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Dialogue sur le pouvoir
 Michel Foucault
Dits Ecrits tome III texte n°221

« Dialogue on Power » (« Dialogue sur le pouvoir » ; entretien avec des étudiants de Los Angeles ; trad. F. Durand-Bogaert), in Wade (S.), éd., Chez Foucault, Los Angeles, Circabook, 1978, pp. 4-22.

Discussion très informelle transcrite par Grant Kim à partir d'un enregistrement réalisé en mai 1975 dans la Founders Room du Pomone College à Claremont.

Le Circabook est une sorte de polycopié destiné au campus, réalisé par Simeon Wade et Michael Stoneman.

Dits Ecrits tome III texte n°221


Un étudiant : J'aimerais vous interroger sur la relation que vous établissez entre discours et pouvoir. Si le discours est le centre d'une sorte de pouvoir autonome, la source du pouvoir -en admettant que « source » est le mot qui convient -, comment sommes-nous censés reconnaître cette source ? Quelle différence y a-t-il entre votre analyse du discours et la méthode phénoménologique traditionnelle ?

M. Foucault : Je n'essaie pas de trouver dernière le discours quelque chose qui serait le pouvoir et qui en serait la source, comme dans une description de type phénoménologique ou dans n'importe quelle méthode interprétative. Je pars du discours tel qu'il est ! Dans une description phénoménologique, on essaie de déduire du discours quelque chose qui concerne le sujet parlant ; on essaie de retrouver, à partir du discours, quelles sont les intentionnalités du sujet parlant une pensée en train de se faire. Le type d'analyse que je pratique ne traite pas du problème du sujet parlant, mais examine les différentes manières dont le discours joue un rôle à l'intérieur d'un système stratégique où du pouvoir est impliqué, et pour lequel du pouvoir fonctionne. Le pouvoir n'est donc pas au-dehors du discours. Le pouvoir n'est ni source ni origine du discours. Le pouvoir est quelque chose qui opère à travers le discours, puisque le discours est lui-même un élément dans un dispositif stratégique de relations de pouvoir. Est-ce clair ?

Un étudiant : Supposez que vous vous attachiez, dans un texte, à décrire un tel système de discours. Votre texte capte-t-il ce pouvoir ? Est-il une duplication ou une répétition du pouvoir ? Est-ce ainsi qu'il faut en parler ? Ou diriez-vous que votre texte cherche à manifester que le pouvoir ou le sens ont toujours pour sens le pouvoir ?

M. Foucault : Non, le pouvoir n'est pas le sens du discours. Le discours est une série d'éléments qui opèrent à l'intérieur du mécanisme général du pouvoir. En conséquence, il faut considérer le discours comme une série d'événements, comme des événements politiques, à travers lesquels du pouvoir est véhiculé et orienté.

Un étudiant : Je songe au texte de l'historien. Que dit, en fait, l'historien sur le discours du passé ? Quel est le rapport entre le pouvoir et le texte de l'historien ?

M. Foucault : Je ne comprends pas pourquoi au juste vous parlez du discours des historiens. Puis-je prendre un autre exemple, qui m'est plus familier ? À savoir le problème de la folie, du discours sur la folie et de tout ce qui a été dit, à certaines époques, sur la folie. Je ne crois pas que le problème soit de savoir qui a rapporté ce discours, quelle manière de penser ou même de percevoir la folie a pénétré la conscience des gens à une époque donnée, mais plutôt d'examiner le discours sur la folie, les institutions qui l'ont prise en charge, la loi et le système juridique qui l'ont réglementée, la manière dont les individus se sont trouvés exclus du fait qu'ils n'avaient pas d'emploi ou qu'ils étaient homosexuels. Tous ces éléments appartiennent à un système de pouvoir dans lequel le discours n'est qu'une composante rattachée à d'autres composantes. Des éléments d'un ensemble. L'analyse consiste à décrire les relations et les rapports réciproques entre tous ces éléments. Est-ce plus clair ainsi ?

L'étudiant : Oui, merci.

