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Choix sexuel, acte sexuel
 Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°317

« Sexual Choice, Sexual Act » (« Choix sexuel, acte sexuel » ; entretien avec J. O’Higgins ; trad. F. Durand-Bogaert), Salmagundi, nos 58-59 : Homosexuality : Sacrilege, Vision, Politics, automne-hiver 1982, pp. 10-24.

Dits Ecrits tome IV texte n°317


- j'aimerais, pour commencer, vous demander ce que vous pensez au récent ouvrage de John Boswell sur l'histoire de l'homosexualité depuis les débuts de l'ère chrétienne jusqu'à la fin du Moyen Âge *. En qualité d'historien, trouvez-vous sa méthodologie valable ? Dans quelle mesure, selon vous, les conclusions auxquelles Boswell aboutit contribuent-elles à mieux faire comprendre ce qu'est l'homosexualité aujourd'hui ?

* Boswell (J .), Christianity, Social Tolerance and Homosexuality : Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, Chicago, The University of Chicago Press, 1980 (Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l'ère chrétienne au XIVe siècle, trad. A. Tachet, Paris, Gallimard, 1985).

- Nous avons là, assurément, une étude très importante, dont l'originalité est déjà évidente dans la manière dont elle pose le problème. D'un point de vue méthodologique, le rejet par Boswell de l'opposition tranchée entre homosexuel et hétérosexuel, qui joue un rôle si important dans la manière dont notre culture considère l'homosexualité, constitue un progrès, non seulement pour la science, mais aussi pour la critique culturelle. L'introduction du concept de gay (dans la définition qu'en donne Boswell), en même temps qu'elle nous fournit un précieux instrument de recherche, nous aide à mieux comprendre l'image qu'ont les gens d'eux-mêmes et de leur comportement sexuel. En ce qui concerne les résultats de l'enquête, cette méthodologie a permis de découvrir que ce qu'on a appelé la répression de l'homosexualité ne remontait pas au christianisme à proprement parler, mais à une période plus tardive de l'ère chrétienne. Il est important, dans ce type d'analyse, de bien saisir l'idée que se font les gens de leur sexualité. Le comportement sexuel n'est pas, comme on le suppose trop souvent, la superposition, d'un côté, de désirs issus d'instincts naturels, et de l'autre, de lois permissives et restrictives qui dictent ce qu'il faut faire et ne pas faire. Le comportement sexuel est plus que cela. Il est aussi la conscience de ce qu'on fait, la manière dont on vit l'expérience, la valeur qu'on lui accorde. C'est dans ce sens, je crois, que le concept de gay contribue à une appréciation positive -plutôt que purement négative - d'une conscience dans laquelle l'affection, l'amour, le désir, les rapports sexuels sont valorisés.

- Votre travail récent vous a, si je ne m'abuse, conduit à étudier la sexualité dans la Grèce antique.

- C'est exact, et précisément le livre de Boswell m'a servi de guide, dans la mesure où il m'a indiqué où chercher ce qui fait la valeur que les gens attachent à leur comportement sexuel.

- Cette valorisation du contexte culturel et du discours que les gens tiennent à propos de leurs conduites sexuelles est-elle le reflet d'une décision méthodologique de contourner la distinction entre prédisposition innée à l'homosexualité et conditionnement social ? Avez-vous une conviction, quelle qu'elle soit, dans ce domaine ?

- Je n'ai strictement rien à dire sur ce point. No comment. -Voulez-vous dire qu'il n'y a pas de réponse à cette question ? Ou bien que ma question est une fausse question ? Ou, tout simplement, qu'elle ne vous intéresse pas ?

- Non, rien de tout cela. Je ne crois pas utile, simplement, de parler de choses qui sont au-delà de mon domaine de compétence. La question que vous posez n'est pas de mon ressort, et je n'aime pas parler de ce qui ne constitue pas vraiment l'objet de mon travail. Sur cette question, j'ai seulement une opinion ; et puisque ce n'est qu'une opinion, c'est sans intérêt.

- Mais les opinions peuvent être intéressantes, ne croyez-vous pas ? -C'est vrai, je pourrais donner mon opinion, mais cela n'aurait de sens que si tout le monde, quel qu'il soit, était consulté. Je ne veux pas, sous prétexte que je suis interviewé, profiter d'une position d'autorité pour faire le commerce d'opinions.

- Soit. Nous allons donc changer de cap. Pensez-vous qu'on puisse légitimement parler d'une conscience de classe, en ce qui concerne les homosexuels ? Doit-on encourager les homosexuels à considérer qu'ils font partie d'une classe, au même titre que les ouvriers non qualifiés ou que les Noirs, dans certains pays ? Quels doivent être, selon vous, les objectifs politiques des homosexuels en tant que groupe ?

