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« Subjectivité et vérité »,
Annuaire du Collège de France, 81e année, Histoire de
systèmes de pensée, année 1980-1981, 1981, pp.
385-389.
Dits Ecrits tome IV texte n°304
Le cours de cette année doit faire l'objet d'une publication
prochaine. Il suffira donc d'en donner pour l'instant un bref sommaire.
Sous le titre général de « Subjectivité
et vérité », il s'agit de commencer une enquête
sur les modes institués de la connaissance de soi et sur
leur histoire : comment le sujet a-t-il été établi,
à différents moments et dans différents contextes
institutionnels, comme un objet de connaissance possible, souhaitable
ou même indispensable ? Comment l'expérience qu'on
peut faire de soi-même et le savoir qu'on s'en forme ont-ils
été organisés à travers certains schémas
? Comment ses schémas ont-ils été définis,
valorisés, recommandés, imposés ? Il est clair
que ni le recours à une expérience originaire ni l'étude
des théories philosophiques de l'âme, des passions
ou du corps ne peuvent servir d'axe principal dans une pareille
recherche. Le fil directeur qui semble le plus utile pour cette
enquête est constitué par ce qu'on pourrait appeler
les « techniques de soi », c'est-à-dire les procédures,
comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui sont
proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité,
la maintenir ou la transformer en fonction d'un certain nombre de
fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise
de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi. En somme, il s'agit
de replacer l'impératif du « se connaître soi-même
», qui nous paraît si caractéristique de notre
civilisation, dans l'interrogation plus vaste et qui lui sert de
contexte plus ou moins explicite : que faire de soi-même ?
quel travail opérer sur soi ? comment « se gouverner
» en exerçant des actions où on est soi-même
l'objectif de ces actions, le domaine où elles s'appliquent,
l'instrument auquel elles ont recours et le sujet qui agit ?
L'Alcibiade de Platon peut être considéré
comme point de départ : la question du « souci de soi-même
» - epimeleia heautou apparaît dans ce texte comme le
cadre général à l'intérieur duquel l'impératif
de la connaissance de soi prend sa signification. La série
d'études qu'il est possible d'envisager à partir de
là pourrait former ainsi une histoire du « souci de
soi-même », entendu comme expérience, et ainsi
aussi comme technique élaborant et transformant cette expérience.
Un tel projet est au croisement de deux thèmes traités
précédemment : une histoire de la subjectivité
et une analyse des formes de la « gouvernementalité
». L'histoire de la subjectivité, on l'avait entreprise
en étudiant les partages opérés dans la société
au nom de la folie, de la maladie, de la délinquance, et
leurs effets sur la constitution d'un sujet raisonnable et normal
; on l'avait entreprise également en essayant de repérer
les modes d'objectivation du sujet dans des savoirs comme ceux qui
concernent le langage, le travail et la vie. Quant à l'étude
de la « gouvernementalité », elle répondait
à un double objectif : faire la critique nécessaire
des conceptions courantes du « pouvoir » (plus ou moins
confusément pensé comme un système unitaire,
organisé autour d'un centre qui en est en même temps
la source, et qui est porté par sa dynamique interne à
s'étendre toujours) ; l'analyser au contraire comme un domaine
de relations stratégiques entre des individus ou des groupes
- relations qui ont pour enjeu la conduite de l'autre ou des autres,
et qui ont recours, selon les cas, selon les cadres institutionnels
où elles se développent, selon les groupes sociaux,
selon les époques, à des procédures et techniques
diverses ; les études déjà publiées
sur l'enfermement et les disciplines, les cours consacrés
à la raison d'État et à l' « art de gouverner
», le volume en préparation, avec la collaboration
d'A. Farge, sur les lettres de cachet au XVIIIe siècle *
constituent des éléments dans cette analyse de la
« gouvernementalité ».
* Foucault (M.) et Farge (A.), Le Désordre des familles.
Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle,
Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », n 91,
1982.
L'histoire du « souci » et des « techniques »
de soi serait donc une manière de faire l'histoire de la
subjectivité : non plus, cependant, à travers les
partages entre fous et non-fous, malades et non-malades, délinquants
et non-délinquants, non plus à travers la constitution
de champs d'objectivité scientifique donnant place au sujet
vivant, parlant, travaillant ; mais à travers la mise en
place et les transformations dans notre culture des « rapports
à soi-même », avec leur armature technique et
leurs effets de savoir. Et on pourrait ainsi reprendre sous un autre
aspect la question de la « gouvernementalité »
: le gouvernement de soi par soi dans son articulation avec les
rapports à autrui (comme on le trouve dans la pédagogie,
les conseils de conduite, la direction spirituelle, la prescription
des modèles de vie, etc.).