Un étudiant : Vous avez dit, hier soir, que vous veniez de terminer un livre consacré à la réforme pénale et aux systèmes juridiques, à l'exclusion qui s'est opérée dans ce cadre. J'aimerais savoir si vous êtes à même d'élaborer un modèle de pouvoir en ce qui concerne le système pénitentiaire. Comment percevez-vous la manière dont on traite les détenus ? S'agit-il de punition et de réhabilitation ?

M. Foucault : En fait, je pense avoir trouvé la figure qui rend compte de ce type de pouvoir, de ce système de pouvoir. Une description très juste m'en a été fournie par le panoptique de Bentham. Nous pouvons décrire, de manière très générale, le système par lequel on a exclu la folie aux XVIIe et XVIIIe siècles. À la fin du XVIIIe siècle, la société a instauré un mode de pouvoir qui ne se fondait pas sur l'exclusion -c'est encore le terme que l'on emploie -, mais sur l'inclusion à l'intérieur d'un système dans lequel chacun devait être localisé, surveillé, observé nuit et jour, dans lequel chacun devait être enchaîné à sa propre identité. Vous savez que Bentham a rêvé la prison idéale -c'est-à-dire le type de bâtiment qui pouvait être aussi bien un hôpital qu'une prison, un asile, une école ou une usine : au centre, une tour, entourée de fenêtres, puis un espace vide, et un autre bâtiment circulaire comprenant des cellules percées de fenêtres. Dans chacune de ces cellules, on peut loger, selon les cas, un ouvrier, un fou, un écolier ou un prisonnier. Un seul homme posté dans la tour centrale suffit pour observer très exactement ce qu'à chaque instant les gens font, dans leur petite cellule. Cela, pour Bentham, figure la formule idéale d'enfermement de tous ces individus dans des institutions. J'ai trouvé, en Bentham, le Christophe Colomb de la politique. Je pense que le panoptique représente une sorte de motif mythologique d'un nouveau type de système de pouvoir -celui auquel notre société a recours aujourd'hui.

Un étudiant : Vous considérez-vous comme un philosophe ou comme un historien ?

M. Foucault : Ni l'un ni l'autre.

L'étudiant : L'histoire n'est-elle pas le principal objet de votre étude ? Sur quoi se fonde votre conception de l'histoire ?

M. Foucault : Je me suis donné pour objet une analyse du discours, en dehors de toute formulation de point de vue. Mon programme ne se fonde pas non plus sur les méthodes de la linguistique.

La notion de structure n'a aucun sens pour moi. Ce qui m'intéresse, dans le problème du discours, est le fait que quelqu'un a dit quelque chose à un moment donné. Ce n'est pas le sens que je cherche à mettre en évidence, mais la fonction que l'on peut assigner au fait que cette chose a été dite à ce moment-là. C'est cela que j'appelle événement. Pour moi, il s'agit de considérer le discours comme une série d'événements, d'établir et de décrire les rapports que ces événements, que nous pouvons appeler des événements discursifs, entretiennent avec d'autres événements, qui appartiennent au système économique, ou au champ politique, ou aux institutions. À l'envisager sous cet angle, le discours n'est rien de plus qu'un événement comme les autres, même si, bien entendu, les événements discursifs ont, par rapport aux autres événements, leur fonction spécifique. Un autre problème est de repérer ce qui constitue les fonctions spécifiques du discours et d'isoler certains types de discours parmi d'autres. J'étudie aussi les fonctions stratégiques de types particuliers d'événements discursifs à l'intérieur d'un système politique ou d'un système de pouvoir. En ai-je assez dit ?

Le professeur : Comment décririez-vous votre vision de l'histoire ? Comment la dimension de l'histoire s'intègre-t-elle au discours ?

