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« Sexual Choice, Sexual Act » (« Choix sexuel,
acte sexuel » ; entretien avec J. O’Higgins ; trad.
F. Durand-Bogaert), Salmagundi, nos 58-59 : Homosexuality : Sacrilege,
Vision, Politics, automne-hiver 1982, pp. 10-24.
Dits Ecrits tome IV texte n°317
- j'aimerais, pour commencer, vous demander ce que vous pensez
au récent ouvrage de John Boswell sur l'histoire de l'homosexualité
depuis les débuts de l'ère chrétienne jusqu'à
la fin du Moyen Âge *. En qualité d'historien, trouvez-vous
sa méthodologie valable ? Dans quelle mesure, selon vous,
les conclusions auxquelles Boswell aboutit contribuent-elles à
mieux faire comprendre ce qu'est l'homosexualité aujourd'hui
?
* Boswell (J .), Christianity, Social Tolerance and Homosexuality
: Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian
Era to the Fourteenth Century, Chicago, The University of Chicago
Press, 1980 (Christianisme, tolérance sociale et homosexualité.
Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l'ère
chrétienne au XIVe siècle, trad. A. Tachet, Paris,
Gallimard, 1985).
- Nous avons là, assurément, une étude très
importante, dont l'originalité est déjà évidente
dans la manière dont elle pose le problème. D'un point
de vue méthodologique, le rejet par Boswell de l'opposition
tranchée entre homosexuel et hétérosexuel,
qui joue un rôle si important dans la manière dont
notre culture considère l'homosexualité, constitue
un progrès, non seulement pour la science, mais aussi pour
la critique culturelle. L'introduction du concept de gay (dans la
définition qu'en donne Boswell), en même temps qu'elle
nous fournit un précieux instrument de recherche, nous aide
à mieux comprendre l'image qu'ont les gens d'eux-mêmes
et de leur comportement sexuel. En ce qui concerne les résultats
de l'enquête, cette méthodologie a permis de découvrir
que ce qu'on a appelé la répression de l'homosexualité
ne remontait pas au christianisme à proprement parler, mais
à une période plus tardive de l'ère chrétienne.
Il est important, dans ce type d'analyse, de bien saisir l'idée
que se font les gens de leur sexualité. Le comportement sexuel
n'est pas, comme on le suppose trop souvent, la superposition, d'un
côté, de désirs issus d'instincts naturels,
et de l'autre, de lois permissives et restrictives qui dictent ce
qu'il faut faire et ne pas faire. Le comportement sexuel est plus
que cela. Il est aussi la conscience de ce qu'on fait, la manière
dont on vit l'expérience, la valeur qu'on lui accorde. C'est
dans ce sens, je crois, que le concept de gay contribue à
une appréciation positive -plutôt que purement négative
- d'une conscience dans laquelle l'affection, l'amour, le désir,
les rapports sexuels sont valorisés.
- Votre travail récent vous a, si je ne m'abuse, conduit
à étudier la sexualité dans la Grèce
antique.
- C'est exact, et précisément le livre de Boswell
m'a servi de guide, dans la mesure où il m'a indiqué
où chercher ce qui fait la valeur que les gens attachent
à leur comportement sexuel.
- Cette valorisation du contexte culturel et du discours que les
gens tiennent à propos de leurs conduites sexuelles est-elle
le reflet d'une décision méthodologique de contourner
la distinction entre prédisposition innée à
l'homosexualité et conditionnement social ? Avez-vous une
conviction, quelle qu'elle soit, dans ce domaine ?
- Je n'ai strictement rien à dire sur ce point. No comment.
-Voulez-vous dire qu'il n'y a pas de réponse à cette
question ? Ou bien que ma question est une fausse question ? Ou,
tout simplement, qu'elle ne vous intéresse pas ?
- Non, rien de tout cela. Je ne crois pas utile, simplement, de
parler de choses qui sont au-delà de mon domaine de compétence.
La question que vous posez n'est pas de mon ressort, et je n'aime
pas parler de ce qui ne constitue pas vraiment l'objet de mon travail.
Sur cette question, j'ai seulement une opinion ; et puisque ce n'est
qu'une opinion, c'est sans intérêt.
- Mais les opinions peuvent être intéressantes, ne
croyez-vous pas ? -C'est vrai, je pourrais donner mon opinion, mais
cela n'aurait de sens que si tout le monde, quel qu'il soit, était
consulté. Je ne veux pas, sous prétexte que je suis
interviewé, profiter d'une position d'autorité pour
faire le commerce d'opinions.
- Soit. Nous allons donc changer de cap. Pensez-vous qu'on puisse
légitimement parler d'une conscience de classe, en ce qui
concerne les homosexuels ? Doit-on encourager les homosexuels à
considérer qu'ils font partie d'une classe, au même
titre que les ouvriers non qualifiés ou que les Noirs, dans
certains pays ? Quels doivent être, selon vous, les objectifs
politiques des homosexuels en tant que groupe ?
