« La Pologne, et après ? » (entretien avec E.
Maire), Le Débat, no 25, mai 1983, pp. 3-34.
Dits Ecrits tome IV texte n°334
Simultanément, des intellectuels, à l'initiative
de P. Bourdieu et de M. Foucault, et la Confédération
française démocratique du travail (C.F.D.T.) protestaient
contre les déclarations du ministre français des Relations
extérieures, Claude Cheysson, selon lesquelles l'instauration
de l'état de guerre en Pologne, le 13 décembre 1981,
ne serait qu'une « affaire intérieure » à
la Pologne. Le 22 décembre, ils se retrouvaient côte
à côte pour créer un comité de soutien
à Solidarnosc, où M. Foucault allait s'occuper de
la gestion des fonds recueillis.
M. Foucault lut de nombreux documents de et sur la C.F.D.T., analysa
la crise de la syndicalisation volontaire simultanée à
la montrée du chômage. Pour préparer cet entretien,
il rencontra Pierre Rosanvallon, directeur de la revue C.F.D.T.
aujourd'hui et Simon Nora, ancien collaborateur de Pierre Mendès
France. Organisée par la revue Le Débat, cette discussion
fut le point de départ de l'ouvrage La C.F.D.T. en questions
(Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1984).
M, Foucault : De peur de n'avoir plus de raison de vous la poser
à la fin, permettez-moi de vous poser dès le début
cette question : pourquoi avez-vous accepté de procéder
avec moi à cet échange de vues ?
E. Maire * : Depuis très longtemps, la C.F.D.T. a essayé
d'enrichir sa réflexion en la confrontant à celles
que menaient, tout à fait indépendamment d'elle, un
certain nombre d'intellectuels.
* Alors secrétaire général de la C.F.D.T.
La conclusion souvent tirée ces dernières années
était que le milieu intellectuel qui regardait du côté
de la C.F.D.T. était intéressant, certes, mais limité.
Il s'agissait souvent, dans la dernière période, des
déçus du communisme. Coincés dans cet état
de déception, ils restaient du même coup investis dans
leur propre recherche, conscients d'une certaine utilité
sociale, mais sans rentrer en contact ou en discussion avec nous,
sans rapport direct avec ce que nous tentions de faire.
Nous trouvions cela regrettable : je l'ai dit dans telle ou telle
interview. Nous attendions ces contacts, nous n'allions pas les
chercher.
La rencontre décisive, celle qui a cristallisé notre
attente, notre espoir, s'est produite le 13 décembre 1981,
Alors s'est manifesté un intérêt convergent,
de la C.F.D.T. mais aussi d'un certain nombre d'intellectuels, pour
ce qui se passait en Pologne et concernait à l'évidence
une grande partie de l'humanité.
Nous nous sommes retrouvés tout naturellement au moment
du coup de force de décembre 1981, également conscients
de l'importance internationale de ce qui se passait en Pologne,
et en désaccord, il faut le dire, avec les premières
réactions des États, y compris de notre État
: à ceci près que la C.F.D.T. se refusait à
fonder cette convergence sur la seule critique du gouvernement.
Le noeud de l'affaire, pour nous, était bien la réflexion
de fond sur ce qui se passait en Pologne, sur l'aide que nous pouvions
apporter aux Polonais, les pressions à exercer sur les gouvernements,
mais en veillant à ce que la cible ne devienne pas l'attitude
du pouvoir politique français dans cette affaire, parce que
ç'aurait été là une déviation
par rapport au problème de fond.
Cette discussion confirma que bon nombre d'intellectuels réagissaient
à ces événements d'une façon si proche
de celle de la C.F.D.T. qu'ils ne pouvaient manquer d'avoir d'autres
choses à nous dire, au-delà de l'événement
polonais. Des domaines de recherches et de réflexions communes
s'ouvraient, permettant d'envisager une convergence stratégique
pour l'avenir.
D'autre part, nous entrions dans une période où les
problèmes posés au syndicalisme sont extrêmement
difficiles à résoudre. Nous ne cessons de rechercher
et d'étudier les raisons profondes de la crise du syndicalisme,
ou de sa perte d'influence relative. Nous avons besoin d'autres
éclairages, d'autres apports que les nôtres. Nous avons
beaucoup de mal à trouver en nous-mêmes l'ensemble
des éléments de réponse. Le divorce «
discours-actes » qui vicie à nos yeux tant de régimes
politiques, tant de courants politiques ou syndicaux est pour nous
inacceptable. Nous lions les moyens et les fins ; nous voulons lier
les actes et les discours. En vue de résoudre les problèmes
du syndicalisme, nous sentons le besoin de cette entrée en
contact, de cette mise en route d'une réflexion plus large
et plus diverse.
Vous avez été, Michel Foucault -bien qu'avant cette
époque le monde syndical vous ignorât, et bien que
je ne vous aie pas lu -, non seulement l'un des intellectuels que
nous avons vus à cette époque, qui a pris l'initiative
de notre rencontre, mais aussi celui avec qui nous nous sommes entretenus
le plus souvent, y compris quand il s'est agi concrètement
de faire partie de l'instance de contrôle de l'utilisation
de l'aide à Solidarité.
D'où notre souhait d'aller plus loin...
M. Foucault : Entre cette formation et ce savoir universitaire,
d'une part, et ce domaine « externe » auquel on se référait,
d'autre part, il Y avait plusieurs médiations possibles.
La médiation théorique -et ce fut, pour une part importante
et pour un grand nombre, le marxisme. Il y eut aussi la médiation
politique et organisationnelle, P.C.F. ou mouvements trotskistes,
par exemple. De ces deux formes de médiation, séparées
ou associées, on sait ce qu'il advint. La guerre d'Algérie
arriva, montrant bien qu'on ne devait pas attendre d'intermédiaire,
ni dans une doctrine ni dans un parti ; il fallait cheminer par
soi-même, et éventuellement construire soi même
le pont. Entre une pensée, une réflexion, un trait
de connaissance et la réalité politique à laquelle
ils devaient s'affronter, le marxisme n'avait pas à être
un principe ni les partis une nécessité ; il n'y avait
même plus -là était la différence avec
les existentialistes à s'interroger pour savoir s'ils pouvaient
ou devaient l'être encore. L'évidence a de ces désinvoltures.
De nombreux courts-circuits se sont produits alors, permettant
beaucoup de mises en question : celle des institutions, des structures,
des règles et des habitudes, par l'analyse et la réflexion
; celle des formes et des contenus de savoir par des pratiques.
Beaucoup de manières de penser, beaucoup de manières
de faire, de se conduire et d'être ont changé ; et
cela pendant que le champ politique se solidifiait : la gauche politique
était paralysée, la droite occupait le pouvoir et
la scène.
Ce qui s'est passé -et ne s'est pas passé -entre
ce mouvement intellectuel et social, d'une part, et, de l'autre,
la gauche politique se réorganisant serait à regarder
de près. Il y a beaucoup d'interpénétration
de faits, d'idées qui ont circulé, de gens qui se
sont déplacés. Mais, ce qui est frappant, c'est qu'il
n'y a jamais eu ni de grand débat ouvert ni de vrai travail
commun. À l'interface du P.S. et des mouvements intellectuels
et sociaux qui s'étaient développés «
à gauche », il ne s'est quasiment rien passé.