M. Foucault : Le fait que je considère le discours comme une série d'événements nous place automatiquement dans la dimension de l'histoire. Le problème est que, pendant cinquante ans, la plupart des historiens ont choisi d'étudier et de décrire non pas des événements, mais des structures. On assiste aujourd'hui à un retour aux événements dans le champ de l'histoire. J'entends par là que ce que les historiens appelaient un événement, au XIXe siècle, était une bataille, une victoire, la mort d'un roi, ou toute chose de cet ordre. Contre cette sorte d'histoire, les historiens des colonies, des sociétés ont montré que l'histoire était faite d'un grand nombre de structures permanentes. La tâche de l'historien était de mettre au jour ces structures. C'est un objectif que nous retrouvons, en France, dans le travail de Lucien Febvre, de Marc Bloch et d'autres. Aujourd'hui, les historiens font retour aux événements et essaient de voir de quelle manière l'évolution économique ou l'évolution démographique peuvent être traitées comme des événements.

Je prendrai pour exemple un point que l'on étudie maintenant depuis de nombreuses années. La manière dont s'est opéré le contrôle des naissances dans la vie sexuelle des Occidentaux est encore très énigmatique. Ce phénomène est un événement très important, tant du point de vue économique que du point de vue biologique. Vous savez qu'en Grande-Bretagne et en France le contrôle des naissances est pratiqué depuis des siècles. Bien entendu, c'est un phénomène qui a surtout intéressé des cercles restreints, l'aristocratie, mais il s'observe aussi chez des gens très pauvres. Nous savons maintenant que, dans le sud de la France et dans les campagnes, on pratiquait systématiquement le contrôle des naissances depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cela, c'est un événement.

Prenons un autre exemple. Il y a, au XIXe siècle, un moment précis à partir duquel le taux de protéine, dans la nourriture, a augmenté, et la part de céréales, diminué. C'est là un événement historique, économique et biologique. L'historien d'aujourd'hui s'attache à étudier ces phénomènes comme autant de types nouveaux d'événements. Je crois que c'est quelque chose que des gens comme moi ont en commun avec les historiens. Je ne suis pas historien au sens strict du terme ; mais les historiens et moi avons en commun un intérêt pour l'événement.

Un étudiant : Quelle est, dans ce nouveau type d'approche historique, la place qu'occupe ce que vous appelez l'archéologie du savoir ? Lorsque vous utilisez l'expression « archéologie du savoir », faites-vous référence à une méthodologie d'un genre nouveau, ou bien s'agit-il simplement d'une analogie entre les techniques de l'archéologie et celles de l'histoire ?

M. Foucault : Permettez-moi de revenir un peu en arrière et d'ajouter quelque chose à ce que je disais sur l'événement comme principal objet de recherche. Ni la logique du sens ni la logique de la structure ne sont pertinentes pour ce type de recherche. Nous n'avons besoin ni de la théorie et de la logique du sens ni de la logique et de la méthode de la structure ; c'est autre chose qu'il nous faut.

Un étudiant : Je comprends. Voudriez-vous maintenant nous dire si l'archéologie est une nouvelle méthode, ou bien tout simplement une métaphore ?

M. Foucault : Eh bien...

L'étudiant : Est-ce un élément central de votre conception de l'histoire ?

M. Foucault : J'utilise le mot « archéologie » pour deux ou trois raisons principales. La première est que c'est un mot avec lequel on peut jouer. Arche, en grec, signifie « commencement ». En français, nous avons aussi le mot « archive », qui désigne la manière dont les événements discursifs ont été enregistrés et peuvent être extraits. Le terme « archéologie » renvoie donc au type de recherche qui s'attache à extraire les événements discursifs comme s'ils étaient enregistrés dans une archive. Une autre raison pour laquelle j'utilise ce mot concerne un objectif que je me suis fixé. Je cherche à reconstituer un champ historique dans sa totalité, dans toutes ses dimensions politiques, économiques, sexuelles. Mon problème est de trouver la matière qu'il convient d'analyser, ce qui a constitué le fait même du discours. Ainsi mon projet n'est-il pas de faire un travail d'historien, mais de découvrir pourquoi et comment des rapports s'établissent entre les événements discursifs. Si je fais cela, c'est dans le but de savoir ce que nous sommes aujourd'hui. Je veux concentrer mon étude sur ce qui nous arrive aujourd'hui, sur ce que nous sommes, ce qu'est notre société. Je pense qu'il y a, dans notre société et dans ce que nous sommes, une dimension historique profonde, et, à l'intérieur de cet espace historique, les événements discursifs qui se sont produits il y a des siècles ou des années sont très importants. Nous sommes inextricablement liés aux événements discursifs. En un sens, nous ne sommes rien d'autre que ce qui a été dit, il y a des siècles, des mois, des semaines...