- En réponse à votre première question, je
dirai que la conscience de l'homosexualité va certainement
au-delà de l'expérience individuelle et comprend le
sentiment d'appartenir à un groupe social particulier. C'est
là un fait incontestable, qui remonte à des temps
très anciens. Bien entendu, cette manifestation de la conscience
collective des homosexuels est quelque chose qui change avec le
temps et varie d'un lieu à un autre. Elle a, par exemple,
en diverses occasions, pris la forme de l'appartenance à
une sorte de société secrète, ou de l'appartenance
à une race maudite, ou encore de l'appartenance à
une fraction d'humanité à la fois privilégiée
et persécutée -la conscience collective des homosexuels
a subi de nombreuses transformations, tout comme, soit dit en passant,
la conscience collective des ouvriers non qualifiés. Il est
vrai que, plus récemment, certains homosexuels, suivant le
modèle politique, ont entrepris de façonner une certaine
conscience de classe. Mon sentiment est que cela n'a pas été
vraiment un succès, quelles que soient les conséquences
politiques de cette démarche, parce que les homosexuels ne
constituent pas une classe sociale. Cela ne veut pas dire qu'on
ne puisse pas imaginer une société dans laquelle les
homosexuels constitueraient une classe sociale. Mais, étant
donné notre mode actuel d'organisation économique
et sociale, je ne vois guère la chose se profiler.
Pour ce qui est des objectifs politiques du mouvement homosexuel,
deux points peuvent être soulignés. Il faut, en premier
lieu, considérer la question de la liberté de choix
sexuel. Je dis liberté de choix sexuel, et non liberté
d'acte sexuel, parce que certains actes, comme le viol, ne devraient
pas être permis, qu'ils mettent en cause un homme et une femme
ou deux hommes. Je ne crois pas que nous devrions faire d'une sorte
de liberté absolue, de liberté totale d'action, dans
le domaine sexuel, notre objectif. En revanche, là où
il est question de la liberté de choix sexuel, notre intransigeance
doit être totale. La liberté de choix sexuel implique
la liberté d'expression de ce choix. Par cela, j'entends
la liberté de manifester ou de ne pas manifester ce choix.
Il est vrai que, en ce qui concerne la législation, des progrès
considérables ont été accomplis dans ce domaine
et qu'un mouvement s'est amorcé vers une plus grande tolérance,
mais il ya encore beaucoup à faire.
Deuxièmement, un mouvement homosexuel pourrait se donner
comme objectif de poser la question de la place qu'occupent pour
l'individu, dans une société donnée, le choix
sexuel, le comportement sexuel et les effets des rapports sexuels
entre les gens. Ces questions sont fondamentalement obscures. Voyez,
par exemple, la confusion et l'équivoque qui entourent la
pornographie, ou le manque de clarté qui caractérise
la question du statut légal susceptible de définir
la liaison entre deux personnes du même sexe. Je ne veux pas
dire que la législation du mariage entre homosexuels doit
constituer un objectif ; mais que nous avons là toute une
série de questions concernant l'insertion et la reconnaissance,
à l'intérieur du cadre légal et social, d'un
certain nombre de rapports entre les individus, qui doivent trouver
une réponse.
- Vous considérez donc, si je comprends bien, que le mouvement
homosexuel ne doit pas seulement se donner pour objectif d’accroître
la libéralité des lois, mais doit aussi poser des
questions plus vastes et plus profondes sur le rôle stratégique
que jouent les préférences sexuelles et sur la manière
dont ces préférences sont perçues. Pensez-vous
que le mouvement homosexuel ne devrait pas se limiter à la
seule libéralisation des lois relatives au choix sexuel de
l'individu, mais devrait aussi inciter l'ensemble de la société
à repenser ses présupposés en matière
de sexualité ? Ce qui voudrait dire, en d'autres termes,
non pas que les homosexuels sont des déviants qu'il faut
laisser vivre en paix, mais qu'il faut détruire tout le système
conceptuel qui classe les homosexuels parmi les déviants.
Voilà qui jette un jour intéressant sur la question
des éducateurs homosexuels. Dans le débat qui s'est
instauré en Californie, par exemple, concernant le droit
des homosexuels à enseigner dans les écoles primaires
et secondaires, ceux qui étaient contre ce droit se fondaient
non seulement sur l'idée que les homosexuels pouvaient constituer
un danger pour l'innocence, dans la mesure où ils étaient
susceptibles de chercher à séduire leurs élèves,
mais aussi sur le fait que les homosexuels pouvaient prêcher
l’homosexualité.
- Toute la question, voyez-vous, a été mal formulée.
En aucun cas, le choix sexuel d'un individu ne devrait déterminer
la profession qu'on lui permet, ou qu'on lui interdit, d'exercer.
Les pratiques sexuelles ne sont tout simplement pas des critères
pertinents pour décider de l'aptitude d'un individu à
exercer une profession donnée. « D'accord, me direz-vous,
mais si cette profession est utilisée par les homosexuels
pour encourager d'autres gens à devenir homosexuels ? »
Je vous répondrai ceci : croyez-vous que les enseignants
qui, pendant des années, des dizaines d'années, des
siècles, ont expliqué aux enfants que l'homosexualité
était inadmissible, croyez-vous que les manuels scolaires
qui ont purgé la littérature et falsifié l
'histoire afin d'exclure un certain nombre de conduites sexuelles
n'ont pas causé de dommages au moins aussi sérieux
que ceux que l'on peut imputer à un enseignant homosexuel
qui parle de l'homosexualité et dont le seul tort est d'expliquer
une réalité donnée, une expérience vécue
?
Le fait qu'un enseignant soit homosexuel ne peut avoir d'effet
électrisant et extrême sur les élèves
que si le reste de la société refuse d'admettre l'existence
de l'homosexualité. A priori, un enseignant homosexuel ne
devrait pas poser plus de problèmes qu'un enseignant chauve,
un professeur homme dans une école de filles, un professeur
femme dans une école de garçons ou un professeur arabe
dans une école du XVIe arrondissement de Paris.