- En réponse à votre première question, je dirai que la conscience de l'homosexualité va certainement au-delà de l'expérience individuelle et comprend le sentiment d'appartenir à un groupe social particulier. C'est là un fait incontestable, qui remonte à des temps très anciens. Bien entendu, cette manifestation de la conscience collective des homosexuels est quelque chose qui change avec le temps et varie d'un lieu à un autre. Elle a, par exemple, en diverses occasions, pris la forme de l'appartenance à une sorte de société secrète, ou de l'appartenance à une race maudite, ou encore de l'appartenance à une fraction d'humanité à la fois privilégiée et persécutée -la conscience collective des homosexuels a subi de nombreuses transformations, tout comme, soit dit en passant, la conscience collective des ouvriers non qualifiés. Il est vrai que, plus récemment, certains homosexuels, suivant le modèle politique, ont entrepris de façonner une certaine conscience de classe. Mon sentiment est que cela n'a pas été vraiment un succès, quelles que soient les conséquences politiques de cette démarche, parce que les homosexuels ne constituent pas une classe sociale. Cela ne veut pas dire qu'on ne puisse pas imaginer une société dans laquelle les homosexuels constitueraient une classe sociale. Mais, étant donné notre mode actuel d'organisation économique et sociale, je ne vois guère la chose se profiler.

Pour ce qui est des objectifs politiques du mouvement homosexuel, deux points peuvent être soulignés. Il faut, en premier lieu, considérer la question de la liberté de choix sexuel. Je dis liberté de choix sexuel, et non liberté d'acte sexuel, parce que certains actes, comme le viol, ne devraient pas être permis, qu'ils mettent en cause un homme et une femme ou deux hommes. Je ne crois pas que nous devrions faire d'une sorte de liberté absolue, de liberté totale d'action, dans le domaine sexuel, notre objectif. En revanche, là où il est question de la liberté de choix sexuel, notre intransigeance doit être totale. La liberté de choix sexuel implique la liberté d'expression de ce choix. Par cela, j'entends la liberté de manifester ou de ne pas manifester ce choix. Il est vrai que, en ce qui concerne la législation, des progrès considérables ont été accomplis dans ce domaine et qu'un mouvement s'est amorcé vers une plus grande tolérance, mais il ya encore beaucoup à faire.

Deuxièmement, un mouvement homosexuel pourrait se donner comme objectif de poser la question de la place qu'occupent pour l'individu, dans une société donnée, le choix sexuel, le comportement sexuel et les effets des rapports sexuels entre les gens. Ces questions sont fondamentalement obscures. Voyez, par exemple, la confusion et l'équivoque qui entourent la pornographie, ou le manque de clarté qui caractérise la question du statut légal susceptible de définir la liaison entre deux personnes du même sexe. Je ne veux pas dire que la législation du mariage entre homosexuels doit constituer un objectif ; mais que nous avons là toute une série de questions concernant l'insertion et la reconnaissance, à l'intérieur du cadre légal et social, d'un certain nombre de rapports entre les individus, qui doivent trouver une réponse.

- Vous considérez donc, si je comprends bien, que le mouvement homosexuel ne doit pas seulement se donner pour objectif d’accroître la libéralité des lois, mais doit aussi poser des questions plus vastes et plus profondes sur le rôle stratégique que jouent les préférences sexuelles et sur la manière dont ces préférences sont perçues. Pensez-vous que le mouvement homosexuel ne devrait pas se limiter à la seule libéralisation des lois relatives au choix sexuel de l'individu, mais devrait aussi inciter l'ensemble de la société à repenser ses présupposés en matière de sexualité ? Ce qui voudrait dire, en d'autres termes, non pas que les homosexuels sont des déviants qu'il faut laisser vivre en paix, mais qu'il faut détruire tout le système conceptuel qui classe les homosexuels parmi les déviants. Voilà qui jette un jour intéressant sur la question des éducateurs homosexuels. Dans le débat qui s'est instauré en Californie, par exemple, concernant le droit des homosexuels à enseigner dans les écoles primaires et secondaires, ceux qui étaient contre ce droit se fondaient non seulement sur l'idée que les homosexuels pouvaient constituer un danger pour l'innocence, dans la mesure où ils étaient susceptibles de chercher à séduire leurs élèves, mais aussi sur le fait que les homosexuels pouvaient prêcher l’homosexualité.

- Toute la question, voyez-vous, a été mal formulée. En aucun cas, le choix sexuel d'un individu ne devrait déterminer la profession qu'on lui permet, ou qu'on lui interdit, d'exercer. Les pratiques sexuelles ne sont tout simplement pas des critères pertinents pour décider de l'aptitude d'un individu à exercer une profession donnée. « D'accord, me direz-vous, mais si cette profession est utilisée par les homosexuels pour encourager d'autres gens à devenir homosexuels ? »

Je vous répondrai ceci : croyez-vous que les enseignants qui, pendant des années, des dizaines d'années, des siècles, ont expliqué aux enfants que l'homosexualité était inadmissible, croyez-vous que les manuels scolaires qui ont purgé la littérature et falsifié l 'histoire afin d'exclure un certain nombre de conduites sexuelles n'ont pas causé de dommages au moins aussi sérieux que ceux que l'on peut imputer à un enseignant homosexuel qui parle de l'homosexualité et dont le seul tort est d'expliquer une réalité donnée, une expérience vécue ?

Le fait qu'un enseignant soit homosexuel ne peut avoir d'effet électrisant et extrême sur les élèves que si le reste de la société refuse d'admettre l'existence de l'homosexualité. A priori, un enseignant homosexuel ne devrait pas poser plus de problèmes qu'un enseignant chauve, un professeur homme dans une école de filles, un professeur femme dans une école de garçons ou un professeur arabe dans une école du XVIe arrondissement de Paris.

