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« Conversation avec Werner Schroeter » (entretien avec
G. Courant et W. Schroeter, le 3 décembre 1981), in Courant
(G.), Werner Schroeter, Paris, Goethe Institute, 1982, pp. 39-47.
Dits Ecrits tome IV texte n°308
Lors de la sortie de La Mort de Maria Malibran, de Werner Schroeter,
en 1971, M. Foucault composa un texte (voir supra no 164) que le
cinéaste tint pour l'analyse la plus précise et la
plus juste sur son travail de cette période. M. Foucault
et W. Schroeter ne se connaissaient pas. Ils se rencontrèrent
pour la première fois en décembre 1981.
M. Foucault : Ce qui m'a frappé en voyant La Mort de Maria
Malibran et Willow Springs *, c'est qu'il ne s'agit pas de films
sur l'amour, mais plutôt de films sur la passion.
* Sorti en 1973.
W. Schroeter : L'idée principale de Willow Springs reposait
sur une obsession de dépendance qui liait les quatre personnages,
chacun ne connaissant pas les raisons exactes de cette dépendance.
Par exemple, Ila von Hasperg, qui joue le rôle de la servante
et de la femme de ménage, ne sait pas pourquoi elle est victime
de ce lien de dépendance avec Magdalena. Je vois ça
comme une obsession.
M. Foucault : À un mot près, je crois que l'on parle
de la même chose. D'abord, on ne peut pas dire que ces femmes
s'aiment entre elles. On ne peut pas dire non plus, dans Maria Malibran,
qu'il y ait de l'amour. Qu'est-ce que la passion ? C'est un état,
c'est quelque chose qui vous tombe dessus, qui s'empare de vous,
qui vous tient par les deux épaules, qui ne connaît
pas de pause, qui n'a pas d'origine. En fait, on ne sait pas d'où
ça vient. La passion est venue comme ça. C'est un
état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné.
Il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où
c'est porté à l'incandescence. Ça flotte. Ça
balance. C'est une sorte d'instant instable qui se poursuit pour
des raisons obscures, peut-être par inertie. Ça cherche,
à la limite, à se maintenir et à disparaître.
La passion se donne toutes les conditions pour continuer et, en
même temps, elle se détruit d'elle-même. Dans
la passion, on n'est pas aveugle. Simplement dans ces situations
de passion on n'est pas soi-même. Ça n'a plus de sens
d'être soi-même. On voit les choses tout autrement.
Dans la passion, il y a aussi une qualité de souffrance-plaisir
qui est très différente de ce que l'on peut trouver
dans le désir ou dans ce qu'on appelle le sadisme ou le masochisme.
Je ne vois aucune relation sadique ou masochiste entre ces femmes,
tandis qu'il existe un état de souffrance-plaisir complètement
indissociable. Ce ne sont pas deux qualités qui se mêlent
entre elles, c'est une seule et même qualité.
Il y a, chez chacune, une très grande souffrance. On ne
peut pas dire que l'une fasse souffrir l'autre. C'est trois types
de souffrance permanente et qui, en même temps, sont entièrement
voulues, car il n'y aucune nécessité qu'elles soient,
là, présentes.
Ces femmes se sont enchaînées dans un état
de souffrance qui les lient, dont elles n'arrivent pas à
se détacher et qui font pourtant tout pour s'en libérer.
Tout ça est différent de l'amour. Dans l'amour, il
y a, en quelque sorte, quelqu'un de titulaire de cet amour, alors
que dans la passion, ça circule entre les partenaires.
W. Schroeter : L'amour est moins actif que la passion.
M. Foucault : L'état de passion est un état mixte
entre les différents partenaires.
W. Schroeter : L'amour est un état de grâce, d'éloignement.
Dans une discussion, il y a quelques jours, avec Ingrid Caven, elle
disait que l'amour était un sentiment égoïste
parce que ça ne regarde pas le partenaire.
