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L'imagination du XIXe siècle
Michel Foucault
sur Wagner repris par Boulez, Chereau et Peduzzi
Dits Ecrits tome IV texte n°286

« L'immaginazione dell'Ottocento » (« L'imagination du XIXe siècle »), Corriere della sera, vol. 105, no 223, 30 septembre 1980, p. 3.

Dits Ecrits tome IV texte n°286


Le Ring du centenaire, qui a été dirigé par P. Boulez et mis en scène par P. Chéreau, vient d'achever sa cinquième et dernière année d'existence. Une heure et demie d'applaudissements après que le Walhalla, une fois encore, se soit écroulé dans les flammes, et cent un rappels. Oubliés, les huées de la première année, le départ de plusieurs musiciens, les mauvaises humeurs de l'orchestre et de certains chanteurs ; oubliés, aussi, le comité d'action pour la sauvegarde de l'oeuvre de Wagner, les tracts distribués et les lettres anonymes qui réclamaient la mise à mort du chef d'orchestre et du metteur en scène.

Des fantômes mal conjurés hantent encore, c'est vrai, les pentes de la colline verte. Ce Ring inattendu, réalisé par des étrangers, les a peut-être réveillés. Mais ils étaient bien pâles. Comme les dieux du crépuscule. Aux étalages des librairies de Bayreuth, parmi les centaines d'ouvrages sur, pour ou contre Wagner (après Jésus-Christ, Wagner a, paraît-il, chaque année la plus riche bibliographie du monde), une mince brochure porte en couverture une étrange photographie : Winnifred Wagner, la belle-fille, tend une main hautaine à un petit homme qui penche la tête pour y porter des lèvres respectueuses. L'homme est vu de dos ; mais, sur ce profil perdu, la mèche se laisse deviner, et les courtes moustaches. Qui, de l'héritière régente ou du peintre dictateur, rend hommage à l'autre ? Il m'a semblé que bien peu de gens portaient attention à ce genre de problèmes.

Le temps a basculé. On ne se demande plus guère: qu'ont-ils fait de Wagner, ceux qui ont envoyé au carnage la race des guerriers blonds, massacreurs massacrés ? On ne se demande même plus ce que Wagner a fait pour les encourager. Mais ceci, plutôt : que faire aujourd'hui de Wagner, l'inévitable ?

*
Que faire de cette Tétralogie, surtout, qui domine l'ensemble de l'oeuvre de Wagner et qui, de toutes ses oeuvres, fut la plus contaminée ? Si le Ring n'existait pas, la vie des metteurs en scène serait plus simple. Et plus simple aussi le rapport que nous avons à notre culture la plus proche.

Il y a eu la solution élégante, dans l'immédiat après-guerre : ce fut le dépouillement symbolique opéré par Wieland Wagner, les formes presque immobiles des mythes sans âge ni patrie. Il y a eu la solution austère et politique, celle de Joachim Herz, qui était destinée à l'Allemagne de l'Est : le Ring est amarré solidement aux rives historiques des révolutions de 1848. Et puis la solution « astucieuse » : Peter Stein découvre le secret du Ring dans le théâtre du XIXe siècle ; son Walhalla, quand il s'ouvre, se révèle être le foyer de la danse à l'Opéra de Paris. Dans toutes ces solutions, on évite d'avoir affaire directement à la mythologie propre de Wagner, cette poix, cette matière inflammable dangereuse, mais aussi passablement dérisoire.

Le choix fait par Boulez, Chéreau et le décorateur Peduzzi était plus risqué. Ils ont voulu justement prendre cette mythologie à bras-le-corps. Contre toute évidence, la vieille garde de Bayreuth a crié à la trahison. Alors qu'il s'agissait de revenir à Wagner. Au Wagner du « drame musical », bien distinct de l'opéra. Au Wagner qui voulait donner un imaginaire au XIXe siècle. Et qui ne voulait pas d'un festival commémoration, mais d'une fête où le rituel aurait eu chaque fois la nouveauté d'un événement.

