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« L'immaginazione dell'Ottocento » (« L'imagination
du XIXe siècle »), Corriere della sera, vol. 105, no
223, 30 septembre 1980, p. 3.
Dits Ecrits tome IV texte n°286
Le Ring du centenaire, qui a été dirigé par
P. Boulez et mis en scène par P. Chéreau, vient d'achever
sa cinquième et dernière année d'existence.
Une heure et demie d'applaudissements après que le Walhalla,
une fois encore, se soit écroulé dans les flammes,
et cent un rappels. Oubliés, les huées de la première
année, le départ de plusieurs musiciens, les mauvaises
humeurs de l'orchestre et de certains chanteurs ; oubliés,
aussi, le comité d'action pour la sauvegarde de l'oeuvre
de Wagner, les tracts distribués et les lettres anonymes
qui réclamaient la mise à mort du chef d'orchestre
et du metteur en scène.
Des fantômes mal conjurés hantent encore, c'est vrai,
les pentes de la colline verte. Ce Ring inattendu, réalisé
par des étrangers, les a peut-être réveillés.
Mais ils étaient bien pâles. Comme les dieux du crépuscule.
Aux étalages des librairies de Bayreuth, parmi les centaines
d'ouvrages sur, pour ou contre Wagner (après Jésus-Christ,
Wagner a, paraît-il, chaque année la plus riche bibliographie
du monde), une mince brochure porte en couverture une étrange
photographie : Winnifred Wagner, la belle-fille, tend une main hautaine
à un petit homme qui penche la tête pour y porter des
lèvres respectueuses. L'homme est vu de dos ; mais, sur ce
profil perdu, la mèche se laisse deviner, et les courtes
moustaches. Qui, de l'héritière régente ou
du peintre dictateur, rend hommage à l'autre ? Il m'a semblé
que bien peu de gens portaient attention à ce genre de problèmes.
Le temps a basculé. On ne se demande plus guère:
qu'ont-ils fait de Wagner, ceux qui ont envoyé au carnage
la race des guerriers blonds, massacreurs massacrés ? On
ne se demande même plus ce que Wagner a fait pour les encourager.
Mais ceci, plutôt : que faire aujourd'hui de Wagner, l'inévitable
?
*
Que faire de cette Tétralogie, surtout, qui domine l'ensemble
de l'oeuvre de Wagner et qui, de toutes ses oeuvres, fut la plus
contaminée ? Si le Ring n'existait pas, la vie des metteurs
en scène serait plus simple. Et plus simple aussi le rapport
que nous avons à notre culture la plus proche.
Il y a eu la solution élégante, dans l'immédiat
après-guerre : ce fut le dépouillement symbolique
opéré par Wieland Wagner, les formes presque immobiles
des mythes sans âge ni patrie. Il y a eu la solution austère
et politique, celle de Joachim Herz, qui était destinée
à l'Allemagne de l'Est : le Ring est amarré solidement
aux rives historiques des révolutions de 1848. Et puis la
solution « astucieuse » : Peter Stein découvre
le secret du Ring dans le théâtre du XIXe siècle
; son Walhalla, quand il s'ouvre, se révèle être
le foyer de la danse à l'Opéra de Paris. Dans toutes
ces solutions, on évite d'avoir affaire directement à
la mythologie propre de Wagner, cette poix, cette matière
inflammable dangereuse, mais aussi passablement dérisoire.
Le choix fait par Boulez, Chéreau et le décorateur
Peduzzi était plus risqué. Ils ont voulu justement
prendre cette mythologie à bras-le-corps. Contre toute évidence,
la vieille garde de Bayreuth a crié à la trahison.
Alors qu'il s'agissait de revenir à Wagner. Au Wagner du
« drame musical », bien distinct de l'opéra.
Au Wagner qui voulait donner un imaginaire au XIXe siècle.
Et qui ne voulait pas d'un festival commémoration, mais d'une
fête où le rituel aurait eu chaque fois la nouveauté
d'un événement.
*
Boulez, l'héritier le plus rigoureux et le plus créatif
de l'école de Vienne, l'un des plus remarquables représentants
de ce grand courant formaliste qui a traversé et renouvelé
tout l'art du XXe siècle (et pas seulement en musique), voilà
qu'il dirigeait la Tétralogie, comme pour « accompagner
» une scène remplie de bruits, de fureurs et d'images.