Quant au problème de l'enseignant homosexuel qui cherche activement à séduire ses élèves, tout ce que je peux dire, c'est que la possibilité de ce problème est présente dans toutes les situations pédagogiques ; on trouve bien plus d'exemples de ce type de conduite parmi les enseignants hétérosexuels -tout simplement parce qu'ils constituent la majorité des enseignants.

- On observe une tendance de plus en plus marquée, dans les cercles intellectuels américains, en particulier parmi les féministes les plus convaincues, à distinguer entre l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine, Cette distinction repose sur deux choses. D'abord, si le terme homosexualité est employé pour désigner non seulement un penchant pour les relations affectives avec des personnes du même sexe, mais aussi une tendance à trouver, chez les membres du même sexe, une séduction et une gratification érotiques, alors il est important de souligner les choses très différentes qui se passent, sur le plan physique, dans l'une et l'autre rencontres. L'autre idée sur laquelle se fonde la distinction est que les lesbiennes, dans l'ensemble, semblent rechercher chez une autre femme ce qu'offre une relation hétérosexuelle stable : le soutien, l'affection, l'engagement à long terme. Si cela n'est pas le cas des homosexuels hommes, alors on peut dire que la différence est frappante, sinon fondamentale. La distinction vous paraît-elle utile et viable ? Quelles raisons peut-on discerner, qui justifient ces différences que bon nombre de féministes radicales influentes soulignent avec tant d'insistance ?

- Je ne puis qu'éclater de rire...

- Ma question est-elle drôle d'une manière qui m'échappe, ou stupide, ou les deux ?

- Elle n'est certainement pas stupide, mais je la trouve très amusante, sans doute pour des raisons que je ne pourrais pas expliquer, même si je le voulais. Je dirai que la distinction proposée ne me paraît pas très convaincante, si j'en juge par ce que j'observe de l'attitude des lesbiennes. Mais, au-delà de cela, il faudrait parler des pressions différentes qui s'exercent sur les hommes et les femmes qui se déclarent homosexuels ou essaient de se vivre comme tels. Je ne crois pas que les féministes radicales des autres pays aient, sur ces questions, le point de vue que vous décrivez comme étant celui des intellectuelles américaines.

- Freud déclare dans sa « Psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine » que tous les homosexuels sont des menteurs *, Il n'est pas nécessaire de prendre cette affirmation au sérieux pour se demander si l'homosexualité ne comporte pas une tendance à la dissimulation qui aurait pu inciter Freud à de tels propos.

* Allusion à la phrase : de Freud « Je lui expliquai un jour que je n'avais pas confiance en ces rêves, qu'ils étaient mensongers », in « Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine », 1920, Névrose, Psychose et Perversion, Paris, P.U.F., 1973, p. 264.

Si au mot « mensonge », nous substituons des mots comme « métaphore » ou « expression indirecte », ne cernons-nous pas de plus près ce qu'est le style homosexuel ? Y a-t-il d'ailleurs quelque intérêt à parler d'un style ou d'une sensibilité homosexuels ? Richard Sennett, pour sa part, considère qu'il n'y a pas plus un style homosexuel qu'un style hétérosexuel. Est-ce aussi votre point de vue ?

- Oui, je ne crois pas qu'il y ait grand sens à parler d'un style homosexuel. Sur le plan même de la nature, le terme homosexualité ne signifie pas grand-chose. Je suis précisément en train de lire un livre intéressant, sorti depuis peu aux États-Unis, et qui s'intitule Proust and the Art of Loving (Proust et l'Art d'aimer) *. L'auteur montre à quel point il est difficile de donner un sens à la proposition « Proust était homosexuel ». Il me semble que nous avons là, en définitive, une catégorie inadéquate. Inadéquate, dans le sens où, d'une part, on ne peut pas classer les comportements, et, d'autre part, le terme ne rend pas compte du type d'expérience dont il s'agit. On pourrait, à la rigueur, dire qu'il y a un style gay, ou du moins une tentative progressive pour recréer un certain style d'existence, une forme d'existence ou un art de vivre que l'on pourrait appeler « gay ».

* Rivers (J. C.), Proust and the Art of Loving : The Aesthetics of Sexuality in the Life, Times and Art of Marcel Proust, New York, Columbia University Press, 1980.

Pour répondre, à présent, à votre question concernant la dissimulation, il est vrai qu'au XIXe siècle, par exemple, il était nécessaire, dans une certaine mesure, de cacher son homosexualité. Mais traiter les homosexuels de menteurs équivaut à traiter de menteurs les résistants à une occupation militaire. Ou à traiter les juifs d'« usuriers », à une époque où la profession d'usurier était la seule qu'on leur permettait d'exercer.

- Il semble évident, cependant, au moins sur le plan sociologique, qu'on puisse assigner au style gay certaines caractéristiques, certaines généralisations aussi qui -malgré votre rire de tout à l'heure - rappellent des formules stéréotypées comme la promiscuité, l'anonymat entre partenaires sexuels, l'existence de rapports purement physiques, etc.

- Oui, mais les choses ne sont pas tout à fait si simples. Dans une société comme la nôtre où l'homosexualité est réprimée -et sévèrement -, les hommes jouissent d'une liberté bien plus grande que les femmes. Les hommes ont la possibilité de faire l'amour bien plus souvent, et dans des conditions nettement moins restrictives, On a créé des maisons de prostitution pour satisfaire leurs besoins sexuels.