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Boulez, l'héritier le plus rigoureux et le plus créatif de l'école de Vienne, l'un des plus remarquables représentants de ce grand courant formaliste qui a traversé et renouvelé tout l'art du XXe siècle (et pas seulement en musique), voilà qu'il dirigeait la Tétralogie, comme pour « accompagner » une scène remplie de bruits, de fureurs et d'images. Certains pensaient : une si longue passion pour les pures structures musicales et se mettre finalement au service d'une telle imagerie...

Or c'est justement pour avoir relu Wagner à travers la musique du XXe siècle que Boulez a pu retrouver le sens du drame musical.

Accompagnement ? Mais oui, dit Boulez, et c'est bien ce que voulait Wagner. Mais encore faut-il comprendre de quel accompagnement il s'agit. Sa direction n'est pas simplement plus claire, plus lumineuse, moins massive et empâtée que d'autres -plus intelligente et plus intelligible. S'il a imposé à l'orchestre une telle retenue, ce n'est pas pour réduire la musique à un rôle secondaire. Tout au contraire: c'est pour ne pas la limiter à la seule fonction de souligner, d'amplifier ou d'annoncer ce qui se passe sur le plateau, et de n'être dans son enflure que la caisse de résonance de la scène. Boulez a pris au sérieux l'idée wagnérienne d'un drame où musique et texte ne se répètent pas, ne disent pas chacun à sa manière la même chose ; mais où l'orchestre, le chant, le jeu des acteurs, les tempos de la musique, les mouvements de la scène, les décors doivent se composer, comme des éléments partiels pour constituer, le temps de la représentation, une forme unique, un événement singulier.

Boulez, en somme, est parti d'une constatation simple que les spectateurs ne sont pas forcément sourds ni les auditeurs aveugles. S'il cherche à « tout » faire entendre, ce n'est pas pour signaler à l'oreille ce que l'oeil peut très bien voir tout seul ; c'est parce qu'il y a un développement dramatique dans la musique qui s'entrelace avec celui du texte. Pour Boulez, le motif wagnérien n'est pas le double sonore du personnage, le panache de notes qui l'accompagne. Il est à lui seul un individu -mais un individu musical. Non pas une figure rigide et répétitive, mais une structure souple, ambiguë, proliférante, un principe de développement du monde sonore. Si on veut que le drame soit aussi dans la musique, et que celle-ci ne soit pas réduite à répéter le drame, il faut une direction comme celle de Boulez: une direction qui analyse, sculpte, détaille à chaque instant - Nietzsche parlait des « miniatures » wagnériennes - et qui restitue comme d'un seul mouvement la dynamique de plus en plus complexe de l'oeuvre.

Il faut avoir entendu l'interprétation que Boulez, le dernier soir, a donnée du CréPuscule. On pensait à ce qu'un jour il avait dit de la Tétralogie : « Construction gigantesque» et « journal intime » de Wagner. En dressant avec une extraordinaire précision, jusqu'à l'apaisement final, cette immense forêt musicale, c'était comme son propre itinéraire que Boulez retraçait. Et aussi tout le mouvement d'un siècle de musique moderne qui, parti de Wagner, à travers la grande aventure formaliste, retrouvait l'intensité et le mouvement du drame. La forme, parfaitement déchiffrée, s'entrelaçait à l'image.

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On a retrouvé dans ce Ring une tension propre aux mises en scène de Chéreau : une logique infaillible dans les relations entre les personnages, une intelligibilité de tous les éléments du texte, un sens particulier donné à chaque moment et à chaque geste, en bref une totale absence de gratuité ; et une incertitude voulue à propos des temps et des lieux, une dispersion extrême des éléments de réalité. Les filles du Rhin sont des prostituées qui se troussent au pied d'un barrage. Mime, un vieux petit Juif à lunettes, fouille dans ses tiroirs pour y retrouver l'épée sacrée qui est enveloppée dans du papier journal. Les dieux tournent en rond, tantôt comme les princes en exil d'un XVIIIe siècle mélancolique, tantôt comme une famille d'entrepreneurs menacée de banqueroute après trop de malversations. La Walkyrie a un casque, mais Siegfried se mariera en smoking.

