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« Le Nouvel Observateur » et l'Union de la gauche (Entretien)
  Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°283

« Le Nouvel Observateur e l'Unione della sinistra » (« Le Nouvel Observateur et l'Union de la gauche » ; entretien avec J. Daniel), Spirali, Giornale internazionale di cultura, 3° année, no 15, janvier 1980, pp. 53-55. (Extrait d'un débat sur J. Daniel, L'Ère des ruptures, Paris, Grasset, 1979, dirigé par D. Richet, Les Lundis de l'histoire, France-Culture, 23 juillet 1979.)

Dits Ecrits tome IV texte n°283


Je voudrais revenir sur la notion de rupture. Il est vrai qu'on ne voit pas comment on pourrait parler de rupture aujourd'hui où Mitterrand est toujours là, où le Parti communiste se maintient à 20 % des voix, où le gaullisme s'est légèrement rétréci et où un libéralisme héritier de Pinay semble refleurir. Rien ne paraît plus immobile que la vie politique française.

Il ne faut pas parler de rupture au singulier, mais de ruptures au pluriel : elles se situent à des niveaux géologiques plus ou moins profonds, plus ou moins enfouis, plus ou moins invisibles. Sous la continuité marmoréenne de la vie politique française, il y a eu des changements considérables, un changement dans la conscience que nous avons du temps et dans notre rapport à l'histoire. La dynamique historique à l'intérieur de laquelle se trouvent les Occidentaux a profondément changé. On ne vit plus l'avenir comme il y a vingt ans. On a aussi changé de géographie : la position de l'Europe, la conscience que chaque Européen a de la géographie de l'Europe a profondément changé. À travers L'Ère des ruptures, on peut suivre comment, pour Jean Daniel, morceau par morceau, pellicule par pellicule, fragment de mosaïque par fragment de mosaïque, s'est opéré ce renouvellement du paysage historico-géographique à l'intérieur duquel s'inscrit l'Occident. C'est ce qui rend le livre si intéressant.

Le rapport que l'on avait à la politique était commandé par certains universaux historiques et géographiques. C'étaient les droits de l'histoire ; c'étaient les droits de la géographie. Tout cela est en train de s'effriter. C'est pour cela que les personnages que j'évoquais tout à l'heure ont de plus en plus l'air de polichinelles.

Je me demande si on n'est pas un peu sévère avec ce qui s'est passé en Mai 68 en le réduisant à l'alternative d'une idéologie un peu archaïque, qui se manifestait dans la survalorisation du vocabulaire marxiste et une sorte de dimension festive. Il me semble que quelque chose d'autre a été important : la découverte ou l'émergence de nouveaux objets politiques, de toute une série de domaines de l'existence, de coins de la société, de recoins du vécu qui avaient été jusqu'alors tout à fait oubliés ou complètement disqualifiés par la pensée politique. Qu'un certain nombre de choses concernant la vie quotidienne soient devenues des enjeux, quand même ils restaient recouverts dans un vocabulaire un peu trop marxiste et un peu trop politisé, nous a permis de prendre conscience des faiblesses du discours politique. Qu'à travers les discussions sur ces phénomènes, sur ces aspects immédiats de l'existence on ait inventé une autre perspective et la possibilité d'affirmer, en dépit du discours politique, certains droits de la subjectivité a été quelque chose de beaucoup plus important que le festif ou le discursif. Cette invention d'objets nouveaux à travers la politique, en dépit d'elle et de manière que la pensée politique en soit retournée, a été très important. Le travail de Jean Daniel et du Nouvel Observateur a joué, dans les mois qui ont suivi Mai 68, son rôle dans cette prise de conscience.

Mendès France et de Gaulle, les deux grandes admirations de Jean Daniel et du Nouvel Observateur, Mendès explicitement, de Gaulle plus secrètement, se caractérisent par ceci que l'un échappe à la politique parce qu'il a une vue historique de la politique, c'est-à-dire qu'il fait de l'histoire dans la politique, et l'autre parce qu'il introduit la morale dans la politique. Le problème est de savoir pourquoi et comment un journal qui se veut un journal de gauche ne pouvait pas, à l'époque du gaullisme, reconnaître qu'il y avait dans de Gaulle et dans ce qu'il faisait quelque chose qui s'articulait sur une perspective historique qui lui donne une tout autre dimension que celle que peut apporter Mitterrand. Autrement dit, est-ce qu'il n'y a pas eu dans Le Nouvel Observateur un problème majeur qui a été l'identification à gauche et par la gauche ? Je suis à gauche, nous sommes à gauche, la preuve que nous le sommes c'est que... Est-ce que ce n'est pas cela qui vous a empêché de prévoir certains mouvements historiques plus profonds ?

Je me demande si un journal peut parler de ses lecteurs comme de sa «base». Si j'avais un reproche un peu important à faire au Nouvel Observateur, ce serait à propos de son rapport à l'Union de la gauche. Ce qui me paraît intéressant dans le journalisme et le rôle du journaliste par rapport à la politique, ce n'est pas de jouer un rôle politique dans la politique, ce n'est pas de faire comme si les journalistes étaient des hommes politiques. Le problème est au contraire de décoder la politique au filtre d'autre chose : de l'histoire, de la morale, de la sociologie, de l'économie, ou même de l'esthétique. Il me semble que le rôle d'un journal est d'appliquer ces filtres non politiques au domaine de la politique. À partir du moment où un journal entreprend de faire la politique d'une politique, ce que Le Nouvel Observateur a voulu faire à propos de l'Union de la gauche, il sort de son rôle et entre dans celui de la presse de parti.