Quant au problème de l'enseignant homosexuel qui cherche
activement à séduire ses élèves, tout
ce que je peux dire, c'est que la possibilité de ce problème
est présente dans toutes les situations pédagogiques
; on trouve bien plus d'exemples de ce type de conduite parmi les
enseignants hétérosexuels -tout simplement parce qu'ils
constituent la majorité des enseignants.
- On observe une tendance de plus en plus marquée, dans
les cercles intellectuels américains, en particulier parmi
les féministes les plus convaincues, à distinguer
entre l’homosexualité masculine et l’homosexualité
féminine, Cette distinction repose sur deux choses. D'abord,
si le terme homosexualité est employé pour désigner
non seulement un penchant pour les relations affectives avec des
personnes du même sexe, mais aussi une tendance à trouver,
chez les membres du même sexe, une séduction et une
gratification érotiques, alors il est important de souligner
les choses très différentes qui se passent, sur le
plan physique, dans l'une et l'autre rencontres. L'autre idée
sur laquelle se fonde la distinction est que les lesbiennes, dans
l'ensemble, semblent rechercher chez une autre femme ce qu'offre
une relation hétérosexuelle stable : le soutien, l'affection,
l'engagement à long terme. Si cela n'est pas le cas des homosexuels
hommes, alors on peut dire que la différence est frappante,
sinon fondamentale. La distinction vous paraît-elle utile
et viable ? Quelles raisons peut-on discerner, qui justifient ces
différences que bon nombre de féministes radicales
influentes soulignent avec tant d'insistance ?
- Je ne puis qu'éclater de rire...
- Ma question est-elle drôle d'une manière qui m'échappe,
ou stupide, ou les deux ?
- Elle n'est certainement pas stupide, mais je la trouve très
amusante, sans doute pour des raisons que je ne pourrais pas expliquer,
même si je le voulais. Je dirai que la distinction proposée
ne me paraît pas très convaincante, si j'en juge par
ce que j'observe de l'attitude des lesbiennes. Mais, au-delà
de cela, il faudrait parler des pressions différentes qui
s'exercent sur les hommes et les femmes qui se déclarent
homosexuels ou essaient de se vivre comme tels. Je ne crois pas
que les féministes radicales des autres pays aient, sur ces
questions, le point de vue que vous décrivez comme étant
celui des intellectuelles américaines.
- Freud déclare dans sa « Psychogenèse d'un
cas d'homosexualité féminine » que tous les
homosexuels sont des menteurs *, Il n'est pas nécessaire
de prendre cette affirmation au sérieux pour se demander
si l'homosexualité ne comporte pas une tendance à
la dissimulation qui aurait pu inciter Freud à de tels propos.
* Allusion à la phrase : de Freud « Je lui expliquai
un jour que je n'avais pas confiance en ces rêves, qu'ils
étaient mensongers », in « Sur la psychogenèse
d'un cas d'homosexualité féminine », 1920, Névrose,
Psychose et Perversion, Paris, P.U.F., 1973, p. 264.
Si au mot « mensonge », nous substituons des mots comme
« métaphore » ou « expression indirecte
», ne cernons-nous pas de plus près ce qu'est le style
homosexuel ? Y a-t-il d'ailleurs quelque intérêt à
parler d'un style ou d'une sensibilité homosexuels ? Richard
Sennett, pour sa part, considère qu'il n'y a pas plus un
style homosexuel qu'un style hétérosexuel. Est-ce
aussi votre point de vue ?
- Oui, je ne crois pas qu'il y ait grand sens à parler d'un
style homosexuel. Sur le plan même de la nature, le terme
homosexualité ne signifie pas grand-chose. Je suis précisément
en train de lire un livre intéressant, sorti depuis peu aux
États-Unis, et qui s'intitule Proust and the Art of Loving
(Proust et l'Art d'aimer) *. L'auteur montre à quel point
il est difficile de donner un sens à la proposition «
Proust était homosexuel ». Il me semble que nous avons
là, en définitive, une catégorie inadéquate.
Inadéquate, dans le sens où, d'une part, on ne peut
pas classer les comportements, et, d'autre part, le terme ne rend
pas compte du type d'expérience dont il s'agit. On pourrait,
à la rigueur, dire qu'il y a un style gay, ou du moins une
tentative progressive pour recréer un certain style d'existence,
une forme d'existence ou un art de vivre que l'on pourrait appeler
« gay ».
* Rivers (J. C.), Proust and the Art of Loving : The Aesthetics
of Sexuality in the Life, Times and Art of Marcel Proust, New York,
Columbia University Press, 1980.
Pour répondre, à présent, à votre question
concernant la dissimulation, il est vrai qu'au XIXe siècle,
par exemple, il était nécessaire, dans une certaine
mesure, de cacher son homosexualité. Mais traiter les homosexuels
de menteurs équivaut à traiter de menteurs les résistants
à une occupation militaire. Ou à traiter les juifs
d'« usuriers », à une époque où
la profession d'usurier était la seule qu'on leur permettait
d'exercer.
- Il semble évident, cependant, au moins sur le plan sociologique,
qu'on puisse assigner au style gay certaines caractéristiques,
certaines généralisations aussi qui -malgré
votre rire de tout à l'heure - rappellent des formules stéréotypées
comme la promiscuité, l'anonymat entre partenaires sexuels,
l'existence de rapports purement physiques, etc.
- Oui, mais les choses ne sont pas tout à fait si simples.
Dans une société comme la nôtre où l'homosexualité
est réprimée -et sévèrement -, les hommes
jouissent d'une liberté bien plus grande que les femmes.
