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«La société punitive», Annuaire du Collège
de France, 73e année, Histoire des systèmes de pensée,
année 1972-1973, 1973, pp. 255-267.
Dits Ecrits tome II texte n°131 1973
Dans le régime pénal de l'âge classique, on
peut retrouver, mêlées les unes aux autres, quatre
grandes formes de tactique punitive quatre formes qui ont des origines
historiques différentes, qui ont eu chacune, selon les sociétés
et les époques, un rôle, sinon exclusif, du moins privilégié.
1) Exiler, chasser, bannir, expulser hors des frontières,
interdire certains lieux, détruire le foyer, effacer le lieu
de naissance, confisquer les biens et les propriétés.
2) Organiser une compensation, imposer un rachat, convertir le
dommage provoqué en une dette à rembourser, reconvertir
le délit en obligation financière.
3) Exposer, marquer, blesser, amputer, faire une cicatrice, déposer
un signe sur le visage ou sur l'épaule, imposer une diminution
artificielle et visible, supplicier, bref, s'emparer du corps et
y inscrire les marques du pouvoir.
4) Enfermer.
A titre d'hypothèse peut-on distinguer, selon les types
de punition qu'elles ont privilégiés, des sociétés
à bannissement (société grecque), des sociétés
à rachat (sociétés germaniques), des sociétés
à marquage (sociétés occidentales à
la fin du Moyen Âge) et des sociétés qui enferment,
la nôtre ?
La nôtre, depuis la fin du XVIIIe siècle seulement.
Car une chose est certaine : la détention, l'emprisonnement
ne font pas partie du système pénal européen
avant les grandes réformes des années 1780 1820. Les
juristes du XVIIIe siècle sont unanimes sur ce point : «La
prison n'est pas regardée comme une peine suivant notre droit
civil... quoique les princes, pour des raisons d'État, se
portent quelquefois à infliger cette peine, ce sont des coups
d'autorité, et la justice ordinaire ne fait pas usage de
ces sortes de condamnations» (Serpillon, Code criminel, 1767
*). Mais on peut dire déjà qu'une telle insistance
à refuser tout caractère pénal à l'emprisonnement
indique une incertitude qui croît. En tout cas, les enfermements
qui se pratiquent au XVIIe et au XVIIIe siècle demeurent
en marge du système pénal, même s'ils en sont
tout voisins et s'ils ne cessent de s'en approcher :
* Serpillon (F.), Code criminel, ou Commentaire sur l'ordonnance
de 1670. Lyon, Perisse, 1767, vol. II, titre XXV : Des sentences,
jugements et arrêts, article 13, § 33, p. 1095.
- enfermement-gage, celui que pratique la justice pendant l'instruction
d'une affaire criminelle, le créancier jusqu'au remboursement
de la dette, ou le pouvoir royal quand il redoute un ennemi. Il
s'agit moins de punir une faute que de s'assurer d'une personne ;
- enfermement-substitut : celui qu'on impose à quelqu'un qui
ne relève pas de la justice criminelle (soit à cause
de la nature de ses fautes, qui sont seulement de l'ordre de la
moralité ou de la conduite ; soit par un privilège
de statut : les tribunaux ecclésiastiques, qui, depuis 1629,
n'ont plus le droit de prononcer des peines de prison au sens strict,
peuvent ordonner au coupable de se retirer dans un couvent ; la lettre
de cachet est souvent un moyen pour le privilégié
d'échapper à la justice criminelle ; les femmes sont
envoyées dans les maisons de force pour des fautes que les
hommes vont expier aux galères).
Il faut noter que (sauf dans ce dernier cas) cet emprisonnement
substitut se caractérise en général par le
fait qu'il n'est pas décidé par le pouvoir judiciaire ;
que sa durée n'est pas fixée une fois pour toutes
et qu'elle dépend d'une fin hypothétique : la correction.
Punition plutôt que peine.
Or une cinquantaine d'années après les grands monuments
du droit criminel classique (Serpillon, Jousse *, Muyart de Vouglans
**), la prison est devenue la forme générale de pénalité.
En 1831, Rémusat, dans une intervention à la Chambre,
disait : «Qu'est-ce que le système de pénalité
admis par la nouvelle loi ? C'est l'incarcération sous toutes
ses formes. Comparez en effet les quatre peines principales qui
restent dans le Code pénal. Les travaux forcés sont
une forme de l'incarcération. Le bagne est une prison en
plein air. La détention, la réclusion, l'emprisonnement
correctionnel ne sont en quelque sorte que des noms divers d'un
même châtiment ***.» Et Van Meenen, ouvrant le
IIe congrès pénitentiaire à Bruxelles, rappelait
le temps de sa jeunesse où la terre était encore couverte
«de roues, de gibets, de potences et de piloris», avec
«des squelettes hideusement étendus» ****. Tout
se passe comme si la prison, punition parapénale avait, à
la fin du XVIIIe siècle, fait son entrée à
l'intérieur de la pénalité et en avait occupé
très rapidement tout l'espace. De cette invasion aussitôt
triomphante le Code criminel autrichien, rédigé sous
Joseph II, donne le témoignage le plus manifeste.