Un étudiant : Il me semble qu'une théorie du pouvoir, qu'elle se fonde sur des structures ou des fonctions, implique toujours un trait qualitatif. Quelqu'un qui voudrait étudier la structure et la fonction des manifestations du pouvoir dans une société donnée - l'Espagne de Franco, ou la République populaire de Mao, par exemple aurait affaire à des structures et à des usages du pouvoir qualitativement différents. En ce sens, je pense que toute théorie du pouvoir doit s'interroger sur ses fondements idéologiques. Aussi est-il très difficile d'établir le type d'événements ou d'explications qui permettent d'identifier les structures ou les fonctions du pouvoir, sans tenir compte de leurs connotations politiques. Vous voyez donc que le pouvoir n'est pas libre de l'idéologie.

M. Foucault : Je n'ai rien à ajouter à cela, sinon que je suis d'accord.

L'étudiant : Mais si vous êtes d'accord, ne pensez-vous pas que cela limite sérieusement toute tentative de construire un paradigme du pouvoir qui se fonderait sur les convictions politiques auxquelles l'on est attaché ?

M. Foucault : C'est la raison pour laquelle je ne cherche pas à décrire un paradigme du pouvoir. J'aimerais noter la manière dont différents mécanismes de pouvoir fonctionnent dans notre société, entre nous, à l'intérieur et en dehors de nous. Je voudrais savoir de quelle manière nos corps, nos conduites quotidiennes, nos comportements sexuels, notre désir, nos discours scientifiques et théoriques se rattachent à plusieurs systèmes de pouvoir, qui sont eux-mêmes liés entre eux.

Un étudiant : En quoi votre position diffère-t-elle de celle de quelqu'un qui adopterait une interprétation matérialiste de l'histoire ?

M. Foucault : Je pense que la différence tient au fait qu'il s'agit, dans le matérialisme historique, de placer à la base du système les forces productives, ensuite les rapports de production, pour en arriver à la superstructure juridique et idéologique, et finalement à ce qui donne sa profondeur à notre pensée autant qu'à la conscience des prolétaires. Les rapports de pouvoir sont, à mon avis, à la fois plus simples et beaucoup plus compliqués. Simples, dans la mesure où ils ne nécessitent pas ces constructions pyramidales ; et beaucoup plus compliqués, puisqu'il existe de multiples rapports entre, par exemple, la technologie du pouvoir et le développement des forces productives.

On ne peut comprendre le développement des forces productives sauf à repérer, dans l'industrie et dans la société, un type particulier ou plusieurs types de pouvoir à l'oeuvre -et à l'oeuvre à l'intérieur des forces productives. Le corps humain est, nous le savons, une force de production, mais le corps n'existe pas tel quel, comme un article biologique ou comme un matériau. Le corps humain existe à l'intérieur et au travers d'un système politique. Le pouvoir politique donne un certain espace à l'individu : un espace où se comporter, où adopter une posture particulière, où s'asseoir d'une certaine manière, où travailler continûment. Marx pensait -et il l'a écrit que le travail constitue l'essence concrète de l'homme. Je pense que c'est là une idée typiquement hégélienne. Le travail n'est pas l'essence concrète de l'homme. Si l'homme travaille, si le corps humain est une force productive, c'est parce que l'homme est obligé de travailler. Et il Y est obligé, parce qu'il est investi par des forces politiques, parce qu'il est pris dans des mécanismes de pouvoir.

Un étudiant : Ce qui me gêne, c'est la manière dont ce point de vue falsifie le grand principe marxiste de base. Marx pensait que, si nous sommes obligés de travailler, nous sommes contraints d'accepter une certaine forme de socialisation afin de faire aboutir le processus de production. De cette obligation résultent ce que nous appelons des rapports de structure. Si l'on veut comprendre quels types de rapports sociaux existent dans une société donnée, alors on doit chercher quelles structures de pouvoir sont liées aux processus de production. Et je ne crois pas qu'il s'agisse d'un rapport déterminé ; je pense vraiment qu'il s'agit d'un rapport réciproque, d'un rapport dialectique.

