« Punir est la chose la plus difficile qui soit » (entretien
avec A. Spire), Témoignage chrétien, no 1942, 28 septembre
1981, p. 30.
Dits Ecrits tome IV texte n°301
- L'abolition de la peine capitale est un considérable pas
en avant ! Pourtant, vous préférez parler de «
rattrapage », en insistant sur le problème qui, à
vos yeux, importe le plus : le scandale des peines définitives,
qui règlent une fois pour toutes le cas du coupable.
Vous estimez, en effet, que personne n'est dangereux par nature
et ne mérite d'être étiqueté coupable
à vie. Mais la société n'a-t-elle pas besoin,
pour se protéger, d'une sanction suffisamment étendue
dans le temps ?
- Distinguons. Condamner quelqu'un à une peine perpétuelle,
c'est transposer directement sur la sentence judiciaire un diagnostic
médical ou psychologique; c'est dire: il est irrécupérable.
Condamner quelqu'un à une peine à terme, c'est demander
à une pratique médicale, psychologique, pédagogique
de donner un contenu à la décision judiciaire qui
punit. Dans le premier cas, une connaissance (bien incertaine) de
l'homme sert à fonder un acte de justice, ce qui n'est pas
admissible ; dans l'autre, la justice a recours, dans son exécution,
à des techniques « anthropologiques ».
- En déniant à la psychologie le droit de porter
un diagnostic définitif, au nom de quoi peut-on décider
que l'individu, au terme d'une peine, est prêt à réintégrer
la société ?
- Il faut sortir de la situation actuelle : elle n'est pas satisfaisante ;
mais on ne peut l'annuler d'un jour à l'autre. Depuis bientôt
deux siècles, notre système pénal est «
mixte ». Il veut punir et il entend corriger. Il mêle
donc les pratiques juridiques et les pratiques anthropologiques.
Aucune société comme la nôtre n'accepterait
un retour au « juridique » pur (qui sanctionnerait un
acte, sans tenir compte de ce qu'est son auteur) ; ni un glissement
à l'anthropologique pur, où seul serait pris en considération
le criminel (même en puissance) et indépendamment de
son acte.
Un travail s'impose, bien sûr : chercher s'il n'y a pas d'autre
système possible. Travail urgent, mais à long terme.
Pour l'instant, il faut éviter les dérapages. Le dérapage
vers le juridique pur : la sanction aveugle (les tribunaux reprenant
le modèle suggéré par l'autodéfense).
Le dérapage vers l'anthropologique pur : la sanction indéterminée
(l'administration, le médecin, le psychologue décidant,
à leur gré, de la fin de la peine).
Il faut travailler à l'intérieur de cette fourchette,
du moins pour le court terme. La peine est toujours un peu un pari,
un défi de l'instance judiciaire à l'institution pénitentiaire
: pouvez-vous, en un temps donné, et avec vos moyens, faire
en sorte que le délinquant puisse se réengager dans
la vie collective sans recourir de nouveau à l'illégalisme
?
- Je voudrais revenir à la question de l'enfermement dont
voua contestez l'efficacité. Quel type de sanction proposez-vous
alors ?
- Disons-nous bien que les lois pénales ne sanctionnent
que quelques-unes des conduites qui peuvent être nocives à
autrui (regardez par exemple les accidents du travail) : il s'agit
là d'un premier découpage, sur l'arbitraire duquel
on peut s'interroger. Parmi toutes les infractions effectivement
commises, quelques-unes seulement sont poursuivies (regardez la
fraude fiscale) : second découpage.
Et parmi toutes les contraintes possibles par lesquelles on peut
punir un délinquant, notre système pénal n'en
a retenu que bien peu : l'amende et la prison. Il pourrait y en
avoir bien d'autres, faisant appel à d'autres variables :
service d'utilité collective, supplément de travail,
privation de certains droits. La contrainte elle-même pourrait
être modulée par des systèmes d'engagement ou
de contrats qui lieraient la volonté de l'individu, autrement
qu'en l'enfermant.
Je plains plus que je ne blâme l'administration pénitentiaire
actuelle : on lui demande de « réinsérer »
un détenu en le « désinsérant »
par la prison.
- Ce que vous proposez ne suppose pas seulement une refonte du
système pénal. Il faudrait que la société
porte un regard différent sur le condamné.
- Punir est la chose la plus difficile qui soit. Il est bon qu'une
société comme la nôtre s'interroge sur tous
les aspects de la punition telle qu'elle se pratique partout : à
l'armée, à l'école, dans l'usine (heureusement
sur ce dernier point, la loi d'amnistie a soulevé un coin
du voile).
Que certains des grands problèmes moraux - comme celui-ci
réapparaissent dans le champ politique, qu'il y ait de nos
jours un nouveau et sérieux défi de la morale à
la politique, je trouve bien cette revanche sur tous les cynismes.
Et je trouve bien que ces questions (on l'a vu pour les prisons,
on l'a vu pour les immigrés, on l'a vu pour les rapports
entre les sexes) soient posées dans une interférence
continuelle entre un travail intellectuel et des mouvements collectifs.
Tant pis pour ceux qui se plaignent de ne rien voir autour d'eux
qui vaille d'être vu; ils sont aveugles. Beaucoup de choses
ont changé depuis vingt ans, et là où il est
essentiel que ça change: dans la pensée, qui est la
manière dont les humains affrontent le réel.
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