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« Contre les peines de substitution », Libération,
no 108, 18 septembre 1981, p. 5.
Dits Ecrits tome IV texte n°300
La plus vieille peine du monde est en train de mourir en France.
Il faut se réjouir ; il n'est pas nécessaire, pour
autant, d'être dans l'admiration. C'est un rattrapage. De
la grande majorité des pays d'Europe de l'Ouest, la France
a été un des rares, depuis vingt-cinq ans, à
n'avoir pas un instant vécu à gauche. De là,
sur bien des points, d'étonnants retards. On s'efforce actuellement
de se réaligner sur un profil moyen. La justice pénale
dépassait, si j'ose dire, d'un coupe-tête. On le supprime.
Bien.
Mais, ici, comme ailleurs, la manière de supprimer a au
moins autant d'importance que la suppression. Les racines sont profondes.
Et bien des choses dépendront de la façon dont on
saura les dégager.
Si la mort, pendant tant de siècles, a figuré au
sommet de la justice pénale, ce n'est pas que les législateurs
et les juges étaient des gens particulièrement sanguinaires.
C'est que la justice était l'exercice d'une souveraineté.
Cette souveraineté devait être une indépendance
à l'égard de tout autre pouvoir : peu pratiquée,
on en parlait beaucoup ; elle devait être aussi l'exercice
du droit de vie et de mort sur les individus : on la passait alors
plus volontiers sous silence dans la mesure où elle était
régulièrement manifestée.
Renoncer à faire sauter quelques têtes parce que le
sang gicle, parce que ça ne se fait plus chez les gens bien
et qu'il y a risque, parfois, de découper un innocent, c'est
relativement facile. Mais renoncer à la peine de mort, en
posant le principe que nulle puissance publique (pas plus d'ailleurs
qu'aucun individu) n'est en droit d'ôter la vie de quelqu'un,
voilà qu'on touche à un débat important et
difficile. Se profile aussitôt la question de la guerre, de
l'armée, du service obligatoire, etc.
Veut-on que le débat sur la peine de mort soit autre chose
qu'une discussion sur les meilleures techniques punitives ? Veut-on
qu'il soit l'occasion et le début d'une nouvelle réflexion
politique ? Il faut qu'il reprenne à sa racine le problème
du droit de tuer, tel que l'État l'exerce sous des formes
diverses. Il faut reprendre, avec toutes ses implications politiques
et éthiques, la question de savoir comment définir
au plus juste les rapports de la liberté des individus et
de leur mort.
Une autre raison avait acclimaté la peine de mort et assuré
sa longue survie dans les codes modernes - je veux dire dans les
systèmes pénaux - qui, depuis le XIXe siècle,
prétendent à la fois corriger et punir. Ces systèmes,
en effet, supposaient toujours qu'il y avait non pas deux sortes
de crimes, mais deux sortes de criminels : ceux qu'on peut corriger
en les punissant, et ceux qui, même indéfiniment punis,
ne pourraient jamais être corrigés. La peine de mort
était le châtiment définitif des incorrigibles,
et sous une forme tellement plus brève et plus sûre
que la prison perpétuelle...
La véritable ligne de partage, parmi les systèmes
pénaux, ne passe pas entre ceux qui comportent la peine de
mort et les autres ; elle passe entre ceux qui admettent les peines
définitives et ceux qui les excluent. Au Parlement, dans
les jours qui viennent, c'est là sans doute que se situera
le vrai débat. L'abolition de la peine de mort sera sans
doute facilement votée. Mais va-t-on sortir radicalement
d'une pratique pénale qui affirme qu'elle est destinée
à corriger, mais qui maintient que certains ne peuvent et
ne pourront jamais l'être par nature, par caractère,
par une fatalité bio-psychologique, ou parce qu'ils sont
en somme intrinsèquement dangereux ?
La sécurité va servir d'argument dans les deux camps.
Les uns feront valoir que, libérés, certains détenus
constitueront un danger pour la société. Les autres
feront valoir qu'enfermés à vie certains prisonniers
seront un danger permanent dans les institutions pénitentiaires.
Mais il est un danger que peut-être on n'évoquera pas
celui d'une société qui ne s'inquiéterait pas
en permanence de son code et de ses lois, de ses institutions pénales
et de ses pratiques punitives. En maintenant, sous une forme ou
sous une autre, la catégorie des individus à éliminer
définitivement (par la mort ou la prison), on se donne facilement
l'illusion de résoudre les problèmes les plus difficiles
: corriger si on peut ; sinon, inutile de se préoccuper,
inutile de se demander s'il ne faut pas reconsidérer toutes
les manières de punir : la trappe est prête où
l'« incorrigible » disparaîtra.
Poser que toute peine quelle qu'elle soit aura un terme, c'est
à coup sûr s'engager sur un chemin d'inquiétude.
Mais c'est aussi s'engager à ne pas laisser comme on l'a
fait pendant tant d'années, dans l'immobilité et la
sclérose, toutes les institutions pénitentiaires.
C'est s'obliger à rester en alerte. C'est faire de la pénalité
un lieu de réflexion incessante, de recherche et d'expérience,
de transformation. Une pénalité qui prétend
prendre effet sur les individus et leur vie ne peut pas éviter
de se transformer perpétuellement elle-même.
Il est bon, pour des raisons éthiques et politiques, que
la puissance qui exerce le droit de punir s'inquiète toujours
de cet étrange pouvoir et ne se sente jamais trop sûre
d'elle-même.
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