* Jousse (D.), Traité de la justice criminelle de France,
Paris, Debure, 1771, 4 vol. ** Muyart de Vouglans (P.), Institutes
au droit criminel, ou Principes généraux en ces matières,
Paris, Le Breton, 1757.
*** Rémusat (C.), «Discussion du projet de loi relatif
à des réformes dans la législation pénale»
(Chambre des députés, 1er décembre 1831), Archives
parlementaires, IIe série, Paris, Paul Dupont, 1889, p. 185.
**** Van Meenen (président à la Cour de cassation
de Bruxelles), «Discours d'ouverture du IIe congrès
international pénitentiaire» (20-23 septembre 1847,
Bruxelles), Débats du Congrès Pénitentiaire
de Bruxelles, Deltombe, 1847, p. 20.
L'organisation d'une pénalité d'enfermement n'est
pas simplement récente ; elle est énigmatique.
Au moment même où elle se mettait en plan, elle était
l'objet de très violentes critiques. Critiques formulées
à partir de principes fondamentaux. Mais aussi formulées
à partir de tous les dysfonctionnements que la prison pouvait
induire dans le système pénal et dans la société
en général.
1) La prison empêche le pouvoir judiciaire de contrôler
et de vérifier l'application des peines. La loi ne pénètre
pas dans les prisons, disait Decazes en 1818.
2) La prison, en mêlant les uns aux autres des condamnés
à la
fois différents et isolés, constitue une communauté
homogène de criminels qui deviennent solidaires dans l' enfermement
et le resteront à l'extérieur. La prison fabrique
une véritable armée d'ennemis intérieurs.
3) En donnant aux condamnés un abri, de la nourriture, des
vêtements et souvent du travail, la prison fait aux condamnés
un sort préférable parfois à celui des ouvriers.
Non seulement elle ne peut avoir d'effet de dissuation, mais elle
attire à la délinquance.
4) De prison sortent des gens que leurs habitudes et l'infamie
dont ils sont marqués vouent définitivement à
la criminalité.
Tout de suite, donc, la prison est dénoncée comme
un instrument qui, dans les marges de la justice, fabrique ceux
que cette justice enverra ou renverra en prison. Le cercle carcéral
est clairement dénoncé dès les années
1815-1830. À ces critiques il y eut successivement trois
réponses :
- imaginer une alternative à la prison qui en garde les effets
positifs (la ségrégation des criminels, leur mise
hors circuit par rapport à la société) et en
supprime les conséquences dangereuses (leur remise en circulation).
On reprend pour cela le vieux système de la transportation
que les Britanniques avaient interrompu au moment de la guerre d'Indépendance
et restauré après 1790 vers l'Australie. Les grandes
discussions autour de Botany Bay ont lieu en France autour des années
1824-1830. En fait, la déportation-colonisation ne se substituera
jamais à l'emprisonnement ; elle jouera, à l'époque
des grandes conquêtes coloniales, un rôle complexe dans
les circuits contrôlés de la délinquance. Tout
un ensemble constitué par les groupes de colons plus ou moins
volontaires, les régiments coloniaux, les bataillons d'Afrique,
la Légion étrangère, Cayenne viendra, au cours
du XIXe siècle, fonctionner en corrélation avec une
pénalité qui demeurera essentiellement carcérale ;
- réformer le système interne de la prison, de manière
qu'elle cesse de fabriquer cette armée des périls
intérieurs. C'est là le but qui a été
désigné à travers toute l'Europe comme la «réforme
pénitentiaire». On peut lui donner comme repères
chronologiques les Leçons sur les prisons de Julius (1828)
*, d'une part, et, de l'autre, le Congrès de Bruxelles en
1847. Cette réforme comprend trois aspects principaux : isolement
complet ou partiel des détenus à l'intérieur
des prisons (discussions autour des systèmes d'Auburn et
de Pennsylvanie) ; moralisation des condamnés par le travail,
l'instruction,
la religion, les récompenses, les réductions de peines ;
développement des institutions parapénales de prévention,
ou de récupération, ou de contrôle. Or ces réformes,
auxquelles les révolutions de 1848 ont mis fin, n'ont en
rien modifié les dysfonctionnements de la prison dénoncés
dans la période précédente ;
* Julius (N. H.), Vorselungen über die Gefängnisskunde,
Berlin, Stuhr, 1828 (Leçons sur les prisons, présentées
en forme de cours au public de Berlin en l'année 1827, trad.
