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Conversation avec Werner Schroeter
 Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°308

« Conversation avec Werner Schroeter » (entretien avec G. Courant et W. Schroeter, le 3 décembre 1981), in Courant (G.), Werner Schroeter, Paris, Goethe Institute, 1982, pp. 39-47.

Dits Ecrits tome IV texte n°308


Lors de la sortie de La Mort de Maria Malibran, de Werner Schroeter, en 1971, M. Foucault composa un texte (voir supra no 164) que le cinéaste tint pour l'analyse la plus précise et la plus juste sur son travail de cette période. M. Foucault et W. Schroeter ne se connaissaient pas. Ils se rencontrèrent pour la première fois en décembre 1981.

M. Foucault : Ce qui m'a frappé en voyant La Mort de Maria Malibran et Willow Springs *, c'est qu'il ne s'agit pas de films sur l'amour, mais plutôt de films sur la passion.

* Sorti en 1973.

W. Schroeter : L'idée principale de Willow Springs reposait sur une obsession de dépendance qui liait les quatre personnages, chacun ne connaissant pas les raisons exactes de cette dépendance. Par exemple, Ila von Hasperg, qui joue le rôle de la servante et de la femme de ménage, ne sait pas pourquoi elle est victime de ce lien de dépendance avec Magdalena. Je vois ça comme une obsession.

M. Foucault : À un mot près, je crois que l'on parle de la même chose. D'abord, on ne peut pas dire que ces femmes s'aiment entre elles. On ne peut pas dire non plus, dans Maria Malibran, qu'il y ait de l'amour. Qu'est-ce que la passion ? C'est un état, c'est quelque chose qui vous tombe dessus, qui s'empare de vous, qui vous tient par les deux épaules, qui ne connaît pas de pause, qui n'a pas d'origine. En fait, on ne sait pas d'où ça vient. La passion est venue comme ça. C'est un état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné. Il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où c'est porté à l'incandescence. Ça flotte. Ça balance. C'est une sorte d'instant instable qui se poursuit pour des raisons obscures, peut-être par inertie. Ça cherche, à la limite, à se maintenir et à disparaître. La passion se donne toutes les conditions pour continuer et, en même temps, elle se détruit d'elle-même. Dans la passion, on n'est pas aveugle. Simplement dans ces situations de passion on n'est pas soi-même. Ça n'a plus de sens d'être soi-même. On voit les choses tout autrement.

Dans la passion, il y a aussi une qualité de souffrance-plaisir qui est très différente de ce que l'on peut trouver dans le désir ou dans ce qu'on appelle le sadisme ou le masochisme. Je ne vois aucune relation sadique ou masochiste entre ces femmes, tandis qu'il existe un état de souffrance-plaisir complètement indissociable. Ce ne sont pas deux qualités qui se mêlent entre elles, c'est une seule et même qualité.

Il y a, chez chacune, une très grande souffrance. On ne peut pas dire que l'une fasse souffrir l'autre. C'est trois types de souffrance permanente et qui, en même temps, sont entièrement voulues, car il n'y aucune nécessité qu'elles soient, là, présentes.

Ces femmes se sont enchaînées dans un état de souffrance qui les lient, dont elles n'arrivent pas à se détacher et qui font pourtant tout pour s'en libérer. Tout ça est différent de l'amour. Dans l'amour, il y a, en quelque sorte, quelqu'un de titulaire de cet amour, alors que dans la passion, ça circule entre les partenaires.

W. Schroeter : L'amour est moins actif que la passion.

M. Foucault : L'état de passion est un état mixte entre les différents partenaires.

W. Schroeter : L'amour est un état de grâce, d'éloignement. Dans une discussion, il y a quelques jours, avec Ingrid Caven, elle disait que l'amour était un sentiment égoïste parce que ça ne regarde pas le partenaire.

M. Foucault : On peut parfaitement aimer sans que l'autre aime. C'est une affaire de solitude. C'est la raison pour laquelle, en un sens, l'amour est toujours plein de sollicitations de l'un envers l'autre. C'est là sa faiblesse, car il demande toujours quelque chose à l'autre, alors que, dans l'état de passion entre deux ou trois personnes, c'est quelque chose qui permet de communiquer intensément.

W. Schroeter : Ce qui veut dire que la passion contient en elle une grande force communicative, alors que, dans l'amour, c'est un état isolé. Je trouve cela très déprimant de savoir que l'amour est une création et une invention intérieures.