Certains pensaient : une si longue passion pour les pures structures
musicales et se mettre finalement au service d'une telle imagerie...
Or c'est justement pour avoir relu Wagner à travers la musique
du XXe siècle que Boulez a pu retrouver le sens du drame
musical.
Accompagnement ? Mais oui, dit Boulez, et c'est bien ce que voulait
Wagner. Mais encore faut-il comprendre de quel accompagnement il
s'agit. Sa direction n'est pas simplement plus claire, plus lumineuse,
moins massive et empâtée que d'autres -plus intelligente
et plus intelligible. S'il a imposé à l'orchestre
une telle retenue, ce n'est pas pour réduire la musique à
un rôle secondaire. Tout au contraire: c'est pour ne pas la
limiter à la seule fonction de souligner, d'amplifier ou
d'annoncer ce qui se passe sur le plateau, et de n'être dans
son enflure que la caisse de résonance de la scène.
Boulez a pris au sérieux l'idée wagnérienne
d'un drame où musique et texte ne se répètent
pas, ne disent pas chacun à sa manière la même
chose ; mais où l'orchestre, le chant, le jeu des acteurs,
les tempos de la musique, les mouvements de la scène, les
décors doivent se composer, comme des éléments
partiels pour constituer, le temps de la représentation,
une forme unique, un événement singulier.
Boulez, en somme, est parti d'une constatation simple que les spectateurs
ne sont pas forcément sourds ni les auditeurs aveugles. S'il
cherche à « tout » faire entendre, ce n'est pas
pour signaler à l'oreille ce que l'oeil peut très
bien voir tout seul ; c'est parce qu'il y a un développement
dramatique dans la musique qui s'entrelace avec celui du texte.
Pour Boulez, le motif wagnérien n'est pas le double sonore
du personnage, le panache de notes qui l'accompagne. Il est à
lui seul un individu -mais un individu musical. Non pas une figure
rigide et répétitive, mais une structure souple, ambiguë,
proliférante, un principe de développement du monde
sonore. Si on veut que le drame soit aussi dans la musique, et que
celle-ci ne soit pas réduite à répéter
le drame, il faut une direction comme celle de Boulez: une direction
qui analyse, sculpte, détaille à chaque instant -
Nietzsche parlait des « miniatures » wagnériennes
- et qui restitue comme d'un seul mouvement la dynamique de plus
en plus complexe de l'oeuvre.
Il faut avoir entendu l'interprétation que Boulez, le dernier
soir, a donnée du CréPuscule. On pensait à
ce qu'un jour il avait dit de la Tétralogie : « Construction
gigantesque» et « journal intime » de Wagner.
En dressant avec une extraordinaire précision, jusqu'à
l'apaisement final, cette immense forêt musicale, c'était
comme son propre itinéraire que Boulez retraçait.
Et aussi tout le mouvement d'un siècle de musique moderne
qui, parti de Wagner, à travers la grande aventure formaliste,
retrouvait l'intensité et le mouvement du drame. La forme,
parfaitement déchiffrée, s'entrelaçait à
l'image.
*
On a retrouvé dans ce Ring une tension propre aux mises en
scène de Chéreau : une logique infaillible dans les
relations entre les personnages, une intelligibilité de tous
les éléments du texte, un sens particulier donné
à chaque moment et à chaque geste, en bref une totale
absence de gratuité ; et une incertitude voulue à propos
des temps et des lieux, une dispersion extrême des éléments
de réalité. Les filles du Rhin sont des prostituées
qui se troussent au pied d'un barrage. Mime, un vieux petit Juif
à lunettes, fouille dans ses tiroirs pour y retrouver l'épée
sacrée qui est enveloppée dans du papier journal.
Les dieux tournent en rond, tantôt comme les princes en exil
d'un XVIIIe siècle mélancolique, tantôt comme
une famille d'entrepreneurs menacée de banqueroute après
trop de malversations. La Walkyrie a un casque, mais Siegfried se
mariera en smoking.