De manière ironique, cela a eu pour effet une certaine permissivité à l'égard des pratiques sexuelles entre hommes. On considère que le désir sexuel est plus intense chez les hommes, et donc qu'il a davantage besoin d'un exutoire ; ainsi, à côté des maisons de passe, a-t-on vu apparaître des bains où les hommes pouvaient se rencontrer et avoir entre eux des rapports sexuels, Les bains romains avaient très précisément cette fonction, celle d'être un lieu où les hétérosexuels se rencontraient pour le sexe. Ce n'est qu'au XVIe siècle, je crois, que l'on a fermé ces bains, sous prétexte qu'ils étaient les lieux d'une débauche sexuelle inacceptable. De cette manière, même l'homosexualité a bénéficié d'une certaine tolérance à l'égard des pratiques sexuelles, tant qu'elle se limitait à une simple rencontre physique. Et non seulement l'homosexualité a bénéficié de cette situation, mais, par un tour singulier - courant dans ce genre de stratégies -, elle a renversé les critères de telle manière que les homosexuels ont pu, dans leurs rapports physiques, jouir d'une liberté plus grande que les hétérosexuels. Il en résulte que les homosexuels ont aujourd'hui la satisfaction de savoir que, dans un certain nombre de pays - les Pays-Bas, le Danemark, les États-Unis, et même un pays aussi provincial que la France -, les possibilités de rencontres sexuelles sont immenses. De ce point de vue, la consommation, pourrait-on dire, a beaucoup augmenté. Mais cela n'est pas nécessairement une condition naturelle de l'homosexualité, une donnée biologique.

- Le sociologue américain Philip Rieff, dans un essai sur Oscar Wilde intitulé The Impossible Culture (La Culture impossible) *, voit en Wilde un précurseur de la culture moderne. L'essai commence par une longue citation des actes du procès d'Oscar Wilde et se poursuit par une série de questions que l'auteur soulève quant à la viabilité d'une culture exempte de toute interdiction -d'une culture, donc, qui ne connaît pas la nécessité de la transgression.

* Rieff (P.), « The Impossible Culture », Salmagundi, nos 58-59 : Homosexuality : Sacrilege, Vision, Politics, automne 1982-hiver 1983, pp. 406-426.

Examinons, si vous le voulez bien, ce que dit Philip Rieff :

« Une culture ne résiste à la menace de la possibilité pure contre elle que dans la mesure où ses membres apprennent, à travers leur appartenance à elle, à restreindre l'éventail des choix offerts. »

« A mesure que la culture est intériorisée et devient caractère, c'est l'individualité qui est contrainte, soit ce à quoi Wilde attachait le plus de prix. Une culture en crise favorise l'épanouissement de l'individualité ; une fois intériorisées, les choses ne pèsent plus assez lourd pour freiner le jeu en surface de l'expérience. On peut envisager l'hypothèse selon laquelle, dans une culture qui atteindrait la crise maximale, tout pourrait être exprimé et rien ne serait vrai. »

« Sociologiquement, une vérité est tout ce qui milite contre la capacité des hommes à tout exprimer. La répression est la vérité. »

Ce que dit Rieff de Wilde et de l'idée de culture incarnée par Wilde vous paraît-il plausible ? Ce que dit Rieff de Wilde et de l'idée de culture incarnée par Wilde vous paraît-il plausible ?

- Je ne suis pas sûr de comprendre les remarques du professeur Rieff. Qu'entend-il, par exemple, par « la répression est la vérité » ?

- En fait, je crois que cette idée est assez proche de ce que vous expliquez dans vos livres lorsque vous dites que la vérité est le produit d'un système d'exclusions, qu'elle est un réseau, une épistémè qui définit ce qui peut et ce qui ne peut pas être dit.

- La question importante, me semble-t-il, n'est pas de savoir si une culture exempte de restrictions est possible ou même désirable, mais si le système de contraintes à l'intérieur duquel une société fonctionne laisse les individus libres de transformer ce système. Il y aura toujours des contraintes qui seront intolérables pour certains membres de la société. Le nécrophile trouve intolérable que l'accès aux tombes lui soit interdit. Mais un système de contraintes ne devient vraiment intolérable que lorsque les individus qui sont soumis à ce système n'ont pas les moyens de le modifier. Cela peut arriver lorsque le système devient intangible, soit qu'on le considère comme un impératif moral ou religieux, soit qu'on en fasse la conséquence nécessaire de la science médicale. Si ce que Rieff veut dire est que les restrictions doivent être claires et bien définies, alors je suis d'accord.

- En fait, Rieff dirait qu'une vraie culture est une culture dans laquelle les vérités essentielles ont été si bien intériorisées par chacun qu'il n'est pas nécessaire de les exprimer verbalement. Il est clair que, dans une société de droit, il faudrait que l'éventail des choses non permises soit explicite, mais les grandes convictions de principes resteraient, pour la plupart, inaccessibles à une formulation simple. Une partie de la réflexion de Rieff est dirigée contre l'idée qu'il est souhaitable de se débarrasser des convictions de principe au nom d'une liberté parfaite, et aussi contre l'idée que les restrictions sont, par définition, ce que nous devons tous nous employer à faire disparaître.