Lagarmitte, Paris, F. Levrault, 183 l, 2 vol.).
- donner finalement un statut anthropologique au cercle carcéral ;
substituer au vieux projet de Julius et de Charles Lucas * (fonder
une «science des prisons» capable de donner les principes
architecturaux, administratifs, pédagogiques d'une institution
qui «corrige» une «science des criminels»
qui puisse les caractériser dans leur spécificité
et définir les modes de réaction sociale adaptés
à leur cas. La classe des délinquants, à laquelle
le circuit carcéral donnait une part au moins de son autonomie,
et dont il assurait à la fois l'isolement et le bouclage,
apparaît alors comme déviation psychosociologique.
Déviation qui relève d'un discours «scientifique»(où
vont se précipiter des analyses psychopathologiques, psychiatriques,
psychanalytiques, sociologiques) ; déviation à propos
de laquelle on se demandera si la prison constitue bien une réponse
ou un traitement approprié.
* Lucas (C.), De la réforme des prisons, ou de la théorie
de l'emprisonnement, de ses principes, de ses moyens et de ses conditions
pratiques, Paris, Legrand et Bergounioux, 1836-1838, 3 vol.
Ce qu'au début du XIXe siècle et avec d'autres mots
on reprochait à la prison (constituer une population «marginale»
de «délinquants») est pris maintenant comme fatalité.
Non seulement on l'accepte comme un fait, mais on le constitue comme
donnée primordiale. L'effet «délinquance»
produit par la prison devient problème de la délinquance
auquel la prison doit donner une réponse adaptée.
Retournement criminologique du cercle carcéral.
*
Il faut se demander comment un tel retournement a été
possible ; comment des effets dénoncés et critiqués
ont pu, au bout du compte, être pris en charge comme données
fondamentales pour une analyse scientifique de la criminalité ;
comment il a pu se faire que la prison, institution récente,
fragile, critiquable et critiquée, se soit enfoncée
dans le champ institutionnel à une profondeur telle que le
mécanisme de ses effets a pu se donner pour une constante
anthropologique ; quelle est finalement la raison d'être de
la prison ; à quelle exigence fonctionnelle elle s'est trouvée
répondre.
Il est d'autant plus nécessaire de poser la question et
surtout plus difficile d'y répondre qu'on voit mal la genèse
«idéologique» de
l'institution. On pourrait croire en effet que la prison a bien
été dénoncée, et très tôt,
dans ses conséquences pratiques ; mais qu'elle était
si fortement liée à la nouvelle théorie pénale
(celle qui préside à l'élaboration du code
du XIXe) qu'il a bien fallu l'accepter avec elle ; ou encore qu'il
faudrait remettre en chantier, et de fond en comble, cette théorie
si on voulait faire une politique radicale de la prison.
Or, de ce point de vue, l'examen des théories pénales
de la seconde moitié du XVIIIe siècle donne des résultats
assez surprenants. Aucun des grands réformateurs, qu'ils
soient théoriciens comme Beccaria, juristes comme Servan,
législateurs comme Le Peletier de Saint-Fargeau, l'un et
l'autre à la fois comme Brissot, ne proposent la prison comme
peine universelle ou même majeure. D'une façon générale,
dans toutes ces élaborations, le criminel est défini
comme l'ennemi de la société. En cela, les réformateurs
reprennent et transforment ce qui avait été le résultat
de toute une évolution politique et institutionnelle depuis
le Moyen Âge : la substitution, au règlement du litige,
d'une poursuite publique. Le procureur du roi, en intervenant, désigne
l'infraction non seulement comme atteinte à une personne
ou à un intérêt privé, mais comme attentat
à la souveraineté du roi. Commentant les lois anglaises,
Blackstone disait que le procureur défend à la fois
la souveraineté du roi et les intérêts de la
société *. En bref, les réformateurs dans leur
grande majorité, à partir de Beccaria, ont cherché
à définir la notion de crime, le rôle de la
partie publique et la nécessité d'une punition, à
partir du seul intérêt de la société
ou du seul besoin de la protéger. Le criminel lèse
avant tout la société ; rompant le pacte social, il
se constitue en elle comme un ennemi intérieur. De ce principe
général dérive un certain nombre de conséquences :
* Blackstone (sir W.), Commentaries on the Law of England, Oxford,
Clarendon Press, 1758 (Commentaire sur le code criminel d'Angleterre,
trad. abbé Goyer, Paris, Knapen, 1776).