M. Foucault : Je n'accepte pas ce mot de dialectique. Non et non ! Il faut que les choses soient bien claires. Dès que l'on prononce le mot « dialectique », on commence à accepter, même si on ne le dit pas, le schéma hégélien de la thèse et de l'antithèse, et avec lui une forme de logique qui me paraît inadéquate, si l'on veut donner de ces problèmes une description vraiment concrète. Un rapport réciproque n'est pas un rapport dialectique.

L'étudiant : Mais si vous n'acceptez que le mot « réciproque » pour décrire ces rapports, vous rendez impossible toute forme de contradiction. C'est la raison pour laquelle je pense que l'utilisation du mot « dialectique » est importante.

M. Foucault : Examinons alors le mot « contradiction ». Mais d'abord laissez-moi vous dire à quel point je suis heureux que vous ayez posé cette question. Je crois qu'elle est très importante. Voyez-vous, le mot « contradiction » a, en logique, un sens particulier. On sait bien ce qu'est une contradiction dans la logique des propositions. Mais lorsqu'on considère la réalité et que l'on cherche à décrire et à analyser un nombre important de processus, on découvre que ces zones de réalité sont exemptes de contradictions.

Prenons le domaine biologique. On y trouve un nombre important de processus réciproques antagonistes, mais cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de contradictions. Cela ne veut pas dire qu'il Y ait, d'un côté du processus antagoniste, un aspect positif, et de l'autre, un aspect négatif. Je pense qu'il est très important de comprendre que la lutte, les processus antagonistes ne constituent pas, comme le présuppose le point de vue dialectique, une contradiction au sens logique du terme. Il n'y a pas de dialectique dans la nature. Je revendique le droit d'être en désaccord avec Engels, mais dans la nature -et Darwin l'a fort bien montré -on trouve de nombreux processus antagonistes qui ne sont pas dialectiques. Pour moi, ce type de formulation hégélienne ne tient pas debout.

Si je redis, en permanence, qu'il existe des processus comme la lutte, le combat, les mécanismes antagonistes, c'est parce qu'on retrouve ces processus dans la réalité. Et ce ne sont pas des processus dialectiques. Nietzsche a beaucoup parlé de ces problèmes ; je dirais même qu'il en a parlé bien plus souvent que Hegel. Mais Nietzsche a décrit ces antagonismes sans référence aucune à des rapports dialectiques.

Un étudiant : Pouvons-nous appliquer ce que vous dites à une situation concrète précise ? Si l'on considère la question du travail dans la société industrielle, en rapport, par exemple, avec un problème particulier d'un travailleur, avons-nous là un rapport réciproque, un rapport antagoniste, ou quoi ? Si j'analyse mes propres problèmes dans cette société, dois-je y voir des rapports réciproques ou des rapports antagonistes ?

M. Foucault : Ni l'un ni l'autre. Vous invoquez ici le problème de l'aliénation. Mais, voyez-vous, on peut dire beaucoup de choses sur l'aliénation. Lorsque vous dites « mes problèmes », n'êtes-vous pas en train d'introduire les grandes questions philosophiques, théoriques, comme, par exemple, qu'est-ce que la propriété, qu'est-ce que le sujet humain ? Vous avez dit « mes » problèmes. Mais cela constituerait l'objet d'une autre discussion. Que vous ayez un travail, et que le produit de ce travail, de votre travail appartienne à quelqu'un d'autre est un fait. Ce n'est cependant pas une contradiction ni une combinaison réciproque ; c'est l'objet d'un combat, d'un affrontement. Quoi qu'il en soit, le fait que le produit de votre travail appartienne à quelqu'un d'autre n'est pas de l'ordre de la dialectique. Cela ne constitue pas une contradiction. Vous pouvez penser que c'est moralement indéfendable, que vous ne pouvez le supporter, qu'il vous faut lutter contre cela, oui, bien sûr. Mais ce n'est pas une contradiction, une contradiction logique. Et il me semble que la logique dialectique est vraiment très pauvre -d'un usage facile, mais vraiment très pauvre -pour qui souhaite formuler, en termes précis, des significations, des descriptions et des analyses des processus de pouvoir.

