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Pierre Boulez, l'écran traversé
 Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°305

« Pierre Boulez, l'écran traversé », in Colin (M.), Leonardini (J.P.), Markovits (J.), éd., Dix an et après. Album souvenir du festival d'automne, Paris, Messidor, coll. « Temps actuels », 1982, pp. 232-236.

Dits Ecrits tome IV texte n°305


Vous me demandez ce que ça a été d'avoir aperçu, par le hasard et le privilège d'une amitié rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la musique, il y a maintenant presque trente ans ? je n'étais là qu'un passant retenu par l'affection, un certain trouble, de la curiosité, le sentiment étrange d'assister à ce dont je n'étais guère capable d'être le contemporain. C'était une chance : la musique était alors désertée par les discours de l'extérieur.

La peinture, en ce temps, portait à parler ; du moins, l'esthétique, la philosophie, la réflexion, le goût - et la politique, si j'ai bonne mémoire - se sentaient-ils le droit d'en dire quelque chose, et ils s'y astreignaient comme à un devoir : Piero della Francesca, Venise, Cézanne ou Braque. Le silence, cependant, protégeait la musique, préservant son insolence. Ce qui était, sans doute, une des grandes transformations de l'art au XXe siècle restait hors d'atteinte pour ces formes de réflexion, qui, tout autour de nous, avaient établi leurs quartiers, où nous risquions de prendre nos habitudes.

Pas plus qu'alors je ne suis capable de parler de la musique. Je sais seulement que d'avoir deviné - et par la médiation d'un autre, la plupart du temps - ce qui se passait du côté de Boulez m'a permis de me sentir étranger dans le monde de pensée où j'avais été formé, auquel j'appartenais toujours et qui, pour moi comme pour beaucoup, avait encore son évidence. Les choses sont peut-être mieux ainsi : aurais-je eu autour de moi de quoi comprendre cette expérience, je n'y aurais peut-être trouvé qu'une occasion de la rapatrier là où elle n'avait pas son lieu.

On croit volontiers qu'une culture s'attache plus à ses valeurs qu'à ses formes, que celles-ci, facilement, peuvent être modifiées, abandonnées, reprises ; que seul le sens s'enracine profondément. C'est méconnaître combien les formes, quand elles se défont ou qu'elles naissent, ont pu provoquer d'étonnement ou susciter de haine ; c'est méconnaître qu'on tient plus aux manières de voir, de dire, de faire et de penser qu'à ce qu'on voit, qu'à ce qu'on pense, dit ou fait. Le combat des formes en Occident a été aussi acharné, sinon plus, que celui des idées ou des valeurs. Mais les choses, au XXe siècle, ont pris une allure singulière : c'est le « formel » lui-même, c'est le travail réfléchi sur le système des formes qui est devenu un enjeu. Et un remarquable objet d'hostilités morales, de débats esthétiques et d'affrontements politiques.

À l'époque où on nous apprenait les privilèges du sens, du vécu, du charnel, de l'expérience originaire, des contenus subjectifs ou des significations sociales, rencontrer Boulez et la musique, c'était voir le XXe siècle sous un angle qui n'était pas familier : celui d'une longue bataille autour du « formel » ; c'était reconnaître comment en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Europe centrale, à travers la musique, la peinture, l'architecture, ou la philosophie, la linguistique et la mythologie, le travail du formel avait défié les vieux problèmes et bouleversé les manières de penser. Il y aurait à faire toute une histoire du formel au XXe siècle : essayer d'en prendre la mesure comme puissance de transformation, le dégager comme force d'innovation et lieu de pensée, au-delà des images du « formalisme » derrière lesquelles on a voulu le dérober. Et raconter aussi ses difficiles rapports avec la politique. Il ne faut pas oublier qu'il a vite été désigné, en pays stalinien ou fasciste, comme l'idéologie ennemie et l'art haïssable. C'est lui qui a été le grand adversaire des dogmatismes d'académies et de partis. Les combats autour du formel ont été l'un des grands traits de culture au XXe siècle.

Pour aller à Mallarmé, à Klee, à Char, à Michaux, comme plus tard pour aller à Cummings, Boulez n'avait besoin que d'une ligne droite, sans détour ni médiation. Souvent un musicien va à la peinture, un peintre à la poésie, un dramaturge à la musique par le relais d'une figure englobante et au travers d'une esthétique dont la fonction est d'universaliser : romantisme, expressionnisme, etc. Boulez allait directement d'un point à un autre, d'une expérience à une autre, en fonction de ce qui semblait être non pas une parenté idéale mais la nécessité d'une conjoncture.