Les hommes ont la possibilité de faire l'amour bien plus
souvent, et dans des conditions nettement moins restrictives, On
a créé des maisons de prostitution pour satisfaire
leurs besoins sexuels.
De manière ironique, cela a eu pour effet une certaine permissivité
à l'égard des pratiques sexuelles entre hommes. On
considère que le désir sexuel est plus intense chez
les hommes, et donc qu'il a davantage besoin d'un exutoire ; ainsi,
à côté des maisons de passe, a-t-on vu apparaître
des bains où les hommes pouvaient se rencontrer et avoir
entre eux des rapports sexuels, Les bains romains avaient très
précisément cette fonction, celle d'être un
lieu où les hétérosexuels se rencontraient
pour le sexe. Ce n'est qu'au XVIe siècle, je crois, que l'on
a fermé ces bains, sous prétexte qu'ils étaient
les lieux d'une débauche sexuelle inacceptable. De cette
manière, même l'homosexualité a bénéficié
d'une certaine tolérance à l'égard des pratiques
sexuelles, tant qu'elle se limitait à une simple rencontre
physique. Et non seulement l'homosexualité a bénéficié
de cette situation, mais, par un tour singulier - courant dans ce
genre de stratégies -, elle a renversé les critères
de telle manière que les homosexuels ont pu, dans leurs rapports
physiques, jouir d'une liberté plus grande que les hétérosexuels.
Il en résulte que les homosexuels ont aujourd'hui la satisfaction
de savoir que, dans un certain nombre de pays - les Pays-Bas, le
Danemark, les États-Unis, et même un pays aussi provincial
que la France -, les possibilités de rencontres sexuelles
sont immenses. De ce point de vue, la consommation, pourrait-on
dire, a beaucoup augmenté. Mais cela n'est pas nécessairement
une condition naturelle de l'homosexualité, une donnée
biologique.
- Le sociologue américain Philip Rieff, dans un essai sur
Oscar Wilde intitulé The Impossible Culture (La Culture impossible)
*, voit en Wilde un précurseur de la culture moderne. L'essai
commence par une longue citation des actes du procès d'Oscar
Wilde et se poursuit par une série de questions que l'auteur
soulève quant à la viabilité d'une culture
exempte de toute interdiction -d'une culture, donc, qui ne connaît
pas la nécessité de la transgression.
* Rieff (P.), « The Impossible Culture », Salmagundi,
nos 58-59 : Homosexuality : Sacrilege, Vision, Politics, automne
1982-hiver 1983, pp. 406-426.
Examinons, si
vous le voulez bien, ce que dit Philip Rieff :
« Une culture ne résiste à la menace de la
possibilité pure contre elle que dans la mesure où
ses membres apprennent, à travers leur appartenance à
elle, à restreindre l'éventail des choix offerts.
»
« A mesure que la culture est intériorisée
et devient caractère, c'est l'individualité qui est
contrainte, soit ce à quoi Wilde attachait le plus de prix.
Une culture en crise favorise l'épanouissement de l'individualité
; une fois intériorisées, les choses ne pèsent
plus assez lourd pour freiner le jeu en surface de l'expérience.
On peut envisager l'hypothèse selon laquelle, dans une culture
qui atteindrait la crise maximale, tout pourrait être exprimé
et rien ne serait vrai. »
« Sociologiquement, une vérité est tout ce
qui milite contre la capacité des hommes à tout exprimer.
La répression est la vérité. »
Ce que dit Rieff de Wilde et de l'idée de culture incarnée
par Wilde vous paraît-il plausible ? Ce que dit Rieff de Wilde
et de l'idée de culture incarnée par Wilde vous paraît-il
plausible ?
- Je ne suis pas sûr de comprendre les remarques du professeur
Rieff. Qu'entend-il, par exemple, par « la répression
est la vérité » ?
- En fait, je crois que cette idée est assez proche de ce
que vous expliquez dans vos livres lorsque vous dites que la vérité
est le produit d'un système d'exclusions, qu'elle est un
réseau, une épistémè qui définit
ce qui peut et ce qui ne peut pas être dit.
- La question importante, me semble-t-il, n'est pas de savoir si
une culture exempte de restrictions est possible ou même désirable,
mais si le système de contraintes à l'intérieur
duquel une société fonctionne laisse les individus
libres de transformer ce système. Il y aura toujours des
contraintes qui seront intolérables pour certains membres
de la société. Le nécrophile trouve intolérable
que l'accès aux tombes lui soit interdit. Mais un système
de contraintes ne devient vraiment intolérable que lorsque
les individus qui sont soumis à ce système n'ont pas
les moyens de le modifier. Cela peut arriver lorsque le système
devient intangible, soit qu'on le considère comme un impératif
moral ou religieux, soit qu'on en fasse la conséquence nécessaire
de la science médicale. Si ce que Rieff veut dire est que
les restrictions doivent être claires et bien définies,
alors je suis d'accord.
- En fait, Rieff dirait qu'une vraie culture est une culture dans
laquelle les vérités essentielles ont été
si bien intériorisées par chacun qu'il n'est pas nécessaire
de les exprimer verbalement. Il est clair que, dans une société
de droit, il faudrait que l'éventail des choses non permises
soit explicite, mais les grandes convictions de principes resteraient,
pour la plupart, inaccessibles à une formulation simple.
Une partie de la réflexion de Rieff est dirigée contre
l'idée qu'il est souhaitable de se débarrasser des
convictions de principe au nom d'une liberté parfaite, et
aussi contre l'idée que les restrictions sont, par définition,
ce que nous devons tous nous employer à faire disparaître.
