"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Punir est la chose la plus difficile qui soit
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°301

« Punir est la chose la plus difficile qui soit » (entretien avec A. Spire), Témoignage chrétien, no 1942, 28 septembre 1981, p. 30.

Dits Ecrits tome IV texte n°301


- L'abolition de la peine capitale est un considérable pas en avant ! Pourtant, vous préférez parler de « rattrapage », en insistant sur le problème qui, à vos yeux, importe le plus : le scandale des peines définitives, qui règlent une fois pour toutes le cas du coupable.

Vous estimez, en effet, que personne n'est dangereux par nature et ne mérite d'être étiqueté coupable à vie. Mais la société n'a-t-elle pas besoin, pour se protéger, d'une sanction suffisamment étendue dans le temps ?

- Distinguons. Condamner quelqu'un à une peine perpétuelle, c'est transposer directement sur la sentence judiciaire un diagnostic médical ou psychologique; c'est dire: il est irrécupérable. Condamner quelqu'un à une peine à terme, c'est demander à une pratique médicale, psychologique, pédagogique de donner un contenu à la décision judiciaire qui punit. Dans le premier cas, une connaissance (bien incertaine) de l'homme sert à fonder un acte de justice, ce qui n'est pas admissible ; dans l'autre, la justice a recours, dans son exécution, à des techniques « anthropologiques ».

- En déniant à la psychologie le droit de porter un diagnostic définitif, au nom de quoi peut-on décider que l'individu, au terme d'une peine, est prêt à réintégrer la société ?

- Il faut sortir de la situation actuelle : elle n'est pas satisfaisante ; mais on ne peut l'annuler d'un jour à l'autre. Depuis bientôt deux siècles, notre système pénal est « mixte ». Il veut punir et il entend corriger. Il mêle donc les pratiques juridiques et les pratiques anthropologiques. Aucune société comme la nôtre n'accepterait un retour au « juridique » pur (qui sanctionnerait un acte, sans tenir compte de ce qu'est son auteur) ; ni un glissement à l'anthropologique pur, où seul serait pris en considération le criminel (même en puissance) et indépendamment de son acte.

Un travail s'impose, bien sûr : chercher s'il n'y a pas d'autre système possible. Travail urgent, mais à long terme. Pour l'instant, il faut éviter les dérapages. Le dérapage vers le juridique pur : la sanction aveugle (les tribunaux reprenant le modèle suggéré par l'autodéfense).

Le dérapage vers l'anthropologique pur : la sanction indéterminée (l'administration, le médecin, le psychologue décidant, à leur gré, de la fin de la peine).

Il faut travailler à l'intérieur de cette fourchette, du moins pour le court terme. La peine est toujours un peu un pari, un défi de l'instance judiciaire à l'institution pénitentiaire : pouvez-vous, en un temps donné, et avec vos moyens, faire en sorte que le délinquant puisse se réengager dans la vie collective sans recourir de nouveau à l'illégalisme ?

- Je voudrais revenir à la question de l'enfermement dont voua contestez l'efficacité. Quel type de sanction proposez-vous alors ?

- Disons-nous bien que les lois pénales ne sanctionnent que quelques-unes des conduites qui peuvent être nocives à autrui (regardez par exemple les accidents du travail) : il s'agit là d'un premier découpage, sur l'arbitraire duquel on peut s'interroger. Parmi toutes les infractions effectivement commises, quelques-unes seulement sont poursuivies (regardez la fraude fiscale) : second découpage.

Et parmi toutes les contraintes possibles par lesquelles on peut punir un délinquant, notre système pénal n'en a retenu que bien peu : l'amende et la prison. Il pourrait y en avoir bien d'autres, faisant appel à d'autres variables : service d'utilité collective, supplément de travail, privation de certains droits. La contrainte elle-même pourrait être modulée par des systèmes d'engagement ou de contrats qui lieraient la volonté de l'individu, autrement qu'en l'enfermant.

Je plains plus que je ne blâme l'administration pénitentiaire actuelle : on lui demande de « réinsérer » un détenu en le « désinsérant » par la prison.

- Ce que vous proposez ne suppose pas seulement une refonte du système pénal. Il faudrait que la société porte un regard différent sur le condamné.

- Punir est la chose la plus difficile qui soit. Il est bon qu'une société comme la nôtre s'interroge sur tous les aspects de la punition telle qu'elle se pratique partout : à l'armée, à l'école, dans l'usine (heureusement sur ce dernier point, la loi d'amnistie a soulevé un coin du voile).

Que certains des grands problèmes moraux - comme celui-ci réapparaissent dans le champ politique, qu'il y ait de nos jours un nouveau et sérieux défi de la morale à la politique, je trouve bien cette revanche sur tous les cynismes. Et je trouve bien que ces questions (on l'a vu pour les prisons, on l'a vu pour les immigrés, on l'a vu pour les rapports entre les sexes) soient posées dans une interférence continuelle entre un travail intellectuel et des mouvements collectifs. Tant pis pour ceux qui se plaignent de ne rien voir autour d'eux qui vaille d'être vu; ils sont aveugles. Beaucoup de choses ont changé depuis vingt ans, et là où il est essentiel que ça change: dans la pensée, qui est la manière dont les humains affrontent le réel.