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Un pompier vend la mèche  Michel Foucault
Dits Ecrits tome II texte n°147

« Un pompier vend la mèche », Le Nouvel Observateur, no 531, 13-19 janvier 1975, pp. 56-57. (Sur J.-J. Lubrina, L'Enfer des pompiers, Paris, Syros, 1974.)

Dits Ecrits tome II texte n°147


« Certaines personnes préfèrent se pendre. En général, on ne les trouve pas immédiatement. Des nuits, des jours se passent. Et puis, un soir, un insomniaque, un agité se rend subitement compte que la radio du voisin du dessus n'a pas cessé de fonctionner depuis trois, quatre ou cinq jours. Ça l'agace, il s'inquiète, il prévient, et, lorsque nous arrivons, nous trouvons un corps, en pleine décomposition, au bout d'une corde. Il ne nous reste plus alors qu'à décrocher le pendu. C'est tout. La tradition veut que l'équipe d'intervention conserve la corde. Et cette corde, on la coupe en autant de bouts qu'il y a de pompiers présents. Et chacun s'en va, avec, dans sa poche, ce souvenir. Des souvenirs... Cette femme, que j'ai vue un soir, très pâle, assise, vautrée dans ce fauteuil, morte, elle aussi, de trop de gardénal... Elle avait vomi. Ce vomissement s'était transformé en une longue moisissure qui partait de la bouche pour descendre, jusqu'entre les deux genoux, sur une robe grenat. Elle était restée plusieurs jours comme ça ; elle était couverte de champignons. »

Jean-Jacques Lubrina était un apprenti pâtissier fort doué : premier à son C.A.P., quatorze heures de travail par jour, trois cent cinquante francs au bout du mois. À dix-neuf ans, du four au feu, il entre aux Pompiers de Paris. Puis ce sera : crieur de journaux, cuisinier, gardien de nuit. La rue, la ruine, la flamme chaude et la nuit, ça doit le hanter : aujourd'hui, au bord du grand trou des Halles, il s'est creusé, dans un hôtel de passe désaffecté, une niche-observatoire d'où il veille, pour vivre, sur toute une rue de maisons endormies et condamnées.

Il raconte le plus célèbre de ses métiers. Sans doute croyait-il, comme vous et moi, que le pompier, c'était le Samaritain des rues et de la nuit, l'ange rouge qui lutte corps à corps avec les fléaux : entre le feu ou l'eau qui monte et nous, il rend son indestructible échelle. Le mitron s'était rêvé peut-être comme ces moines ou ces prostituées du Moyen Âge qui, après avoir prié pour les âmes ou satisfait les corps, devaient, les jours de feu, faire la chaîne depuis les bords de l'eau jusqu'au toit en flammes. En fait, il est, avec ses camarades, devenu l'une des « bonnes à tout faire » de Paris.

Il pensait entrer dans la confrérie millénaire de ceux qui éteignent le feu du ciel et de la terre. Mais il a vite appris que le pompier est plutôt un expéditionnaire de l'ordre, et d'abord de la mort. Mais celle qu'il rencontre, ce n'est pas la mort collective des grands fléaux, c'est le petit décès individuel que les particuliers s'aménagent. Et encore arrive-t-il après coup ; il n'a jamais affaire qu'à l'autre versant ; il voit un visage bien peu regardé de la mort ; il balaie les débris d'une bataille.

À lui le soin de tous ces corps en peine qui errent dans les appartements, qui flottent aux branches des arbres, qui éclaboussent les lieux publics. « Je songe à ceux qui se jettent sous le métro ou ce qu'il en reste lorsqu'on a soulevé la caisse du wagon, à ces bouts de bras ou de jambes déchiquetés que l'on ramène dans la bâche, morceau par morceau. Parfois, il faut gratter le bord des roues au couteau pour nettoyer la mécanique, ou encore tirer les cheveux pour attraper la tête, en rampant. Vous avez alors l'impression d'avoir vous-même commis le crime. » Tout un travail de ménage social. L'éboueur évacue les restes de la consommation. Le pompier époussette les détritus de l'existence. C'est plus noble ; on l'aime bien. Il aide, médecin presque muet, voyeur innocent et blasé.

