« Les réponses de Pierre Vidal-Naquet et de Michel
Foucault », Libération, no 185, 18 décembre
1981, p. 12.
Dits Ecrits tome IV texte n°302
Le 13 décembre 1981, le général Jaruzelski
instaurait l'état de guerre en Pologne. Le 14 décembre,
le ministre français des Relations extérieures, Claude
Cheysson, déclarait qu'il s'agissait d'une affaire intérieure
aux Polonais et que la France n'interviendrait pas. Pierre Bourdieu
et Michel Foucault prirent l'initiative d'un appel à protester
où ils évoquaient les rendez-vous manqués de
la gauche, notamment du Front populaire avec la République
espagnole. Le gouvernement français infléchit alors
son analyse et parla d'une « affaire internationale grave
». Mais le premier secrétaire du Parti socialiste,
Lionel Jospin, réagissait violemment le 17 décembre,
en particulier contre le très populaire Yves Montand, qui
avait lu l'appel à la radio aux côtés de Michel
Foucault. Quant à Jacques Fauvet, directeur du Monde, il
dénonçait, dans son journal, les « « intellectuels
de gauche » [sic] qui n'assumaient pas le 10 mai 1981. »
Ici, des signataires de l'appel sont invités, par le quotidien
Libération, à répondre à cette série
d'attaques.
Depuis dimanche, j'ai eu trop de mal à pouvoir exprimer
dans la presse et dans les médias une indignation que je
n'étais pas le seul à ressentir pour me contenter,
ce soir, d'une réponse brève à MM. Jospin et
Fauvet. Si on me donne l'occasion et la place pour développer
ce que je veux dire, j'aurais bien des précisions à
apporter et des répliques à donner.
« Notes sur ce qu'on lit et entend », Le Nouvel Observateur,
no 893, 19-25 décembre 1981, p. 21.
Dits Ecrits tome IV texte n°303
L'ÉVIDENCE LA PLUS FAUSSE
- Ça ne pouvait plus durer. Ils étaient arrivés
au point de rupture. De toute façon, c'était une aventure
sans avenir.
- Et pourquoi ? Parce que les Polonais ne sont pas capables de
développer cette expérience ? Parce qu'ils sont inaptes
à changer leurs institutions et à établir un
régime nouveau ?
- Non, mais parce que les Russes ne pouvaient le tolérer.
- Vous voyez bien que le coup d'État en Pologne n'est pas
une affaire intérieure.
LA RESPONSABILITÉ LA PLUS GRANDE
- Vous êtes irresponsables. Vous voilà, à Paris,
tranquillement et bien au chaud, en train d'inciter les Polonais
à se faire massacrer, pour donner une preuve de sang à
votre anticommunisme.
- Les Polonais n'ont pas l'habitude d'obéir facilement aux
incitations extérieures (ils en donnent même la démonstration,
ces temps-ci : demandez plutôt aux Soviétiques). Nous
n'adressons aucun conseil aux Polonais ; nous ne pouvons même
pas leur parler, puisque toute communication est coupée.
Si le gouvernement veut faire croire que nous disons aux Polonais
des choses inconsidérées, c'est pour ne pas reconnaître
que nous nous adressons à lui. L'affaire polonaise concerne
la communauté des nations ; et les gouvernements du monde
ont des moyens d'action sur les gouvernements polonais et soviétique.
Il ne faut pas qu'un jour l'exercice de la dictature militaire en
Pologne devienne une affaire intérieure, quotidienne et silencieuse,
comme le fut la dictature franquiste, pendant quarante ans. Si cela,
hélas ! se produisait, les gouvernements du monde en seraient
pour leur part responsables.
LE CONTRAT LE PLUS IMPORTANT
- On est en train de négocier un traité économique
d'une extrême importance avec l'U.R.S.S., à propos
du gaz de Sibérie, du gazoduc européen et de ses équipements
électroniques. Raison de réfléchir et de ne
pas se laisser emporter un instant par une indignation qui, de toute
façon, retombera vite.
- Raison de plus d'être exigeant, pour le court et le long
terme, sur le droit des gens et la liberté des peuples. Plus
nous lions notre économie avec l'Est, plus nous devenons
économiquement dépendants, plus nous devons être
politiquement et moralement intransigeants. Nous nous le devons
à nous-mêmes : il y va de notre indépendance.
L'ACCORD LE PLUS STABLE
- Vous savez bien que nous sommes enfermés par Yalta depuis
bientôt quarante ans et que les Européens n'y peuvent
rien.
- Je sais que cet accord définissait un partage de fait
et n'était pas un traité de paix. Les accords d'Helsinki
l'ont ratifié (les Russes y tenaient beaucoup), moyennant
certaines clauses de garantie quant aux libertés et aux droits.
Ces clauses, vous voyez comment elles sont respectées en
Pologne. Qui parle d' « affaire intérieure »
ne dit pas simplement une énormité morale. Il fait
quelque chose de très précis. Il souscrit à
l'annulation d'Helsinki et contresigne Yalta. Ce sont des actes
comme ceux-là qui contribuent à nous faire de Yalta
un destin.
LA GÉOGRAPHIE LA PLUS RASSURANTE
Entendu, récemment dans la bouche d'un ministre : «
Eh quoi ? Vous allez remettre en question l'ensemble du marxisme,
parce que ça ne va pas bien quelque part, dans je ne sais
quel pays d'Asie ? »
LA DERNIÈRE CHANCE
Tout manifestant est passible de peines allant de l'emprisonnement
à la mort.
LE PLUS BEL APHORISME
« Excessive magnanimité du prolétariat : au
lieu d'anéantir ses adversaires, il entreprit d'exercer sur
eux une influence morale » (Lénine).
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