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« Le Nouvel Observateur e l'Unione della sinistra »
(« Le Nouvel Observateur et l'Union de la gauche » ;
entretien avec J. Daniel), Spirali, Giornale internazionale di cultura,
3° année, no 15, janvier 1980, pp. 53-55. (Extrait d'un
débat sur J. Daniel, L'Ère des ruptures, Paris, Grasset,
1979, dirigé par D. Richet, Les Lundis de l'histoire, France-Culture,
23 juillet 1979.)
Dits Ecrits tome IV texte n°283
Je voudrais revenir sur la notion de rupture. Il est vrai qu'on
ne voit pas comment on pourrait parler de rupture aujourd'hui où
Mitterrand est toujours là, où le Parti communiste
se maintient à 20 % des voix, où le gaullisme s'est
légèrement rétréci et où un libéralisme
héritier de Pinay semble refleurir. Rien ne paraît
plus immobile que la vie politique française.
Il ne faut pas parler de rupture au singulier, mais de ruptures
au pluriel : elles se situent à des niveaux géologiques
plus ou moins profonds, plus ou moins enfouis, plus ou moins invisibles.
Sous la continuité marmoréenne de la vie politique
française, il y a eu des changements considérables,
un changement dans la conscience que nous avons du temps et dans
notre rapport à l'histoire. La dynamique historique à
l'intérieur de laquelle se trouvent les Occidentaux a profondément
changé. On ne vit plus l'avenir comme il y a vingt ans. On
a aussi changé de géographie : la position de l'Europe,
la conscience que chaque Européen a de la géographie
de l'Europe a profondément changé. À travers
L'Ère des ruptures, on peut suivre comment, pour Jean Daniel,
morceau par morceau, pellicule par pellicule, fragment de mosaïque
par fragment de mosaïque, s'est opéré ce renouvellement
du paysage historico-géographique à l'intérieur
duquel s'inscrit l'Occident. C'est ce qui rend le livre si intéressant.
Le rapport que l'on avait à la politique était commandé
par certains universaux historiques et géographiques. C'étaient
les droits de l'histoire ; c'étaient les droits de la géographie.
Tout cela est en train de s'effriter. C'est pour cela que les personnages
que j'évoquais tout à l'heure ont de plus en plus
l'air de polichinelles.
Je me demande si on n'est pas un peu sévère avec ce
qui s'est passé en Mai 68 en le réduisant à
l'alternative d'une idéologie un peu archaïque, qui
se manifestait dans la survalorisation du vocabulaire marxiste et
une sorte de dimension festive. Il me semble que quelque chose d'autre
a été important : la découverte ou l'émergence
de nouveaux objets politiques, de toute une série de domaines
de l'existence, de coins de la société, de recoins
du vécu qui avaient été jusqu'alors tout à
fait oubliés ou complètement disqualifiés par
la pensée politique. Qu'un certain nombre de choses concernant
la vie quotidienne soient devenues des enjeux, quand même
ils restaient recouverts dans un vocabulaire un peu trop marxiste
et un peu trop politisé, nous a permis de prendre conscience
des faiblesses du discours politique. Qu'à travers les discussions
sur ces phénomènes, sur ces aspects immédiats
de l'existence on ait inventé une autre perspective et la
possibilité d'affirmer, en dépit du discours politique,
certains droits de la subjectivité a été quelque
chose de beaucoup plus important que le festif ou le discursif.
Cette invention d'objets nouveaux à travers la politique,
en dépit d'elle et de manière que la pensée
politique en soit retournée, a été très
important. Le travail de Jean Daniel et du Nouvel Observateur a
joué, dans les mois qui ont suivi Mai 68, son rôle
dans cette prise de conscience.
Mendès France et de Gaulle, les deux grandes admirations
de Jean Daniel et du Nouvel Observateur, Mendès explicitement,
de Gaulle plus secrètement, se caractérisent par ceci
que l'un échappe à la politique parce qu'il a une
vue historique de la politique, c'est-à-dire qu'il fait de
l'histoire dans la politique, et l'autre parce qu'il introduit la
morale dans la politique. Le problème est de savoir pourquoi
et comment un journal qui se veut un journal de gauche ne pouvait
pas, à l'époque du gaullisme, reconnaître qu'il
y avait dans de Gaulle et dans ce qu'il faisait quelque chose qui
s'articulait sur une perspective historique qui lui donne une tout
autre dimension que celle que peut apporter Mitterrand. Autrement
dit, est-ce qu'il n'y a pas eu dans Le Nouvel Observateur un problème
majeur qui a été l'identification à gauche
et par la gauche ? Je suis à gauche, nous sommes à
gauche, la preuve que nous le sommes c'est que... Est-ce que ce
n'est pas cela qui vous a empêché de prévoir
certains mouvements historiques plus profonds ?
Je me demande si un journal peut parler de ses lecteurs comme de
sa «base». Si j'avais un reproche un peu important à
faire au Nouvel Observateur, ce serait à propos de son rapport
à l'Union de la gauche. Ce qui me paraît intéressant
dans le journalisme et le rôle du journaliste par rapport
à la politique, ce n'est pas de jouer un rôle politique
dans la politique, ce n'est pas de faire comme si les journalistes
étaient des hommes politiques. Le problème est au
contraire de décoder la politique au filtre d'autre chose :
de l'histoire, de la morale, de la sociologie, de l'économie,
ou même de l'esthétique. Il me semble que le rôle
d'un journal est d'appliquer ces filtres non politiques au domaine
de la politique. À partir du moment où un journal
entreprend de faire la politique d'une politique, ce que Le Nouvel
Observateur a voulu faire à propos de l'Union de la gauche,
il sort de son rôle et entre dans celui de la presse de parti.
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