« Le terrorisme ici et là » (entretien avec
D, Éribon), Libération, no 403, 3 septembre 1982,
p. 12,
Dits Ecrits tome IV texte n°316
Le 28 août 1982, le G.I.G.N., groupe d'intervention antiterroriste
dirigé de l'Élysée, arrêtait à
Vincennes trois nationalistes irlandais présentés
comme d'importants terroristes. L'éclat donné à
cette arrestation devait permettre de contrecarrer dans l'opinion
l'attentat meurtrier du 9 août 1982 contre le célèbre
restaurant juif parisien Goldenberg. Le 17 août, François
Mitterrand avait déclaré : «Ce terrorisme-là
me trouvera devant lui.» Les conditions d'arrestation de ceux
qui deviendront pour la presse «les Irlandais de Vincennes»,
filés depuis longtemps par un autre service de police (la
D.S.T.), apparurent rapidement entachées d'irrégularités.
Leur avocat contacta alors M, Foucault. En mai 1983, les irrégularités
de la procédure seront pleinement révélées ;
l'affaire des Irlandais de Vincennes devint le premier scandale
politico-policier du nouveau gouvernement socialiste,
- Le problème du terrorisme et la politique gouvernementale
en ce domaine ne vont pas manquer de reposer certaines questions
autour de la pratique judiciaire.
- Les réformes et les décisions prises dans le domaine
juridique depuis l'arrivée de Mitterrand au pouvoir m'ont
paru bonnes *. Je l'ai dit et je le répète volontiers.
Quant à la déclaration récente de Mitterrand
sur le terrorisme, assurant qu'il ne prendrait aucune mesure spéciale
et qu'il n'y aurait aucunement à modifier la législation
et les règlements, tout cela est excellent.
* 30 septembre 1981 : suppression de la peine de mort ; 26 novembre
1981 : abrogation de la loi anticasseurs ; 30 juin 1982 : suppression
des tribunaux permanents des forces armées ; 30 juillet 1982 :
suppression du délit d'homosexualité.
- Mais quelle est votre réaction après les arrestations
de samedi dernier et le fait qu'elles aient été annoncées
par l'Élysée ?
- On a supprimé les juridictions d'exception, c'est-à-dire
que toute infraction relèvera du droit commun, des procédures
habituelles et des juridictions ordinaires. C'est très important,
mais il ne faut pas reprendre d'une main ce que l'on a accordé
de l'autre. C'est-à-dire qu'il ne faut pas rendre «exceptionnelle»
une affaire en l'entourant de tout un luxe de publicité politique.
Comment voulez-vous que soit instruite et jugée dans des
conditions «ordinaires» une affaire qui a été
présentée à l'opinion publique, sous l'autorité
directe du chef de l'État, comme une affaire exceptionnellement
importante. Les moyens d'information ont d'ailleurs fait largement
écho à cette annonce puisqu'on a pu entendre dire
que ces trois Irlandais préparaient pour le lendemain dimanche
des attentats meurtriers à Paris même.
Tout cela s'est révélé inexact et il semble
que l'on éprouve les plus grandes difficultés à
trouver un pays qui aurait la gentillesse de bien vouloir demander
leur extradition.
Mais ce n'est là qu'un côté anecdotique. Quand
bien même ils auraient fait quelque chose d'important, c'est
à la justice d'en décider et de le déclarer.
Ce n'est pas à une instance politique de décider à
l'avance ce qu'est l'affaire qu'on va juger. Les responsables politiques
n'ont pas à exceptionnaliser une affaire après avoir
aboli les procédures exceptionnelles.
Il faut se poser une autre question: qui donc a été
arrêté ? Trois Irlandais et un Italien. On sait bien
que ce n'est pas de ce côté-là que se trouve
le terrorisme qui risque d'être actif et virulent en France.
Et tandis qu'en silence on négocie avec les organisations
vraiment dangereuses - ce que tout le monde sait et qui est peut-être
inévitable -, il ne faudrait pas qu'on mène grand
tapage autour d'arrestations qui ont beaucoup de chances d'être
mineures. Faut-il arrêter un laissé-pour-compte de
l'autonomie italienne pour remplir le tableau de chasse d'une action
antiterroriste qui en fait utilise de tout autres moyens ?
- Il n'est pas indifférent que cela soit «tombé»
sur les Irlandais.
- Mitterrand avait été le seul homme politique européen
à être assez courageux pour prendre position au moment
de la mort de Bobby Sands. Cela, il ne faut pas l'oublier. Mais
il ne faut pas oublier non plus que, président de la République,
Mitterrand n'a rien dit sur les Irlandais qui mouraient de grève
de la faim en prison pour se faire reconnaître le statut politique.
Un peu du tapage qui a été fait samedi dernier à
propos de ces arrestations à Paris n'aurait peut-être
pas été inutile s'il avait été utilisé
à temps pour ceux qui luttaient contre des adversaires séculaires.
Après tout, s'il y a des luttes politiques qui ont leur justification
historique, ce sont bien celles que les Irlandais mènent
depuis quatre siècles. Pour le cas où la lutte antiterroriste
avait besoin d'exemples, celui-ci était peut-être le
plus facile ; il n'était ni le meilleur ni le plus justifié.
- On vous rétorquera qu'il faut bien lutter contre le terrorisme
en Europe.
- L'Europe doit lutter contre le terrorisme. C'est vrai. Mais le
plus dangereux terrorisme que l'Europe connaisse, nous venons d'en
voir les manifestations avec les trois morts, les centaines de blessés
et les milliers d'arrestations à Varsovie, à Gdansk,
à Lublin...
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