*
L'étude faite cette année a délimité
ce cadre général de deux façons. Limitation
historique : on a étudié ce qui, dans la culture hellénique
et romaine, avait été développé comme
« technique de vie », « technique d'existence
» chez les philosophes, les moralistes et les médecins
dans la période qui s'étend du Ier siècle avant
Jésus-Christ au IIe siècle après. Limitation
aussi du domaine : ces techniques de vie n'ont été
envisagées que dans leur application à ce type d'acte
que les Grecs appelaient aphrodisia ; et pour lequel on voit bien
que notre notion de « sexualité » constitue une
traduction bien inadéquate. Le problème posé
a donc été celui-ci : comment les techniques de vie,
philosophiques et médicales, ont-elles, à la veille
du développement du christianisme, défini et réglé
la pratique des actes sexuels - la khrêsis aphrodisiôn
? On voit combien on est loin d'une histoire de la sexualité
qui serait organisée autour de la bonne vieille hypothèse
répressive et de ses questions habituelles (comment et pourquoi
le désir est-il réprimé ?). Il s'agit des actes
et des plaisirs, et non pas du désir. Il s'agit de la formation
de soi à travers des techniques de vie, et non du refoulement
par l'interdit et la loi. Il s'agit de montrer non pas comment le
sexe a été tenu à l'écart, mais comment
s'est amorcée cette longue histoire qui lie dans nos sociétés
le sexe et le sujet.
Il serait tout à fait arbitraire de lier à tel ou
tel moment l'émergence première du « souci de
soi-même » à propos des actes sexuels. Mais le
découpage proposé (autour des techniques de soi, dans
les siècles qui précèdent immédiatement
le christianisme) a sa justification. Il est certain en effet que
la « technologie de soi » - réflexion sur les
modes de vie, sur les choix d'existence, sur la façon de
régler sa conduite, de se fixer à soi-même des
fins et des moyens - a connu dans la période hellénistique
et romaine un très grand développement au point d'avoir
absorbé une bonne part de l'activité philosophique.
Ce développement ne peut pas être dissocié de
la croissance de la société urbaine, des nouvelles
distributions du pouvoir politique ni de l'importance prise par
la nouvelle aristocratie de service dans l'Empire romain. Ce gouvernement
de soi, avec les techniques qui lui sont propres, prend place «
entre » les institutions pédagogiques et les religions
de salut. Par là, il ne faut pas entendre une succession
chronologique, même s'il est vrai que la question de la formation
des futurs citoyens semble avoir suscité plus d'intérêt
et de réflexion dans la Grèce classique, et la question
de la survie et de l'au-delà plus d'anxiété
à des époques plus tardives.
Il ne faut pas non plus considérer que pédagogie,
gouvernement de soi et salut constituaient trois domaines parfaitement
distincts et mettant en oeuvre des notions et des méthodes
différentes ; en fait, de l'un à l'autre, il y avait
de nombreux échanges et une continuité certaine. Il
n'en demeure pas moins que la technologie de soi destinée
à l'adulte peut être analysée dans la spécificité
et l'ampleur qu'elle a prise à cette époque, à
condition de la dégager de l'ombre que rétrospectivement
a pu jeter sur elle le prestige des institutions pédagogiques
et des religions de salut.
Or cet art du gouvernement de soi tel qu'il s'est développé
dans la période hellénistique et romaine est important
pour l'éthique des actes sexuels et pour son histoire. C'est
là en effet - et non pas dans le christianisme - que se formulent
les principes du fameux schéma conjugal dont l'histoire a
été fort longue : exclusion de toute activité
sexuelle hors du rapport entre les époux, destination procréatrice
de ces actes, aux dépens d'une finalité de plaisir,
fonction affective du rapport sexuel dans le lien conjugal. Mais
il y a plus : c'est encore dans cette technologie de soi qu'on voit
se développer une forme d'inquiétude à l'égard
des actes sexuels et de leurs effets, dont on a trop tendance à
attribuer la paternité au christianisme (quand ce n'est pas
au capitalisme ou à la « morale bourgeoise »
!). Certes, la question des actes sexuels est loin d'avoir alors
l'importance qu'elle aura par la suite, dans la problématique
chrétienne de la chair et de la concupiscence ; la question,
par exemple, de la colère ou du revers de fortune occupe
certainement beaucoup plus de place pour les moralistes hellénistiques
et romains, que celle des rapports sexuels ; mais, même si
leur place dans l'ordre des préoccupations est assez loin
d'être la première, il est important de remarquer la
manière dont ces techniques du soi lient à l'ensemble
de l'existence le régime des actes sexuels.
*
On a retenu, dans le cours de cette année, quatre exemples
de ces techniques de soi dans leur rapport au régime des
aphrodisia.
1) L'interprétation des rêves. L'Onirocritique d'Artémidore
*, dans les chapitres 78-80, du livre I, constitue, dans ce domaine,
le document fondamental. La question qui s'y trouve posée
ne concerne pas directement la pratique des actes sexuels, mais
plutôt l'usage à faire des rêves où ils
sont représentés.
* Artémidore, La Clef des songes. Onirocriticon (trad. A.
J. Festugière), livre I, chap. LXXVIII-XXC, Paris, Vrin,
1975, pp. 84-93.