M. Foucault : L'amour peut devenir passion, c'est-à-dire cette espèce d'état dont on a parlé.

W. Schroeter : Et donc cette souffrance.

M. Foucault : Cet état de souffrance mutuel et réciproque est, véritablement, la communication. Il me semble que c'est ce qui se passe entre ces femmes. Ces visages et ces corps ne sont pas traversés par du désir, mais bien par de la passion.

W. Schroeter : Dans un débat, il y a quelques années, quelqu'un m'avait dit que Willow Springs ressemblait au Malentendu d'Albert Camus.

M. Foucault : En effet, je pensais que votre film venait du livre de Camus. C'est la vieille histoire de l'auberge rouge que l'on retrouve dans de nombreux récits de la littérature européenne, c'est-à-dire de l'auberge tenue par des femmes qui tuent les voyageurs s'aventurant dans leur « repère ». Camus l'a utilisé dans son roman.

W. Schroeter : Je ne connaissais pas cette histoire quand j'ai réalisé Willow Springs. Lorsque, après, j'ai lu le livre de Camus, je me suis aperçu que ce qui importait dans le récit était la relation mère / fils. L'auberge était tenue par la mère et par la sueur qui attendaient le fils. Quand le fils revient, la mère et la soeur l'assassinent, car elles ne le reconnaissent pas.

Willow Springs a été provoqué par Christine Kaufmann qui venait de travailler avec moi dans ma mise en scène d'Emilia Galotti, de Gotthold Ephraim Lessing. Un jour, Tony Curtis, son ex-mari, est venu prendre leurs deux enfants dont elle avait la garde pour cinq années. Nous n'avions pas d'argent pour nous battre contre ce père irresponsable. À ce moment-là, j'avais proposé un film à petit budget à la télévision allemande qui s'intitulait La Mort de Marilyn Monroe. Je suis parti avec Christine Kaufmann, Magdalena Montezuma et Ila von Hasperg en Amérique, car j'avais l'idée, avec Christine, de récupérer les deux enfants. C'était la première fois que j'allais à Los Angeles et en Californie. L'idée de Willow Springs est venue pendant les contacts avec les avocats et en découvrant la région. En Allemagne, certaines personnes y ont vu une critique de la terreur homosexuelle. Finalement, nous nous sommes retrouvés dans la même situation que les protagonistes du film. Nous étions dans un petit hôtel qui se trouvait à dix kilomètres de Willow Springs et nous étions complètement enfermés.

M. Foucault : Qu'est-ce qui fait que ces trois femmes vivent ensemble ?

W. Schroeter : Ce que je veux d'abord dire, c'est que nous étions ensemble. Willow Springs est le reflet de la situation que nous vivions et que j'avais ressentie avec ces trois femmes, puisque je travaillais avec Magdalena, Ila et Christine depuis plusieurs années. De manière poétique, Ila mettait toujours sa laideur en avant, Christine était glacialement belle et très amicale, et la troisième, Magdalena, très dépressive et très dominatrice. Cette situation s'était créée dans un espace politique très défavorable, en un lieu où vivaient des fascistes. Le village était tenu par un nazi américain. C'était un endroit terrifiant...

Avez-vous une tendance pour la passion ou pour l'amour ?

M. Foucault : La passion.

W. Schroeter : Le conflit de l'amour et de la passion est le sujet de toutes mes pièces de théâtre. L'amour est une force perdue, qui doit se perdre tout de suite parce qu'elle n'est jamais réciproque. C'est toujours la souffrance, le nihilisme total, comme la vie et la mort. Les auteurs que j'aime sont tous suicidaires : Kleist, Hölderlin - qui est quelqu'un que je crois comprendre, mais hors du contexte de la littérature...

Depuis mon enfance, je sais que je dois travailler non pas parce qu'on m'a dit que c'était indispensable - j'étais bien trop anarchiste et turbulent pour croire à ça -, mais parce que je savais qu'il y avait si peu de possibilités de communiquer dans la vie qu'il fallait profiter du travail pour s'exprimer. En fait, travailler, c'est créer. J'ai connu une putain très créatrice qui a eu, avec sa clientèle, un comportement social créatif et artistique. C'est mon rêve. Quand je n'atteins pas à ces états de passion, je travaille...

Quelle est votre vie ?