M. Foucault : On peut parfaitement aimer sans que l'autre aime.
C'est une affaire de solitude. C'est la raison pour laquelle, en
un sens, l'amour est toujours plein de sollicitations de l'un envers
l'autre. C'est là sa faiblesse, car il demande toujours quelque
chose à l'autre, alors que, dans l'état de passion
entre deux ou trois personnes, c'est quelque chose qui permet de
communiquer intensément.
W. Schroeter : Ce qui veut dire que la passion contient en elle
une grande force communicative, alors que, dans l'amour, c'est un
état isolé. Je trouve cela très déprimant
de savoir que l'amour est une création et une invention intérieures.
M. Foucault : L'amour peut devenir passion, c'est-à-dire
cette espèce d'état dont on a parlé.
W. Schroeter : Et donc cette souffrance.
M. Foucault : Cet état de souffrance mutuel et réciproque
est, véritablement, la communication. Il me semble que c'est
ce qui se passe entre ces femmes. Ces visages et ces corps ne sont
pas traversés par du désir, mais bien par de la passion.
W. Schroeter : Dans un débat, il y a quelques années,
quelqu'un m'avait dit que Willow Springs ressemblait au Malentendu
d'Albert Camus.
M. Foucault : En effet, je pensais que votre film venait du livre
de Camus. C'est la vieille histoire de l'auberge rouge que l'on
retrouve dans de nombreux récits de la littérature
européenne, c'est-à-dire de l'auberge tenue par des
femmes qui tuent les voyageurs s'aventurant dans leur « repère
». Camus l'a utilisé dans son roman.
W. Schroeter : Je ne connaissais pas cette histoire quand j'ai
réalisé Willow Springs. Lorsque, après, j'ai
lu le livre de Camus, je me suis aperçu que ce qui importait
dans le récit était la relation mère / fils.
L'auberge était tenue par la mère et par la sueur
qui attendaient le fils. Quand le fils revient, la mère et
la soeur l'assassinent, car elles ne le reconnaissent pas.
Willow Springs a été provoqué par Christine
Kaufmann qui venait de travailler avec moi dans ma mise en scène
d'Emilia Galotti, de Gotthold Ephraim Lessing. Un jour, Tony Curtis,
son ex-mari, est venu prendre leurs deux enfants dont elle avait
la garde pour cinq années. Nous n'avions pas d'argent pour
nous battre contre ce père irresponsable. À ce moment-là,
j'avais proposé un film à petit budget à la
télévision allemande qui s'intitulait La Mort de Marilyn
Monroe. Je suis parti avec Christine Kaufmann, Magdalena Montezuma
et Ila von Hasperg en Amérique, car j'avais l'idée,
avec Christine, de récupérer les deux enfants. C'était
la première fois que j'allais à Los Angeles et en
Californie. L'idée de Willow Springs est venue pendant les
contacts avec les avocats et en découvrant la région.
En Allemagne, certaines personnes y ont vu une critique de la terreur
homosexuelle. Finalement, nous nous sommes retrouvés dans
la même situation que les protagonistes du film. Nous étions
dans un petit hôtel qui se trouvait à dix kilomètres
de Willow Springs et nous étions complètement enfermés.
M. Foucault : Qu'est-ce qui fait que ces trois femmes vivent ensemble
?
W. Schroeter : Ce que je veux d'abord dire, c'est que nous étions
ensemble. Willow Springs est le reflet de la situation que nous
vivions et que j'avais ressentie avec ces trois femmes, puisque
je travaillais avec Magdalena, Ila et Christine depuis plusieurs
années. De manière poétique, Ila mettait toujours
sa laideur en avant, Christine était glacialement belle et
très amicale, et la troisième, Magdalena, très
dépressive et très dominatrice. Cette situation s'était
créée dans un espace politique très défavorable,
en un lieu où vivaient des fascistes. Le village était
tenu par un nazi américain. C'était un endroit terrifiant...
