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Un système fini face à une demande infinie
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°325

« Un système fini face à une demande infinie » (entretien avec R. Bono *), in Sécurité sociale : l'enjeu, Paris, Syros, 1983, pp. 39-63.

Dits Ecrits tome IV texte n°325

* Robert Bono était alors secrétaire national de la Confédération française démocratique des travailleurs (C.F.D.T.), qui siège au Conseil d'administration de la Sécurité sociale.


- Traditionnellement, la Sécurité sociale garantit les individus contre un certain nombre de risques liés à la maladie, à l'organisation familiale et à la vieillesse. À l'évidence, c'est une fonction qu'elle doit continuer d'exercer.

Mais, de 1946 à nos jours, les choses ont évolué, Des besoins nouveaux sont apparus. Ainsi perçoit-on une aspiration grandissante des personnes et des groupes à l'autonomie - c'est l'aspiration des enfants vis-à-vis de leurs parents, des femmes vis-à-vis des hommes, des malades vis-à-vis des médecins, des handicapés vis-à-vis des institutions de toute nature. Se fait jour également la nécessité d'endiguer des phénomènes de marginalisation imputables pour une bonne part au chômage, mais aussi, dans certains cas, aux carences de notre appareil de protection sociale.

Il nous semble que ces deux besoins au moins devront être pris en compte par les prochains conseils d'administration de la Sécurité sociale, de sorte que celle-ci se voie attribuer des rôles nouvellement définis susceptibles de donner lieu à une refonte de son système de prestations, Estimez-vous qu'ils existent effectivement dans notre société ?

En signalez-vous d'autres ? Et comment, à votre avis, la Sécurité sociale peut-elle contribuer à y répondre ?

- Je crois qu'il faut d'emblée souligner trois choses.

Premièrement, notre système de garanties sociales, tel qu'il a été mis en place en 1946, se heurte aujourd'hui aux butoirs économiques que l'on sait.

Deuxièmement, ce système, élaboré dans l'entre-deux-guerres - c'est-à-dire à une époque où l'un des objectifs était d'atténuer, voire de désamorcer, un certain nombre de conflits sociaux, et où on utilisait un modèle conceptuel empreint d'une rationalité née autour de la Première Guerre mondiale -, ce système rencontre aujourd'hui ses limites en achoppant à la rationalité politique, économique et sociale des sociétés modernes.

Enfin, la Sécurité sociale, quels que soient ses effets positifs, a eu aussi des « effets pervers » : rigidité croissante de certains mécanismes et situations de dépendance. On peut relever ceci, qui est inhérent aux mécanismes fonctionnels du dispositif : d'un côté, on donne plus de sécurité aux gens, et, de l'autre, on augmente leur dépendance. Or, ce qu'on devrait pouvoir attendre de cette sécurité, c'est qu'elle donne à chacun son autonomie par rapport à des dangers et à des situations qui seraient de nature à l'inférioriser ou à l'assujettir.

- Si tant est que les gens paraissent disposés à abdiquer un peu de liberté et d'autonomie pourvu qu'on étende et qu'on renforce leur sécurité, comment gérer ce « couple infernal » : sécurité-dépendance ?

- Il y a là un problème dont les termes sont négociables. Ce qu'il faut tâcher d'apprécier, c'est la capacité qu'ont les gens d'assumer une telle négociation, et le niveau de compromis qu'ils peuvent accepter.

La manière d'appréhender les choses a changé. Dans les années trente et au lendemain de la guerre, le problème de la sécurité était d'une telle acuité et d'une telle immédiateté que la question de la dépendance entrait à peine en ligne de compte. À partir des années cinquante, en revanche, et plus encore à partir des années soixante, la notion de sécurité a commencé d'être associée à la question de l'indépendance. Cet infléchissement a été un phénomène culturel, politique et social extrêmement important. On ne peut pas ne pas en tenir compte.

Certaine thématique antisécurité s'oppose aujourd'hui de façon quelque peu simpliste, me semble-t-il, à tout ce que peut avoir de dangereux la revendication dont tirait argument la loi « Sécurité et liberté * », par exemple. Il convient d'être assez prudent quant à cela.

* Loi caractéristique de la politique pénale de la droite en 1980, abrogée par la gauche en 1983.

Il existe bel et bien une demande positive : celle d'une sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux, plus divers et plus souples avec soi-même et avec son milieu, tout en assurant à chacun une réelle autonomie.

C'est un fait nouveau qui devrait peser sur les conceptions du jour en matière de protection sociale.

Voilà comment, très schématiquement, je situerais cette question de la demande d'autonomie.

- La négociation dont vous parliez ne peut se conduire que sur une ligne de crête : d'un côté, on voit bien que certaines rigidités de notre appareil de protection sociale, conjuguées à son caractère dirigiste, menacent l'autonomie des groupes et des personnes en les enserrant dans un carcan administratif qui (si l'on en croit l'expérience suédoise notamment) devient à terme insupportable ; mais, sur l'autre versant, la forme de libéralisme que décrivait Jules Guesde lorsqu'il parlait de « renards libres dans des poulaillers libres » n'est guère plus engageante - il n'est que de tourner ses regards vers les États-Unis pour s'en convaincre...