M. Foucault : Très sage.

W. Schroeter : Pouvez-vous me parler de votre passion ?

M. Foucault : Je vis depuis dix-huit ans dans un état de passion vis-à-vis de quelqu'un, pour quelqu'un. Peut-être qu'à un moment donné cette passion a pris la tournure de l'amour. En vérité, il s'agit d'un état de passion entre nous deux, d'un état permanent, qui n'a pas d'autre raison de se terminer que lui-même et dans lequel je suis complètement investi, qui passe à travers moi. Je crois qu'il n'y a pas une seule chose au monde, rien, quoi que ce soit, qui m'arrêterait lorsqu'il s'agit d'aller le retrouver, de lui parler.

W. Schroeter : Quelles différences remarquez-vous dans l'état de passion vécu par une femme et dans celui vécu par un homme ?

M. Foucault : J'aurais tendance à dire qu'il n'est pas possible de savoir si c'est plus fort chez les homosexuels, dans ces états de communication sans transparence qu'est la passion, quand on ne connaît pas ce qu'est le plaisir de l'autre, ce qu'est l'autre, ce qui se passe chez l'autre.

W. Schroeter : J'ai ma passion en Italie. C'est une passion qu'on ne peut pas définir de manière exclusivement sexuelle. C'est un garçon qui a ses amis, qui a ses amantes. C'est quelqu'un qui a aussi, je crois, une passion pour moi. Ça serait trop beau si c'était vrai ! Je le dis depuis mon enfance : pour moi, c'est un avantage d'être homosexuel, parce que c'est beau.

M. Foucault : On a une preuve objective que l'homosexualité est plus intéressante que l'hétérosexualité, c'est qu'on connaît un nombre considérable d'hétérosexuels qui voudraient devenir homosexuels, alors qu'on connaît très peu d'homosexuels qui aient réellement envie de devenir hétérosexuels. C'est comme passer d'Allemagne de l'Est en Allemagne de l'Ouest. Nous, on pourra aimer une femme, avoir un rapport intense avec une femme, plus peut-être qu'avec un garçon, mais on n'aura jamais envie de devenir hétérosexuels.

W. Schroeter : Mon très grand ami Rosa von Pranheim, qui a fait beaucoup de films sur le sujet de l'homosexualité, m'a dit un jour

« Tu es lâche et insupportable », parce que je me refusais de signer une pétition contre la répression des homosexuels. Ces derniers, à l'occasion d'une campagne de presse lancée par la revue Der Stern, devaient se déclarer homosexuels. Je lui ai répondu : « Je veux bien signer votre pétition mais je ne peux pas écrire quelque chose contre la répression des homosexuels, car s'il y a une chose dont je n'ai jamais souffert dans ma vie, c'est bien de l'homosexualité. » Comme j'étais déjà beaucoup aimé pat les femmes, ils étaient encore plus attentifs à ma personne, puisqu'ils savaient que j'étais homosexuel.

Peut-être ai-je réalisé Willow Springs par culpabilité, car j'ai fait beaucoup de cinéma et de théâtre avec les femmes. Je vois bien la différence de ma passion pour une femme comme Magdalena Montezuma, avec laquelle j'entretiendrai une amitié très profonde jusqu'à la fin de mes jours, et ma passion pour mon ami italien. Peut-être que, psychologiquement - je précise que je ne connais rien à la psychologie -, c'est l'angoisse avec les hommes et la culpabilité avec les femmes. Ma motivation est très étrange. Je ne peux pas la définir. À Prague, pour mon film Der Tag der Idioten *, j'ai travaillé avec trente femmes, dont toutes celles avec qui j'ai collaboré depuis treize ans.

* 1981

M. Foucault : Vous ne pourriez pas dire pourquoi ?

W. Schroeter : Non.

M. Foucault : L'une des choses les plus frappantes de votre film est qu'on ne peut rien savoir sur ce qui se passe entre ces femmes, sur la nature de ces petits mondes et, en même temps, il y a une sorte de clarté, d'évidence.

W. Schroeter : Je ne peux pas définir la cause de mes sentiments. Par exemple, quand je revois cet ami italien, ça me met dans un état de passion.

M. Foucault : Je vais prendre un exemple. Quand je vois un film de Bergman, qui est également un cinéaste obsédé par les femmes et par l'amour entre les femmes, je m'ennuie. Bergman m'ennuie, parce que je crois qu'il veut essayer de voir ce qui se passe entre ces femmes. Alors que, chez vous, il y a une sorte d'évidence immédiate qui ne cherche pas à dire ce qui se passe, mais qui permet qu'on ne se pose même pas la question. Et votre manière de sortir complètement du film psychologique me semble fructueuse. À ce moment-là, on voit des corps, des visages, des lèvres, des yeux. Vous leur faites jouer une sorte d'évidence passionnée.