- Il n'y a pas de doute qu'une société sans restrictions est inconcevable ; mais je ne peux que me répéter, et dire que ces restrictions doivent être à la portée de ceux qui les subissent afin qu'au moins la possibilité leur soit offerte de les modifier. Pour ce qui est des convictions de principe, je ne crois pas que Rieff et moi serions d'accord ni sur leur valeur, ni sur le sens à leur donner, ni sur les techniques qui permettent de les enseigner.

- Vous avez, sans nul doute, raison sur ce point. Quoi qu'il en soit, nous pouvons quitter, à présent, les sphères du droit et de la sociologie pour nous tourner vers le domaine des lettres. J'aimerais vous demander de commenter la différence entre l'érotique, tel qu'il se présente dans la littérature hétérosexuelle, et le sexe, tel que le fait apparaître la littérature homosexuelle. Le discours sexuel, dans les grands romans hétérosexuels de notre culture -je m'aperçois à quel point la désignation « romans hétérosexuels » est elle-même douteuse -, se caractérise par une certaine pudeur et une certaine discrétion, qui semblent ajouter au charme des oeuvres. Lorsque les écrivains hétérosexuels parlent du sexe en termes trop explicites, il semble perdre un peu de ce pouvoir mystérieusement évocateur, de cette force qu'on trouve dans un roman comme Anna Karénine. C’est là, en fait, un point que George Steiner développe avec beaucoup de pertinence dans bon nombre de ses essais. Contrastant avec la pratique des grands romanciers hétérosexuels, nous avons l'exemple de divers écrivains homosexuels. Je pense à Cocteau, par exemple, qui, dans son Livre blanc *, réussit à préserver l'enchantement poétique auquel les écrivains hétérosexuels parviennent par des allusions voilées, tout en décrivant les actes sexuels dans les termes les plus réalistes. Pensez-vous qu'il existe bien une telle différence entre ces deux types de littérature, et si oui, comment la justifiez-vous ?

* Cocteau (J.), Le Livre blanc, Paris, Sachs et Bonjean, 1928.

- C'est une question très intéressante. Comme je l'ai dit précédemment, j'ai lu, ces dernières années, un grand nombre de textes latins et grecs qui décrivent les pratiques sexuelles tant des hommes entre eux que des hommes avec les femmes ; et j'ai été frappé par l'extrême pruderie de ces textes (il y a, bien entendu, quelques exceptions). Prenez un auteur comme Lucien. Nous avons là un écrivain antique, qui certes parle de l'homosexualité, mais en parle d'une manière presque pudique. À la fin de l'un de ses dialogues, par exemple, il évoque une scène où un homme approche un jeune garçon, pose la main sur son genou, puis la glisse sous sa runique et caresse sa poitrine ; la main descend ensuite vers le ventre du jeune homme, et, à ce point, le texte tourne court **. J'ai tendance à attribuer cette pudeur excessive, qui en général caractérise la littérature homosexuelle de l'Antiquité, au fait que les hommes jouissaient, à l'époque, dans leurs pratiques homosexuelles, d'ure liberté beaucoup plus grande.

** Lucien, Dialogues des courtisanes (trad. E. Talbot), Paris, Jean-Claude Lattès, 1979.

- Je vois. En somme, plus les pratiques sexuelles sont libres et franches, plus on peut se permettre d'en parler de manière réticente et biaisée. Voilà qui expliquerait pourquoi la littérature homosexuelle est plus explicite dans notre culture que la littérature hétérosexuelle. Mais je me demande toujours s'il y a, dans cette explication, quelque chose qui pourrait justifier le fait que la littérature homosexuelle réussit à créer, dans l'imagination du lecteur, les effets que crée la littérature hétérosexuelle en utilisant très précisément les moyens opposés.

- Je vais, si vous le permettez, essayer de répondre à votre question autrement. L'hétérosexualité, au moins depuis le Moyen Âge, a toujours été appréhendée selon deux axes : l'axe de la cour, où l'homme séduit la femme, et l'axe de l'acte sexuel lui-même. La grande littérature hétérosexuelle de l'Occident s'est essentiellement préoccupée de l'axe de la cour amoureuse, c'est-à-dire, avant tout, de ce qui précède l'acte sexuel. Toute l'oeuvre de raffinement intellectuel et culturel, toute l'élaboration esthétique en Occident a toujours été tournée vers la cour. C'est ce qui explique que l'acte sexuel lui-même soit relativement peu apprécié, tant du point de vue littéraire que culturellement et esthétiquement.

À l'inverse, il n'y a rien qui rattache l'expérience homosexuelle moderne à la cour. Les choses, du reste, ne se passaient pas ainsi dans la Grèce antique. Pour les Grecs, la cour entre hommes était plus importante que la cour entre hommes et femmes (qu'on pense seulement à Socrate et à Alcibiade). Mais la culture chrétienne occidentale a banni l'homosexualité, la forçant à concentrer toute son énergie sur l'acte lui-même. Les homosexuels n'ont pas pu élaborer un système de cour parce qu'on leur a refusé l'expression culturelle nécessaire à cette élaboration. Le clin d'oeil dans la rue, la décision, en une fraction de seconde, de saisir l'aventure, la rapidité avec laquelle les rapports homosexuels sont consommés, tout cela est le produit d'une interdiction. À partir du moment où une culture et une littérature homosexuelles s'ébauchaient, il était naturel qu'elles se concentrent sur l'aspect le plus brûlant et le plus passionné des relations homosexuelles.