Avez-vous une tendance pour la passion ou pour l'amour ?
M. Foucault : La passion.
W. Schroeter : Le conflit de l'amour et de la passion est le sujet
de toutes mes pièces de théâtre. L'amour est
une force perdue, qui doit se perdre tout de suite parce qu'elle
n'est jamais réciproque. C'est toujours la souffrance, le
nihilisme total, comme la vie et la mort. Les auteurs que j'aime
sont tous suicidaires : Kleist, Hölderlin - qui est quelqu'un
que je crois comprendre, mais hors du contexte de la littérature...
Depuis mon enfance, je sais que je dois travailler non pas parce
qu'on m'a dit que c'était indispensable - j'étais
bien trop anarchiste et turbulent pour croire à ça
-, mais parce que je savais qu'il y avait si peu de possibilités
de communiquer dans la vie qu'il fallait profiter du travail pour
s'exprimer. En fait, travailler, c'est créer. J'ai connu
une putain très créatrice qui a eu, avec sa clientèle,
un comportement social créatif et artistique. C'est mon rêve.
Quand je n'atteins pas à ces états de passion, je
travaille...
Quelle est votre vie ?
M. Foucault : Très sage.
W. Schroeter : Pouvez-vous me parler de votre passion ?
M. Foucault : Je vis depuis dix-huit ans dans un état de
passion vis-à-vis de quelqu'un, pour quelqu'un. Peut-être
qu'à un moment donné cette passion a pris la tournure
de l'amour. En vérité, il s'agit d'un état
de passion entre nous deux, d'un état permanent, qui n'a
pas d'autre raison de se terminer que lui-même et dans lequel
je suis complètement investi, qui passe à travers
moi. Je crois qu'il n'y a pas une seule chose au monde, rien, quoi
que ce soit, qui m'arrêterait lorsqu'il s'agit d'aller le
retrouver, de lui parler.
W. Schroeter : Quelles différences remarquez-vous dans l'état
de passion vécu par une femme et dans celui vécu par
un homme ?
M. Foucault : J'aurais tendance à dire qu'il n'est pas possible
de savoir si c'est plus fort chez les homosexuels, dans ces états
de communication sans transparence qu'est la passion, quand on ne
connaît pas ce qu'est le plaisir de l'autre, ce qu'est l'autre,
ce qui se passe chez l'autre.
W. Schroeter : J'ai ma passion en Italie. C'est une passion qu'on
ne peut pas définir de manière exclusivement sexuelle.
C'est un garçon qui a ses amis, qui a ses amantes. C'est
quelqu'un qui a aussi, je crois, une passion pour moi. Ça
serait trop beau si c'était vrai ! Je le dis depuis mon enfance
: pour moi, c'est un avantage d'être homosexuel, parce que
c'est beau.
M. Foucault : On a une preuve objective que l'homosexualité
est plus intéressante que l'hétérosexualité,
c'est qu'on connaît un nombre considérable d'hétérosexuels
qui voudraient devenir homosexuels, alors qu'on connaît très
peu d'homosexuels qui aient réellement envie de devenir hétérosexuels.
C'est comme passer d'Allemagne de l'Est en Allemagne de l'Ouest.
Nous, on pourra aimer une femme, avoir un rapport intense avec une
femme, plus peut-être qu'avec un garçon, mais on n'aura
jamais envie de devenir hétérosexuels.
W. Schroeter : Mon très grand ami Rosa von Pranheim, qui
a fait beaucoup de films sur le sujet de l'homosexualité,
m'a dit un jour
« Tu es lâche et insupportable », parce que
je me refusais de signer une pétition contre la répression
des homosexuels. Ces derniers, à l'occasion d'une campagne
de presse lancée par la revue Der Stern, devaient se déclarer
homosexuels. Je lui ai répondu : « Je veux bien signer
votre pétition mais je ne peux pas écrire quelque
chose contre la répression des homosexuels, car s'il y a
une chose dont je n'ai jamais souffert dans ma vie, c'est bien de
l'homosexualité. » Comme j'étais déjà
beaucoup aimé pat les femmes, ils étaient encore plus
attentifs à ma personne, puisqu'ils savaient que j'étais
homosexuel.