Si bien que, lorsque l'un des premiers gros problèmes a surgi,
il n'y avait ni place ni possibilité pour parler avec «
eux ».
Le problème était donc la Pologne : ce qui se passait
là-bas donnait l'exemple d'un mouvement qui était
de part en part un mouvement syndical, mais dont tous les aspects,
toutes les actions, tous les effets avaient les dimensions politiques
; ce qui se passait là-bas posait (posait à nouveau,
mais pour la première fois depuis bien longtemps) le problème
de l'Europe ; et c'était en même temps, ici, un test
pour savoir ce que pouvait être le poids de la présence
communiste au gouvernement.
La rencontre avec la C.F.D.T. s'est faite à ce point, tout
naturellement ; vous le savez bien. Nous ne nous sommes pas »
cherchés » ; « l'alliance » avec une poignée
d'intellectuels était sans valeur stratégique pour
vous ; et le poids d'un syndicat d'un million d'adhérents
n'était forcément pas rassurant pour nous. Nous nous
sommes retrouvés en ce même point, surpris seulement
que ce ne soit pas arrivé plus tôt : depuis le temps
que certains intellectuels se coltinaient avec ce genre de problèmes,
depuis le temps que la C.F.D.T. était l'un des lieux où
la réflexion politique, économique et sociale était
la plus active.
*
M. Foucault : Comment définissez-vous l'action syndicale,
telle que vous la menez ?
E. Maire : Nous avons depuis 1970 défini notre action syndicale
comme une action de classe et de masse, reprenant un vocabulaire
qui n'était pas initialement celui de la C.F.T.C. *, le syndicat
aux références confessionnelles d'où nous sommes
issus. Le choix de ce vocabulaire n'avait pas été
suffisamment réfléchi pour éviter toute ambiguïté
avec la conception communiste de la lutte de classe.
* Confédération française des travailleurs
chrétiens.
Ultérieurement,
nous avons affiné nos définitions. Deux approches
permettent de définir les classes sociales :
- l'une partant d'une analyse actuelle des clivages sociaux ; -l'autre
partant d'une analyse des possibilités de rassemblement dans
l'action autour du projet commun de construction d'une société
autogérée.
La première approche vise à définir des critères
qui permettent de situer les principaux clivages sociaux. Les critères
peuvent être purement économiques (pour le P.C., par
exemple, les classes se définissent d'abord par leur place
dans le processus de production entendu dans un sens très
strict). Mais cette approche, pour rendre compte de la réalité
et être utile à l'orientation de la lutte, doit également
fixer d'autres critères.
La seconde approche part d'une réalité historique
: la lutte de classe est une lutte pour le pouvoir. Les clivages
se marquent alors en fonction des différents projets de société
exprimés ou implicites, ils ne font pas que refléter
une situation actuelle.
Toute approche qui ne fait pas le lien entre ces deux points reste
purement théorique et abstraite.
Une classe ne peut exister de façon idéale dans la
théorie. Elle doit correspondre à une réalité
vécue, connue, même si ce sentiment n'est pas toujours
très clair. Elle doit correspondre à une aspiration
commune, même si elle prend des formes variées. Une
classe sociale se définit autant à partir de la conscience
de classe et du projet de classe qu'à partir d'éléments
sociologiques.
En ce sens, la démarche de la C.F.D.T., refusant tout blocage
sur des schémas abstraits tout faits, permet d'avoir une
attitude plus offensive.
M. Foucault : Compte tenu de ces définitions, qu'entendez-vous
par « action de classe » ?
E. Maire : L'action de classe, pour nous, c'est l'action de tous
ceux qui, d'une part, sont dominés, exploités, ou
aliénés ; et, d'autre part, sont reliés entre
eux par un projet de changement. Exploitation, domination et aliénation,
d'une part ; de l'autre, projet dynamique de changement.
De ce point de vue, nous estimons être un syndicat de classe,
une classe qui est constamment en mouvement, et dont les contours
ne sont pas toujours nets dès lors que le fait d'être
en mouvement pour un même projet les modifie en permanence.
M. Foucault : Quel est le rapport entre le syndicat et la classe
? Est-ce un rapport de représentation (il la représente)
? D'instrumentalité (elle l'utilise comme une arme) ? De
dynamisation (il lui donne conscience de soi et forme d'activité)
?
E. Maire : Le syndicat est l'instrument qui permet à cette
classe de définir son projet et d'agir sur la base de son
projet. C'est le moyen de réflexion, de proposition et d'action,
tout à la fois, de cette classe.
M. Foucault : Par rapport aux autres éléments de
la société, cette classe se trouve-t-elle automatiquement
dans un rapport de lutte ?
E. Maire : Elle se trouve dans un rapport de conflits, ou de lutte
si l'on veut reprendre cette expression.
M. Foucault : Vous faites toujours vôtre le concept de lutte
des classes ?
E. Maire : Ce n'est pas un point de vue philosophique : c'est un
constat que nous faisons quotidiennement, dans les entreprises,
dans la vie courante !
Au sein de la C.F.D.T., Paul Vignaux * a toujours dit, d'une part,
que la lutte de classe était une réalité incontournable
; d'autre part, que nous n'avions pas pour principe systématique
de la pousser à bout, quelles qu'en soient les conséquences.
Pour nous, la démocratie est une exigence supérieure,
qui impose ses limites à la lutte de classe et refuse notamment
que cette lutte débouche sur la dictature (dite « provisoire
») du prolétariat. Ce qui s'impose à nous en
priorité, ce qui nous situe clairement par rapport au marxisme-léninisme,
ne serait-ce que dans son action pratique, c'est le refus total
de toute dictature, provisoire ou non, de toutes les procédures
autoritaires, même en vue du changement social.
* Paul Vignaux (1904-1987), historien de la philosophie médiévale
et syndicaliste, prépara la déconfessionnalisation
de la C.F.D.T. en 1964.
M. Foucault : Par rapport au vieux dogme de la lutte des classes,
ce n'est pas le conflit lui-même qui constitue pour vous le
moteur même du changement. C'est le changement qui est premier,
c'est lui qui implique un certain nombre de conflits.
E. Maire : Il faut sortir d'une conception de l'affrontement social
unique, mythique et réductrice...
M. Foucault : D'une conception frontale de la lutte classe contre
classe.
E. Maire : C'est une conception qu'on pourrait presque appeler
« virile », au sens propre du terme. Ainsi cette affiche
de Mai 68 où l'on voit une foule formée par des têtes
et à la fin le poing levé au-dessus de l'usine. Ce
point levé symbolise bien la bataille, la façon guerrière
de mener le combat contre un adversaire.
M. Foucault : Cet adversaire, est-ce une face ?
E. Maire : Une ou plusieurs... Question intéressante ! Pour
ma part, je préfère employer « lutte de classe
» au singulier. Parce que c'est la lutte de la classe, d'une
force en mouvement pour son émancipation, mais qui rencontre
en face d'elle les forces patronales, mais aussi bureaucratiques,
mais aussi technocratiques, mais aussi étatiques, mais aussi
culturelles. La domination s'exerce d'une façon polymorphe.