- C'est précisément la difficulté d'établir un compromis sur cette ligne de crête qui appelle une analyse aussi fine que possible de la situation actuelle. Par « situation actuelle », je n'entends pas cet ensemble de mécanismes économiques et sociaux que d'autres décrivent mieux que moi : je parle plutôt de cette espèce d'interface entre, d'une part, la sensibilité des gens, leurs choix moraux, leur rapport à eux-mêmes et, d'autre part, les institutions qui les entourent. C'est de là que naissent des dysfonctionnements, des malaises et, peut-être, des crises.

Considérant ce qu'on pourrait appeler les « effets négatifs » du système, il y aurait lieu, me semble-t-il, de distinguer entre deux tendances : on observe un effet de mise en dépendance par intégration et un effet de mise en dépendance par marginalisation ou par exclusion. Contre l'un et contre l'autre, il faut réagir.

Je crois que le besoin existe d'une résistance au phénomène d'intégration. Tout un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l'individu que si ce dernier se trouve intégré, soit dans un milieu familial, soit dans un milieu de travail, soit dans un milieu géographique.

- C'est un peu moins vrai maintenant : certaines dispositions ont été reconsidérées, sous cet aspect, notamment en matière de prestations familiales, de sorte qu'elles concernent à présent l'ensemble de la population, sans exclusives sur les critères professionnel et familial, Dans le domaine de la santé comme dans le domaine des retraites, on assiste également à un début de réajustement. Le principe d'intégration, sans être tout à fait caduc, a perdu de sa prééminence. Pour ce qui concerne les mouvements de marginalisation, par contre, le problème reste entier.

- Il est vrai que certaines pressions dans le sens d'une intégration ont pu être atténuées. Je les mentionnais en même temps que les phénomènes de marginalisation parce que je me demande s'il ne faut pas essayer de saisir les deux ensemble. Sans doute peut-on apporter quelques corrections aux effets de mise en dépendance par intégration, comme on pourrait vraisemblablement corriger un certain nombre de choses en ce qui concerne les marginalisations. Mais quelques corrections partielles, quelques angles rognés suffisent-ils ?

Cela répond-il à nos besoins ? Ne devrait-on pas plutôt essayer de concevoir tout un système de couverture sociale qui prenne en compte cette demande d'autonomie dont nous parlons, de sorte que ces fameux effets de mise en dépendance disparaîtraient presque totalement ?

- Cette question de l'intégration se pose-t-elle de même sous l'angle des rapports que l'individu entretient avec l'État ?

- On assiste, à cet égard aussi, à un phénomène important :

jusqu'à ce qu'on appelle « la crise » et plus précisément jusqu'à ces butoirs auxquels on se heurte maintenant, j'ai l'impression que l'individu ne se posait guère la question de son rapport avec l'État dans la mesure où ce rapport, compte tenu du mode de fonctionnement des grandes institutions centralisatrices, était fait d'un input -les cotisations qu'il versait - et d'un output - les prestations qui lui étaient servies. Les effets de dépendance étaient surtout sensibles au niveau de l'entourage immédiat.

Aujourd'hui intervient un problème de limites. Ce qui est en cause, ce n'est plus l'accès égal de tous à la sécurité, mais l'accès infini de chacun à un certain nombre de prestations possibles. On dit aux gens : « Vous ne pouvez pas consommer indéfiniment. » Et quand l'autorité proclame : « À cela vous n'avez plus droit » ; ou bien : « Pour telles opérations vous ne serez plus couverts » ; ou encore : « Vous paierez une part des frais d'hospitalisation » ; et à la limite : « Il ne servirait à rien de prolonger votre vie de trois mois ; on va vous laisser mourir... », alors l'individu s'interroge sur la nature de son rapport à l'État et commence d'éprouver sa dépendance vis-à-vis d'une institution dont il avait mal perçu jusque-là le pouvoir de décision.

- Cette problématique de la dépendance ne perpétue-t-elle pas l'ambivalence qui a présidé, avant même la mise en place d'un dispositif de protection sociale, à la création des premières institutions de santé ? Ainsi, l'objectif des premiers hôtels-Dieu n'était-il pas à la fois de soulager des misères et de soustraire pauvres et malades à la vue de la société tout en les mettant hors d'état de troubler l'ordre public ?

Ne peut-on, au XXe siècle, sortir d'une logique qui lie charité et enfermement pour concevoir des systèmes moins aliénants, que les gens pourraient - lâchons le mot - « s'approprier » ?

- Il est vrai qu'en un sens la chronologie longue manifeste la permanence de certains problèmes.