Il en est de même des décors de Peduzzi : de grandes architectures immobiles, des rochers droits comme des ruines éternelles, des roues géantes que rien ne saurait faire tourner. Mais les roues sont logées au coeur des forêts, deux têtes d'angelot sont sculptées dans le rocher, et un chapiteau dorique, imperturbable, se retrouve sur ces murs du Walhalla, au-dessus du lit de feu de la Walkyrie, ou dans le palais des Gibichungen, auquel il donne tantôt l'allure d'un port au crépuscule, peint par Claude Lorrain, tantôt le style des palais néoclassiques de la bourgeoisie wilhelminienne.

Ce n'est pas que Chéreau et Peduzzi aient voulu jouer, à la manière de Brecht, sur les différentes références chronologiques (l'époque à laquelle se réfère la pièce, celle où elle a été écrite, celle où elle est jouée). Ils ont tenu, eux aussi, à prendre Wagner au sérieux, quitte à faire voir l'envers de son projet. Wagner avait voulu donner au XIXe siècle une mythologie ? Soit. Il la cherchait dans les fragments librement agencés des légendes indo-européennes ? Soit encore. Il voulait ainsi redonner à son époque l'imaginaire qui lui manquait? C'est là que Chéreau dit non. Car le XIXe siècle était plein d'images, qui ont été la vraie raison d'être de ces grandes reconstitutions mythologiques qui les métamorphosaient et les cachaient. Chéreau n'a pas voulu transporter le bazar de la mythologie wagnérienne dans le ciel des mythes éternels ; ni la rabattre sur une réalité historique précise. Il a voulu déterrer les images, réellement vivantes, qui ont pu lui donner sa force.

Sous le texte de Wagner, Chéreau a donc été déterrer ces images. Forcément disparates: des fragments d'utopie, des morceaux de machine, des éléments de gravures, des types sociaux, des aperçus sur des villes oniriques, des dragons pour enfants, des scènes de ménage à la Strindberg, le profil d'un juif de ghetto. Mais le tour de force qu'il réalise, c'est d'avoir parfaitement intégré tous ces éléments à la trame tendue des relations entre les personnages, et de les avoir logés dans les vastes visions picturales que lui proposait Peduzzi. La réalisation de Chéreau est toujours pleine d'humour ; elle n'est jamais méchamment réductrice ; il ne dit pas, comme on l'a cru parfois: « La mythologie de Wagner, voyez-vous, ce n'était que cette pacotille pour bourgeois parvenus. » Il soumet tout ce matériau à la métamorphose de la beauté et à la force de la tension dramatique. Il est en quelque sorte redescendu de la mythologie wagnérienne aux images vives et multiples qui la peuplaient, et de ces images, dont il montre à la fois la splendeur paradoxale et la logique totale, il refait, mais pour nous, un mythe.

Sur la scène de Bayreuth, où Wagner voulait bâtir une mythologie pour le XIXe siècle, Chéreau et Peduzzi ont fait resurgir l'imaginaire propre à ce XIXe siècle: celui que Wagner sans doute a partagé avec Bakounine, avec Marx, avec Dickens, avec Jules Verne, avec Böcklin, avec les bâtisseurs d'usines et de palais bourgeois, avec les illustrateurs de livres d'enfants, avec les agents de l'antisémitisme. Et ils l'ont fait apparaître comme la toute proche mythologie qui nous domine aujourd'hui. Donner à cette imagination du XIXe siècle - dont nous sommes encore si profondément marqués et blessés-la grandeur redoutable d'une mythologie.

*

De Wagner à nous, Boulez tendait le tissu serré des développements de la musique contemporaine. Chéreau et Peduzzi, en même temps, faisaient monter les univers wagnériens au ciel d'une mythologie qu'il faut reconnaître comme la nôtre. Ainsi, dans l'actualité retrouvée de la musique, Wagner n'a plus à nous transmettre impérieusement sa mythologie: il est devenu une part de la nôtre.

Wolfgang Wagner, le dernier soir de ce Ring, se demandait quel autre Ring désormais serait possible. Si on ne peut le savoir, c'est parce que Bayreuth n'a plus à être le conservatoire d'un Wagner resté mythiquement semblable à lui-même - alors que la tradition, on le sait, c'est le « laisser-aller ». Ce sera le lieu où Wagner, enfin, sera lui-même traité comme l'un des mythes de notre présent.