Il s'agit dans ce texte de fixer la valeur pronostique qu'il faut
leur donner dans la vie de tous les jours : à quels événements
favorables ou défavorables peut-on s'attendre selon que le
rêve a présenté tel ou tel type de rapport sexuel
? Un texte comme celui-ci ne prescrit évidemment pas une
morale ; mais il révèle, à travers le jeu des
significations positives ou négatives qu'il prête aux
images du rêve, tout un jeu de corrélations (entre
les actes sexuels et la vie sociale) et tout un système d'appréciations
différentielles (hiérarchisant les actes sexuels les
uns par rapport aux autres).
2) Les régimes médicaux. Ceux-ci se proposent directement
de fixer aux actes sexuels une « mesure » . Il est remarquable
que cette mesure ne concerne pratiquement jamais la forme de l'acte
sexuel (naturelle ou non, normale ou non), mais sa fréquence
et son moment. Seules sont prises en considération les variables
quantitatives et circonstancielles. L'étude du grand édifice
théorique de Galien montre bien le lien établi dans
la pensée médicale et philosophique entre les actes
sexuels et la mort des individus. (C'est parce que chaque vivant
est voué à la mort, mais que l'espèce doit
vivre éternellement que la nature a inventé le mécanisme
de la reproduction sexuelle) ; elle montre bien aussi le lien établi
entre l'acte sexuel et la dépense considérable, violente,
paroxystique, dangereuse du principe vital qu'il entraîne.
L'étude des régimes proprement dits (chez Rufus d'Éphèse,
Athénée, Galien, Soranus) montre, à travers
les infinies précautions qu'ils recommandent, la complexité
et la ténuité des relations établies entre
les actes sexuels et la vie de l'individu : extrême sensibilité
de l'acte sexuel à toutes les circonstances externes ou internes
qui peuvent le rendre nuisible ; immense étendue des effets
sur toutes les parties et les composantes du corps de chaque acte
sexuel.
3) La vie de mariage. Les traités concernant le mariage
ont été très nombreux dans la période
envisagée. Ce qui reste de Musonius Rufus, d'Antipater de
Tarse ou de Hiéroclès, ainsi que les couvres de Plutarque
montrent non seulement la valorisation du mariage (qui semble correspondre,
au dire des historiens, à un phénomène social),
mais une conception nouvelle de la relation matrimoniale aux principes
traditionnels de la complémentarité des deux sexes
nécessaires pour l'ordre de la « maison » s'ajoutent
l'idéal d'une relation duelle, enveloppant tous les aspects
de la vie des deux conjoints, et établissant de façon
définitive des liens affectifs personnels. Dans cette relation,
les actes sexuels doivent trouver leurs lieux exclusifs (condamnation
par conséquent de l'adultère entendu, par Musonius
Rufus, non plus comme le fait de porter atteinte aux privilèges
d'un mari, mais comme le fait de porter atteinte au lien conjugal,
qui lie aussi bien le mari que la femme) *. Ils doivent ainsi être
ordonnés à la procréation, puisque celle-ci
est la fin donnée par la nature au mariage. Ils doivent enfin
obéir à une régulation interne exigée
par la pudeur, la tendresse réciproque, le respect de l'autre
(c'est chez Plutarque qu'on trouve sur ce dernier point les indications
les plus nombreuses et les plus précieuses).
4) Le choix des amours. La comparaison classique entre les deux
amours - celui pour les femmes et celui pour les garçons
- a laissé, pour la période envisagée deux
textes importants : le Dialogue sur l'amour de Plutarque et les
Amours du Pseudo-Lucien **. L'analyse de ces deux textes témoigne
de la permanence d'un problème que l'époque classique
connaissait bien : la difficulté à donner statut et
justification aux rapports sexuels dans la relation pédérastique.
Le dialogue du Pseudo-Lucien se termine ironiquement sur le rappel
précis de ces actes que l'Érotique des garçons
cherchait à élider au nom de l'amitié, de la
vertu et de la pédagogie. Le texte, beaucoup plus élaboré,
de Plutarque fait apparaître la réciprocité
du consentement au plaisir comme un élément essentiel
dans les aphrodisia ; il montre qu'une pareille réciprocité
dans le plaisir ne peut exister qu'entre un homme et une femme ;
mieux encore dans la conjugalité, où elle sert à
renouveler régulièrement le pacte du mariage.
* Musonius Rufus (C.), Reliquiae, XII : Sur les Aphrodisia, O.
Hense, éd., Leipzig, B. G. Teubner, coll. « Bibliotheca
scriptorum Graecorum et Romanorum », no 145, 1905, pp. 65-67.
** Pseudo-Lucien, Amores. Affairs of the Heart, § 53 (trad.
M. D. Macleod), in Works, Londres, The Loeb Classical Library, no
432, 1967, pp. 230-233. Plutarque, Dialogue sur l'amour, §
769 b (trad. R. Flacelière), in Oeuvres morales, Paris, Les
Belles Lettres, « Collection des universités de France
», 1980, t. X, p. 101.
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