Cela dit, je me méfie beaucoup de deux attitudes intellectuelles dont on peut déplorer la persistance au cours de la dernière décennie. L'une consiste à présupposer la répétition et l'extension des mêmes mécanismes à travers l'histoire de nos sociétés. On en tire parfois l'idée d'une sorte de cancer qui gagnerait dans le corps social. C'est une théorie irrecevable. La manière dont on enfermait certaines catégories de la population au XVIIe siècle, pour reprendre cet exemple, est très différente de l'hospitalisation qu'on a connue au XIXe siècle, et plus encore des dispositifs de sécurité dont se dote l'époque actuelle.

Une autre attitude, tout aussi fréquente, consiste à maintenir la fiction d'un « bon vieux temps » où le corps social était vivant et chaleureux, les familles unies et les individus autonomes. Cet épisode heureux aurait tourné court du fait de l'avènement du capitalisme, de la bourgeoisie et de la société industrielle. Il s'agit là d'une absurdité historique.

La lecture continuiste de l'histoire et la référence nostalgique à un âge d'or de la vie sociale hantent encore beaucoup d'esprits, et nombre d'analyses politiques et sociologiques en sont marquées. Il faut les débusquer.

- Cette remarque étant faite, venons-en peut-être à la question de la marginalité... Il semble que notre société soit divisée en un secteur « protégé » et un secteur exposé à la précarité. Quoique la Sécurité sociale ne puisse remédier seule à cette situation, il demeure qu'un système de protection sociale peut contribuer à un recul des marginalisations et des ségrégations par des mesures adéquates en direction des handicapés, des immigrés et de toutes les catégories sous statut précaire.

C'est du moins notre analyse, Est-ce aussi la vôtre ?

- Sans doute peut-on dire que certains phénomènes de marginalisation sont liés à des facteurs de séparation entre une population « assurée » et une population « exposée ». Cette sorte de clivage était d'ailleurs expressément prévue par un certain nombre d'économistes au cours des années soixante-dix, lesquels concevaient que les sociétés postindustrielles l'entérineraient - le secteur exposé devant au demeurant croître de façon considérable par rapport à ce qu'il était. Pareille « programmation » de la société n'a cependant pas été mise en oeuvre bien souvent, et on ne peut la retenir comme explication unique des processus de marginalisation.

Il y a dans certaines marginalisations ce que j'appellerai un autre aspect du phénomène de dépendance. Nos systèmes de couverture sociale imposent un mode de vie déterminé auquel il assujettit les individus, et toute personne ou tout groupe qui, pour une raison ou pour une autre, ne veulent pas ou ne peuvent pas accéder à ce mode de vie se trouvent marginalisés par le jeu même des institutions.

- Il y a une différence entre marginalité choisie et marginalité subie...

- C'est vrai, il conviendrait de les séparer dans la perspective d'une analyse plus fine. Il n'en demeure pas moins qu'il y aurait lieu, globalement, d'éclairer les rapports qui existent entre le fonctionnement de la Sécurité sociale et les modes de vie. Ces modes de vie, on a commencé de les observer depuis une dizaine d'années ; mais c'est une étude qui demanderait à être approfondie en même temps qu'un peu dégagée d'un « sociologisme » trop strict qui délaisse certains problèmes éthiques de première importance.

- Notre objectif, c'est de donner aux gens à la fois la sécurité et l'autonomie. Peut-être s'en rapprocherait-on par deux moyens : d'une part, en renonçant à ce juridisme absurde que nous affectionnons en France et qui dresse des montagnes de paperasse sur le parcours de chacun (en sorte de défavoriser encore un peu plus les marginaux) pour tenter l'expérience d'une législation a posteriori de nature à faciliter l'accès de tous aux prestations et aux équipements sociaux ; et, d'autre part, en mettant en oeuvre une réelle décentralisation prévoyant un personnel et des lieux appropriés pour accueillir les gens.

Qu'en pensez-vous, et souscrivez-vous à l'objectif que je viens d'énoncer ?

- Oui, certes. Et l'objectif d'une couverture sociale optimale conjuguée à un maximum d'indépendance est assez clair. Quant à l'atteindre...

Je pense qu'une telle visée requiert deux types de moyens. D'une part, il y faut un certain empirisme. Il faut transformer le champ des institutions sociales en un vaste champ expérimental, de manière à déterminer quelles sont les manettes à tourner, quels sont les boulons à desserrer ici ou là pour introduire le changement souhaité ; il faut effectivement engager une entreprise de décentralisation, par exemple, pour rapprocher les usagers des centres de décision dont ils dépendent et les associer aux processus décisionnels, évitant par là cette espèce de grande intégration globalisante qui laisse les gens dans une complète ignorance de tout ce qui conditionne tel ou tel arrêt. Il faut donc multiplier les expériences partout où c'est possible sur ce terrain particulièrement intéressant et important du social, considérant que tout un ensemble institutionnel, actuellement fragile, devra probablement subir une restructuration de fond en comble.

D'autre part, et c'est un point nodal, il y aurait un travail considérable à faire pour rénover les catégories conceptuelles qui inspirent notre manière d'aborder tous ces problèmes de garanties sociales et de sécurité. Nous développons une pensée qui s'organise encore à l'intérieur de cadres mentaux formés entre 1920 et 1940, essentiellement sous l'influence de Beveridge *, un homme qui serait aujourd'hui plus que centenaire.