M. Foucault : C'est aussi l'impression qui se dégageait
des lectures que j'avais faites. Mais vous venez de me le dire encore
plus clairement. Au fond, pour vous, il n'y a qu'une conception,
en quelque sorte positive, de la classe « unique »,
rassemblement qui lutte contre un certain état de choses,
exploitation, domination, aliénation. Mais, en face, il n'y
a pas une autre classe comme dans la perspective marxiste, où,
en face d'une classe donnée comme dominante, l'autre doit
se constituer dans la peine et dans la lutte.
E. Maire : Je suis hésitant sur le vocabulaire. Il y a des
forces qui représentent les classes (ou ensembles) dominantes,
les cultures dominantes, les institutions... Faut-il résumer
la nature de ces forces en leur donnant une signification unique,
de classe ? Cela n'est pas évident.
M. Foucault : C'est tout de même important de savoir contre
quoi on se bat, contre qui ?
E. Maire : Oui... On se bat contre toutes les forces de domination.
M. Foucault : Ma question n'est pas du tout un piège, vous
le comprenez. Ce qui me frappe, quand on compare vos analyses à
celle que produit le marxisme traditionnel, c'est qu'on voit bien
que vous vous battez contre telle forme de domination ou d'exploitation.
Vous ne semblez pas du tout préoccupé de savoir en
quoi consiste la classe adverse, ou si même elle existe, et
ce qu'est cette force.
E. Maire : Je crois que ce serait une erreur d'unifier l'adversaire.
Ce serait artificiel. Car l'adversaire n'est pas unique. La monarchie,
bien qu'héréditaire, assoit son autorité sur
Dieu. Le capitalisme est fondé sur la primauté de
l'argent et de la propriété privée. Le stalinisme
consacre la toute-puissance du Parti. La technocratie instaure la
science comme source du pouvoir.
M. Foucault : La bourgeoisie...
E. Maire : ...l'institution, la techno-structure... L'adversaire,
c'est tout cela... Ces forces de domination multiples, faut-il les
appeler « classes adverses » ? Je serais tenté
de vous dire oui. Mais à condition de garder à l'esprit
qu'à tout moment, elles sont multiples. Dire qu'il n'y a
qu'un adversaire conduit à des désillusions : lorsque
celui-ci a été éliminé, on a tôt
fait de constater que derrière lui se manifestaient d'autres
formes de domination, non moins contraignantes.
M. Foucault : Autrement dit, l'unité, c'est au syndicat
de l'opérer en constituant, autour de lui, par son propre
travail, la classe en voie d'émancipation.
E. Maire : C'est cela.
M. Foucault : Je suis frappé de la dimension pédagogique
de tout ce que vous dites...
E. Maire : Nous avons, à la C.F.D.T., une très grande
ambition pour le syndicalisme : nous sommes conscients de sa responsabilité
touchant à la vie sociale présente et à venir,
mais aussi de la capacité de chacun et de chacune à
prendre en main son avenir pour résoudre ses problèmes,
à intervenir sur son environnement immédiat.
L'action syndicale est toujours la mise en mouvement de quelqu'un.
C'est d'abord l'éveil de l'intérêt, la discussion
avec d'autres, la définition ensemble d'un certain nombre
d'objectifs. C'est un élément de dynamisme qui est
en même temps un développement de capacité personnelle
en vue de s'associer avec d'autres, de se socialiser. Une très
forte capacité d'autonomie individuelle et collective est
là, enterrée, enfouie pour toute une série
de raisons.
Le rôle premier des militants syndicaux est-il d'apporter
des solutions ? Celles qu'ils proposent traduisent toujours de façon
imparfaite et insuffisante les cheminements à faire pour
changer les structures et les comportements. La démarche
première est bien de réveiller, de développer
la capacité d'autodétermination de tous. D'où
le rôle moteur de la pédagogie, qui est la façon
d'éveiller, de faire émerger et s'exprimer les possibilités
de chacun.
M. Foucault : Où sont les frontières entre le syndical,
le politique, l'économique ? Vous le savez bien : quand Edmond
Maire parle, en tant que syndicaliste bien sûr, ce qu'il dit
a une dimension politique et devient un événement
politique. Le secrétaire général du Parti socialiste
peut bien assurer -ce qui est navrant -qu'un syndicaliste ne saurait
parler de programme économique, puisqu'il n'est pas un spécialiste,
votre intervention est perçue comme un événement
politique.
E, Maire : Les raisons pour lesquelles le responsable Edmond Maire
est plus écouté aujourd'hui qu'il y a quelques années
peuvent tenir à l'expérience ou à la notoriété,
si l'on veut. Mais c'est un aspect secondaire. En réalité,
c'est toute la conception que la C.F.D.T., en tant qu'organisation,
a du syndicalisme qui est en cause.
La question que vous me posez est d'actualité. Ce n'est
pas seulement Jospin * qui n'admet pas qu'un syndicat assume de
telles responsabilités, c'est aussi Bergeron ** pour qui
la C.F.D.T. est un « syndicat-parti », donc pas un vrai
syndicat. Pour ne pas parler de la C.G.T ***... Ce qui est donc
en question aujourd'hui et qui choque encore, c'est la conception
C.F.D.T. de la responsabilité du syndicalisme, conception
ambitieuse qui n'est pas majoritaire dans ce pays.
* Lionel Jospin, alors secrétaire général
du Parti socialiste.
** André Bergeron, alors secrétaire général
de la centrale syndicale Force ouvrière
(F.O.), née d'une scission au sein de la C.G.T, en 1946-1947.
*** C.G.T. : Confédération générale
du travail Créée en 1895, la plus influente centrale
syndicale jusqu'en 1968, dont les cadres sont souvent issus du Parti
communiste.
Nous ne confondons nullement notre rôle avec celui des partis.
Nous croyons même que les fonctions des partis et des syndicats
sont radicalement différentes.
Les contours de la politique sont définis en référence
à ce que sont les forces politiques, c'est-à-dire
qu'ils reposent tout d'abord sur l'électorat. Or l'électorat
de la majorité a des caractéristiques qui ne sont
pas les mêmes que celles de l'électorat syndical ou,
plus exactement, des forces qu'entend représenter le syndicalisme.
Notamment l'autre salariat, celui des petites entreprises, des smicards,
le salariat qui n'a pas de force contractuelle et qui risque très
fort d'être marginalisé lors de la cristallisation
de la décision politique.
Notre projet à nous est de solidariser les deux parties
du salariat, d'organiser ou de préserver la prise en compte,
dans la décision politique, des éléments que
cette décision risque de sacrifier. N'est-ce pas exercer
une fonction purement syndicale que de défendre les gens
qui en ont le plus besoin ?
La crispation politique que nous provoquons n'est pas seulement
une crispation théorique sur le rôle du syndicat. Elle
se produit parce que effectivement nous posons des problèmes
délicats...
C'est pour cela que je ne veux pas du tout ironiser. Nous rappelons
à la majorité politique le problème le plus
aigu : dans une économie à croissance très
faible, les nouveaux acquis des uns entraînent le plus souvent
la perte des acquis des autres. Puisque la base -forte -qui s'exprime
du côté de la majorité est plutôt faite
de catégories sociales qui ont des garanties, de couches
moyennes, il faut l'appeler à l'effort, à la rigueur,
en faveur de ceux qui n'ont pas ces garanties. J'ai mis les pieds
dans le plat en ce sens, peut-être d'une façon vive,
mais avec beaucoup de respect pour ceux qui affrontent les difficultés
de la gestion publique, et en disant qu'il ne s'agit pas de frapper,
mais d'attirer l'attention sur ce type de problèmes *.