1) Chaque société, selon ses besoins propres, devra
moduler l'échelle des peines. Puisque le châtiment
ne dérive pas de la faute elle-même mais du tort causé
à la société ou du danger qu'elle lui fait
courir, plus une société sera faible, mieux elle devra
être prémunie, plus il lui faudra se montrer sévère.
Donc, pas de modèle universel de la pénalité,
relativité essentielle des peines.
2) Si la peine était expiation, il n'y aurait pas de mal
à ce qu'elle soit trop forte ; en tout cas, il serait difficile
d'établir entre elle et le crime une juste proportion. Mais,
s'il s'agit de protéger la société, on peut
la calculer de manière qu'elle assure exactement cette fonction :
au-delà, toute sévérité suppémentaire
devient abus de pouvoir. La justice de la peine est dans son économie.
3) Le rôle de la peine est entièrement tourné
vers l'extérieur et vers l'avenir : empêcher que le
crime ne recommence. À la limite, un crime dont on saurait
à coup sûr qu'il est le dernier n'aurait pas à
être puni. Donc, mettre le coupable hors d'état de
nuire et détourner les innocents de toute infraction semblable.
La certitude de la peine, son caractère inévitable,
plus que toute sévérité, constituent ici son
efficacité.
Or, à partir de tels principes, il n'est pas possible de
déduire ce, qui se passera effectivement dans la pratique
pénale, à savoir l'universalisation de la prison comme
forme générale du châtiment. On voit au contraire
apparaître des modèles punitifs très différents :
- l'un est ordonné à l'infamie, c'est-à-dire
aux effets de l'opinion publique. L'infamie est une peine parfaite
puisqu'elle est la réaction immédiate et spontanée
de la société elle-même : elle varie avec chaque
société ; elle est graduée selon la nocivité
de chaque crime ; elle peut être révoquée par
une réhabilitation publique ; enfin, elle atteint le seul
coupable. C'est donc une peine qui s'ajuste au crime sans avoir
à passer par un code, sans avoir à être appliquée
par un tribunal, sans risque d'être détournée
par un pouvoir politique. Elle est exactement adéquate aux
principes de la pénalité. «Le triomphe d'une
bonne législation est lorsque l'opinion publique est assez
forte pour punir seule les délits [...]. Heureux le peuple
où le sentiment de l'honneur peut être l'unique loi.
Il n'a presque pas besoin de législation. L'infamie, voilà
son code pénal *» ;
* Brissot de Warville (J .), Théorie des lois criminelles,
Berlin, t. l, chap. Il, section Il, p. 187.
- un autre modèle mis en oeuvre dans les projets de réformes
est celui du talion. En imposant au coupable un châtiment
de même type et de même gravité que le crime,
on est sûr d'obtenir une pénalité à la
fois graduée et exactement proportionnelle. La peine prend
la forme d'une contre-attaque. Et, à condition que celle-ci
soit prompte et inévitable, elle annule presque automatiquement
les avantages attendus par l'infracteur, rendant le crime inutile.
Le bénéfice du délit est brutalement ramené
à zéro. Sans doute, le modèle du talion n'a
jamais été proposé sous une forme détaillée ;
mais il a permis souvent de définir des types de punition.
Beccaria, par exemple : «Les attentats contre les personnes
doivent être punis de peines corporelles» ; «les
injures personnelles contre l'honneur doivent être pécuniaires».
On le trouve aussi sous la forme d'un «talion moral» : punir le crime non point en retournant
ses effets, mais en se retournant vers les débuts et les
vices qui en sont la cause *. Le Peletier de Saint-Fargeau proposait
à l'Assemblée nationale (21 mai 1791) : la douleur
physique pour punir les crimes dont l'atrocité est le principe ;
le travail pénible pour punir les crimes dont la fainéantise
est le principe ; l'infamie pour punir les crimes inspirés
par une âme «abjecte et dégradée»
** ;
* Beccaria (C. de), Dei Delitti e delle Pene, Milan, 1764 (Traité
des délits et des peines, trad. Collin de Plancy, Paris,
Flammarion, coll. «Champs», 1979, chap. XXVII, p. 118 ;
chap. XXVIII, p. 121 ; chap. XXX, p. 125).
** Le Peletier de Saint-Fargeau, «Rapport sur le projet de
Code pénal» (Assemblée nationale, 23 mai 1791),
Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des
débats législatifs et politiques des Chambres françaises,
Paris, Paul Dupont, 1887, 1re série, t. XXVI, p. 322.