* Lord William Henry Beveridge (1879-1963), économiste et administrateur anglais, auteur d'un plan de Sécurité sociale (1942).

Pour l'instant, nous manquons donc totalement d'instruments intellectuels pour envisager en termes neufs la forme sous laquelle nous pourrions parvenir à ce que nous cherchons.

- Pour illustrer peut-être cette caducité des cadres mentaux dont vous parlez, n'y aurait-il pas une étude linguistique à faire sur le sens du mot « assujetti » dans le langage de la Sécurité sociale ?

- Absolument ! Et la question se pose de savoir comment faire pour que la personne ne soit plus un « sujet » au sens de l'assujettissement...

Quant au déficit intellectuel que je viens de souligner, on peut se demander à présent quels sont les foyers d'où pourront sortir des formes d'analyse nouvelles, des cadres conceptuels nouveaux.

Ce que je retiens, pour dire les choses de façon schématique, c'est qu'à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, et au XIXe dans certains pays européens, la vie parlementaire a pu constituer ce lieu d'élaboration et de discussion de projets nouveaux (ainsi des lois fiscales et douanières en Grande-Bretagne). C'est là que s'allumaient d'immenses campagnes d'échanges et de réflexion. Dans la seconde moitié du XIXe, beaucoup de problèmes, beaucoup de projets sont nés de ce qui fut alors une nouvelle vie associative, celle des syndicats, celle des partis politiques, celle des associations diverses. Dans la première moitié du XXe siècle, un travail très important - un effort de conception - a été fait dans les domaines politique, économique et social par des gens comme Keynes ou Beveridge, ainsi que par un certain nombre d'intellectuels, universitaires et gestionnaires.

Mais, convenons-en, la crise que nous traversons, et qui aura bientôt dix ans d'âge, n'a rien suscité d'intéressant ni de nouveau de la part de ces milieux. Il semble qu'il y ait eu de ce côté-là une sorte de stérilisation : on n'y relève aucune invention significative.

- Les syndicats peuvent-ils être ces « foyers d' allumage » ?

- S'il est vrai que le malaise actuel met en question tout ce qui peut se ranger du côté de l'autorité institutionnelle étatique, c'est un fait que les réponses ne viendront pas de ceux qui gèrent cette autorité : elles devraient plutôt être apportées par ceux qui entendent contrebalancer la prérogative étatique et constituer des contrepouvoirs. Ce qui procède de l'action syndicale peut donc éventuellement, en effet, ouvrir un espace d'invention.

- Est-ce que cette nécessité de rénover les cadres mentaux de la protection sociale donne une chance à la « société civile » - dont les syndicats font partie - par rapport à la « société étatique » ?

- Si cette opposition entre société civile et État a pu être à juste titre très usitée à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, je ne suis pas sûr qu'elle soit encore opératoire. L'exemple polonais est à cet égard intéressant : quand on assimile le puissant mouvement social qui vient de traverser ce pays à une révolte de la société civile contre l'État, on méconnaît la complexité et la multiplicité des affrontements. Ce n'est pas seulement contre l'État-parti que le mouvement Solidarité a eu à se battre.

Les rapports entre le pouvoir politique, les systèmes de dépendance qu'il engendre et les individus sont trop complexes pour entrer dans ce schéma. En fait, l'idée d'une opposition entre société civile et État a été formulée dans un contexte donné pour répondre à une intention précise : des économistes libéraux l'ont proposée à la fin du XVIIIe siècle dans le dessein de limiter la sphère d'action de l'État, la société civile étant conçue comme le lieu d'un processus économique autonome. C'était un concept quasi polémique, opposé aux options administratives des États de l'époque pour faire triompher un certain libéralisme.

Mais quelque chose me gêne davantage encore : c'est que la référence à ce couple antagoniste n'est jamais exempte d'une sorte de manichéisme affligeant la notion d'État d'une connotation péjorative en même temps qu'il idéalise la société en un ensemble bon, vivant et chaud.

Ce à quoi je suis attentif, c'est le fait que tout rapport humain est à un certain degré un rapport de pouvoir. Nous évoluons dans un monde de relations stratégiques perpétuelles. Tout rapport de pouvoir n'est pas mauvais en lui-même, mais c'est un fait qui comporte toujours des périls.

Prenons l'exemple de la justice pénale, qui m'est plus familier que celui de la Sécurité sociale : tout un mouvement se dessine actuellement en Europe et aux États-Unis en faveur d'une « justice informelle » ou encore de certaines formes d'arbitrages rendus par le groupe lui-même. C'est se faire une idée bien optimiste de la société que la croire capable, par simple régulation interne, de résoudre les problèmes qui se posent à elle.