Nous n'ambitionnons absolument pas de nous substituer aux détenteurs
de la décision publique. Le suffrage universel reste la garantie
ultime d'une démocratie. Nous ne cherchons pas d'autres modes
de représentation. Mais nous avons l'espoir que le pouvoir
politique, dans ses décisions ultimes, tiendra compte du
courant d'opinion que nous pouvons créer, parce qu'il a lui-même
un projet qui n'est pas antagoniste au nôtre.
M. Foucault : Il ne s'agit évidemment pas de substituer
la fonction syndicale à la fonction politique. Mais de pallier
les carences ou les silences du politique par le syndical. Ce qui
s'est passé, c'est que le gouvernement et les partis au pouvoir
ont simplement omis de dire la vérité, de poser le
problème, de dire les difficultés qui nous attendent.
S'ils l'avaient fait, vous vous seriez contenté de dire :
« Nous, de notre point de vue de syndicalistes, nous souhaitons
telle et telle chose. » Votre discours serait resté
en quelque sorte un discours de syndicaliste.
Vous vous trouvez maintenant investi de la fonction de l'homme
véridique, très importante dans la vie publique !
E. Maire : J'ai toujours estimé que le message de Mendès
France n'était pas à destination exclusive de la classe
politique. La méthode du mendésisme consistait à
saisir l'opinion afin qu'elle participe directement à la
recherche des solutions... C'était d'une certaine façon
une démarche syndicale.
* E. Maire, au congrès de la C.F.D.T. de mai 1982 à
Metz, dont les mots d'ordre étaient « vérité,
rigueur, ambition », avait dénoncé les utopies
du Programme commun de la gauche en appelant à un «
socialisme d'effort et de solidarité ». La C.F.D.T.,
le 23 mars 1983, avait soutenu le plan de rigueur adopté
alors par le gouvernement de Pierre Mauroy.
M. Foucault : Est-ce qu'on peut voir là l'une des fonctions
permanentes de la C.F.D.T. : ce que j'appellerai la « saisine
directe »de l'opinion publique en matière d'intérêt
général ? En quoi le syndicat ferait autre chose que
de défendre ses mandants, bien qu'il puisse opérer
cette saisine du point de vue de ses mandants. Fonction d'ordre
politique, car il est de l'intérêt général
de la vérité que la politique n'a ni la capacité
ni le courage de dire,
E. Maire : Un syndicaliste qui appartient à un mouvement
ouvrier dont une partie s'est subordonnée à la politique
a toujours quelque gêne à employer le mot « politique
» pour définir ce qu'il fait. Au fond, pourquoi ce
mot « politique » s'imposerait-il ? Nous sommes décidément
dans une culture où le politique est tenu pour plus noble
que le syndical !
Fonction politique par destination, ou fonction syndicale par excellence
? Le syndicalisme a une vision globale. Nous n'admettons pas qu'il
y ait une fonction plus noble que la nôtre. Les autres sont
simplement différentes...
M. Foucault : On est là au coeur d'une question extrêmement
importante. Car cette fonction que vous assumez, et qui vous distingue
de F.O. aussi bien que de la C.G.T., est créatrice de tension
avec tout appareil politique...
Accepteriez-vous de dire que, dans les circonstances actuelles,
la tension provoquée par l'exercice de cette fonction syndicale
du « dire vrai » dans l'intérêt général
est vouée à un accroissement constant ?
E. Maire : J'espère que non. Ce que souhaitent vivement
les militants de la C.F.D.T. c'est une compréhension plus
grande des décideurs politiques. C'est un intérêt
accru pour la liberté d'expression des syndicalistes en vue
d'une recherche permanente. C'est l'acceptation d'une synthèse
positive.
Je pense que nous vivons actuellement une période de recyclage
dont l'issue ne me paraît pas encore déterminée.
Le réajustement de la démarche des socialistes est
loin d'être terminé. Notre volonté est de tendre
à la convergence avec les socialistes au pouvoir, et non
pas d'entrer en confrontation directe et brutale avec eux.
M. Foucault : La crise ne provoque-t-elle pas une transformation
du militantisme syndical ? Le syndicaliste se distingue fortement
de l'homme politique. La passion du pouvoir du second s'oppose à
une règle de comportement personnel, éthique, chez
l'autre -essentielle, je dirais même constitutive, du militant
syndical. En fut-il, en sera-t-il toujours de même ?
E. Maire : Il y a eu changement dans le comportement personnel,
pas dans l'éthique. Le militant syndicaliste tel que vous
le décrivez est encore très souvent le permanent syndical
d'aujourd'hui. Mais ce permanent syndical -et c'est l'une des causes
de nos difficultés internes -sent que déjà
ses jeunes camarades ne vivent plus comme lui et que ce n'est peut-être
pas plus mal ! Je parle des permanents, car c'est plus net chez
quelqu'un qui passe sa vie dans le syndicalisme que chez le militant.
Mais dans les deux cas, nous constatons aujourd'hui une évolution
du militantisme, qui n'est plus consacré uniquement au syndicalisme.
Ce qui n'enlève rien à l'exigence éthique,
mais modifie les formes de l'investissement personnel.
Désormais, beaucoup de jeunes considèrent que leur
vie de couple, leur fonction éducative à l'égard
de leurs enfants, leur activité culturelle sont aussi importantes
que leur activité syndicale, et que l'une ne doit pas être
sacrifiée à l'autre, que l'une enrichit l'autre. Je
me rappelle, étant jeune permanent, avoir été
interrogé par un sociologue qui, ayant vu des dizaines de
militants C.F.D.T., me demanda comme à tous les autres :
« Vous auriez à choisir entre votre vie familiale et
votre vie syndicale, qu'est-ce que vous choisiriez ? » Je
lui ai répondu sans hésiter : « La vie syndicale.
» À quoi l'enquêteur me fit observer que, de
tous ceux qu'il avait interrogés, j'étais le seul
à avoir osé lui répondre ainsi, mais que, dans
les faits, le plus grand nombre faisait le même choix. Aujourd'hui,
ferais-je la même réponse ? La vie a changé.
Ma façon de voir les choses aussi.
Au cours de ces vingt dernières années, j'ai appris
au moins ceci : qu'un investissement multiple, à la fois
militant, culturel ou affectif, est probablement plus enrichissant
pour tout le monde -et donne plus envie aussi à d'autres
de participer à l'activité syndicale - qu'un investissement
total et unique dans le syndicalisme.
M. Foucault : Vous avez changé de stratégie, mais
vous avez le même objectif... Il y a tout de même cette
grande affaire de la mutation de la C.F.T.C. en C.F.D.T. Vous avez,
pour ce faire, constaté que ce qui relevait de la foi n'était
pas du même ordre que ce qui relevait de la politique et qu'on
pouvait parfaitement développer ce type d'action syndicale
sans aucune référence aux encycliques...
E. Maire : Dans la C.F.D.T., on ne sait pas réellement qui
a la foi et qui ne l'a pas. Qui est croyant et qui ne l'est pas
!