- enfin, troisième modèle, la mise en esclavage au
profit de la société. Une telle peine peut être
graduée, dans son intensité et sa durée, selon
le dommage fait à la collectivité. Elle se rattache
à la faute par l'intermédiaire de cet intérêt
lésé. Beccaria, à propos des voleurs : «L'esclavage
temporaire met le travail et la personne du coupable au service
de la société pour que cet état de dépendance
totale la dédommage de l'injuste despotisme qu'il a exercé
en violant le pacte social ***.» Brissot : «Que substituer
à la peine de mort ? l'esclavage qui met le coupable hors
d'état de nuire à la société ; le travail
qui le rend utile ; la douleur longue et permanente qui effraie ceux
qui seraient tentés de l'imiter ****.»
*** Beccaria (C. de), op. cit., p. 125.
**** Brissot de Warville (J.), op. cit., p. 147.
Bien sûr, dans tous ces projets, la prison figure souvent
comme l'une des peines possibles : soit comme condition du travail
forcé, soit comme peine de talion pour ceux qui ont attenté
à la liberté des autres. Mais elle n'apparaît
pas comme la forme générale de la pénalité,
ni la condition d'une transformation psychologique et morale du
délinquant.
C'est dans les premières années du XIXe siècle
qu'on verra les théoriciens accorder ce rôle à
la prison. «L'emprisonnement est la peine par excellence dans
les sociétés civilisées. Sa tendance est morale
lorsqu'il est accompagné de l'obligation du travail»
(P. Rossi, 1829) *****. Mais, à cette époque, la prison
existera déjà comme instrument majeur de la pénalité.
La prison, lieu d'amendement, est une réinterprétation
d'une pratique de l'emprisonnement qui s'était répandue
dans les années précédentes.
***** Rossi (P. L.), Traité de droit Pénal, livre
III, chap. VIII, «De l'emprisonnement», Paris, A. Sautelet,
1829, p. 169.
*
La pratique de la prison n'était donc pas impliquée
dans la théorie pénale. Elle est née ailleurs
et s'est formée pour d'autres raisons. Et elle s'est imposée,
en quelque sorte, de l'extérieur à la théorie
pénale, qui se sera trouvée dans l'obligation de la
justifier après coup, ce que fera Livingston, par exemple,
en 1820, disant que la peine de prison a le quadruple avantage de
pouvoir se diviser en autant de degrés qu'il y a de gravité
dans les délits ; d'empêcher la récidive ; de
permettre la correction ; d'être suffisamment douce pour que
les jurés n'hésitent pas à punir et pour que
le peuple ne se révolte pas contre la loi *. .
* Livingston (F), lntroductory Report to the System of Penal Law
Prepared for the State of Louisiana, La Nouvelle-Orléans,
1820 (Rapport fait à l'Assemblée générale
de l'État de la Louisiane sur le projet d'un code Pénal,
La Nouvelle-Orléans, B. Levy, 1822).
Pour comprendre le fonctionnement réel de la prison, sous
son dysfonctionnement apparent, et son succès profond sous
ses échecs de surface, il faut sans doute remonter à
ces instances de contrôle parapénales dans lesquelles
elle a figuré, comme on l'a vu au XVIIe et surtout au XVIIIe
siècle.
Dans ces instances, l'enfermement joue un rôle qui comporte
trois caractères distincts :
- il intervient, dans la distribution spatiale des individus, par
l'emprisonnement temporaire des mendiants et des vagabonds. Sans
doute des ordonnances (fin XVIIe et XVIIIe siècle) les condamnent-elles
aux galères, du moins en cas de récidive. Mais l'enfermement
reste de fait la punition la plus fréquente. Or, si on les
enferme, c'est moins pour les fixer là où on les retient
que pour les déplacer : leur interdire les villes, les renvoyer
à la campagne, ou encore, les empêcher de rôder
dans une région, les contraindre à aller là
où on peut leur donner du travail. C'est une manière
au moins négative de contrôler leur emplacement par
rapport à l'appareil de production agricole ou manufacturière ;
une manière d'agir sur le flux de population tenant compte
à la fois des nécessités de la production et
du marché de l'emploi ;
- l'enfermement intervient aussi au niveau de la conduite des individus.
Il sanctionne à un niveau infrapénal des manières
de vivre, des types de discours, des projets ou des intentions politiques,
des comportements sexuels, des refus d'autorité, des bravades
à l'opinion, des violences, etc. Bref, il intervient moins
au nom de la loi qu'au nom de l'ordre et de la régularité.
L'irrégulier, l'agité, le dangereux et l'infâme
sont l'objet de l'enfermement. Alors que la pénalité
punit l'infraction, il sanctionne, lui, le désordre ;
- enfin, s'il est vrai qu'il est entre les mains du pouvoir politique,
qu'il échappe totalement ou en partie au contrôle de
la justice réglée (en France, il est presque toujours
décidé par le roi, les ministres, les intendants,
les subdélégués), il n'est pas, tant s'en faut,
l'instrument de l'arbitraire et l'absolutisme. L'étude des
lettres de cachet (à la fois de leur fonctionnement et de
leur motivation) montre qu'elles étaient dans leur extrême
majorité sollicitées par des pères de famille,
des notabilités mineures, des communautés locales,
religieuses, professionnelles contre des individus qui provoquent
pour eux gêne et désordre. La lettre de cachet monte
de bas en haut (sous forme de demande) avant de redescendre l'appareil
du pouvoir sous forme d'un ordre portant le sceau royal. Elle est
l'instrument d'un contrôle local et pour ainsi dire capillaire.