Un étudiant : Quels sont, s'il y en a, les intérêts normatifs qui sous-tendent votre recherche ?

M. Foucault : N'est-ce pas quelque chose dont nous avons déjà débattu hier soir, lorsque quelqu'un m'a demandé à quel projet nous devions nous attacher aujourd'hui ?

L'étudiant : Non, je ne crois pas. Par exemple, la manière dont vous choisissez vos sujets ? Qu'est-ce qui vous conduit à choisir ceux-là plutôt que d'autres ?

M. Foucault : C'est une question à laquelle il est très difficile de répondre. Je pourrais répondre en me plaçant sur un plan personnel, un plan conjoncturel, ou même un plan théorique. Je choisirai le deuxième, le plan conjoncturel. J'ai eu, hier soir, une discussion avec quelqu'un qui m'a dit : « Vous concentrez votre étude sur des domaines comme la folie, les systèmes pénaux, etc., mais tout cela n'a rien à voir avec la politique. » Je pense que, d'un point de vue marxiste traditionnel, il avait raison. Il est vrai que, pendant les années soixante, des problèmes comme la psychiatrie ou la sexualité faisaient figure, auprès des grands problèmes politiques tels que l'exploitation des travailleurs, par exemple, de problèmes marginaux. Personne, parmi les gens de gauche en France et en Europe, ne s'intéressait, à l'époque, aux problèmes de la psychiatrie et de la sexualité, que l'on jugeait marginaux et mineurs. Mais, depuis la déstalinisation, depuis les années soixante, nous avons découvert, je pense, que bon nombre des choses que nous considérions comme mineures et marginales occupent une position tout à fait centrale dans le domaine politique, étant donné que le pouvoir politique ne consiste pas uniquement dans les grandes formes institutionnelles de l'État, dans ce que nous appelons l'appareil d'État. Le pouvoir n'opère pas en un seul lieu, mais dans des lieux multiples : la famille, la vie sexuelle, la manière dont on traite les fous, l'exclusion des homosexuels, les rapports entre les hommes et les femmes... tous ces rapports sont des rapports politiques. Nous ne pouvons changer la société qu'à la condition de changer ces rapports. L'exemple de l'Union soviétique est, à cet égard, décisif. Nous pouvons dire que l'Union soviétique est un pays dans lequel les rapports de production ont changé depuis la révolution. Le système légal concernant la propriété a lui aussi changé. De même, les institutions politiques se sont transformées depuis la révolution. Mais tous les menus rapports de pouvoir dans la famille, la sexualité, à l'usine, entre les travailleurs, etc., sont restés, en Union soviétique, ce qu'ils sont dans les autres pays occidentaux. Rien n'a réellement changé.

Un étudiant : Vous évoquez, dans votre récent travail sur le Code et le système pénal, l'importance du panoptique de Bentham. Dans L'Ordre du discours, vous annonciez votre projet d'étudier les effets du discours psychiatrique sur le Code pénal. Je me demande si, pour vous, la prison modèle de Bentham s'intègre dans le cadre du discours psychiatrique, ou bien si vous y voyez seulement l'indice de la manière dont le discours psychiatrique a influencé le Code pénal...

M. Foucault : Je pencherais plutôt pour la seconde solution. Je pense, en effet, que Bentham a répondu à ce type de problème non seulement par une figure, mais aussi par un texte. Le panoptique représentait vraiment pour lui une nouvelle technique de pouvoir qui, en dehors de la maladie mentale, pouvait s'appliquer à maints autres domaines.

Un étudiant : L'oeuvre de Bentham a-t-elle eu, selon vous, une influence propre ou bien n’a-t-elle fait que représenter des influences générales, qui s'exerçaient sur le discours scientifique ?