M. Foucault : Cette éthique du militant que vous évoquiez
tout à l'heure (la vie familiale comme composante d'un perfectionnement
du militantisme), n'est-elle pas imprégnée de christianisme
? À quelle valeur personnelle vous référez-vous
?
E. Maire : C'est une question très difficile...
M. Foucault : Indiscrète ?
E. Maire : Pas du tout. Je n'ai pas de problème métaphysique.
J'ai cette chance d'avoir eu une formation catholique très
ouverte, d'avoir vécu ma jeune vie d'adulte comme catholique
et d'avoir trouvé dans mon activité syndicale un intérêt,
un épanouissement, une plénitude vitale qui a supprimé
toute autre espèce d'inquiétude ou d'angoisse. Notez
que je ne décris pas là un cas exceptionnel. Mon cas
est assez général, et pas seulement dans ma génération,
mais chez pas mal de mes aînés.
A quoi renvoie le besoin d'agir ? Il y a des gens qui ont conscience
d'être dominés, qui sentent qu'il faudrait lutter encore,
mais qui ne se décident pas pour autant. Pourquoi se met-on
à agir ? Quel plaisir éprouve-t-on ? Le plaisir est
quand même assez important dans la vie.
M. Foucault : Il y a une éthique du plaisir. Et il faut
la respecter. E. Maire : J'ai eu beaucoup de mal à accepter
d'être permanent. J'étais très bien dans mon
entreprise. J'avais un boulot qui était intéressant.
J'étais technicien-chimiste et j'étais aussi militant
syndical. Les deux me faisaient une vie très pleine. C'était
parfait.
Devenir permanent m'a fait craindre de me transformer en bureaucrate.
N'allais-je pas être coupé du milieu salarié
? Six mois après, je disais à mes anciens camarades
que j'avais découvert ce qu'était la vie syndicale
à plein temps, que c'était sacrément intéressant,
et que je ne regrettais rien. Je n'ai pas changé.
Ma motivation profonde ? Pour moi, c'est celle de formateur. Ce
qui m'intéresse toujours, en permanence, c'est l'éveil
des consciences, la compréhension des réalités,
le dévoilement, même sous des formes un peu provocatrices,
de la réalité masquée. C'est de voir quelqu'un
avancer, progresser dans son action, dans sa capacité. C'est
de se réunir avec d'autres, de discuter et d'agir. Le moteur
principal de mon action, c'est, je crois, la pédagogie.
M. Foucault : Considérons une situation doublement paradoxale
:
- d'une part, une crise profonde qui non seulement n'engendre pas
de réflexe d'organisation mais contribue à la «
désyndicalisation » ;
- d'autre part, une accession de la gauche au pouvoir qui ne s'accompagne
d'aucun mouvement social, contrairement à notre tradition
historique, et contrairement à ce que vous attendiez, je
pense. Comment interprétez-vous ces phénomènes
?
E. Maire : La tendance à la désyndicalisation, ou
plus exactement la baisse d'intérêt pour le syndicalisme
qu'on observe aujourd'hui n'est pas propre à la France. Elle
affecte même des pays comme l'Allemagne fédérale
et la Belgique, où l'appartenance à un syndicat entraîne
des avantages matériels.
Pour nous en tenir à la société française,
nous constatons une sorte de repli de toutes les institutions, une
tendance à l'affaiblissement de l'influence de tous les grands
mouvements collectifs jeunes, partis ou syndicats. Est-ce dû
uniquement aux terribles impasses où s'enfoncent les projets
révolutionnaires originels dans les pays de l'Est ? Certes,
mais il faut se garder de ramener à une seule cause cet ensemble
de phénomènes. Ce qui est manifeste, c'est que le
groupe social proche devient le lien de référence
principal, au détriment de la vision globale d'une classe
ouvrière unie et solidaire.
D'autre part, nous avons affaire à un syndicalisme à
base de travailleurs qualifiés de l'industrie, de fonctionnaires
et d'hommes. Le développement du secteur tertiaire dans la
société rend maintenant abusive la prétention
traditionnelle du syndicalisme français de représenter
à lui seul l'ensemble du salariat et de déterminer
les orientations d'action pour l'ensemble du salariat dont la composante
industrielle ne représente plus qu'une minorité. Cette
tradition perpétue des formes d'actions, d'expressions et
de réunions qui correspondent mal aux pratiques des jeunes,
moins encore des femmes, et même de secteurs salariés
entiers qui ont besoin d'autres modes de vie collective. Je pense
aux employés des hôtels-cafés-restaurants, par
exemple, ou aux travailleurs agricoles.
Il y a une double inadaptation : à la fois sur le plan collectif
et sur le plan individuel. D'un côté, en fonction de
l'évolution sociale, les aspirations se sont modifiées,
enrichies considérablement. D'un autre côté,
il est clair que notre syndicalisme est bâti sur les attentes
collectives des salariés, beaucoup moins sur les attentes
individuelles. Nous sommes dans une période où nous
nous apercevons que les préoccupations individuelles des
hommes et des femmes prennent une place de plus en plus importante.
C'est pourquoi le syndicalisme bâti autour des seules garanties
collectives répond mal à ces attentes nouvelles.
Il y a un débat permanent -y compris dans la C.F.D.T. actuellement
-entre la revendication dite « unifiante », souvent
réductrice et inadaptée à la diversité
des situations, et la revendication diversifiée qui, elle,
peut produire une atomisation de l'action, voire sa déperdition.
À mon sens, des revendications adaptées ne peuvent
être que diversifiées. Mais il est indispensable qu'elles
soient orientées par un projet commun, sur des axes communs.
C'est le projet social qui unifie. Ces aspirations qui s'expriment
sous des formes individualisées ne sont pas facilement unifiables
à l'échelle d'une collectivité entière
et acquièrent aujourd'hui une importance telle que l'action
syndicale, si elle n'y répond pas, paraît pâle,
pour prendre une expression entendue dans l'un de nos bureaux nationaux...
Prenez, par exemple, le problème de la distribution du temps
qui a toujours été formulé par le syndicalisme
comme appelant des solutions collectives, un même horaire
pour tous, même s'il y a, du fait des emplois de nuit, du
travail en équipe, certains aménagements à
apporter. Aujourd'hui, des jeunes et des femmes, mais aussi des
moins jeunes et des hommes de plus en plus nombreux, souhaitent
avoir un horaire plus souple, variable, ouvrant des perspectives
de recyclage, de formation continue, ou de loisirs diversifiés,
différents d'un individu à l'autre, suivant son âge,
sa région, sa tradition. Aspirations que le syndicalisme
est mal préparé à satisfaire.
Le grand problème qui se pose à l'action syndicale,
enfin, c'est que l'échange niveau de vie (augmentation du
pouvoir d'achat direct) contre productivité, ce combiné
qui, nous disent les économistes C.F.D.T., a donné
tout son dynamisme à la période d'après guerre,
ne joue plus à cause de la crise. Bien qu'anticapitalistes
par principe, les syndicats ont admis depuis longtemps que l'augmentation
du salaire direct compensait l'augmentation de la productivité,
et que ce n'était pas pour autant abandonner la mission du
syndicalisme que d'accepter que la société se développe
de cette façon. Mais ce mécanisme ne fonctionne plus,
du fait du blocage de la croissance.