On pourrait faire une analyse de même type à propos
des sociétés qu'on trouve en Angleterre depuis la
fin du XVIIe siècle. Animées souvent par des «dissidents»,
elles se proposent de dénoncer, d'exclure, de faire sanctionner
des individus pour des écarts de conduite, des refus de travail,
des désordres quotidiens. Entre cette forme de contrôle
et celle qui est assurée par la lettre de cachet, les différences,
évidemment, sont énormes. Ne serait-ce que celle-ci :
les sociétés anglaises (du moins dans la première
partie du XVIIIe siècle) sont indépendantes de tout
appareil d'État : bien plus, assez populaires dans leur recrutement,
elles s'attaquent, en termes généraux, à l'immoralité
des puissants et des riches : enfin, le rigorisme dont elles font
preuve à l'égard de leurs propres membres est sans
doute aussi une manière de les faire échapper à
une justice pénale extrêmement rigoureuse (la législation
pénale anglaise, «chaos sanglant», comportait
plus de cas capitaux qu'aucun autre code européen). En France,
au contraire, les formes de contrôle étaient fortement
liées à un appareil d'État qui avait organisé
la première grande police d'Europe que l'Autriche de Joseph
Il, puis l'Angleterre entreprirent d'imiter. À propos de
l'Angleterre, il faut justement noter que, dans les dernières
années du XVIIIe siècle (essentiellement après
les Gordon Riots, et au moment des grands mouvements populaires
à peu près contemporains de la Révolution française),
de nouvelles sociétés de moralisation apparurent,
de recrutement beaucoup plus aristocratique (certaines d'entre elles
avec un équipement militaire) : elles demandaient l'intervention
du pouvoir royal, la mise en place d'une nouvelle législation
et l'organisation d'une police. L'oeuvre et le personnage de Colquhoun
sont au centre de ce processus.
Ce qui a transformé la pénalité au tournant
du siècle, c'est l'ajustement du système judiciaire
à un mécanisme de surveillance et de contrôle ;
c'est leur intégration commune dans un appareil d'État
centralisé ; mais c'est aussi la mise en place et le développement
de toute une série d'institutions (parapénales et
quelquefois non pénales) qui servent de point d'appui, de
positions avancées ou de formes réduites à
l'appareil principal. Un système général de
surveillance-enfermement pénètre toute l'épaisseur
de la société, prenant des formes qui vont des grandes
prisons construites sur le modèle du Panopticon jusqu'aux
sociétés de patronage et qui trouvent leurs points
d'application non seulement chez les délinquants, mais chez
les enfants abandonnés, les orphelins, les apprentis, les
lycéens, les ouvriers, etc. Dans un passage de ses Leçons
sur les prisons, Julius opposait les civilisations du spectacle
(civilisations du sacrifice et du rituel où il s'agit de
donner à tous le spectacle d'un événement unique
et où la forme architecturale majeure est le théâtre)
aux civilisations de la surveillance (où il s'agit d'assurer
à quelques-uns un contrôle ininterrompu sur le plus
grand nombre ; forme architecturale privilégiée : la
prison). Et il ajoutait que la société européenne
qui avait substitué l'État à la religion offrait
le premier exemple d'une civilisation de la surveillance *.
* Julius (N. H.), op. cit., t. l, pp. 384-386.
Le XIXe siècle a fondé l'âge du panoptisme.
*
A quels besoins répondait cette transformation ?
Vraisemblablement à de nouvelles formes et à un
nouveau jeu dans la pratique de l'illégalisme. De nouvelles
menaces, surtout.
L'exemple de la Révolution française (mais aussi
de bien d'autres mouvements dans les vingt dernières années
du XVIIIe siècle) montre que l'appareil politique d'une nation
est à la portée des révoltes populaires. Une
émeute de subsistance, une révolte contre des impôts
ou des redevances, le refus de la conscription ne sont plus de ces
mouvements localisés et limités qui peuvent bien atteindre
(et physiquement) le représentant du pouvoir politique, mais
qui laissent hors de portée ses structures et sa distribution.