Peut-être ai-je réalisé Willow Springs par
culpabilité, car j'ai fait beaucoup de cinéma et de
théâtre avec les femmes. Je vois bien la différence
de ma passion pour une femme comme Magdalena Montezuma, avec laquelle
j'entretiendrai une amitié très profonde jusqu'à
la fin de mes jours, et ma passion pour mon ami italien. Peut-être
que, psychologiquement - je précise que je ne connais rien
à la psychologie -, c'est l'angoisse avec les hommes et la
culpabilité avec les femmes. Ma motivation est très
étrange. Je ne peux pas la définir. À Prague,
pour mon film Der Tag der Idioten *, j'ai travaillé avec
trente femmes, dont toutes celles avec qui j'ai collaboré
depuis treize ans.
* 1981
M. Foucault : Vous ne pourriez pas dire pourquoi ?
W. Schroeter : Non.
M. Foucault : L'une des choses les plus frappantes de votre film
est qu'on ne peut rien savoir sur ce qui se passe entre ces femmes,
sur la nature de ces petits mondes et, en même temps, il y
a une sorte de clarté, d'évidence.
W. Schroeter : Je ne peux pas définir la cause de mes sentiments.
Par exemple, quand je revois cet ami italien, ça me met dans
un état de passion.
M. Foucault : Je vais prendre un exemple. Quand je vois un film
de Bergman, qui est également un cinéaste obsédé
par les femmes et par l'amour entre les femmes, je m'ennuie. Bergman
m'ennuie, parce que je crois qu'il veut essayer de voir ce qui se
passe entre ces femmes. Alors que, chez vous, il y a une sorte d'évidence
immédiate qui ne cherche pas à dire ce qui se passe,
mais qui permet qu'on ne se pose même pas la question. Et
votre manière de sortir complètement du film psychologique
me semble fructueuse. À ce moment-là, on voit des
corps, des visages, des lèvres, des yeux. Vous leur faites
jouer une sorte d'évidence passionnée.
W. Schroeter : La psychologie ne m'intéresse pas. Je n'y
crois pas.
M. Foucault : Il faut revenir à ce que vous disiez tout
à l'heure sur la créativité. On est perdu dans
sa vie, dans ce qu'on écrit, dans le film qu'on fait lorsque
précisément on veut s'interroger sur la nature de
l'identité de quelque chose. Alors là, c'est «
loupé », car on entre dans les classifications. Le
problème, c'est de créer justement quelque chose qui
se passe entre les idées et auquel il faut faire en sorte
qu'il soit impossible de donner un nom, et c'est donc à chaque
instant d'essayer de lui donner une coloration, une forme et une
intensité qui ne dit jamais ce qu'elle est. C'est ça
l'art de vivre. L'art de vivre, c'est de tuer la psychologie, de
créer avec soi-même et avec les autres des individualités,
des êtres, des relations, des qualités qui soient innomés.
Si on ne peut pas arriver à faire ça dans sa vie,
elle ne mérite pas d'être vécue. Je ne fais
pas de différence entre les gens qui font de leur existence
une oeuvre et ceux qui font une oeuvre dans leur existence. Une
existence peut être une oeuvre parfaite et sublime, et ça,
les Grecs le savaient, alors que nous l'avons complètement
oublié, surtout depuis la Renaissance.
W. Schroeter : C'est le système de la terreur psychologique.
Le cinéma n'est composé que de drames psychologiques,
que de films de terreur psychologique...
Je n'ai pas peur de la mort. C'est peut-être arrogant de
le dire, mais c'est la vérité. (Il y a dix ans, j'avais
peur de la mort.) Regarder la mort en face est un sentiment anarchiste
dangereux contre la société établie. La société
joue avec la terreur et la peur.