M. Foucault : Bentham a, bien entendu, eu une influence considérable, et les effets de cette influence se font sentir de manière directe. Par exemple, la manière dont on a pu construire et administrer les prisons en Europe et aux États-Unis est directement inspirée de Bentham. Au début du XXe siècle, aux États-Unis - je ne saurais vous dire où -, on a pu considérer certaine prison comme modèle idéal, à quelques petites modifications près, d'un hôpital psychiatrique. S'il est de fait qu'un rêve comme celui de Bentham, un projet aussi paranoïaque a exercé une influence considérable, c'est parce qu'au même moment on assistait, dans toute la société, à la mise en place d'une nouvelle technologie du pouvoir. Celle-ci se manifestait, par exemple, dans le nouveau système de surveillance qui s'instaurait dans l'armée, la manière dont, dans les écoles, les enfants étaient chaque jour exposés au regard de leur professeur. Tout cela se mettait en place au même moment, et l'ensemble du processus se retrouve dans le rêve paranoïaque de Bentham. C'est le rêve paranoïaque de notre société, la vérité paranoïaque de notre société.

Un étudiant : Si l'on revient au problème des influences réciproques et à votre désenchantement concernant l'intérêt porté au sujet parlant, est-ce une erreur que d'isoler Bentham du contexte ? Bentham n'a-t-il pas été influencé par ce qui se passait à l'époque, à savoir les pratiques dans les écoles, la surveillance dans l'armée, etc. ? Ne pouvons-nous pas dire qu'il est impropre de se limiter au seul Bentham, et que nous devrions porter notre attention sur toutes les influences qui émanent de la société ?

M. Foucault : Si.

Un étudiant : Vous avez dit que nous étions obligés de travailler. Mais voulons-nous travailler ? Choisissons-nous de travailler ?

M. Foucault : Oui, nous désirons travailler, nous voulons et nous aimons travailler, mais le travail ne constitue pas notre essence. Dire que nous voulons travailler et fonder notre essence sur notre désir de travailler sont deux choses très différentes. Marx disait que le travail est l'essence de l'homme. C'est là, en son fond, une conception hégélienne. Il est très difficile d'intégrer cette conception au conflit qui opposait les classes au XIXe siècle. Vous savez peut-être que Lafargue, le gendre de Marx, a écrit un petit livre dont personne ne parle jamais dans les cercles marxistes. Ce silence m'amuse. L'indifférence dont ce livre fait l'objet est ironique, mais elle est plus qu'ironique : elle est symptomatique. Lafargue a écrit, au XIXe siècle, un livre sur l'amour du loisir. Il lui était vraiment impossible d'imaginer que le travail puisse constituer l'essence de l'homme. Entre l'homme et le travail, il n'existe aucun rapport essentiel.

Un étudiant : C'est quelque chose que nous faisons.

M. Foucault : Quoi donc ?

L'étudiant : Travailler !

M. Foucault : Parfois.

Un étudiant : Pourriez-vous clarifier le rapport entre la folie et l'artiste ? Peut-être en référence à Artaud. Comment rattacher - si c'est possible, et souhaitable - Artaud le fou à Artaud l'artiste ?

M. Foucault : Je ne peux vraiment pas répondre à cette question. Je dirais que la seule question qui m'intéresse est celle de savoir comment, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, il a été et il est toujours possible de relier la folie au génie, à la beauté, à l'art, Pourquoi donc avons-nous cette singulière idée que si quelqu'un est un grand artiste, alors il y a nécessairement en lui quelque chose qui relève de la folie ? Nous pourrions dire la même chose du crime. Lorsque quelqu'un commet quelque chose comme un beau crime, les gens ne pensent pas que ce crime puisse être le fait d'une sorte de génie, mais qu'il y a de la folie à l'oeuvre. Le rapport entre la folie et le crime, la beauté et l'art est très énigmatique. Notre tâche, selon moi, est d'essayer de comprendre pourquoi nous considérons ces rapports comme allant de soi. Mais je n'aime pas traiter de ces questions directement -des questions telles que les artistes sont-ils fous, en quoi y a-t-il une folie des artistes et des criminels ? L'idée que ces rapports sont évidents persiste dans notre société. Cette mise en relation est tout à fait typique de notre culture.