On ne lui « demande » rien, on l'appelle. Il intervient sans discours ; il saisit les morts « sur le vif » ; il prend les choses, si l'on ose dire, à chaud. Le métier de pompier est un remarquable observatoire : sur la ville, les quartiers, les habitants, les habitudes, la règle et le désordre, il accumule un prodigieux savoir. La connaissance des gens par la menue disposition des choses autour d'eux. La mesure des grandes contraintes par la perception des coutumes infimes. De ce savoir-image, Jean-Jacques Lubrina ne donne que le sillage immobile et incisif dans sa mémoire : « Nous avons enfoncé la porte. Dans le coin de la cuisine, une petite cuisine, très nette et très triste, avec des petits pots partout, pour le sel, pour le poivre, pour la farine, des tas de petits pots, il y avait une femme, cinquante ans environ, par terre, encore tiède. » Le rapport est devenu vision.

Homme d'ordre, le pompier ne se rue pas bêtement au combat contre le feu. Il organise soigneusement le duel. Un pompier, bien sûr, aime le feu. Et puis, comme le grand incendie nocturne sacralise ses tâches quotidiennes de ménagère (le pompier au feu, c'est la mère de famille qui se fit sorcière pour aller au sabbat), il n'est pas question de brûler les rites ; la joute doit être loyale. Il n'y a qu'un jeune porte-lance maladroit pour ouvrir le robinet tout d'un coup, renverser le bénitier sur le grand diable rouge et ne plus laisser qu'un nuage de vapeur tout rond devant les pompiers « tristes et déçus que le plaisir n'ait pas duré ».

C'est que le feu lui-même est un problème d'ordre, de nettoyage. Économie du plaisir mais économie des restes, aussi. On ne dit pas chez les pompiers : « J'ai éteint un feu », mais : « J'ai fait un feu. » Il y avait « ce grognard du feu qui remuait les décombres avec amour, concupiscence et doigté. C'est ainsi que, jour après jour, année après année, il finit, au bout de ce long chemin, par se monter son asile, son oasis, son pavillon au fond des banlieues. Très sûr de lui, il mettait la main sur les bergères du grand siècle, ou du moins sur ce qu'il en restait. Il choisissait, il devenait expert. Nous le soupçonnions d'attendre, d'attendre toujours, dans l'espoir d'un désastre magnifique, l'incendie d'un palais ».

Un soir, la sonnerie de feu : « Une baraque, un pavillon, si l'on veut : quarante gitans vivent dedans ; la banlieue de Montreuil. Tout flambe, il n'en restera rien. L'homme du feu est là. Il m'arrache la lance des mains : " Passe-moi ça, pas de temps à perdre avec ce merdier. " Et, en deux coups de cuiller à pot, le feu est torché. Il savait qu'il n'y avait rien à récupérer. »

La discipline est peut-être la force des armées ; elle est en tout cas la faiblesse des pompiers. C'est la Convention, paraît-il, qui a militarisé les employés du feu. Le soldat a définitivement chassé le moine. De ce jour, le pompier est devenu l'homme non plus des grandes catastrophes mais des menus détails, des disciplines « bêtes jusqu'à la bestialité », des exercices qui rendent » creux ». « Les 3,750 kilos du fusil Mas 36 rythment la marche et la figent. Le "Présentez, armes !" est à la manière de la rivière Kwaï. Des heures et des après-midi sous le soleil, le temps d'atteindre la perfection dans le mouvement [...]. Coups de fil de fer sur les doigts qui ne sont pas à l'horizontale et coups de pied dans les tibias mal alignés. » En somme, la différence entre un bidasse et un pompier de Paris, c'est que « pour la corvée de chiotte, le sapeur utilise la lance à incendie ».

Alors, au pompier ainsi dressé on peut demander (et c'était peut-être l'objectif cherché obscurément) de faire l'appoint de la police. Le conjurateur du feu est devenu une force de l'ordre. Flics, pompiers, pompiers-flics, tous collègues, tous défenseurs de l'ordre, tous hommes-gourdins. » Ne vous étonnez pas que, pendant la guerre d'Algérie, le poste de secours Parmentier ait rendu tant de « services » au poste de police, son voisin. Ne vous étonnez pas que, à Grasse, on ait voulu utiliser les pompiers contre les immigrés. Ne vous étonnez pas que, au C.E.S. Pailleron *, les officiers et le général, lui-même, n'aient pas eu la carte des lieux.

* Collège d'enseignement secondaire détruit instantanément par un incendie, faisant des victimes parmi les élèves et révélant l'insécurité des constructions scolaires récentes.