Ils peuvent mettre en question la possession et l'exercice du pouvoir
politique. Mais, d'autre part, et surtout peut-être, le développement
de l'industrie met massivement et directement l'appareil de production
au contact de ceux qui ont à le faire fonctionner. Les petites
unités artisanales, les manufactures à outillage réduit
et relativement simple, les magasins à contenance limitée
assurant des marchés locaux n'offraient pas beaucoup de prise
à des déprédations ou à des
destructions globales. Mais le machinisme, l'organisation des grandes
usines, avec des stocks importants de matières premières,
la mondialisation du marché et l'apparition des grands centres
de redistribution de marchandises mettent les richesses à
la portée d'attaques incessantes. Et ces attaques ne viennent
pas de l'extérieur, de ces déshérités
ou de ces mal-intégrés qui, sous la défroque
du mendiant ou du vagabond, faisaient si peur au XVIIIe siècle,
mais en quelque sorte de l'intérieur, de ceux-là mêmes
qui ont à les manipuler pour les rendre productives. Depuis
la déprédation quotidienne des produits emmagasinés
jusqu'aux grands bris collectifs des machinistes, un danger perpétuel
menace la richesse investie dans l'appareil de production. Toute
la série des mesures prises à la fin du XVIII°
siècle et au début du XIXe pour protéger les
ports, les docks et les arsenaux de Londres, pour démanteler
les réseaux de revendeurs et de recéleurs peuvent
servir d'exemple.
A la campagne, c'est une situation apparemment inverse qui produit
des effets analogues. Le morcellement de la propriété
rurale, la disparition plus ou moins complète des communaux,
la mise en exploitation des friches solidifient l'appropriation
et rendent la société rurale intolérante à
tout un ensemble d'illégalismes mineurs qu'on avait bien
dû accepter -bon gré mal gré -dans le régime
de la grande propriété sous-exploitée. Disparaissent
les marges dans lesquelles les plus pauvres et les plus mobiles
avaient pu subsister, profitant des tolérances, des négligences,
des règlements oubliés ou des faits acquis. Le resserrement
des liens de propriété, ou plutôt le nouveau
statut de la propriété terrienne et sa nouvelle exploitation,
transforme en délit beaucoup d'illégalismes installés.
Importance, plus politique qu'économique, des délits
ruraux dans la France du Directoire et du Consulat (délits
qui s'articulent soit sur des luttes en forme de guerres civiles,
soit sur la résistance à la conscription) ; importance
aussi des résistances opposées en Europe aux différents
codes forestiers du début du XIXe siècle.
Mais peut-être la forme la plus importante du nouvel illégalisme
est-elle ailleurs. Elle concerne moins le corps de l'appareil de
production, ou celui de la propriété terrienne, que
le corps même de l'ouvrier et la manière dont il est
appliqué aux appareils de production. Salaires insuffisants,
déqualification du travail par la machine, horaires de travail
démesurés, multiplicités des crises régionales
ou locales, interdiction des associations, mécanisme de l'endettement,
tout cela conduit les ouvriers à des conduites comme l'absentéisme,
la rupture du «contrat d'embauche», la migration, la
vie «irrégulière». Le problème
est alors de fixer les ouvriers à l'appareil de production,
de les établir ou de les déplacer là où
il a besoin d'eux, de les soumettre à son rythme, de leur
imposer la constance ou la régularité qu'il requiert,
bref, de les constituer comme une force de travail. De là,
une législation créant de nouveaux délits (obligation
du livret, loi sur les débits de boissons, interdiction de
la loterie) ; de là, toute une série de mesures qui,
sans être absolument contraignantes, opèrent un partage
entre le bon et le mauvais ouvrier, et cherchent à assurer
un dressage du comportement (la caisse d'épargne, l'encouragement
au mariage, plus tard les cités ouvrières) ; de là,
l'apparition d'organismes de contrôle ou de pression (associations
philanthropiques, patronages) ; de là, enfin, toute une immense
campagne de moralisation ouvrière. Cette campagne définit
ce qu'elle veut conjurer comme étant la «dissipation»
et ce qu'elle veut établir comme étant la «régularité» :
un corps ouvrier concentré, appliqué, ajusté
au temps de la production, fournissant exactement la force requise.
Elle montre dans la délinquance la suite inévitable
de l'irrégularité, donnant ainsi statut de conséquence
psychologique et morale à l'effet de marginalisation dû
aux mécanismes de contrôle.
*
On peut tirer, à partir de là, un certain nombre
de conclusions.