- En vous écoutant, je repense à la célèbre formule de Casanova : « Le meilleur moment, dans l'amour, c'est quand on monte l'escalier. » On aurait peine aujourd'hui à imaginer ces mots dans la bouche d'un homosexuel.

- Exactement. Un homosexuel dirait plutôt : « Le meilleur moment, dans l'amour, c'est quand l'amant s'éloigne dans le taxi. »

- Je ne peux m'empêcher de penser que c'est là une description plus ou moins précise des relations entre Swann et Odette dans le premier volume de La Recherche *.

* Proust (M.), À la recherche du temps perdu, t. I : Du côté de chez Swann, 2e partie : Un amour de Swann, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue française, 1929.

- Oui, c'est vrai, en un sens. Mais, bien qu'il s'agisse ici d'une relation entre un homme et une femme, il faudrait, en la décrivant, prendre en compte la nature de l'imagination qui l'a conçue.

- Et il faudrait aussi prendre en compte la nature pathologique de la relation telle que Proust l'a lui-même conçue.

- J'aimerais autant laisser de côté, dans ce contexte, la question de la pathologie. Je préfère tout simplement m'en tenir à la remarque par laquelle j'ai ouvert cette partie de notre échange, à savoir que, pour un homosexuel, il est probable que le meilleur moment de l'amour est celui où l'amant s'éloigne dans le taxi. C'est lorsque l'acte est consommé et le garçon reparti que l'on commence à rêver à la chaleur de son corps, à la qualité de son sourire, au ton de sa voix. C'est le souvenir plutôt que l'anticipation de l'acte qui importe avant tout dans les relations homosexuelles. C'est la raison pour laquelle les grands écrivains homosexuels de notre culture (Cocteau, Genet, Burroughs) ont pu décrire avec tant d'élégance l'acte sexuel lui-même : l'imagination homosexuelle s'attache, pour l'essentiel, au souvenir plutôt qu'à l'anticipation de cet acte. Et, comme je l'ai dit précédemment, tout cela est le produit de considérations pratiques, de choses très concrètes qui ne disent rien de la nature intrinsèque de l'homosexualité.

- Pensez-vous que cela a quelque influence sur la prétendue prolifération des perversions à l’heure actuelle ? Je fais allusion à des phénomènes comme la scène sadomaso, les golden showers, les divertissements scatologiques et autres choses du même genre. Nous savons que ces pratiques existent depuis assez longtemps, mais il semble qu'on s'y livre aujourd'hui de manière beaucoup plus ouverte.

- Je dirai aussi que bien plus de gens s'y livrent.

- Pensez-vous que ce phénomène, et le fait que l'homosexualité sorte aujourd'hui du placard, rendant publique sa forme d'expression, sont en quelque manière liés ?

- Je risquerai l'hypothèse suivante : dans une civilisation qui, pendant des siècles, a considéré que l'essence de la relation entre deux personnes résidait dans le fait de savoir si oui ou non l'une des deux parties allait céder à l'autre, tout l'intérêt et toute la curiosité, toute l'audace et la manipulation dont font preuve les parties en question ont toujours visé la soumission du partenaire afin de coucher avec lui. À présent que les rencontres sexuelles sont devenues extrêmement faciles et nombreuses, comme c'est le cas des rencontres homosexuelles, les complications n'interviennent qu'après coup.

Dans ces rencontres de fortune, ce n'est qu'après avoir fait l'amour que l'on commence à s'enquérir de l'autre. Une fois l'acte sexuel consommé, on se retrouve en train de demander à son partenaire : « Au fait, c'était quoi votre nom ? »

Nous sommes donc en présence d'une situation dans laquelle toute l'énergie et l'imagination, si bien canalisées par la cour dans une relation hétérosexuelle, s'appliquent ici à intensifier l'acte sexuel lui-même. Il se développe aujourd'hui tout un nouvel art de la pratique sexuelle, qui tente d'explorer les diverses possibilités internes du comportement sexuel. On voit se constituer, dans des villes comme San Francisco et New York, ce qu'on pourrait appeler des laboratoires d'expérimentation sexuelle. On peut voir en eux la contrepartie des cours médiévales, qui définissaient des règles très strictes de propriété dans le rituel de cour.

C'est parce que l'acte sexuel est devenu si facile et si accessible aux homosexuels qu'il court le risque de devenir rapidement ennuyeux ; aussi fait-on tout ce qu'il est possible pour innover et introduire des variations qui intensifient le plaisir de l'acte.

- Oui, mais pourquoi ces innovations ont-elles pris cette forme, et non une autre ? D'où vient la fascination pour les fonctions excrétoires, par exemple ?

- Je trouve plus surprenant, d'une manière générale, le phénomène du sadomasochisme. Plus surprenant, dans la mesure où les rapports sexuels s'élaborent et s'exploitent ici par le biais de relations mythiques. Le sadomasochisme n'est pas une relation entre celui (ou celle) qui souffre et celui (ou celle) qui inflige la souffrance, mais entre un maître et la personne sur laquelle s'exerce son autorité. Ce qui intéresse les adeptes du sadomasochisme est le fait que la relation est à la fois soumise à des règles et ouverte. Elle ressemble à un jeu d'échecs, en ceci que l'un peut gagner et l'autre perdre. Le maître peut perdre, dans le jeu sadomasochiste, s'il se révèle incapable de satisfaire les besoins et les exigences de souffrance de sa victime. De même, l'esclave peut perdre s'il ne parvient pas à relever, ou s'il ne supporte pas de relever, le défi que lui lance son maître. Ce mélange de règles et d'ouverture a pour effet d'intensifier les rapports sexuels en introduisant une nouveauté, une tension et une incertitude perpétuelles, dont est exempte la simple consommation de l'acte. Le but est aussi d'utiliser chaque partie du corps comme un instrument sexuel.