- Il n'y a pas de doute qu'une société sans restrictions
est inconcevable ; mais je ne peux que me répéter,
et dire que ces restrictions doivent être à la portée
de ceux qui les subissent afin qu'au moins la possibilité
leur soit offerte de les modifier. Pour ce qui est des convictions
de principe, je ne crois pas que Rieff et moi serions d'accord ni
sur leur valeur, ni sur le sens à leur donner, ni sur les
techniques qui permettent de les enseigner.
- Vous avez, sans nul doute, raison sur ce point. Quoi qu'il en
soit, nous pouvons quitter, à présent, les sphères
du droit et de la sociologie pour nous tourner vers le domaine des
lettres. J'aimerais vous demander de commenter la différence
entre l'érotique, tel qu'il se présente dans la littérature
hétérosexuelle, et le sexe, tel que le fait apparaître
la littérature homosexuelle. Le discours sexuel, dans les
grands romans hétérosexuels de notre culture -je m'aperçois
à quel point la désignation « romans hétérosexuels
» est elle-même douteuse -, se caractérise par
une certaine pudeur et une certaine discrétion, qui semblent
ajouter au charme des oeuvres. Lorsque les écrivains hétérosexuels
parlent du sexe en termes trop explicites, il semble perdre un peu
de ce pouvoir mystérieusement évocateur, de cette
force qu'on trouve dans un roman comme Anna Karénine. C’est
là, en fait, un point que George Steiner développe
avec beaucoup de pertinence dans bon nombre de ses essais. Contrastant
avec la pratique des grands romanciers hétérosexuels,
nous avons l'exemple de divers écrivains homosexuels. Je
pense à Cocteau, par exemple, qui, dans son Livre blanc *,
réussit à préserver l'enchantement poétique
auquel les écrivains hétérosexuels parviennent
par des allusions voilées, tout en décrivant les actes
sexuels dans les termes les plus réalistes. Pensez-vous qu'il
existe bien une telle différence entre ces deux types de
littérature, et si oui, comment la justifiez-vous ?
* Cocteau (J.), Le Livre blanc, Paris, Sachs et Bonjean, 1928.
- C'est une question très intéressante. Comme je
l'ai dit précédemment, j'ai lu, ces dernières
années, un grand nombre de textes latins et grecs qui décrivent
les pratiques sexuelles tant des hommes entre eux que des hommes
avec les femmes ; et j'ai été frappé par l'extrême
pruderie de ces textes (il y a, bien entendu, quelques exceptions).
Prenez un auteur comme Lucien. Nous avons là un écrivain
antique, qui certes parle de l'homosexualité, mais en parle
d'une manière presque pudique. À la fin de l'un de
ses dialogues, par exemple, il évoque une scène où
un homme approche un jeune garçon, pose la main sur son genou,
puis la glisse sous sa runique et caresse sa poitrine ; la main
descend ensuite vers le ventre du jeune homme, et, à ce point,
le texte tourne court **. J'ai tendance à attribuer cette
pudeur excessive, qui en général caractérise
la littérature homosexuelle de l'Antiquité, au fait
que les hommes jouissaient, à l'époque, dans leurs
pratiques homosexuelles, d'ure liberté beaucoup plus grande.
** Lucien, Dialogues des courtisanes (trad. E. Talbot), Paris,
Jean-Claude Lattès, 1979.
- Je vois. En somme, plus les pratiques sexuelles sont libres et
franches, plus on peut se permettre d'en parler de manière
réticente et biaisée. Voilà qui expliquerait
pourquoi la littérature homosexuelle est plus explicite dans
notre culture que la littérature hétérosexuelle.
Mais je me demande toujours s'il y a, dans cette explication, quelque
chose qui pourrait justifier le fait que la littérature homosexuelle
réussit à créer, dans l'imagination du lecteur,
les effets que crée la littérature hétérosexuelle
en utilisant très précisément les moyens opposés.
- Je vais, si vous le permettez, essayer de répondre à
votre question autrement. L'hétérosexualité,
au moins depuis le Moyen Âge, a toujours été
appréhendée selon deux axes : l'axe de la cour, où
l'homme séduit la femme, et l'axe de l'acte sexuel lui-même.
La grande littérature hétérosexuelle de l'Occident
s'est essentiellement préoccupée de l'axe de la cour
amoureuse, c'est-à-dire, avant tout, de ce qui précède
l'acte sexuel. Toute l'oeuvre de raffinement intellectuel et culturel,
toute l'élaboration esthétique en Occident a toujours
été tournée vers la cour. C'est ce qui explique
que l'acte sexuel lui-même soit relativement peu apprécié,
tant du point de vue littéraire que culturellement et esthétiquement.
À l'inverse, il n'y a rien qui rattache l'expérience
homosexuelle moderne à la cour. Les choses, du reste, ne
se passaient pas ainsi dans la Grèce antique. Pour les Grecs,
la cour entre hommes était plus importante que la cour entre
hommes et femmes (qu'on pense seulement à Socrate et à
Alcibiade). Mais la culture chrétienne occidentale a banni
l'homosexualité, la forçant à concentrer toute
son énergie sur l'acte lui-même. Les homosexuels n'ont
pas pu élaborer un système de cour parce qu'on leur
a refusé l'expression culturelle nécessaire à
cette élaboration. Le clin d'oeil dans la rue, la décision,
en une fraction de seconde, de saisir l'aventure, la rapidité
avec laquelle les rapports homosexuels sont consommés, tout
cela est le produit d'une interdiction. À partir du moment
où une culture et une littérature homosexuelles s'ébauchaient,
il était naturel qu'elles se concentrent sur l'aspect le
plus brûlant et le plus passionné des relations homosexuelles.