1) Les formes de pénalité qu'on voit apparaître
entre les années 1760 et 1840 ne sont pas liées à
un renouvellement de la perception morale. La nature des infractions
définies par le code n'a guère changé pour
l'essentiel (on peut noter cependant la disparition, progressive
ou soudaine, des délits religieux : l'apparition de certains
délits de type économique ou professionnel) ; et si
le régime des peines s'est considérablement adouci,
les infractions elles-mêmes sont restées à peu
près identiques. Ce qui a mis en jeu le grand renouvellement
de l'époque, c'est un problème de corps et de matérialité,
c'est une question de physique : nouvelle forme de matérialité
prise par l'appareil de production, nouveau type de contact entre
cet appareil et celui qui le fait fonctionner ; nouvelles exigences
imposées aux individus comme forces productives. L'histoire
de la pénalité au début du XIXe siècle
ne relève pas essentiellement d'une histoire des idées
morales ; c'est un chapitre dans l'histoire du corps. Ou disons,
d'une autre façon, que, en interrogeant les idées
morales à partir de la pratique et des institutions pénales,
on découvre que l'évolution de la morale, c'est avant
tout l'histoire du corps, l 'histoire des corps. On peut comprendre
à partir de là :
- que la prison soit devenue la forme générale de
la punition et se soit substituée au supplice. Le corps n'a
plus à être marqué ; il doit être dressé
et redressé ; son temps doit être mesuré et pleinement
utilisé ; ses forces doivent être continûment
appliquées au travail. La forme-prison de la pénalité
correspond à la forme-salaire du travail ;
- que la médecine, comme science de la normalité des
corps, ait pris place au coeur de la pratique pénale (la
peine doit avoir pour fin de guérir).
2) La transformation de la pénalité ne relève
pas seulement d'une histoire des corps, elle relève plus
précisément d'une histoire des rapports entre le pouvoir
politique et les corps. La contrainte sur les corps, leur contrôle,
leur assujettissement, la manière dont ce pouvoir s'exerce
directement ou indirectement sur eux, la manière dont il
les plie, les fixe, les utilise sont au principe du changement étudié.
Il faudrait écrire une Physique du pouvoir, et montrer combien
elle a été modifiée par rapport à ses
formes antérieures, au début du XIXe siècle,
lors du développement des structures étatiques.
Une nouvelle optique, d'abord : organe de surveillance généralisée
et constante ; tout doit être observé, vu, transmis :
organisation d'une police ; institution d'un système d'archives
(avec fiches individuelles), établissement d'un panoptisme.
Une nouvelle mécanique : isolement et regroupement des individus ;
localisation des corps ; utilisation optimale des forces ; contrôle
et amélioration du rendement ; bref, une mise en place de
toute une discipline de la vie, du temps, des énergies.
Une nouvelle physiologie : définition des normes, exclusion
et rejet de ce qui ne leur est pas conforme, mécanisme de
leur rétablissement par des interventions correctrices qui
sont d'une manière ambiguë thérapeutiques et
punitives.
3) Dans cette «physique», la délinquance joue
un rôle important. Mais il faut s'entendre sur le terme de
délinquance. Il ne s'agit pas des délinquants, sorte
de mutants psychologiques et sociaux, qui seraient l'objet de la
répression pénale. Par délinquance, il faut
plutôt entendre le système couplé pénalité-délinquant.
L'institution pénale, avec, en son centre, la prison, fabrique
une catégorie d'individus qui font circuit avec elle : la
prison ne corrige pas ; elle rappelle incessamment les mêmes ;
elle constitue peu à peu une population marginalisée
dont on se sert pour faire pression sur les «irrégularités»
ou «illégalismes» qu'on ne peut tolérer.
Et elle exerce cette pression sur les illégalismes par l'intermédiaire
de la délinquance de trois façons : en conduisant peu
à peu l'irrégularité ou l'illégalisme
à l'infraction, grâce à tout un jeu d'exclusions
et de sanctions parapénales (mécanisme qu'on peut
appeler «l'indiscipline mène à l'échafaud») ;
en intégrant les délinquants à ses propres
instruments de surveillance de l'illégalisme (recrutement
de provocateurs, d'indicateurs, de policiers ; mécanisme qu'on
peut appeler «tout voleur peut devenir Vidocq») ; en
canalisant les infractions des délinquants vers les populations
qu'il importe le plus de surveiller (principe : «Un pauvre
est toujours plus facile à voler qu'un riche»).
Si donc, pour reprendre la question tout au début : «Pourquoi
cette étrange institution de la prison, pourquoi ce choix
d'une pénalité dont le dysfonctionnement a été
sitôt dénoncé ?», il faut peut-être
lui chercher une réponse de ce côté : la prison
a l'avantage de produire de la délinquance, instrument de
contrôle et de pression sur l'illégalisme, pièce
non négligeable dans l'exercice du pouvoir sur les corps,
élément de cette physique du pouvoir qui a suscité
la psychologie du sujet.
*
Le séminaire de cette année a été consacré
à préparer la publication du dossier de l'affaire
Pierre Rivière.
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