Bref, pour en revenir à notre propos, je reste assez circonspect quant à une certaine manière de faire jouer l'opposition société civile-État, et quant au projet de transférer vers la première un pouvoir d'initiative et de décision que le second aurait annexé pour l'exercer de façon autoritaire : quel que soit le scénario retenu, un rapport de pouvoir s'établirait et toute la question serait de savoir comment en limiter les effets, ce rapport n'étant en lui-même ni bon ni mauvais, mais dangereux, de sorte qu'il faudrait réfléchir, à tous les niveaux, à la manière de canaliser son efficacité dans le meilleur sens possible.

- Ce que nous avons très présent à l'esprit, c'est ce fait que la Sécurité sociale, sous sa forme actuelle, est perçue comme une institution lointaine, à caractère étatique - même si ce n'est pas le cas - parce que c'est une grosse machine centralisée. Notre problème est donc le suivant : pour ouvrir aux usagers la voie de la participation, il faut rapprocher d'eux les centres de décision. Comment procéder ?

- Ce problème relève de l'empirisme plus que d'une opposition entre société civile et État : c'est celui de ce que j'appellerai la « distance décisionnelle ». Autrement dit, il s'agit d'évaluer une distance optimale entre une décision prise et l'individu qu'elle concerne, telle que ce dernier ait voix au chapitre et telle que cette décision lui soit intelligible tout en s'adaptant à sa situation sans devoir passer par un dédale inextricable de règlements.

- Ces questions en soulèvent une autre, directement liée à la conjoncture économique. C'est, de fait, en situation de crise que nous devons formuler des hypothèses capables de répondre à cette interrogation sur la « distance décisionnelle », comme à la demande d'autonomie et à l'impératif de lutte contre les marginalisations. Or, la C.F.D.T., de façon assez exigeante, conçoit la santé non seulement comme un état de bien-être physique et mental mais, au-delà de l'aspect statique des choses, comme la capacité de surmonter les conflits, les tensions et les agressions qui affectent l'individu dans sa vie relationnelle et sociale. Une telle conception appelle la mise en place de tout un dispositif d'éducation et de prévention en plus d'un dispositif de soins, et a trait à l'ensemble de la société. Peut-on, dans ces conditions, lui opposer l'argument de son coût économique ?

Par ailleurs, quelle est votre position par rapport à la notion de « droit à la santé », qui fait partie de nos revendications ?

- Nous voici au coeur d'un problème extrêmement intéressant. Lorsque le système de Sécurité sociale que nous connaissons aujourd'hui a été mis en place sur une grande échelle, il existait une sorte de consensus plus ou moins explicite et en grande partie muet sur ce qu'on pouvait appeler les « besoins de santé ». C'était, en somme, le besoin de parer à des « accidents », c'est-à-dire à des écarts invalidants liés à la maladie comme à des handicaps congénitaux ou acquis.

A partir de là, deux processus se sont déroulés. D'un côté, une accélération technique de la médecine, qui a accru son pouvoir thérapeutique mais beaucoup plus vite encore sa capacité d'examen et d'analyse. D'un autre côté, une croissance de la demande de santé manifestant le fait que le besoin de santé (tel, du moins, qu'il est éprouvé) n'a pas de principe de limitation.

En conséquence, il n'est pas possible de fixer objectivement un seuil théorique et pratique, valable pour tous, à partir duquel on pourrait dire que les besoins de santé sont entièrement et définitivement satisfaits.

La question du droit apparaît particulièrement épineuse dans ce contexte. Je voudrais faire quelques remarques simples.

Il est clair qu'il n'y a guère de sens à parler du « droit à la santé ». La santé - la bonne santé - ne peut relever d'un droit ; la bonne et la mauvaise santé, quels que soient les critères grossiers ou fins qu'on utilise, sont des faits : des états de choses et aussi des états de conscience. Et même si on corrige aussitôt en faisant remarquer que la frontière qui sépare la santé de la maladie est pour une part définie par la capacité des médecins de reconnaître une maladie, par le type d'existence ou d'activité du sujet, et par ce qui dans une culture est reconnu ou non comme maladie, cette relativité n'empêche pas qu'il n'y a pas de droit à être de ce côté-ci ou de ce côté-là de la ligne de partage.

En revanche, on peut avoir droit à des conditions de travail qui n'augmentent pas de façon significative les risques de maladie ou de handicaps divers. On peut avoir droit aussi à des réparations, à des soins et à des dommages lorsqu'un accident de santé peut relever d'une façon ou d'une autre de la responsabilité d'une autorité.

Mais là n'est pas le problème actuel. Il est, je crois, celui-ci : une société doit-elle chercher à satisfaire par des moyens collectifs le besoin de santé des individus ? Et ceux-ci peuvent-ils légitimement revendiquer la satisfaction de ces besoins ?