- En vous écoutant, je repense à la célèbre
formule de Casanova : « Le meilleur moment, dans l'amour,
c'est quand on monte l'escalier. » On aurait peine aujourd'hui
à imaginer ces mots dans la bouche d'un homosexuel.
- Exactement. Un homosexuel dirait plutôt : « Le meilleur
moment, dans l'amour, c'est quand l'amant s'éloigne dans
le taxi. »
- Je ne peux m'empêcher de penser que c'est là une
description plus ou moins précise des relations entre Swann
et Odette dans le premier volume de La Recherche *.
* Proust (M.), À la recherche du temps perdu, t. I : Du
côté de chez Swann, 2e partie : Un amour de Swann,
Paris, Éd. de la Nouvelle Revue française, 1929.
- Oui, c'est vrai, en un sens. Mais, bien qu'il s'agisse ici d'une
relation entre un homme et une femme, il faudrait, en la décrivant,
prendre en compte la nature de l'imagination qui l'a conçue.
- Et il faudrait aussi prendre en compte la nature pathologique
de la relation telle que Proust l'a lui-même conçue.
- J'aimerais autant laisser de côté, dans ce contexte,
la question de la pathologie. Je préfère tout simplement
m'en tenir à la remarque par laquelle j'ai ouvert cette partie
de notre échange, à savoir que, pour un homosexuel,
il est probable que le meilleur moment de l'amour est celui où
l'amant s'éloigne dans le taxi. C'est lorsque l'acte est
consommé et le garçon reparti que l'on commence à
rêver à la chaleur de son corps, à la qualité
de son sourire, au ton de sa voix. C'est le souvenir plutôt
que l'anticipation de l'acte qui importe avant tout dans les relations
homosexuelles. C'est la raison pour laquelle les grands écrivains
homosexuels de notre culture (Cocteau, Genet, Burroughs) ont pu
décrire avec tant d'élégance l'acte sexuel
lui-même : l'imagination homosexuelle s'attache, pour l'essentiel,
au souvenir plutôt qu'à l'anticipation de cet acte.
Et, comme je l'ai dit précédemment, tout cela est
le produit de considérations pratiques, de choses très
concrètes qui ne disent rien de la nature intrinsèque
de l'homosexualité.
- Pensez-vous que cela a quelque influence sur la prétendue
prolifération des perversions à l’heure actuelle
? Je fais allusion à des phénomènes comme la
scène sadomaso, les golden showers, les divertissements scatologiques
et autres choses du même genre. Nous savons que ces pratiques
existent depuis assez longtemps, mais il semble qu'on s'y livre
aujourd'hui de manière beaucoup plus ouverte.
- Je dirai aussi que bien plus de gens s'y livrent.
- Pensez-vous que ce phénomène, et le fait que l'homosexualité
sorte aujourd'hui du placard, rendant publique sa forme d'expression,
sont en quelque manière liés ?
- Je risquerai l'hypothèse suivante : dans une civilisation
qui, pendant des siècles, a considéré que l'essence
de la relation entre deux personnes résidait dans le fait
de savoir si oui ou non l'une des deux parties allait céder
à l'autre, tout l'intérêt et toute la curiosité,
toute l'audace et la manipulation dont font preuve les parties en
question ont toujours visé la soumission du partenaire afin
de coucher avec lui. À présent que les rencontres
sexuelles sont devenues extrêmement faciles et nombreuses,
comme c'est le cas des rencontres homosexuelles, les complications
n'interviennent qu'après coup.
Dans ces rencontres de fortune, ce n'est qu'après avoir
fait l'amour que l'on commence à s'enquérir de l'autre.
Une fois l'acte sexuel consommé, on se retrouve en train
de demander à son partenaire : « Au fait, c'était
quoi votre nom ? »
Nous sommes donc en présence d'une situation dans laquelle
toute l'énergie et l'imagination, si bien canalisées
par la cour dans une relation hétérosexuelle, s'appliquent
ici à intensifier l'acte sexuel lui-même. Il se développe
aujourd'hui tout un nouvel art de la pratique sexuelle, qui tente
d'explorer les diverses possibilités internes du comportement
sexuel. On voit se constituer, dans des villes comme San Francisco
et New York, ce qu'on pourrait appeler des laboratoires d'expérimentation
sexuelle. On peut voir en eux la contrepartie des cours médiévales,
qui définissaient des règles très strictes
de propriété dans le rituel de cour.
C'est parce que l'acte sexuel est devenu si facile et si accessible
aux homosexuels qu'il court le risque de devenir rapidement ennuyeux
; aussi fait-on tout ce qu'il est possible pour innover et introduire
des variations qui intensifient le plaisir de l'acte.
- Oui, mais pourquoi ces innovations ont-elles pris cette forme,
et non une autre ? D'où vient la fascination pour les fonctions
excrétoires, par exemple ?