M. Foucault : L'une des choses qui me préoccupe depuis un
certain temps, c'est que je me rends compte combien il est difficile
de se suicider. Réfléchissons et énumérons
le petit nombre de moyens de suicides que nous avons à notre
disposition, tous plus dégoûtants les uns que les autres
: le gaz, qui est dangereux pour le voisin, la pendaison, c'est
quand même désagréable pour la femme de ménage
qui découvre le corps le lendemain matin, se jeter par la
fenêtre, ça salit le trottoir. En plus, le suicide
est tout de même considéré de la manière
la plus négative qui soit par la société. Non
seulement on dit que ce n'est pas bien de se suicider, mais on considère
que si quelqu'un se suicide, c'est qu'il allait très mal.
W. Schroeter : Ce que vous dites est étrange, parce que
j'ai eu une discussion avec mon amie Alberte Barsacq, la costumière
de mes films et de mes pièces de théâtre, sur
deux amis qui se sont suicidés dernièrement.
Je ne comprends pas qu'une personne très déprimée
ait la force de se suicider. Je ne pourrais me suicider que dans
un état de grâce, que dans un état de plaisir
extrême, mais surtout pas dans un état de dépression.
G. Courant : Une chose a beaucoup étonné certaines
personnes dans le suicide de jean Eustache, c'est que les jours
précédant son suicide il allait mieux.
M. Foucault : Je suis sûr que ce jean Eustache s'est suicidé
alors qu'il était en forme. Les gens ne le comprennent pas
parce qu'il allait bien. En effet, c'est quelque chose qu'on ne
peut pas admettre. Je suis partisan d'un véritable combat
culturel pour réapprendre aux gens qu'il n'y a pas une conduite
qui ne soit plus belle, qui, par conséquent, mérite
d'être réfléchie avec autant d'attention, que
le suicide. Il faudrait travailler son suicide toute sa vie.
W. Schroeter : Vous connaissez Améry, cet écrivain
allemand, qui, il y a quelques années, a écrit un
livre sur le suicide et qui propose un peu les mêmes idées
que les vôtres ? Lui, après, s'est suicidé.
Nous vivons dans un système qui fonctionne sur la culpabilité.
Regardez la maladie. J'ai vécu en Afrique et aux Indes où
les gens n'étaient pas du tout gênés de montrer
leur état à la société. Même le
lépreux peut se montrer. Dans notre société
occidentale, sitôt que l'on est malade, il faut avoir peur,
se cacher, et on ne peut plus vivre. Ce serait ridicule si la maladie
ne faisait pas partie de la vie. J'ai une relation complètement
schizoïde avec la psychologie. Si je prends mon briquet et
une cigarette, c'est banal. L'important, c'est de faire le geste.
C'est ce qui me donne ma dignité. Savoir que lorsque j'avais
cinq ans ma mère a trop fumé ne m'intéresse
pas pour la connaissance de ma propre personnalité.
M. Foucault : C'est l'un des grands points de choix qu'on a maintenant
par rapport aux sociétés occidentales. On nous a appris
depuis le XXe siècle qu'on ne peut rien faire soi-même
si on ne connaît rien de soi-même. La vérité
sur soi-même est une condition d'existence, alors que vous
avez des sociétés où on pourrait parfaitement
imaginer qu'on n'essaie aucunement de régler la question
de ce que l'on est, qui n'a pas de sens, alors que l'important est
: quel est l'art de la mettre en oeuvre pour faire ce qu'on fait,
pour être ce qu'on est ? Un art de soi-même qui serait
tout à fait le contraire de soi-même. Faire de son
être un objet d'art, c'est ça qui vaut la peine.