Il semble - si ces besoins sont susceptibles de croître indéfiniment - qu'une réponse positive à cette question serait sans traduction pratique acceptable ou même envisageable. En revanche, on peut parler de « moyens de santé » ; et par là, il faut entendre non pas simplement les installations hospitalières et les médicaments, mais tout ce dont une société peut disposer à un moment donné pour effectuer les corrections et les ajustements de santé dont on est techniquement capable. Ces moyens de santé définissent une ligne mobile - celle-ci résulte des capacités techniques de la médecine, des capacités économiques d'une collectivité et de ce qu'une société veut consacrer comme ressources et comme moyens à la santé. Et on peut définir le droit d'accès à ces moyens de santé. Droit qui se présente sous différents aspects. Il y a le problème de l'égalité de tous devant cet accès - problème auquel il est facile de répondre en principe, bien qu'il ne soit pas toujours facile pratiquement d'assurer cette égalité. Il y a le problème de l'accès indéfini à ces moyens de santé ; là, il ne faut pas se faire d'illusions : le problème n'a sans doute pas de solution théorique ; l'important est de savoir par quel arbitrage toujours souple, toujours provisoire les limites de cet accès seront définies. Il faut garder à l'esprit que ces limites ne peuvent pas être établies une fois pour toutes par une définition médicale de la santé ni par la notion de « besoins de santé » énoncée comme un absolu.

- Cela pose un certain nombre de problèmes, dont celui-ci qui est un problème bien trivial d'inégalité : l'espérance de vie d'un manoeuvre est très inférieure à celle d'un ecclésiastique ou d'un enseignant ; comment faire en sorte que les arbitrages dont résulterait une « norme de santé » tiennent compte de cette situation ?

Par ailleurs, les dépenses de santé représentent aujourd'hui 8,6 % du produit intérieur brut, Cela n'a pas été programmé : le coût de la santé - c'est le drame - est induit par une multiplicité de décisions individuelles et par un processus de reconduction de ces décisions. Ne sommes-nous pas de ce fait, tandis que nous revendiquons l'égalité d'accès à la santé, en situation de santé « rationnée » ?

- Je crois que notre préoccupation est la même : il s'agit de savoir, et c'est un formidable problème à la fois politique, économique et culturel, sur quels critères et selon quel mode combinatoire établir la norme sur la base de laquelle on pourrait définir, à un moment donné, un droit à la santé.

La question du coût, qui fait irruption de la manière qu'on sait, confère à cette interrogation une dimension nouvelle.

Je ne vois pas, et personne ne peut m'expliquer comment, techniquement, il serait possible de satisfaire tous les besoins de santé sur la ligne infinie où ils se développent. Et quand bien même je ne sais quel butoir leur assignerait une quelconque limite, il serait en tout état de cause impossible de laisser croître les dépenses, sous cette rubrique, au rythme de ces dernières années.

Un appareil fait pour assurer la sécurité des gens dans le domaine de la santé a donc atteint un point de son développement où il va falloir décider que telle maladie, que tel type de souffrance ne bénéficieront plus d'aucune couverture - un point où la vie même, dans certains cas, ne relèvera plus d'aucune protection. Cela pose un problème politique et moral qui s'apparente un peu, toute proportion gardée, à la question de savoir de quel droit un État peut demander à un individu d'aller se faire tuer à la guerre. Cette question-là, sans avoir rien perdu de son acuité, a été parfaitement intégrée dans la conscience des gens à travers de longs développements historiques, de sorte que des soldats ont effectivement accepté de se faire tuer donc, de placer leur vie hors protection. La question qui surgit à présent est de savoir comment les gens vont accepter d'être exposés à certains risques sans conserver le bénéfice d'une couverture par l'État-providence.

- Est-ce à dire qu'on va remettre en question les couveuses, envisager l'euthanasie et en revenir à cela même contre quoi la Sécurité sociale a lutté, à savoir certaine forme d'élimination des individus biologiquement les plus fragiles ? Fera-t-on prévaloir le mot d'ordre : « Il faut choisir ; choisissons les plus forts » ? Qui choisira entre l'acharnement thérapeutique, le développement d'une médecine néonatale et l'amélioration des conditions de travail (chaque année, dans les entreprises françaises, vingt femmes sur cent font une dépression nerveuse...) ?

- De tels choix sont arrêtés à chaque instant, quand bien même ce n'est pas dit. Ils sont arrêtés dans la logique d'une certaine rationalité que certains discours sont faits pour justifier.

La question que je pose est de savoir si une « stratégie de santé » - cette problématique du choix - doit rester muette... On touche là à un paradoxe : cette stratégie est acceptable, en l'état actuel des choses, dans la mesure où elle est tue. Si elle se dit, même dans les formes d'une rationalité à peu près recevable, elle devient moralement insupportable. Prenez l'exemple de la dialyse : combien de malades en dialyse, combien d'autres qui ne peuvent pas en bénéficier ? Supposez qu'on expose en vertu de quels choix on aboutit à cette sorte d'inégalité de traitement. Ce serait mettre au jour des règles-scandales ! C'est à cet endroit qu'une certaine rationalité devient elle-même scandale.

Je n'ai aucune solution à proposer. Mais je crois vain de se voiler la face : il faut essayer d'aller au fond des choses et de les affronter.

- N'y aurait-il pas lieu, en outre, de procéder à une analyse des coûts assez fine pour dégager quelques possibilités d'économies avant de faire des choix plus douloureux, voire « scandaleux » ? Je pense en particulier aux affections iatrogènes, qui représentent actuellement, si l'on en croit certains chiffres, 8 % des problèmes de santé : n'y a-t-il pas là l'un de ces « effets pervers » imputables précisément à quelque défaut de rationalité ?

- Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix en matière de santé, voilà en effet une tâche à laquelle on devrait s'atteler résolument.

Ainsi peut-on relever qu'un certain nombre de troubles comme la dyslexie, parce qu'on les tient pour bénins, ne sont que très peu couverts par la Sécurité sociale, alors que leur coût social peut être gigantesque (a-t-on évalué tout ce qu'une dyslexie peut entraîner comme investissement éducatif en sus des seuls soins pris en compte ?). C'est le type de situation à reconsidérer au moment d'un réexamen de ce qu'on pourrait appeler une « normalité » en matière de santé. Il y a un énorme travail d'enquêtes, d'expérimentations, de mesures, de réélaboration intellectuelle et morale à entreprendre en l'espèce.

Manifestement, nous avons un tournant à négocier.

-La définition d'une norme en matière de santé, la recherche d'un consensus autour d'un certain niveau des dépenses comme autour de certaines modalités d'affectation de ces dépenses ne constituent-elles pas pour les gens une chance extraordinaire de prise de responsabilité par rapport à ce qui les touche fondamentalement, à savoir leur vie et leur bien-être, en même temps qu'une tâche d'une ampleur telle qu'elle peut inspirer quelque hésitation ?

Comment porter le débat à tous les niveaux de l'opinion publique ?

- Il est vrai que certaines interventions visant à alimenter cette réflexion suscitent des tollés. Ce qui est significatif, c'est que les protestations visent des propos touchant à des choses qui font immédiatement scandale : la vie, la mort. On entre, en évoquant ces problèmes de santé, dans un ordre de valeurs qui donne lieu à une demande absolue et infinie. Le problème soulevé est donc celui de la mise en rapport d'une demande infinie avec un système fini.

Ce n'est pas la première fois que l'humanité rencontre ce problème. Les religions, après tout, n'ont-elles pas été faites pour le résoudre ? Mais nous devons aujourd'hui lui trouver une solution en termes techniques.

- Le projet d'engager la responsabilité de chacun sur ses choix propres apporte-t-il un élément de solution ? Quand on demande au fumeur d'acquitter une surtaxe, par exemple, cela ne revient-il pas à lui imposer d'assumer financièrement le risque qu'il prend ? Ne peut-on, de la sorte, renvoyer les gens à la signification et à la portée de leurs décisions individuelles au lieu de baliser des frontières au-delà desquelles la vie n'aurait plus le même prix ?

- Je suis tout à fait d'accord. Quand je parle d'arbitrages et de normativité, je n'imagine pas qu'une sorte de comité de sages puisse proclamer chaque année : « Vu les circonstances et l'état de nos finances, tel risque sera couvert, et tel autre, non. » J'imagine, de façon plus globale, quelque chose comme un nuage de décisions s'ordonnant autour d'un axe qui définirait en gros la norme retenue. Reste à savoir comment faire en sorte que cet axe normatif soit aussi représentatif que possible d'un certain état de la conscience des gens, c'est-à-dire de la nature de leur demande et de ce qui peut faire l'objet d'un consentement de leur part. Je crois que les arbitrages rendus devraient être l'effet d'une espèce de consensus éthique pour que l'individu puisse se reconnaître dans les décisions prises et dans les valeurs qui les ont inspirées. C'est à cette condition que ces décisions seront acceptables, même si tel ou tel proteste et regimbe.

Cela dit, s'il est vrai que les gens qui fument et ceux qui boivent doivent savoir qu'ils prennent un risque, il est aussi vrai que manger salé quand on souffre d'artériosclérose est dangereux, comme il est dangereux de manger sucré quand on est diabétique... Je le souligne pour indiquer à quel point les problèmes sont complexes, et pour suggérer que les arbitrages, qu'un « nuage décisionnel » ne devraient jamais revêtir la forme d'un règlement univoque. Tout modèle rationnel uniforme aboutit très rapidement à des paradoxes !

Il est bien évident, au demeurant, que le coût du diabète et de l'artériosclérose est infime au regard des dépenses occasionnées par le tabagisme et l'alcoolisme...

- ... qui ont rang de véritables fléaux, et dont le coût est également un coût social : je pense à une certaine délinquance, aux enfants martyrs, aux femmes battues...

- Souvenons-nous aussi que l'alcoolisme a été littéralement implanté dans les milieux ouvriers français, au XIXe siècle, par l'ouverture autoritaire des bistrots ; souvenons-nous encore que ni le problème des bouilleurs de cru ni le problème viticole n'ont jamais été résolus... On peut parler d'une véritable politique de l'alcoolisme organisé en France. Peut-être sommes-nous dans une période où il devient possible de prendre le taureau par les cornes et de s'acheminer vers une couverture moindre des risques liés à l'éthylisme.