- Je trouve plus surprenant, d'une manière générale,
le phénomène du sadomasochisme. Plus surprenant, dans
la mesure où les rapports sexuels s'élaborent et s'exploitent
ici par le biais de relations mythiques. Le sadomasochisme n'est
pas une relation entre celui (ou celle) qui souffre et celui (ou
celle) qui inflige la souffrance, mais entre un maître et
la personne sur laquelle s'exerce son autorité. Ce qui intéresse
les adeptes du sadomasochisme est le fait que la relation est à
la fois soumise à des règles et ouverte. Elle ressemble
à un jeu d'échecs, en ceci que l'un peut gagner et
l'autre perdre. Le maître peut perdre, dans le jeu sadomasochiste,
s'il se révèle incapable de satisfaire les besoins
et les exigences de souffrance de sa victime. De même, l'esclave
peut perdre s'il ne parvient pas à relever, ou s'il ne supporte
pas de relever, le défi que lui lance son maître. Ce
mélange de règles et d'ouverture a pour effet d'intensifier
les rapports sexuels en introduisant une nouveauté, une tension
et une incertitude perpétuelles, dont est exempte la simple
consommation de l'acte. Le but est aussi d'utiliser chaque partie
du corps comme un instrument sexuel.
En fait, la pratique du sadomasochisme est liée à
l'expression célèbre « animal triste post coitum
». Comme le coït est immédiat dans les relations
homosexuelles, le problème devient : « Que peut-on
faire pour se protéger de l'accès de tristesse ? »
- Verriez-vous une explication au fait que les hommes semblent
aujourd'hui mieux disposés à accepter la bisexualité
des femmes que celle des hommes ?
- Cela a sans doute à voir avec le rôle que jouent
les femmes dans l'imagination des hommes hétérosexuels.
Ils les considèrent, depuis toujours, comme leur propriété
exclusive. Afin de préserver cette image, un homme devait
empêcher sa femme d'être trop en contact avec d'autres
hommes ; les femmes se sont ainsi vues restreintes au seul contact
social avec les autres femmes, ce qui explique qu'une tolérance
plus grande se soit exercée à l'égard des rapports
physiques entre femmes. Par ailleurs, les hommes hétérosexuels
avaient l'impression que, s'ils pratiquaient l'homosexualité,
cela détruirait ce qu'ils s'imaginent être leur image
auprès des femmes. Ils pensent que, dans l'esprit des femmes,
ils sont les maîtres. Ils croient que l'idée qu'ils
puissent se soumettre à un autre homme, être dominés
par lui dans l'acte d'amour détruira leur image auprès
des femmes. Les hommes pensent que les femmes ne peuvent éprouver
de plaisir qu'à la condition qu'elles les reconnaissent comme
maîtres. Même pour les Grecs, le fait d'être le
partenaire passif dans une relation amoureuse constituait un problème.
Pour un membre de la noblesse grecque, faire l'amour à un
esclave mâle passif était naturel, puisque l'esclave
était par nature inférieur. Mais lorsque deux Grecs
de la même classe sociale voulaient faire l'amour, cela posait
un véritable problème parce qu'aucun des deux ne consentait
à s'abaisser devant l'autre.
Les homosexuels d'aujourd'hui connaissent encore ce problème.
La plupart d'entre eux considèrent que la passivité
est, d'une certaine manière, dégradante. La pratique
sadomasochiste a, en fait, contribué à rendre le problème
moins aigu.
- Avez-vous le sentiment que les formes culturelles qui se développent
dans la communauté gay sont, dans une très large mesure,
destinées aux jeunes membres de cette communauté.
- Oui, c'est très largement le cas, je crois, mais je ne
suis pas sûr qu'il faille en tirer des conclusions importantes.
Il est certain qu'en tant qu'homme de cinquante ans j'ai l'impression,
lorsque je lis certaines publications faites par et pour les gays,
qu'elles ne s'adressent pas à moi, que je n'y ai, d'une certaine
manière, pas ma place. Je ne me fonderai pas sur ce fait
pour critiquer ces publications, qui, après tout, sont là
pour satisfaire l'intérêt de leurs auteurs et de leurs
lecteurs. Mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il y
a une tendance, parmi les gays cultivés, à considérer
que les grands problèmes, les grandes questions de style
de vie, intéressent, au premier chef, les gens qui ont entre
vingt et trente ans. .
- Je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas constituer la base
non seulement d'une critique de certaines publications spécifiques,
mais aussi de la vie gay en général.
- Je ne dis pas que l'on ne pourrait pas y trouver matière
à critique, mais seulement que cette critique ne me paraît
pas utile.
- Pourquoi ne pas considérer, dans ce contexte, le culte
voué au jeune corps mâle comme le noyau même
des fantasmes homosexuels classiques, et parler de la manière
dont ce culte entraîne la négation des processus de
vie ordinaires, en particulier le vieillissement et le déclin
du désir ?
- Écoutez, ces questions que vous soulevez ne sont pas nouvelles,
et vous le savez. En ce qui concerne le culte voué au jeune
corps mâle, je ne suis pas du tout convaincu qu'il soit spécifique
aux homosexuels, ou qu'il faille le considérer comme pathologique.
Si c'est là ce qu'exprime votre question, alors je la rejette.
Mais je vous rappellerai aussi que, outre le fait que les gays sont
nécessairement tributaires des processus de vie, ils en sont
aussi, dans la plupart des cas, très conscients. Les publications
gay ne consacrent peut-être pas autant de place que je le
souhaiterais aux questions d'amitié entre homosexuels ou
à la signification des relations en l'absence de codes ou
de lignes de conduite établis ; mais de plus en plus de gays
ont à résoudre ces questions pour eux-mêmes.
Et, vous savez, je crois que ce qui gêne le plus ceux qui
ne sont pas homosexuels dans l'homosexualité, c'est le style
de vie gay, et non les actes sexuels eux-mêmes.
- Faites-vous allusion à des choses comme les marques de
tendresse et les caresses que les homosexuels se prodiguent en public,
ou bien à la manière voyante dont ils s'habillent,
ou encore au fait qu'ils arborent des tenues uniformes ?