Ainsi se décompose la crise de notre syndicalisme, inadapté
sociologiquement, en proie à une institutionnalisation croissante,
peu capable de secouer la passivité sociale, encore mû
par des modèles d'action où les forts entraînent
les faibles, alors que les progrès des uns, en croissance
nulle, entraînent des reculs pour les autres, marqué
par l'épuisement d'une dynamique sociale fondée sur
l'échange entre l'augmentation du pouvoir d'achat et celle
de la productivité. Une nouvelle dynamique se cherche, qui
devra dépasser une pratique presque exclusivement centrée
sur les attentes collectives et non sur les aspirations individuelles.
M. Foucault : Cette crise accroît-elle votre intérêt
pour les nouveaux mouvements sociaux -féminins, autonomistes,
jeunes ?
E. Maire : Les nouveaux mouvements sociaux ont eu pour nous l'immense
intérêt de nous obliger à ouvrir les yeux sur
des aspirations qui, si fortes soient-elles, ne sont pas spontanément
reprises par une collectivité syndicale.
Ce n'est pas spontanément qu'un syndicat majoritairement
masculin va reprendre la revendication féminine. Pas spontanément
qu'un syndicat majoritairement industriel va reprendre la revendication
écologique, quand elle met en cause certaines formes de l'industrie.
Ni qu'un syndicalisme inscrit dans une tradition française
centralisée intègre les aspirations à la décentralisation.
Ce n'est pas spontanément que le syndicalisme se retrouve
uni pour pousser plus loin la régionalisation et la décentralisation
: il y a toujours des résistances.
Mais les nouveaux mouvements sociaux ont montré la possibilité
de types de regroupement, de mobilisation sociale sur des thèmes
que nous prenons encore mal en compte. Ainsi stimulés, nous
avons l'ambition de participer à ces combats sans prétendre
nous substituer à de tels mouvements qui doivent poursuivre
leur action propre.
Il n'y a aucune raison de considérer que l'égalité
des femmes et des hommes n'est pas une considération centrale
du mouvement syndical : en fait, elle est plus importante que l'augmentation
des salaires de l'ensemble des travailleurs.
La défense des espaces naturels, de l'aménagement
du territoire, d'une sécurité économique liée
à la diversification des sources d'énergie a amené
la C.F.D.T. à avoir des propositions alternatives en matière
de politique énergétique. Reconnaissant le caractère
indispensable d'une certaine proportion d'électricité
d'origine nucléaire, nous devons en même temps prévoir
un avenir qui ne passe pas par le développement indéfini
de la seule énergie nucléaire avec les conséquences
négatives qu'elle ne peut manquer d'avoir, non seulement
sur l'économie, mais aussi sur notre type de société
(obsession de la sécurité, contraintes exercées
par les grands appareils).
Ainsi notre ambition est-elle d'arriver à souder tout ce
qu'il y a de positif dans la tradition syndicale à tout ce
qui apparaît positif, aujourd'hui, dans les nouvelles formes
d'aspirations et d'action.
M. Foucault : La crise n'oblige-t-elle pas à une révision
des objectifs et des modes d'action ?
S'il Y a eu depuis trente ans, en période de croissance
continue et relativement rapide au prix d'un taux d'inflation assez
élevé mais en somme acceptable, une élévation
générale du pouvoir d'achat du fait du dynamisme de
certains secteurs particulièrement productifs, et si l'ensemble
du corps social en a bénéficié, c'est grâce
à l'action en quelque sorte universalisante du syndicalisme.
Dans le contexte actuel de croissance lente ou nulle et de contrainte
internationale, ce même mécanisme qui fait que les
syndicats interviennent -par sommation, en quelque sorte -risque
de produire une inflation de plus en plus forte, un déséquilibre
de plus en plus irréversible des équilibres extérieurs
et, par conséquent, une aggravation du chômage. Autrement
dit, le type d'action que les syndicats ont pu mener pendant les
trente dernières années et qui a eu des effets sociaux
et économiques positifs ne risque-t-il pas maintenant d'avoir
des effets économiques et même des effets sociaux négatifs
? Êtes-vous donc des producteurs de chômage ? Mais,
plus profondément, le syndicalisme préserve-t-il sa
raison d'être traditionnelle ?
Les syndicats n'ont-ils pas pour effet d'approfondir, dans une
société où l'évolution économique
tend à séparer deux couches de population -l'une à
travail stable, intégré, et l'autre à travail
flottant et incertain -, une césure entre ceux qui sont protégés
et ceux qui ne le sont pas ?
E. Maire : Cet éclatement du salariat a justement conduit
la C.F.D.T. à se donner la grande ambition de construire
de nouvelles solidarités : entre actifs et chômeurs
par le partage du travail ; entre travailleurs garantis et non garantis
en donnant la priorité à la lutte contre la précarité
et à la revalorisation et la généralisation
des conventions collectives de branche ; entre hommes et femmes
par l'action pour l'égalité professionnelle dans les
qualifications et les salaires ; entre pays développés
et pays pauvres dans le sens du codéveloppement.
Mais nos modes d'action eux-mêmes doivent être modifiés.
C'est l'une des raisons pour lesquelles, lorsque nous parlons aujourd'hui
de mobilisation sociale, nous considérons que le plus important
est de modifier l'image qu'en ont les militants ou la pratique ou
les réflexes automatiques que cela crée chez les militants.
Dans la situation où nous sommes, nous croyons que les trois
grandes réformes de structure votées après
la victoire * de mai 1981 -la décentralisation, les nationalisations
et les droits nouveaux des travailleurs ** -risquent de rester lettre
morte s'il n'y a pas une mobilisation sociale.
* Celle de F. Mitterrand.
** Notamment les lois Auroux, relatives aux libertés des
travailleurs et développant les institutions représentatives
du personnel dans l'entreprise.
Par exemple, en vue de socialiser les nationalisations au lieu de
les laisser s'étatiser, il faut faire en sorte que les salariés,
à partir du service, de l'atelier ou du bureau, aient la
capacité d'intervenir dans des rapports contractuels avec
la direction de leur établissement, pour socialiser le développement
de l'entreprise nationalisée.
Pour la décentralisation, l'action syndicale doit faire
en sorte qu'on n'assiste pas seulement à un transfert de
pouvoir du plan national à des notables régionaux
ou locaux, mais que soit encouragée l'intervention des forces
sociales et économiques sur le plan régional ou local.
Sinon se maintiendra la coupure entre la vie économique et
la vie de la collectivité publique locale. Pour les droits
nouveaux des travailleurs, la mobilisation pour nous, c'est de faire
en sorte que, dans le maximum d'entreprises, les salariés
puissent s'exprimer directement sans être ni contraints par
la hiérarchie ni dépendants des responsables syndicaux.
Nous croyons d'autre part que les secteurs protégés
doivent être soumis à des exigences d'efficacité
économique et sociale de productivité, de rentabilité
des investissements publics qui les rapprochent de la situation
faite à l'ensemble des autres secteurs de l'économie.