W. Schroeter : La psychologie ne m'intéresse pas. Je n'y crois pas.

M. Foucault : Il faut revenir à ce que vous disiez tout à l'heure sur la créativité. On est perdu dans sa vie, dans ce qu'on écrit, dans le film qu'on fait lorsque précisément on veut s'interroger sur la nature de l'identité de quelque chose. Alors là, c'est « loupé », car on entre dans les classifications. Le problème, c'est de créer justement quelque chose qui se passe entre les idées et auquel il faut faire en sorte qu'il soit impossible de donner un nom, et c'est donc à chaque instant d'essayer de lui donner une coloration, une forme et une intensité qui ne dit jamais ce qu'elle est. C'est ça l'art de vivre. L'art de vivre, c'est de tuer la psychologie, de créer avec soi-même et avec les autres des individualités, des êtres, des relations, des qualités qui soient innomés. Si on ne peut pas arriver à faire ça dans sa vie, elle ne mérite pas d'être vécue. Je ne fais pas de différence entre les gens qui font de leur existence une oeuvre et ceux qui font une oeuvre dans leur existence. Une existence peut être une oeuvre parfaite et sublime, et ça, les Grecs le savaient, alors que nous l'avons complètement oublié, surtout depuis la Renaissance.

W. Schroeter : C'est le système de la terreur psychologique. Le cinéma n'est composé que de drames psychologiques, que de films de terreur psychologique...

Je n'ai pas peur de la mort. C'est peut-être arrogant de le dire, mais c'est la vérité. (Il y a dix ans, j'avais peur de la mort.) Regarder la mort en face est un sentiment anarchiste dangereux contre la société établie. La société joue avec la terreur et la peur.

M. Foucault : L'une des choses qui me préoccupe depuis un certain temps, c'est que je me rends compte combien il est difficile de se suicider. Réfléchissons et énumérons le petit nombre de moyens de suicides que nous avons à notre disposition, tous plus dégoûtants les uns que les autres : le gaz, qui est dangereux pour le voisin, la pendaison, c'est quand même désagréable pour la femme de ménage qui découvre le corps le lendemain matin, se jeter par la fenêtre, ça salit le trottoir. En plus, le suicide est tout de même considéré de la manière la plus négative qui soit par la société. Non seulement on dit que ce n'est pas bien de se suicider, mais on considère que si quelqu'un se suicide, c'est qu'il allait très mal.

W. Schroeter : Ce que vous dites est étrange, parce que j'ai eu une discussion avec mon amie Alberte Barsacq, la costumière de mes films et de mes pièces de théâtre, sur deux amis qui se sont suicidés dernièrement.

Je ne comprends pas qu'une personne très déprimée ait la force de se suicider. Je ne pourrais me suicider que dans un état de grâce, que dans un état de plaisir extrême, mais surtout pas dans un état de dépression.

G. Courant : Une chose a beaucoup étonné certaines personnes dans le suicide de jean Eustache, c'est que les jours précédant son suicide il allait mieux.

M. Foucault : Je suis sûr que ce jean Eustache s'est suicidé alors qu'il était en forme. Les gens ne le comprennent pas parce qu'il allait bien. En effet, c'est quelque chose qu'on ne peut pas admettre. Je suis partisan d'un véritable combat culturel pour réapprendre aux gens qu'il n'y a pas une conduite qui ne soit plus belle, qui, par conséquent, mérite d'être réfléchie avec autant d'attention, que le suicide. Il faudrait travailler son suicide toute sa vie.

W. Schroeter : Vous connaissez Améry, cet écrivain allemand, qui, il y a quelques années, a écrit un livre sur le suicide et qui propose un peu les mêmes idées que les vôtres ? Lui, après, s'est suicidé.