En fait, la pratique du sadomasochisme est liée à l'expression célèbre « animal triste post coitum ». Comme le coït est immédiat dans les relations homosexuelles, le problème devient : « Que peut-on faire pour se protéger de l'accès de tristesse ? »

- Verriez-vous une explication au fait que les hommes semblent aujourd'hui mieux disposés à accepter la bisexualité des femmes que celle des hommes ?

- Cela a sans doute à voir avec le rôle que jouent les femmes dans l'imagination des hommes hétérosexuels. Ils les considèrent, depuis toujours, comme leur propriété exclusive. Afin de préserver cette image, un homme devait empêcher sa femme d'être trop en contact avec d'autres hommes ; les femmes se sont ainsi vues restreintes au seul contact social avec les autres femmes, ce qui explique qu'une tolérance plus grande se soit exercée à l'égard des rapports physiques entre femmes. Par ailleurs, les hommes hétérosexuels avaient l'impression que, s'ils pratiquaient l'homosexualité, cela détruirait ce qu'ils s'imaginent être leur image auprès des femmes. Ils pensent que, dans l'esprit des femmes, ils sont les maîtres. Ils croient que l'idée qu'ils puissent se soumettre à un autre homme, être dominés par lui dans l'acte d'amour détruira leur image auprès des femmes. Les hommes pensent que les femmes ne peuvent éprouver de plaisir qu'à la condition qu'elles les reconnaissent comme maîtres. Même pour les Grecs, le fait d'être le partenaire passif dans une relation amoureuse constituait un problème. Pour un membre de la noblesse grecque, faire l'amour à un esclave mâle passif était naturel, puisque l'esclave était par nature inférieur. Mais lorsque deux Grecs de la même classe sociale voulaient faire l'amour, cela posait un véritable problème parce qu'aucun des deux ne consentait à s'abaisser devant l'autre.

Les homosexuels d'aujourd'hui connaissent encore ce problème. La plupart d'entre eux considèrent que la passivité est, d'une certaine manière, dégradante. La pratique sadomasochiste a, en fait, contribué à rendre le problème moins aigu.

- Avez-vous le sentiment que les formes culturelles qui se développent dans la communauté gay sont, dans une très large mesure, destinées aux jeunes membres de cette communauté.

- Oui, c'est très largement le cas, je crois, mais je ne suis pas sûr qu'il faille en tirer des conclusions importantes. Il est certain qu'en tant qu'homme de cinquante ans j'ai l'impression, lorsque je lis certaines publications faites par et pour les gays, qu'elles ne s'adressent pas à moi, que je n'y ai, d'une certaine manière, pas ma place. Je ne me fonderai pas sur ce fait pour critiquer ces publications, qui, après tout, sont là pour satisfaire l'intérêt de leurs auteurs et de leurs lecteurs. Mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il y a une tendance, parmi les gays cultivés, à considérer que les grands problèmes, les grandes questions de style de vie, intéressent, au premier chef, les gens qui ont entre vingt et trente ans. .

- Je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas constituer la base non seulement d'une critique de certaines publications spécifiques, mais aussi de la vie gay en général.

- Je ne dis pas que l'on ne pourrait pas y trouver matière à critique, mais seulement que cette critique ne me paraît pas utile.

- Pourquoi ne pas considérer, dans ce contexte, le culte voué au jeune corps mâle comme le noyau même des fantasmes homosexuels classiques, et parler de la manière dont ce culte entraîne la négation des processus de vie ordinaires, en particulier le vieillissement et le déclin du désir ?

- Écoutez, ces questions que vous soulevez ne sont pas nouvelles, et vous le savez. En ce qui concerne le culte voué au jeune corps mâle, je ne suis pas du tout convaincu qu'il soit spécifique aux homosexuels, ou qu'il faille le considérer comme pathologique. Si c'est là ce qu'exprime votre question, alors je la rejette. Mais je vous rappellerai aussi que, outre le fait que les gays sont nécessairement tributaires des processus de vie, ils en sont aussi, dans la plupart des cas, très conscients. Les publications gay ne consacrent peut-être pas autant de place que je le souhaiterais aux questions d'amitié entre homosexuels ou à la signification des relations en l'absence de codes ou de lignes de conduite établis ; mais de plus en plus de gays ont à résoudre ces questions pour eux-mêmes. Et, vous savez, je crois que ce qui gêne le plus ceux qui ne sont pas homosexuels dans l'homosexualité, c'est le style de vie gay, et non les actes sexuels eux-mêmes.

- Faites-vous allusion à des choses comme les marques de tendresse et les caresses que les homosexuels se prodiguent en public, ou bien à la manière voyante dont ils s'habillent, ou encore au fait qu'ils arborent des tenues uniformes ?