Il n'est pas admissible que, parce qu'il y a dans le secteur industriel
des clients qu'on ne peut pas faire payer au-delà d'un certain
prix, on aille aux trente-cinq heures sans pouvoir maintenir le
pouvoir d'achat d'un certain nombre de salariés, alors que,
dans le secteur public soutenu par les contribuables, on aille aux
trente-cinq heures sans aucune conséquence sur la situation
salariale.
Cette harmonisation des contraintes collectives et économiques
nous semble devoir être aujourd'hui un thème essentiel
du débat collectif.
M. Foucault : Concrètement, comment sortir l'action syndicale
des vieilles formes de revendication et l'adapter aux exigences
de la situation ? Comment la remettre en prise sur le mouvement
collectif tel que vous le dessinez ?
E. Maire : Les formes d'action syndicale sont aussi en cause. Lorsque
les militants parlent de mobilisation, ils pensent encore le plus
souvent à la grève, à la manifestation de tue,
c'est-à-dire à des types d'action exceptionnels et
qui ne se produisent que dans certains secteurs d'activité
et certaines entreprises. La mobilisation sociale à inventer
doit exprimer une tout autre ambition. Non seulement le refus, mais
la proposition et mieux l'expérimentation.
Notre effort quotidien tend à lier la revendication la plus
immédiate au projet global. Y a-t-il de mauvaises conditions
de travail quelque part ? Il ne s'agit pas de penser à demander
une prime, mais de voir avec ceux qui ont eu connaissance de conditions
de travail identiques -ergonomes, sociologues, médecins du
travail -ce qu'on peut faire pour modifier ce travail. C'est-à-dire
de bâtir une revendication qui réponde bien à
la demande spécifique et au projet général.
Ce lien permanent -revendication et objectif de transformation -est
le meilleur moyen de faire progresser le projet de la C.F.D.T. Si
la C.F.D.T. progresse au fil des ans, c'est à cette ambition
et à cette approche qu'elle le doit. C'est la qualité
de l'action, du type de discussion, du type de revendication, son
lien à une certaine vision collective de l'avenir, cette
capacité autonome de prendre ses responsabilités pour
mettre au point ses revendications qui ont provoqué le décollage
de la C.F.D.T. par rapport à la C.G.T., où les plus-values
salariales restent le fin du fin de toute revendication.
M, Foucault : Au travers de tout cela, vous êtes amenés
à élargir votre action à l'ensemble de la société.
Vous vous orientez vers un syndicalisme de société.
Est-ce que cela ne contribue pas à vous créer un grave
problème ? Vous représentez des intérêts
particuliers, ceux d'une fraction des salariés, et vous raisonnez
en termes de société globale. Vous avancez sur un
terrain qui est normalement celui d'un parti politique, sans être
soumis comme lui au contrôle du suffrage populaire. Pour une
force qui se veut démocratique et autogestionnaire, cela
ne fait-il pas question ? N'est-ce pas une manière antidémocratique
de faire progresser un projet ultra-démocratique ?
E. Maire : S'il est vrai que notre projet de réduction des
écarts entre les groupes sociaux et les citoyens est fondamentalement
démocratique, nous n'oublions pas que les moyens à
employer doivent toujours tenir compte des oppositions que nous
rencontrons. Ainsi, le marché est indispensable. Sans liberté
d'expression de la demande sociale par le marché -même
si cette expression est imparfaite -, tout mouvement social risque
d'entraîner la collectivité là où elle
n'a pas du tout envie d'aller.
Prenons l'exemple d'un grand débat actuel. Il est désormais
clair que notre système de protection sociale est entré
dans une impasse structurelle, permanente, dès lors que le
rythme des dépenses augmente plus vite que la richesse nationale.
À partir de cette constatation, notre dernier congrès
a confirmé que la priorité pour la C.F.D.T. n'est
pas l'augmentation du pouvoir d'achat direct, mais l'accroissement
des consommations collectives et donc du prélèvement
indirect sur le pouvoir d'achat. Cette option de notre plus haute
instance correspond de toute évidence au sentiment des militants.
Cependant, il importe qu'à tout moment ce ne soit pas le
point de vue majoritaire de la C.F.D.T. qui fasse la décision,
mais que les individus en cause puissent aussi exprimer leur propre
opinion.
M. Foucault : Cela ne manifeste-t-il pas une évolution de
la fonction syndicale ? Ne peut-on pas dire que le syndicat, qui
était avant tout un instrument de revendication ou d'unification
des revendications, pourrait devenir maintenant un instrument de
communication, d'arbitrage entre les différentes volontés
d'autodétermination des individus et des groupes ?
E. Maire : Pour la communication, je suis tout à fait d'accord.
Mais il faudrait s'entendre sur la signification du mot «
arbitrage ».
M, Foucault : Arbitrage à l'intérieur de lui-même
pour ensuite s'intégrer à une négociation où
il y aura arbitrage.
E. Maire : Dans la mesure où l'évolution de toutes
ces dernières années en France a multiplié
les négociations nationales interprofessionnelles, et maintenant,
avec la nouvelle majorité, les négociations entre
syndicats et gouvernement de gauche, la négociation décentralisée
a perdu du terrain, le syndicalisme s'institutionnalise, se spécialise
dans les arbitrages au niveau national qui ne permettent plus les
indispensables ajustements de branche ou d'entreprise, de groupe
ou de catégorie. Nous le sentons de plus en plus.
Si nous insistons, s'agissant du secteur public, pour modifier
la pratique de la fonction publique de façon qu'il y ait
non pas une négociation unique sur tous les problèmes
pour les quelques millions de fonctionnaires, mais une diversification
des négociations en spécifiant bien que tout ce qui
peut être négocié sur le plan local et sur le
plan des administrations doit l'être, et que c'est simplement
le minimum commun à la fonction publique qui doit être
négocié à ce niveau-là, c'est parce
que le fait de tout ramener à un lieu unique de discussion
et de contrat provoque un appauvrissement de la vie sociale, de
la prise en compte des besoins et des aspirations des gens. C'est
un affaiblissement du syndicalisme tel que nous l'entendons, et
c'est un piège.
*
M. Foucault : Nous ne nous arrêtons pas à la désagrégation
de l'idéologie marxiste et des formes d'action qu'elle induit.
Mais n'êtes-vous pas aussi frappé par le déclin
de l'État-providence ?
E. Maire : Question difficile à poser en milieu syndical
! On n'aime pas y prendre en compte les injustices, les inégalités,
les limites du système de la Sécurité sociale.
La réaction militante quasi unanime est d'une extrême
rigidité sur les formes actuelles du système de protection
sociale, sur les formes actuelles de la « providence ».
Comment sortir de cette rigidité ? Il faut s'attaquer aux
impasses structurelles ; il faut adapter, modifier, très
certainement diversifier, rapprocher des gens, trouver d'autres
formes... Mais l'attente -et la nécessité -d'un système
redistributif restera grande. Je continue à penser que la
protection sociale passe par des formes d'organisations sociales
solidaires. Ce qui en tout cas est à repenser, c'est leur
rapport à l'État -qui ne doit plus totalement les
déterminer et les administrer.
M. Foucault : Ce qui vous ramène au clivage observé
dans notre société entre le secteur protégé
et le secteur non protégé, clivage dont la dénonciation
est l'un des grands axes de pensée de la C.F.D.T.