Nous vivons dans un système qui fonctionne sur la culpabilité. Regardez la maladie. J'ai vécu en Afrique et aux Indes où les gens n'étaient pas du tout gênés de montrer leur état à la société. Même le lépreux peut se montrer. Dans notre société occidentale, sitôt que l'on est malade, il faut avoir peur, se cacher, et on ne peut plus vivre. Ce serait ridicule si la maladie ne faisait pas partie de la vie. J'ai une relation complètement schizoïde avec la psychologie. Si je prends mon briquet et une cigarette, c'est banal. L'important, c'est de faire le geste. C'est ce qui me donne ma dignité. Savoir que lorsque j'avais cinq ans ma mère a trop fumé ne m'intéresse pas pour la connaissance de ma propre personnalité.

M. Foucault : C'est l'un des grands points de choix qu'on a maintenant par rapport aux sociétés occidentales. On nous a appris depuis le XXe siècle qu'on ne peut rien faire soi-même si on ne connaît rien de soi-même. La vérité sur soi-même est une condition d'existence, alors que vous avez des sociétés où on pourrait parfaitement imaginer qu'on n'essaie aucunement de régler la question de ce que l'on est, qui n'a pas de sens, alors que l'important est : quel est l'art de la mettre en oeuvre pour faire ce qu'on fait, pour être ce qu'on est ? Un art de soi-même qui serait tout à fait le contraire de soi-même. Faire de son être un objet d'art, c'est ça qui vaut la peine.

W. Schroeter : Je me souviens de cette phrase de votre livre Les Mots et les Choses que j'ai beaucoup aimée : « Si ces dispositions venaient à disparaître... alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable *. » Je ne me suis jamais fâché avec quelqu'un. Je ne comprends pas comment on peut admettre le système psychologique bourgeois qui ne cesse de jouer un individu contre un autre. Je peux très bien me disputer avec quelqu'un et le lendemain réinstaurer avec lui des relations normales. (Je ne parle pas de relation amoureuse ou passionnée.) Chaque jour, je suis un autre. La psychologie, pour moi, est un mystère. Freud nous a construit un système très dangereux au-dessus de nos têtes et utilisable par toute société occidentale.

* Dernier paragraphaphe des Mots et les Choses.

Je voudrais citer un exemple qui me paraît significatif d'un acte anodin qui serait mal interprété dans un sens freudien.

Quand je suis rentré d'Amérique après le tournage de Willow Springs, j'étais très fatigué, et ma mère a voulu me laver, parce que ça lui faisait plaisir. À un certain moment, j'ai commencé à pisser dans la baignoire. Imaginez la situation : une mère de soixante ans et son fils de vingt-sept. J'ai beaucoup ri. (De toute façon, je pisse toujours dans les baignoires.) Pourquoi ne pas pisser ? C'est la seule réponse à donner. C'est une relation fraternelle, hors inceste, car je n'ai jamais eu de relation érotique imaginaire avec ma mère. Je l'ai considérée comme un copain. Je ne vois là aucun problème, sauf si je réduis cette action dans le contexte psychologique bourgeois...

Novalis a écrit un poème que j'adore : Les Élégies pour la nuit. Il explique pourquoi il préfère la nuit au jour. Ça, c'est le romantisme allemand...

Quand j'ai monté Lohengrin, il y a trois ans, à Kassel, on m'a demandé : Quelle est votre idée de la mise en scène ? » Ma seule réponse fut de dire que la musique de Lohengrin est extrêmement belle, que c'est une musique romantique que l'on peut forcer parce que Wagner a déjà eu la conscience du siècle industriel.

Je leur ai précisé que je ne leur donnerai pas le plaisir de leur jouer le petit diable qui dénonce la musique et l'oeuvre de Wagner, car je la trouve tellement surchargée de multiples interprétations, surtout idéologiques, que je me suis décidé à en donner une représentation assez enfantine dans une mise en scène très primitive comme au théâtre de marionnettes. Le ciel était constellé de mille étoiles illuminées au-dessus d'une pyramide d'or avec des costumes qui scintillaient. J'ai travaillé presque uniquement avec le chef d'orchestre pour rendre la musique la plus belle possible. Mes amis de l'extrême gauche de Berlin m'ont dit : « Comment peut-on mettre en scène Wagner de cette façon ? » Je leur ai répondu : « Je refuse de faire comme Patrice Chéreau qui utilise des robes de soirée et des machines industrielles dans L'Anneau des Niebelungen afin d'y dénoncer Wagner, d'en faire quelqu'un qui prévoit le IIIe Reich. »

