sexuels ou de son affection, de sa tendresse, ou de ses contacts
(l'adjectif sexuel est souvent gênant là-dedans, car
il ne correspond pas à la réalité), autre chose
donc est la capacité que l'on reconnaît à l'enfant
d'expliquer ce qu'il en est de ses sentiments, ce qu'il en a été
de son aventure, et la crédibilité qu'on lui accorde.
Or, quant aux enfants, on leur suppose une sexualité qui
ne peut jamais se porter vers un adulte, et d'un. Deuxièmement,
on suppose qu'ils ne sont pas capables de dire sur eux-mêmes,
d'être suffisamment lucides sur eux-mêmes. Qu'ils n'ont
pas suffisamment la capacité d'expression pour expliquer
ce qu'il en est. Donc, on ne les croit pas. On les croit non susceptibles
de sexualité et on ne les croit pas susceptibles d'en parler.
Mais après tout, écouter un enfant, l'entendre parler,
l'entendre expliquer quels ont été effectivement ses
rapports avec quelqu'un, adulte ou pas, pourvu qu'on écoute
avec suffisamment de sympathie, doit pouvoir permettre d'établir
à peu près quel a été le régime
de violence ou de consentement auquel il a été soumis.
Aller supposer que du moment qu'il est un enfant on ne peut pas
expliquer ce qu'il en est, que du moment qu'il est un enfant il
ne peut pas être consentant : il y là deux abus qui
sont intolérables, inacceptables.
Question : Si vous étiez le législateur, vous ne fixeriez
aucune limite et vous laisseriez aux juges le soin d'apprécier
s'il y a eu ce qu'on appelle en droit un vice du consentement, s'il
y a eu manoeuvre dolosive ? est-ce là votre pensée ?
M. Foucault : De toute façon, une barrière d'âge
fixée par la loi n'a pas beaucoup de sens. Encore une fois,
on peut faire confiance à l'enfant pour dire si oui ou non
il a subi une violence. Après tout, un juge d'instruction
du Syndicat de la magistrature, qui était un libéral,
m'a dit, un jour où nous parlions de cette question-là :
«Après tout, il y a des filles de dix-huit ans qui
sont pratiquement obligées de faire l'amour avec leur père
ou leur beau-père ; elles ont beau avoir dix-huit ans, c'est
un système de contrainte qui est intolérable.»
Et qu'elles éprouvent d'ailleurs comme intolérable,
à condition du moins qu'on veuille bien les écouter
et les mettre dans des conditions telles qu'elles puissent le dire.
G. Hocquenghem : D'une part, on n'a pas du tout mis dans ce texte
de limite d'âge. Nous ne nous considérons pas de toute
manière comme des législateurs, mais simplement comme
un mouvement d'opinion qui demande l'abrogation d'un certain nombre
de textes législatifs. Sans en fabriquer de nouveaux, ce
qui n'est pas notre rôle. Quant à cette question du
consentement, je préfère les termes qu'a employés
Michel Foucault: écouter ce que dit l'enfant et lui accorder
un certain crédit. Cette notion de consentement est de toute
façon piégée. Il est certain que la forme juridique
d'un consentement intersexuel est un non-sens. Personne ne signe
un contrat avant de faire l'amour.
M. Foucault : C'est une notion contractuelle.
G. Hocquenghem : C'est une notion purement contractuelle. Quand
nous disons que les enfants sont «consentants» dans
ces cas-là, nous voulons simplement dire ceci: en tout cas,
il n'y a pas eu de violences ou de manoeuvres organisées
pour leur arracher les rapports affectifs ou érotiques. Point
important, d'autant plus important pour les enfants qu'effectivement
obtenir devant un juge l'organisation d'une cérémonie
où les enfants viendraient dire s'ils ont été
effectivement consentants, c'est une victoire ambiguë. L'affirmation
publique du consentement à de tels actes est extrêmement
difficile, on l'a constaté. Tout le monde, les juges, les
médecins, l'accusé savent que l'enfant était
consentant, mais personne n'en parle parce que de toute façon
il n'y a pas moyen d'en faire état. Ce n'est pas simplement
l'effet d'une interdiction de la loi; c'est une impossibilité
réelle à traduire un rapport très complet entre
un enfant et un adulte. Relation qui est progressive, qui est longue,
qui passe par toutes sortes de détours, qui ne sont pas du
ment sexuels, par toutes sortes de types de contacts affectifs.
La traduire en termes de consentement juridique est une absurdité.
De toute façon, si on écoute ce que dit l'enfant,
et s'il dit: «Je voulais bien», ça n'a pas la
valeur juridique d'un consentement. Mais je me méfie aussi
beaucoup de cette reconnaissance formelle de consentement du mineur,
parce que je sais qu'on ne l'obtiendra jamais et qu'elle est en
fait vide de sens.
|
|