W. Schroeter : Je me souviens de cette phrase de votre livre Les
Mots et les Choses que j'ai beaucoup aimée : « Si ces
dispositions venaient à disparaître... alors on peut
bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de
la mer un visage de sable *. » Je ne me suis jamais fâché
avec quelqu'un. Je ne comprends pas comment on peut admettre le
système psychologique bourgeois qui ne cesse de jouer un
individu contre un autre. Je peux très bien me disputer avec
quelqu'un et le lendemain réinstaurer avec lui des relations
normales. (Je ne parle pas de relation amoureuse ou passionnée.)
Chaque jour, je suis un autre. La psychologie, pour moi, est un
mystère. Freud nous a construit un système très
dangereux au-dessus de nos têtes et utilisable par toute société
occidentale.
* Dernier paragraphaphe des Mots et les Choses.
Je voudrais citer un exemple qui me paraît significatif d'un
acte anodin qui serait mal interprété dans un sens
freudien.
Quand je suis rentré d'Amérique après le tournage
de Willow Springs, j'étais très fatigué, et
ma mère a voulu me laver, parce que ça lui faisait
plaisir. À un certain moment, j'ai commencé à
pisser dans la baignoire. Imaginez la situation : une mère
de soixante ans et son fils de vingt-sept. J'ai beaucoup ri. (De
toute façon, je pisse toujours dans les baignoires.) Pourquoi
ne pas pisser ? C'est la seule réponse à donner. C'est
une relation fraternelle, hors inceste, car je n'ai jamais eu de
relation érotique imaginaire avec ma mère. Je l'ai
considérée comme un copain. Je ne vois là aucun
problème, sauf si je réduis cette action dans le contexte
psychologique bourgeois...
Novalis a écrit un poème que j'adore : Les Élégies
pour la nuit. Il explique pourquoi il préfère la nuit
au jour. Ça, c'est le romantisme allemand...
Quand j'ai monté Lohengrin, il y a trois ans, à Kassel,
on m'a demandé : Quelle est votre idée de la mise
en scène ? » Ma seule réponse fut de dire que
la musique de Lohengrin est extrêmement belle, que c'est une
musique romantique que l'on peut forcer parce que Wagner a déjà
eu la conscience du siècle industriel.
Je leur ai précisé que je ne leur donnerai pas le
plaisir de leur jouer le petit diable qui dénonce la musique
et l'oeuvre de Wagner, car je la trouve tellement surchargée
de multiples interprétations, surtout idéologiques,
que je me suis décidé à en donner une représentation
assez enfantine dans une mise en scène très primitive
comme au théâtre de marionnettes. Le ciel était
constellé de mille étoiles illuminées au-dessus
d'une pyramide d'or avec des costumes qui scintillaient. J'ai travaillé
presque uniquement avec le chef d'orchestre pour rendre la musique
la plus belle possible. Mes amis de l'extrême gauche de Berlin
m'ont dit : « Comment peut-on mettre en scène Wagner
de cette façon ? » Je leur ai répondu : «
Je refuse de faire comme Patrice Chéreau qui utilise des
robes de soirée et des machines industrielles dans L'Anneau
des Niebelungen afin d'y dénoncer Wagner, d'en faire quelqu'un
qui prévoit le IIIe Reich. »
M. Foucault : Je ne pense pas que Chéreau ait voulu faire
ce que vous dites. Ce qui m'a paru fort chez Chéreau, c'est
que ce n'est pas parce qu'il fait apparaître des visions industrielles
qu'il y a quelque chose de dénonciateur. Dire qu'il y a des
éléments de cette réalité-là
présente chez Wagner n'est pas une critique simpliste et
dénonciatrice du genre : « Regardez la réalité
de Wagner, c'est la société bourgeoise. »
W. Schroeter : Je travaille toujours avec les ambiances. Le théâtre
de Kassel dans lequel j'ai exécuté la mise en scène
a une bonne ambiance musicale. J'ai réalisé ma mise
en scène essentiellement en fonction des acteurs et des chanteurs.