- Toutes ces choses ne peuvent qu'avoir un effet perturbateur sur certaines personnes. Mais je faisais surtout allusion à la crainte commune que les gays n'établissent des relations qui, bien qu'elles ne se conforment en rien au modèle de relations prôné par les autres, apparaissent malgré tout comme intenses et satisfaisantes. C'est l'idée que les homosexuels puissent créer des relations dont nous ne pouvons encore prévoir ce qu'elles seront que beaucoup de gens ne supportent pas.

- Vous faites allusion, donc, à des relations qui n'impliquent ni la possessivité ni la fidélité - pour ne mentionner que deux des facteurs communs qui pourraient être niés ?

- Si nous ne pouvons encore prévoir ce que seront ces relations, alors nous ne pouvons pas vraiment dire que tel ou tel trait sera nié. Mais nous pouvons voir comment, dans l'armée par exemple, l'amour entre les hommes peut naître et s'affirmer dans des circonstances où seule la pure habitude et le règlement sont censés prévaloir. Et il est possible que des changements affectent, dans une plus large proportion, les routines établies, à mesure que les homosexuels apprendront à exprimer leurs sentiments à l'égard les uns des autres sur des modes plus variés, et créeront des styles de vie qui ne ressembleront pas aux modèles institutionnalisés.

- Considérez-vous que votre rôle soit de vous adresser à la communauté gay, en particulier sur des questions d'importance générale comme celles que vous soulevez ?

- J'ai, naturellement, des échanges réguliers avec d'autres membres de la communauté gay. Nous discutons, nous essayons de trouver des manières de nous ouvrir les uns aux autres. Mais je veille à ne pas imposer mes propres vues, à ne pas arrêter de plan ou de programme. Je ne veux pas décourager l'invention, je ne veux pas que les homosexuels cessent de croire que c'est à eux de régler leurs propres relations, en découvrant ce qui sied à leur situation individuelle.

- Ne pensez-vous pas qu'il y ait des conseils particuliers, ou une perspective spécifique, qu'un historien ou un archéologue de la culture comme vous puisse offrir ?

- Il est toujours utile de comprendre le caractère historiquement contingent des choses, de voir comment et pourquoi les choses sont devenues ce qu'elles sont. Mais je ne suis pas le seul qui soit équipé pour montrer ces choses, et je veux me garder de laisser supposer que certains développements furent nécessaires ou inévitables. Ma contribution peut, naturellement, être utile dans certains domaines, mais, encore une fois, je veux éviter d'imposer mon système ou mon plan.

- Pensez-vous que, d'une manière générale, les intellectuels sont, à l'égard des différents modes de comportement sexuel, plus tolérants ou plus réceptifs que d'autres gens ? Si oui, est-ce parce qu'ils comprennent mieux la sexualité humaine. Si non, comment pensez-vous que vous-même et d'autres intellectuels puissiez faire progresser la situation ? Quel est le meilleur moyen de réorienter le discours rationnel sur le sexe ?

- Je pense qu'en matière de tolérance nous entretenons de nombreuses illusions. Prenez l'inceste, par exemple. L'inceste a été, pendant très longtemps, une pratique populaire -j'entends par là une pratique très répandue dans le peuple. C'est vers la fin du XIXe siècle que diverses pressions sociales ont commencé à s'exercer contre l'inceste. Et il est clair que la grande interdiction de l'inceste est une invention des intellectuels.

- Vous voulez dire de figures comme Freud et Lévi-Strauss, ou pensez-vous à la classe intellectuelle dans son ensemble ?

- Non, je ne vise personne en particulier. J'attire seulement votre attention sur le fait que, si vous cherchez, dans la littérature du XIXe siècle, des études sociologiques ou anthropologiques sur l'inceste, vous n'en trouverez pas. Il existe bien, ici et là, quelques rapports médicaux et autres, mais il semble que la pratique de l'inceste n'ait pas vraiment posé de problème à l'époque.

Il est vrai, sans doute, que ces sujets sont abordés plus ouvertement dans les milieux intellectuels, mais cela n'est pas nécessairement le signe d'une plus grande tolérance. C'est même parfois l'indice du contraire. Il y a dix ou quinze ans, à l'époque où je fréquentais le milieu bourgeois, je me souviens qu'il était rare qu'une soirée se passe sans que l'on aborde la question de l'homosexualité et de la pédérastie - en général, on n'attendait même pas le dessert. Mais ceux-là même qui abordaient franchement ces questions n'auraient vraisemblablement jamais admis la pédérastie de leurs fils.

Quant à prescrire l'orientation que doit prendre un discours rationnel sur le sexe, je préfère ne pas légiférer dans ce domaine. Pour une raison : l'expression « discours intellectuel sur le sexe » est trop vague. On entend certains sociologues, sexologues, psychiatres, médecins et moralistes tenir des propos très stupides -tout comme d'autres membres de ces mêmes professions tiennent des propos très intelligents. La question, à mon avis, n'est donc pas celle d'un discours intellectuel sur le sexe, mais d'un discours stupide et d'un discours intelligent.

- Et j'ai cru comprendre que vous aviez, depuis peu, découvert un certain nombre d'ouvrages qui progressent dans la bonne direction ?

- Davantage, il est vrai, que je n'avais de raison de l'imaginer il y a quelques années. Mais, dans l'ensemble, la situation est toujours moins qu'encourageante.