« Vous savez ou vous ne voulez pas savoir qu'il n'est plus possible, grâce à votre laisser-aller, d'éteindre un incendie. La poussée des tours, des C.E.S vous conduira à votre perte avant l'heure, si vous vous refusez à redéfinir votre métier. Un incendie ne se combat plus à son origine. Il se combat par la prévention. Il se combat en sachant refuser et bloquer les permis de construire. Ce dont vous êtes bien incapables. Vous ne pouvez être militaires et hommes du feu. Vous ne pouvez pas, M. le Général, faire des courbettes à vos supérieurs, attendre d'eux des étoiles et surveiller les étincelles. »

Il y a aussi les pages sur les grands incendies, celui de la rue d'Aboukir et surtout celui du Publicis **, et le rôle qu'ont joué, dans cette affaire, le crayon et les stylos à bille. En effet, sur le registre de contrôle, on note, au crayon, les événements au fur et à mesure qu'ils se déroulent. Mais, une fois l'affaire terminée, après quelques coups de gomme, on modifie à l'encre les horaires de départ et d'arrivée des secours et on « arrange » les invraisemblances pour sauver l'honneur de l'institution.

** Un incendie, dont certains avaient suspecté l'origine, avait ravagé le siège de l'agence de publicité, un immeuble classé de l'avenue des Champs-Élysées.

Il faut lire aussi les pages sur les officiers O.A.S. mutés aux Pompiers de Paris. Et d'autres encore sur le pompier au théâtre. On apprend comment l'ancien apprenti pâtissier, mécanisé et révolté, rendu, par la bêtise militaire, tout « creux » - mais creux comme une grenade prête à exploser -, a réappris la tendresse des mots et le poids de la réalité en écoutant Marivaux du haut des cintres où il était de service et d'où il guettait les jeunes premiers quittant vite la scène pour la nuit tiède et sans flamme de Paris.

Mais je me trompe peut-être. Comment ce livre pourrait-il être aussi beau, aussi plein de savoir et de talent, aussi merveilleux et « éducatif » que je l'affirme, puisque tant d'éditeurs, et pendant si longtemps, l'ont refusé ? Je m'entête à aimer ce livre d'intelligence, de colère, de tendresse, de gaieté.


L'enfer des pompiers - Témoignage d'un ancien pompier de Paris
Jean-Jacques Lubrina


préface Michel Foucault
editions Le Felin

Du temps passé dans le corps des pompiers, Jean-Jacques Lubrina tira, il y a trente-cinq ans, un récit où se consument bien des illusions. Saluons la réédition de ce livre toujours inflammable.

http ://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20110727.OBS7730/le-mal-des-pompiers.html

En 1975, dans «le Nouvel Observateur», Michel Foucault s'enthousiasma pour le livre d'un pompier de Paris. Il le trouvait non seulement «beau», mais aussi «plein de savoir et de talent». Mais l'auteur des «Mots et les Choses» imaginait-il ce que serait l'étonnant parcours de Jean-Jacques Lubrina ?

Né en 1942, apprenti pâtissier à 15 ans, pompier à 19, il fut ensuite concierge, cuisinier, veilleur de nuit, crieur de journaux, rencontra son «maître» Vladimir Jankélévitch en 1968, fut gagné par la philosophie, qu'il enseigna à Paris-VIII, et devint chef d'un cabinet ministériel sous Mitterrand... Du temps passé dans le corps des pompiers, Lubrina tira, il y a trente-cinq ans, un récit où se consument bien des illusions.

Car il se rêvait héros au casque argenté, saint laïque (avant la Révolution, les pompiers étaient des moines capucins), avait «le goût de la vertu triomphante», et il découvrit la discipline militaire, le désagrément d'être l'auxiliaire de la police et les tâches ingrates d'une «bonne à tout faire». Il se voyait en soldat du feu éteignant de majestueux incendies ; il fut surtout employé à décrocher des pendus, à enfoncer les portes de la détresse urbaine et à gratter au couteau les roues du métro après un suicide.

Son meilleur souvenir, c'est d'avoir été embrasé par Marivaux dans le théâtre où il était de service - «Je montais la garde dans les coulisses de l'illusion». Il faut saluer la réédition de ce livre écrit à chaud, mais toujours inflammable.

J.G

«L'Enfer des pompiers», par Jean-Jacques Lubrina, Le Félin, 160 p.

Source : "le Nouvel Observateur" du 28 juillet 2011.