Quoiqu'il en soit, je ne prône pas, cela va sans dire, je ne sais quel libéralisme sauvage qui aboutirait à une couverture individuelle pour ceux qui en auraient les moyens et à une absence de couverture pour les autres...

Je souligne simplement que le fait « santé » est un fait culturel au sens le plus large du terme, c'est-à-dire à la fois politique, économique et social, c'est-à-dire lié à un certain état de conscience individuelle et collective. Chaque époque en dessine un profil « normal ». Peut-être devrons-nous nous orienter vers un système qui définira, dans le domaine de l'anormal, du pathologique, les maladies normalement couvertes par la société.

- Ne croyez-vous pas qu'afin de clarifier le débat il conviendrait par ailleurs de discriminer, en amont de la définition d'une norme de santé, ce qui relève de la sphère médicale et ce qui relève des rapports sociaux ? N'a-t-on pas assisté, dans ces trente dernières années, à une sorte de « médicalisation » de ce qu'on pourrait appeler des problèmes de société ? On a, par exemple, apporté une réponse de type médical à la question de l'absentéisme dans les entreprises quand on aurait dû améliorer plutôt les conditions de travail. Ce genre de « déplacement » grève le budget de la santé...

- Mille choses, de fait, ont été « médicalisées », voire « surmédicalisées », qui relèveraient d'autre chose que de la médecine. Il se trouve que, face à certains problèmes, on a estimé que la solution médicale était la plus performante et la plus économique. Ainsi de certains problèmes scolaires, ainsi de problèmes sexuels, ainsi de problèmes de détention... Certainement devrait-on réviser beaucoup d'options de ce type.

- Nous n'avons pas abordé le problème de la vieillesse. Est-ce que notre société n'a pas tendance à reléguer ses vieux dans des hospices, comme pour les oublier ?

- J'avoue que je suis assez réservé, assez en retrait par rapport à tout ce qui se dit sur le statut actuel des personnes âgées, sur leur isolement et leur misère dans nos sociétés.

Il est certain que les hospices de Nanterre et d'Ivry offrent l'image d'un certain sordide. Mais le fait qu'on s'en scandalise est significatif d'une sensibilité nouvelle, elle-même liée à une situation nouvelle. Avant guerre, les familles poussaient leurs vieux dans un coin de la maison et se plaignaient de la charge qu'ils étaient pour elles, leur faisant payer leur présence au foyer de mille humiliations, de mille haines. Aujourd'hui, les vieux perçoivent des retraites avec lesquelles ils peuvent vivre, et l'on trouve dans toutes les villes de France des « clubs du troisième âge » fréquentés par des gens qui se rencontrent, qui voyagent, qui consomment et constituent une frange de population dont l'importance devient considérable. Même s'il reste un certain nombre d'individus marginalisés, la condition de la personne âgée s'est beaucoup améliorée en quelques décennies. C'est la raison pour laquelle nous sommes à ce point attentifs - et c'est une excellente chose - à ce qui se passe encore dans certains établissements.

- Comment, en définitive, la Sécurité sociale peut-elle contribuer à une éthique de la personne humaine ?

- Sans compter tous les éléments de réponse à cette question apportés dans le courant de cet entretien, je dirai qu'elle y contribue au moins en posant un certain nombre de problèmes, et notamment en posant la question de ce que vaut la vie et de la manière dont on peut affronter la mort.

L'idée d'un rapprochement entre les individus et les centres de décision devrait impliquer, à titre de conséquence au moins, le droit enfin reconnu à chacun de se tuer quand il voudra dans des conditions décentes... Si je gagnais quelques milliards au Loto, je créerais un institut où les gens qui voudraient mourir viendraient passer un week-end, une semaine ou un mois dans le plaisir, dans la drogue peut-être, pour disparaître ensuite, comme par effacement...

- Un droit au suicide ?

- Oui.

- Que dire de la manière dont on meurt aujourd'hui ? Que penser de cette mort aseptisée, à l'hôpital souvent, sans accompagnement familiaI ?

- La mort devient un non-événement. La plupart du temps, les gens meurent sous une chape de médicaments, si ce n'est pas par accident, de sorte qu'ils perdent entièrement conscience en quelques heures, quelques jours ou quelques semaines : ils s'effacent. Nous vivons dans un monde où l'accompagnement médical et pharmaceutique de la mort lui ôte beaucoup de sa souffrance et de sa dramaticité.

Je n'adhère pas tellement à tout ce qui se dit sur l'« aseptisation » de la mort, renvoyée à quelque chose comme un grand rituel intégratif et dramatique. Les pleurs bruyants autour du cercueil n'étaient pas toujours exempts d'un certain cynisme : la joie de l'héritage pouvait s'y mêler. Je préfère la tristesse douce de la disparition à cette sorte de cérémonial.

La manière dont on meurt maintenant me paraît significative d'une sensibilité, d'un système de valeurs qui ont cours aujourd'hui.

Il y aurait quelque chose de chimérique à vouloir réactualiser, dans un élan nostalgique, des pratiques qui n'ont plus aucun sens.

Essayons plutôt de donner sens et beauté à la mort-effacement.