Il en est de même des décors de Peduzzi : de grandes
architectures immobiles, des rochers droits comme des ruines éternelles,
des roues géantes que rien ne saurait faire tourner. Mais
les roues sont logées au coeur des forêts, deux têtes
d'angelot sont sculptées dans le rocher, et un chapiteau
dorique, imperturbable, se retrouve sur ces murs du Walhalla, au-dessus
du lit de feu de la Walkyrie, ou dans le palais des Gibichungen,
auquel il donne tantôt l'allure d'un port au crépuscule,
peint par Claude Lorrain, tantôt le style des palais néoclassiques
de la bourgeoisie wilhelminienne.
Ce n'est pas que Chéreau et Peduzzi aient voulu jouer, à
la manière de Brecht, sur les différentes références
chronologiques (l'époque à laquelle se réfère
la pièce, celle où elle a été écrite,
celle où elle est jouée). Ils ont tenu, eux aussi,
à prendre Wagner au sérieux, quitte à faire
voir l'envers de son projet. Wagner avait voulu donner au XIXe siècle
une mythologie ? Soit. Il la cherchait dans les fragments librement
agencés des légendes indo-européennes ? Soit
encore. Il voulait ainsi redonner à son époque l'imaginaire
qui lui manquait? C'est là que Chéreau dit non. Car
le XIXe siècle était plein d'images, qui ont été
la vraie raison d'être de ces grandes reconstitutions mythologiques
qui les métamorphosaient et les cachaient. Chéreau
n'a pas voulu transporter le bazar de la mythologie wagnérienne
dans le ciel des mythes éternels ; ni la rabattre sur une
réalité historique précise. Il a voulu déterrer
les images, réellement vivantes, qui ont pu lui donner sa
force.
Sous le texte de Wagner, Chéreau a donc été
déterrer ces images. Forcément disparates: des fragments
d'utopie, des morceaux de machine, des éléments de
gravures, des types sociaux, des aperçus sur des villes oniriques,
des dragons pour enfants, des scènes de ménage à
la Strindberg, le profil d'un juif de ghetto. Mais le tour de force
qu'il réalise, c'est d'avoir parfaitement intégré
tous ces éléments à la trame tendue des relations
entre les personnages, et de les avoir logés dans les vastes
visions picturales que lui proposait Peduzzi. La réalisation
de Chéreau est toujours pleine d'humour ; elle n'est jamais
méchamment réductrice ; il ne dit pas, comme on l'a
cru parfois: « La mythologie de Wagner, voyez-vous, ce n'était
que cette pacotille pour bourgeois parvenus. » Il soumet tout
ce matériau à la métamorphose de la beauté
et à la force de la tension dramatique. Il est en quelque
sorte redescendu de la mythologie wagnérienne aux images
vives et multiples qui la peuplaient, et de ces images, dont il
montre à la fois la splendeur paradoxale et la logique totale,
il refait, mais pour nous, un mythe.
Sur la scène de Bayreuth, où Wagner voulait bâtir
une mythologie pour le XIXe siècle, Chéreau et Peduzzi
ont fait resurgir l'imaginaire propre à ce XIXe siècle:
celui que Wagner sans doute a partagé avec Bakounine, avec
Marx, avec Dickens, avec Jules Verne, avec Böcklin, avec les
bâtisseurs d'usines et de palais bourgeois, avec les illustrateurs
de livres d'enfants, avec les agents de l'antisémitisme.
Et ils l'ont fait apparaître comme la toute proche mythologie
qui nous domine aujourd'hui. Donner à cette imagination du
XIXe siècle - dont nous sommes encore si profondément
marqués et blessés-la grandeur redoutable d'une mythologie.
*
De Wagner à nous, Boulez tendait le tissu serré des
développements de la musique contemporaine. Chéreau
et Peduzzi, en même temps, faisaient monter les univers wagnériens
au ciel d'une mythologie qu'il faut reconnaître comme la nôtre.
Ainsi, dans l'actualité retrouvée de la musique, Wagner
n'a plus à nous transmettre impérieusement sa mythologie:
il est devenu une part de la nôtre.
Wolfgang Wagner, le dernier soir de ce Ring, se demandait quel autre
Ring désormais serait possible. Si on ne peut le savoir,
c'est parce que Bayreuth n'a plus à être le conservatoire
d'un Wagner resté mythiquement semblable à lui-même
- alors que la tradition, on le sait, c'est le « laisser-aller
». Ce sera le lieu où Wagner, enfin, sera lui-même
traité comme l'un des mythes de notre présent.
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