Un étudiant : Vous avez dit, hier soir, à propos de Sartre, qu'il était le dernier prophète. Vous avez laissé entendre que la tâche de l'intellectuel d'aujourd'hui était d'élaborer des outils et des techniques d'analyse, de comprendre les différents modes selon lesquels le pouvoir se manifeste. N'êtes-vous pas vous-même un prophète ? Ne prédisez-vous pas des événements ou l'usage qui sera fait de vos idées ?

M. Foucault : Je suis un journaliste.

L'étudiant : Dois-je comprendre que, selon vous, la manière dont on utilise les outils et les découvertes des intellectuels ne ressortit pas à leur domaine ? Que c'est aux travailleurs, au peuple qu'appartient le problème de savoir quel usage faire du travail des intellectuels ? Ne pouvez-vous anticiper l'usage qu'on pourrait faire de vos outils et de vos analyses ? Pensez-vous à des modes d'utilisation que vous ne sauriez approuver ?

M. Foucault : Non, je ne peux rien anticiper. Ce que je peux dire, c'est que je crois que nous devons être très modestes en ce qui concerne l'éventuel usage politique de ce que nous disons et faisons. Je ne pense pas qu'il existe une philosophie conservatrice ou une philosophie révolutionnaire. La révolution est un processus politique ; c'est aussi un processus économique. Mais cela ne constitue pas une idéologie philosophique. Et cela c'est important. C'est la raison pour laquelle une philosophie comme celle de Hegel a pu être à la fois une idéologie, une méthode et un outil révolutionnaires, mais aussi quelque chose de conservateur. Prenez l'exemple de Nietzsche. Nietzsche a développé des idées, ou des outils, si vous préférez, fantastiques. Il a été repris par le parti nazi ; et, maintenant, ce sont les penseurs de gauche qui, pour bon nombre d'entre eux, l'utilisent. Nous ne pouvons donc savoir, de manière certaine, si ce que nous disons est révolutionnaire ou non.

C'est là, je crois, la première chose qu'il nous faut reconnaître. Ce qui ne signifie pas que notre tâche soit simplement de fabriquer des outils qui soient beaux, utiles ou amusants, et ensuite de choisir lesquels nous souhaitons mettre sur le marché, au cas où quelqu'un se porterait acquéreur ou voudrait s'en servir. C'est bien beau, tout cela, mais il y a plus. Quiconque essaie de faire quelque chose -élaborer une analyse, par exemple, ou formuler une théorie - doit avoir une idée claire de la manière dont il veut que son analyse ou sa théorie soient utilisées ; il doit savoir à quelles fins il souhaite voir s'appliquer l'outil qu'il fabrique -qu'il fabrique, lui -et de quelle manière il veut que ses outils se rattachent à ceux que d'autres fabriquent, au même moment. De sorte que je considère comme très importants les rapports entre la conjoncture présente et ce que vous faites à l'intérieur d'un cadre théorique. Il faut avoir ces rapports bien clairs à l'esprit. On ne peut pas fabriquer des outils pour n'importe quelle fin ; il faut les fabriquer pour une fin précise, mais savoir qu'ils seront peut-être utilisés à d'autres fins.

L'idéal n'est pas de fabriquer des outils, mais de construire des bombes, parce qu'une fois qu'on a utilisé les bombes qu'on a construites, personne d'autre ne peut s'en servir. Et je dois ajouter que mon rêve, mon rêve personnel, n'est pas exactement de construire des bombes, car je n'aime pas tuer des gens. Mais je voudrais écrire des livres bombes, c'est-à-dire des livres qui soient utiles précisément au moment où quelqu'un les écrit ou les lit. Ensuite, ils disparaîtraient. Ces livres seraient tels qu'ils disparaîtraient peu de temps après qu'on les aurait lus ou utilisés. Les livres devraient être des sortes de bombes et rien d'autre. Après l'explosion, on pourrait rappeler aux gens que ces livres ont produit un très beau feu d'artifice. Plus tard, les historiens et autres spécialistes pourraient dire que tel ou tel livre a été aussi utile qu'une bombe et aussi beau qu'un feu d'artifice.