Si, dans la distribution, j'ai une chanteuse énorme, comme
celle qui interprétait Elsa, je n'essaie pas de la camoufler
par une silhouette noire et un vêtement blanc. J'ai conçu
la mise en scène de manière que, lorsque Elsa, au
premier acte, est accusée d'avoir assassiné Godefroi
et qu'elle raconte ses visions, je les montre comme des visions
collectives, comme si Elsa, avec sa vision, faisait partie d'un
collectif amoureux, passionné. À la fin, quand Lohengrin
se découvre comme un être masculin, on réalise
que c'est quelqu'un de réel et qu'il ne s'agit plus d'une
vision collective. À ce moment-là, Elsa se suicide
et Ortrude, qui représente la vieille culture, triomphe.
Pour moi, Ortrude est la femme passionnée positive de la
pièce.
C'est une musique qu'il faut « attaquer' de manière
naïve. J'aime beaucoup la façon avec laquelle Boulez
dirige Wagner, mais ce n'est pas du tout de cette manière
que je vois sa musique.
Les interprètes ont réellement honte de rater le
génie... et, finalement, ils ratent tout. Wagner était
quelqu'un comme tout le monde avec, bien sûr, beaucoup de
talent et une grande idée. Il ne faut pas commencer par le
respect, bien qu'il faille respecter la qualité de l'oeuvre,
mais pas le génie qui est derrière. La musique de
Lohengrin est très musicale comme la musique viennoise. C'est
ce que j'ai essayé de montrer dans ma mise en scène,
car je n'aime ni le luxe ni Bayreuth.
M. Foucault : Quand vous avez réalisé Maria Malibran,
avez-vous d'abord pensé à la musique ?
W. Schroeter : Avant tout, je pensais au suicide, aux gens que
j'aimais et à ceux avec qui j'éprouvais de la passion,
comme Maria Callas dont j'étais toujours très amoureux.
La Mort de Maria Malibran a existé aussi grâce à
des lectures : un livre espagnol sur Maria Malibran, un texte sur
la mort de Janis Joplin et un autre sur celle de Jimi Hendrix qui
étaient des gens que j'admirais énormément.
Maria Callas était la vision érotique de mon enfance.
Dans mes rêves érotiques de quatorze ans, je l'imaginais
pisser et moi en train de la regarder. C'était toujours en
dehors de l'image de Maria Callas, du respect et de l'amitié
que j'avais pour elle. Elle est la femme érotique. Maria
Callas était une passion totale. Étrangement, elle
ne m'a jamais fait peur. Je me souviens d'une discussion que j'avais
eue avec elle, à Paris, en 1976, où elle m'avait dit
qu'elle ne connaissait que des gens qui avaient peur d'elle. Je
lui avais dit : « Comment est-ce possible d'avoir peur de
vous ? » Elle était d'une gentillesse exceptionnelle,
elle était comme une petite fille grecque américaine.
À cinquante ans, elle était la même chose. Je
lui avais proposé : « Voulez-vous qu'on publie un article
dans France-Soir : « Maria Callas cherche un homme »
? » Elle a beaucoup ri. « Vous verrez, une centaine
de personnes vont arriver. » Les gens avaient tellement peur
d'elle qu'ils n'osaient pas venir la voir. Elle vivait une vie très
solitaire. Qu'est-ce que c'était dommage, car, en dehors
de son génie, elle était d'une sympathie et d'une
gentillesse fabuleuses...
Une chose me fascine. Je trouve ça inimaginable ! Depuis
douze ans que je travaille avec la même dizaine de personnes,
il n'y a pratiquement pas, dans ce groupe, d'intérêt
d'un membre à l'autre. Il n'y a pas d'intérêt
profond entre Magdalena Montezuma et Christine Kaufmann, entre Christine
et Ingrid Caven, etc. Il y a un intérêt vital entre
Magdalena et Ingrid qui s'aiment et qui s'admirent beaucoup, mais
c'est une exception. S'il n'y a pas le metteur en scène entre
elles, il n'y a pas de communication très vitale.
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