- Toutes ces choses ne peuvent qu'avoir un effet perturbateur sur
certaines personnes. Mais je faisais surtout allusion à la
crainte commune que les gays n'établissent des relations
qui, bien qu'elles ne se conforment en rien au modèle de
relations prôné par les autres, apparaissent malgré
tout comme intenses et satisfaisantes. C'est l'idée que les
homosexuels puissent créer des relations dont nous ne pouvons
encore prévoir ce qu'elles seront que beaucoup de gens ne
supportent pas.
- Vous faites allusion, donc, à des relations qui n'impliquent
ni la possessivité ni la fidélité - pour ne
mentionner que deux des facteurs communs qui pourraient être
niés ?
- Si nous ne pouvons encore prévoir ce que seront ces relations,
alors nous ne pouvons pas vraiment dire que tel ou tel trait sera
nié. Mais nous pouvons voir comment, dans l'armée
par exemple, l'amour entre les hommes peut naître et s'affirmer
dans des circonstances où seule la pure habitude et le règlement
sont censés prévaloir. Et il est possible que des
changements affectent, dans une plus large proportion, les routines
établies, à mesure que les homosexuels apprendront
à exprimer leurs sentiments à l'égard les uns
des autres sur des modes plus variés, et créeront
des styles de vie qui ne ressembleront pas aux modèles institutionnalisés.
- Considérez-vous que votre rôle soit de vous adresser
à la communauté gay, en particulier sur des questions
d'importance générale comme celles que vous soulevez
?
- J'ai, naturellement, des échanges réguliers avec
d'autres membres de la communauté gay. Nous discutons, nous
essayons de trouver des manières de nous ouvrir les uns aux
autres. Mais je veille à ne pas imposer mes propres vues,
à ne pas arrêter de plan ou de programme. Je ne veux
pas décourager l'invention, je ne veux pas que les homosexuels
cessent de croire que c'est à eux de régler leurs
propres relations, en découvrant ce qui sied à leur
situation individuelle.
- Ne pensez-vous pas qu'il y ait des conseils particuliers, ou
une perspective spécifique, qu'un historien ou un archéologue
de la culture comme vous puisse offrir ?
- Il est toujours utile de comprendre le caractère historiquement
contingent des choses, de voir comment et pourquoi les choses sont
devenues ce qu'elles sont. Mais je ne suis pas le seul qui soit
équipé pour montrer ces choses, et je veux me garder
de laisser supposer que certains développements furent nécessaires
ou inévitables. Ma contribution peut, naturellement, être
utile dans certains domaines, mais, encore une fois, je veux éviter
d'imposer mon système ou mon plan.
- Pensez-vous que, d'une manière générale,
les intellectuels sont, à l'égard des différents
modes de comportement sexuel, plus tolérants ou plus réceptifs
que d'autres gens ? Si oui, est-ce parce qu'ils comprennent mieux
la sexualité humaine. Si non, comment pensez-vous que vous-même
et d'autres intellectuels puissiez faire progresser la situation
? Quel est le meilleur moyen de réorienter le discours rationnel
sur le sexe ?
- Je pense qu'en matière de tolérance nous entretenons
de nombreuses illusions. Prenez l'inceste, par exemple. L'inceste
a été, pendant très longtemps, une pratique
populaire -j'entends par là une pratique très répandue
dans le peuple. C'est vers la fin du XIXe siècle que diverses
pressions sociales ont commencé à s'exercer contre
l'inceste. Et il est clair que la grande interdiction de l'inceste
est une invention des intellectuels.
- Vous voulez dire de figures comme Freud et Lévi-Strauss,
ou pensez-vous à la classe intellectuelle dans son ensemble
?
- Non, je ne vise personne en particulier. J'attire seulement votre
attention sur le fait que, si vous cherchez, dans la littérature
du XIXe siècle, des études sociologiques ou anthropologiques
sur l'inceste, vous n'en trouverez pas. Il existe bien, ici et là,
quelques rapports médicaux et autres, mais il semble que
la pratique de l'inceste n'ait pas vraiment posé de problème
à l'époque.
Il est vrai, sans doute, que ces sujets sont abordés plus
ouvertement dans les milieux intellectuels, mais cela n'est pas
nécessairement le signe d'une plus grande tolérance.
C'est même parfois l'indice du contraire. Il y a dix ou quinze
ans, à l'époque où je fréquentais le
milieu bourgeois, je me souviens qu'il était rare qu'une
soirée se passe sans que l'on aborde la question de l'homosexualité
et de la pédérastie - en général, on
n'attendait même pas le dessert. Mais ceux-là même
qui abordaient franchement ces questions n'auraient vraisemblablement
jamais admis la pédérastie de leurs fils.
Quant à prescrire l'orientation que doit prendre un discours
rationnel sur le sexe, je préfère ne pas légiférer
dans ce domaine. Pour une raison : l'expression « discours
intellectuel sur le sexe » est trop vague. On entend certains
sociologues, sexologues, psychiatres, médecins et moralistes
tenir des propos très stupides -tout comme d'autres membres
de ces mêmes professions tiennent des propos très intelligents.
La question, à mon avis, n'est donc pas celle d'un discours
intellectuel sur le sexe, mais d'un discours stupide et d'un discours
intelligent.
- Et j'ai cru comprendre que vous aviez, depuis peu, découvert
un certain nombre d'ouvrages qui progressent dans la bonne direction
?
- Davantage, il est vrai, que je n'avais de raison de l'imaginer
il y a quelques années. Mais, dans l'ensemble, la situation
est toujours moins qu'encourageante.
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