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« Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) »,
Annuaire du Collège de France, 1980, pp. 61-62.
Dits Ecrits tome IV texte n°288
Voici, en bien peu de temps, la seconde fois que j'ai à
vous parler de Roland Barthes.
Il y a quelques années, quand je vous proposais de l'accueillir
parmi vous, l'originalité et l'importance d'un travail qui
s'était poursuivi pendant plus de vingt ans dans un éclat
reconnu me permettaient de n'avoir pas recours, pour appuyer ma
demande, à l'amitié que j'avais pour lui. Je n'avais
pas à l'oublier. Je pouvais en faire abstraction. L'oeuvre
était là.
Cette oeuvre est seule, désormais. Elle parlera encore ;
d'autres la feront parler et parleront sur elle. Alors, permettez-moi,
cet après-midi, de faire jour à la seule amitié.
L'amitié qui, avec la mort qu'elle déteste, devrait
avoir au moins cette ressemblance de n'être pas bavarde.
Quand vous l'avez élu, vous le connaissiez. Vous saviez
que vous choisissiez le rare équilibre de l'intelligence
et de la création. Vous choisissiez -et vous le saviez -quelqu'un
qui avait le paradoxal pouvoir de comprendre les choses telles qu'elles
sont et de les inventer dans une fraîcheur jamais vue. Vous
aviez conscience de choisir un grand écrivain, je veux dire
un écrivain tout court, et un étonnant professeur,
dont l'enseignement était pour qui le suivait non pas une
leçon, mais une expérience.
Mais je crois que plus d'un parmi vous, au cours de ces quelques
années interrompues, a découvert chez cet homme, qui
payait son éclat d'une part involontaire de solitude, des
qualités d'âme et de coeur qui promettaient l'amitié.
Je voudrais vous dire une chose seulement. De l'amitié, il
en avait pour vous. Au début, vous l'aviez intimidé.
D'anciennes blessures, une vie qui n'avait pas été
facile, une carrière universitaire rendue malaisée
par les circonstances, mais aussi par des incompréhensions
têtues, lui avaient fait redouter les institutions. Or il
avait été frappé, et séduit - je peux
le dire, puisqu'il me le disait -, par l'accueil que vous lui aviez
fait : une sympathie, de l'attention, de la générosité,
une certaine manière de se respecter les uns les autres.
Il aimait la sérénité de cette maison.
Il vous était reconnaissant de la lui avoir fait connaître
et de savoir la maintenir. Il en était reconnaissant - singulièrement
à M. Horeau -, et à chacun de vous. À l'administration
tout entière aussi, je veux le souligner, et à tous
ceux qui, à un titre quelconque, travaillent ici et avec
lesquels il était en contact. C'est vrai, il avait de l'amitié
pour vous, pour nous.
Le destin a voulu que la violence bête des choses - la seule
réalité qu'il était capable de haïr -
mît un terme à tout cela, et sur le seuil de cette
maison où je vous avais demandé de le faire entrer.
L'amertume serait insupportable si je ne savais qu'il avait été
heureux d'être ici, et si je ne me sentais en droit de porter,
de lui à vous, à travers le chagrin, le signe, un
peu souriant, de l'amitié.
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