En un moment de son travail et parce que son cheminement l'avait mené à tel point déterminé (ce point et ce moment restant entièrement intérieurs à la musique), soudain se produisait le hasard d'une rencontre, l'éclair d'une proximité. Inutile de se demander de quelle commune esthétique, de quelle vision du monde analogue pouvaient relever les deux Virage nuptial, les deux Marteau sans maître, celui de Char et celui de Boulez *. Il n'y en avait pas. À partir de l'incidence première commençait un travail de l'un sur l'autre ; la musique élaborait le poème qui élaborait la musique. Travail d'autant plus précis justement et d'autant plus dépendant d'une analyse méticuleuse qu'il ne faisait confiance à aucune appartenance préalable.

Cette mise en corrélation à la fois hasardeuse et réfléchie était une singulière leçon contre les catégories de l'universel. Ce n'est pas la montée vers le site le plus haut, ce n'est pas l'accès au point de vue le plus enveloppant qui nous donne le plus de jour. La lumière vive vient latéralement de ce qu'une cloison est traversée, un mur percé, deux intensités rapprochées, une distance franchie d'un trait. Aux grandes lignes floues qui brouillent les visages et émoussent les angles afin de dégager le sens général, il est bon de préférer l'affrontement des précisions. Laissons à qui veut le soin que rien n'est fondé sans un discours commun et une théorie d'ensemble. Dans l'art comme dans la pensée, la rencontre ne se justifie que de la nécessité nouvelle qu'elle a établie.

Le rapport de Boulez à l'histoire - je veux dire à l'histoire de sa propre pratique - était intense et batailleur ; pour beaucoup - et j'étais de ceux-là -, il est resté longtemps, je crois, énigmatique. Boulez détestait l'attitude qui choisit dans le passé un module fixe et cherche à la faire varier à travers la musique actuelle : attitude « classiciste », comme il disait ; il détestait tout autant l'attitude « archaïsante » qui prend la musique actuelle comme repère et tâche d'y greffer la jeunesse artificielle d'éléments passés. Je crois que son objectif, dans cette attention à l'histoire, c'était de faire en sorte que rien n'y demeure fixe, ni le présent ni le passé. Il les voulait tous deux en perpétuel mouvement l'un par rapport à l'autre ; quand il s'approchait au plus près d'une oeuvre donnée, retrouvant son principe dynamique à partir de sa décomposition aussi ténue que possible, il ne cherchait pas à en constituer un monument ; il essayait de la traverser, de « passer au travers », de la défaire dans un geste tel qu'il puisse faire bouger jusqu'au présent lui-même. « La crever comme un écran », aime-t-il à dire maintenant, en pensant, comme dans Les Paravents **, au geste qui détruit, par lequel on meurt soi-même et qui permet de passer de l'autre côté de la mort.

* Char (R.), Le Virage nuptial, in Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, 1948 ; Le Marteau sans maître, Paris, J. Corti, 1934 et 1945.

** Genet (J.), Les Paravents, Lyon, L'Arbalète, 1961.

Il y avait quelque chose de déroutant dans ce rapport à l'histoire : les valeurs qu'il supposait n'indiquaient pas une polarité dans le temps - progrès ou décadence ; elles ne définissaient pas de lieux sacrés. Elles marquaient des points d'intensité qui étaient aussi des objets « à réfléchir ». L'analyse musicale était la forme prise par ce rapport à l'histoire - une analyse qui ne cherchait pas les règles d'usage d'une forme canonique mais la découverte d'un principe de relations multiples. On voyait naître à travers cette pratique un rapport à l'histoire qui négligeait les cumuls et se moquait des totalités : sa loi, c'était la double transformation simultanée du passé et du présent par le mouvement qui détache de l'un et de l'autre à travers l'élaboration de l'autre et de l'un.

Boulez n'a jamais admis l'idée que toute pensée, dans la pratique de l'art, serait de trop si elle n'était la réflexion sur les règles d'une technique et sur leur jeu propre. Aussi n'aimait-il guère Valéry. De la pensée, il attendait justement qu'elle lui permette sans cesse de faire autre chose que ce qu'il faisait. Il lui demandait d'ouvrir, dans le jeu si réglé, si réfléchi qu'il jouait, un nouvel espace libre. On entendait les uns le taxer de gratuité technique ; les autres, d'excès de théorie. Mais l'essentiel pour lui était là : penser la pratique au plus près de ses nécessités internes sans se plier, comme si elles étaient de souveraines exigences, à aucune d'elles. Quel est donc le rôle de la pensée dans ce qu'on fait si elle ne doit être ni simple savoir-faire ni pure théorie ? Boulez le montrait : donner la force de rompre les règles dans l'acte qui les fait jouer