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Les quatre cavaliers de l'Apocalypse et les vermisseaux quotidiens
    Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°284

« Les quatre cavaliers de l'Apocalypse et les vermisseaux quotidiens » (entretien avec B. Sobel), Cahiers du cinéma, no 6, hors série : Syberberg, février 1980, pp. 95-96. (Sur le film de H.- J. Syberberg Hitler, un film d'Allemagne, 1977.)

L'esthétique de Hitler, un film d'Allemagne, de Syberberg, a été plutôt mal accueillie, car jugée complaisante, en R.F.A. et aux États-Unis. Cet entretien avec le metteur en scène de théâtre Bernard Sobel fait partie d'une série d'interventions où Susan Sontag, Heiner Müller, Douglas Sirk, Francis Coppola défendent le film. Foucault connaissait toute la filmographie de Syberberg.

Dits Ecrits tome IV texte n°284


- Quand j'ai vu le film pour la première fois, en Allemagne, j'ai été charmé, charmé comme par une sorcière, J'ai été touché parce que je connais un peu l'Allemagne, je connais un peu sa culture, Et j'ai été inquiet, J'ai pensé que ce film avait quelque chose de pervers. En fait, tout le monde se méfie un peu de ce film. Quelle a été votre réaction ? Est-ce que vous vous êtes dit : « Voilà ce qu'il fallait faire! » ?

- Non, parce qu'il n'y a pas une chose à faire à propos de ce qui s'est passé dans les années 1930-1945, il y en a mille, dix mille, il y en aura indéfiniment. Il est certain que la chape de silence que, pour des raisons politiques, on a fait tomber sur le nazisme après 1945 est telle qu'on ne pouvait pas ne pas poser la question : « Qu'est-ce que ça devient dans la tête des Allemands ? Qu'est-ce que ça devient dans leur cœur ? Qu'est-ce que ça devient dans leur corps ? » Ça devait bien devenir quelque chose, et on attendait avec un peu d'anxiété de voir comment ça allait ressortir de l'autre côté du tunnel; sous la forme de quel mythe, de quelle histoire, de quelle blessure est-ce que ça allait apparaître. Le film de Syberberg est un monstre beau. Je dis « beau », parce que c'est ce qui m'a frappé le plus - et c'est peut-être ce que vous voulez dire quand vous parlez du caractère pervers du film. Je ne parle pas de l'esthétique du film à laquelle je ne connais rien; il est arrivé à faire ressortir une certaine beauté de cette histoire sans rien masquer de ce qu'elle avait de sordide, d'ignoble, de quotidiennement abject. C'est peut-être là où il a saisi du nazisme ce qu'il avait de plus sorcier, une certaine intensité de l'abjection, un certain chatoiement de la médiocrité, qui a sans doute été un pouvoir d'ensorcellement du nazisme.

- Quand j'ai vu le film, j'ai eu aussi un sentiment étrange : j'ai eu la révélation étonnante de ce que les jeunes gens ont vécu le nazisme comme une utopie, comme une utopie réelle. J'ai trouvé très important que Syberberg ne juge pas, ne condamne pas, mais qu'il rende sensible le fait qu'un homme « normalement constitué », selon les normes classiques, puisse avoir été un nazi.

- Simone Veil a dit à propos du film qui a été fait sur Eva Braun, et qui a été diffusé il y a quelques jours par la télévision, qu'il « banalise l'horreur ». C'est tout à fait vrai et le film sur Eva Braun, qui a été fait par des Français, était tout à fait stupéfiant par là même. Or le film de Syberberg fait l'inverse, il rend ignoble le banal. Il fait sortir, dans ce qu'il y a de banal dans une certaine manière de penser, dans une certaine manière de vivre, dans un certain nombre de rêvasseries de l'Européen des années trente de tous les jours, une virtualité d'ignominie. Dans cette mesure, ce film est exactement l'inverse des films que Simone Veil dénonçait avec raison. J'aimerais que l'on puisse un jour intercaler entre telle et telle partie du film de Syberberg le film sur Eva Braun. Il semble être fait avec une carte postale désuète, convenable, gentillette et ennuyeuse d'une honnête famille bourgeoise d'Europe en vacances vers les années 1930.

La qualité du film de Syberberg est justement de dire que l'horreur est banale, que la banalité comporte en elle-même des dimensions d'horreur, qu'il y a réversibilité entre l'horreur et la banalité. Le problème de la littérature tragique et de la philosophie est : quel statut donner aux quatre cavaliers de l’Apocalypse ? Sont-ils ces héros somptueux et noirs qui attendent la fin du monde pour faire irruption ? Sous quelle forme font-ils irruption, avec quel visage ? La peste, les grands massacres de la guerre, une famine ? Ou bien sont-ils quatre petits vermisseaux que nous avons tous dans le cerveau, au fond de la tête, au fond du cœur ?

C'est là, je crois, la force du film de Syberberg. Il a bien fait ressortir les moments où ce qui se passe en Europe dans les années 1930-1945, c'est bien les grands cavaliers noirs de l'Apocalypse, et puis, il a bien montré la parenté en quelque sorte biologique entre ces quatre cavaliers et les vermisseaux quotidiens.