M. Foucault : Je ne pense pas que Chéreau ait voulu faire ce que vous dites. Ce qui m'a paru fort chez Chéreau, c'est que ce n'est pas parce qu'il fait apparaître des visions industrielles qu'il y a quelque chose de dénonciateur. Dire qu'il y a des éléments de cette réalité-là présente chez Wagner n'est pas une critique simpliste et dénonciatrice du genre : « Regardez la réalité de Wagner, c'est la société bourgeoise. »

W. Schroeter : Je travaille toujours avec les ambiances. Le théâtre de Kassel dans lequel j'ai exécuté la mise en scène a une bonne ambiance musicale. J'ai réalisé ma mise en scène essentiellement en fonction des acteurs et des chanteurs. Si, dans la distribution, j'ai une chanteuse énorme, comme celle qui interprétait Elsa, je n'essaie pas de la camoufler par une silhouette noire et un vêtement blanc. J'ai conçu la mise en scène de manière que, lorsque Elsa, au premier acte, est accusée d'avoir assassiné Godefroi et qu'elle raconte ses visions, je les montre comme des visions collectives, comme si Elsa, avec sa vision, faisait partie d'un collectif amoureux, passionné. À la fin, quand Lohengrin se découvre comme un être masculin, on réalise que c'est quelqu'un de réel et qu'il ne s'agit plus d'une vision collective. À ce moment-là, Elsa se suicide et Ortrude, qui représente la vieille culture, triomphe. Pour moi, Ortrude est la femme passionnée positive de la pièce.

C'est une musique qu'il faut « attaquer' de manière naïve. J'aime beaucoup la façon avec laquelle Boulez dirige Wagner, mais ce n'est pas du tout de cette manière que je vois sa musique.

Les interprètes ont réellement honte de rater le génie... et, finalement, ils ratent tout. Wagner était quelqu'un comme tout le monde avec, bien sûr, beaucoup de talent et une grande idée. Il ne faut pas commencer par le respect, bien qu'il faille respecter la qualité de l'oeuvre, mais pas le génie qui est derrière. La musique de Lohengrin est très musicale comme la musique viennoise. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans ma mise en scène, car je n'aime ni le luxe ni Bayreuth.

M. Foucault : Quand vous avez réalisé Maria Malibran, avez-vous d'abord pensé à la musique ?

W. Schroeter : Avant tout, je pensais au suicide, aux gens que j'aimais et à ceux avec qui j'éprouvais de la passion, comme Maria Callas dont j'étais toujours très amoureux. La Mort de Maria Malibran a existé aussi grâce à des lectures : un livre espagnol sur Maria Malibran, un texte sur la mort de Janis Joplin et un autre sur celle de Jimi Hendrix qui étaient des gens que j'admirais énormément.

Maria Callas était la vision érotique de mon enfance. Dans mes rêves érotiques de quatorze ans, je l'imaginais pisser et moi en train de la regarder. C'était toujours en dehors de l'image de Maria Callas, du respect et de l'amitié que j'avais pour elle. Elle est la femme érotique. Maria Callas était une passion totale. Étrangement, elle ne m'a jamais fait peur. Je me souviens d'une discussion que j'avais eue avec elle, à Paris, en 1976, où elle m'avait dit qu'elle ne connaissait que des gens qui avaient peur d'elle. Je lui avais dit : « Comment est-ce possible d'avoir peur de vous ? » Elle était d'une gentillesse exceptionnelle, elle était comme une petite fille grecque américaine. À cinquante ans, elle était la même chose. Je lui avais proposé : « Voulez-vous qu'on publie un article dans France-Soir : « Maria Callas cherche un homme » ? » Elle a beaucoup ri. « Vous verrez, une centaine de personnes vont arriver. » Les gens avaient tellement peur d'elle qu'ils n'osaient pas venir la voir. Elle vivait une vie très solitaire. Qu'est-ce que c'était dommage, car, en dehors de son génie, elle était d'une sympathie et d'une gentillesse fabuleuses...

Une chose me fascine. Je trouve ça inimaginable ! Depuis douze ans que je travaille avec la même dizaine de personnes, il n'y a pratiquement pas, dans ce groupe, d'intérêt d'un membre à l'autre. Il n'y a pas d'intérêt profond entre Magdalena Montezuma et Christine Kaufmann, entre Christine et Ingrid Caven, etc. Il y a un intérêt vital entre Magdalena et Ingrid qui s'aiment et qui s'admirent beaucoup, mais c'est une exception. S'il n'y a pas le metteur en scène entre elles, il n'y a pas de communication très vitale.