L'une des nouvelles tâches de l'action syndicale n'est-elle
pas de réduire cette césure entre les deux secteurs
? Parler de secteur non protégé, c'est mettre l'accent
sur la condition des travailleurs migrants, leur spécificité
et les contradictions qu'elle entraîne...
E. Maire : Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous savons que le fait
d'impliquer dans le travail à la chaîne industriel
des travailleurs migrants provoque chez eux une frustration encore
plus forte que chez les travailleurs français. Comment expliquer
cela ?
Étant donné ce qu'est la reproduction sociale, l'ouvrier
à la chaîne européen a très souvent eu
un père ou un grand-père qui était lui-même
un ouvrier non qualifié, un manoeuvre. D'où des réflexions
à première vue surprenantes. Il m'est arrivé
au cours de ma vie syndicale de dire à des militants astreints
dans telle ou telle industrie chimique à une activité
pénible sur le plan de l'hygiène et de la santé
: « Tu fais un sale travail », et de déclencher
alors une réaction indignée : « Il n'y a pas
de sale travail ! Il y a le travail. » Ce qui signifie : j'ai
ma place dans la société. Ne dénigrez pas ce
que je fais, ce qu'a fait mon père avant moi... D'ailleurs,
on connaît la fierté du mineur. Ayant intériorisé
le fait qu'il est contraint à ce travail et qu'il y passera
sa vie, cet ouvrier y trouve une dignité, lui affecte une
valeur certaine.
Le travailleur immigré, lui, ne vient pas d'une culture
industrielle. Il ne sait s'il va rester contraint peu de temps ou
non à ce travail pénible, ou même s'il restera
en France. Affecté d'un jour à l'autre à un
travail à la chaîne, et bien que cette peine soit plus
ou moins compensée par un salaire plus important que celui
qu'il touchait dans son pays et qui lui permet de vivre et d'envoyer
un peu d'argent à sa famille, il a une réaction extrêmement
négative. Comment peut-on accepter des conditions de travail
pareilles ? N'est-ce pas parce qu'il n'est pas français qu'on
lui inflige cette épreuve ?
L'immense service que viennent de nous rendre les travailleurs
immigrés de l'automobile, c'est d'avoir rappelé à
la société française et d'abord aux ouvriers
spécialisés français que le travail à
la chaîne est mutilant. Si la gauche a un projet de changement
en France, il devrait porter d'abord sur ce point.
Mais pourquoi cette réaction négative des immigrés
à la chaîne se développe-t-elle depuis un an
? D'abord, parce qu'il y a une tendance de leur part à rester
plus longtemps en France, qu'ils le souhaitent ou non. Ils se sentent
donc enchaînés pour longtemps à ce travail inacceptable.
D'autre part, la chape de plomb qui pesait sur leurs épaules
a été allégée depuis dix-huit mois,
sans être totalement supprimée. Les régularisations
de situation dont ils ont bénéficié, importantes
du point de vue psychologique et collectif, véritable apprentissage
de la liberté, permettent une expression plus forte de leur
frustration en tant que travailleurs à la chaîne.
Je ne veux pas dire que ne s'ajoutent pas à ces éléments
d'amertume sociale des facteurs religieux. L'élargissement
de l'espace de liberté où vivent les immigrés
fait qu'ils souhaitent aujourd'hui s'exprimer sur tous les plans,
y compris celui de la conscience religieuse. Mais du même
coup se pose, en milieu ouvrier français cette fois, un problème
difficile d'acceptation d'une culture très différente
de la leur. D'où un certain choc culturel dont on voit actuellement
les effets. Tous les responsables, nous entre autres, doivent aider
à ce que ces risques de conflits évoluent vers une
confrontation positive, vers un enrichissement culturel. La marginalisation
et l'isolement du milieu immigré seraient périlleux
pour tout le monde, pour les immigrés eux-mêmes mais
aussi pour les travailleurs français.
M. Foucault : N'éprouvez-vous pas le manque et donc le besoin
de quelque chose qui serait en gros un cadre de référence
théorique ?
Il y a eu un temps où la C.F.T.C. se référait
obligatoirement aux encycliques. Vous avez fait un long chemin.
Puis vous avez mené un autre long combat pour vous déprendre
d'un certain schéma marxiste qui imprégnait ou teintait
un peu votre action de classe. Enfin, vous vous êtes référés
avec courage, vers les années cinquante, à des notions
plus ou moins directement dérivées du travaillisme
selon Bevan. Qu'en est-il aujourd'hui ?
E. Maire : L'histoire de notre construction, de l'état actuel
de nos théories, de nos idées, c'est une histoire
faite de confrontations avec des apports extérieurs qui n'ont
pas cessé et qui j'espère ne sont pas près
de se terminer.
La confrontation avec le marxisme était nécessaire
à un moment ou à un autre. Si certains des nôtres
ont cédé au vertige de la sécurisation et de
l'économisme marxiste pendant quelques années, cela
fait partie de l'expérience ; c'est comme ça que l'on
accumule une expérience, qu'on construit une histoire. On
s'est confrontés à un moment donné à
la biologie. Les apports de Laborit ont été utiles
dans la C.F.D.T *. On a discuté, de cela comme d'autres apports
philosophiques ou sociologiques, ou scientifiques.
* Henri Laborit, chirurgien et neurologiste connu pour ses travaux
sur la chloropromazine, le premier tranquillisant, commercialisé
sous le nom de LargactyI. Pour lui, toute pathologie dépend
de l'inhibition de l'action par tous les automatismes « acquis
et inscrits dans notre histoire nerveuse » : « Les déments
ne font pas de cancer. » Ses travaux ont inspiré le
film d'Alain Resnais Mon oncle d'Amérique (1980).
Un syndicat a-t-il besoin d'une doctrine ? Le mot « doctrine
» ne me paraît pas convenir ; il renvoie trop à
rigidité, évoque le risque de dogmatisme. Je préfère
parler d'une idéologie, c'est-à-dire d'une pensée
synthétique en relation avec notre action, notre analyse
du terrain, l'enrichissement né de notre volonté de
confrontation avec les apports extérieurs, le mouvement des
idées, les apports des intellectuels et des autres acteurs
sociaux, français et étrangers. Nous avons donc nos
éléments de référence théorique,
sachant qu'ils sont en permanence perfectibles.
Mais s'il importe de présenter un « corps théorique
», nous pensons qu'il nous revient de créer nos propres
concepts. Ce travail d'élaboration autonome, récusant
tout emprunt à des prêts-à-penser extérieurs
qui ne seraient pas soumis avant à notre critique, à
notre réinterprétation, a cependant une limite : celle
du respect des convictions intimes de nos adhérents quant
au sens personnel qu'ils entendent donner à leur vie.
Notre corps théorique, c'est notre identité. Avec
trois grands pôles : une culture politique, une conception
du changement des rapports sociaux, une ambition de changer le type
de développement -c'est-à-dire le type de production,
de consommation et d'échanges. Et le tout non à partir
d'une vision normative des besoins, mais en permettant à
chacun de s'exprimer, de critiquer, de peser sur l'avenir du travail
et de la société.
Notre corps théorique, c'est notre analyse. Celle de la
lutte contre l'exploitation, la domination et l'aliénation
en reconnaissant à chacun de ces trois termes une marge d'autonomie
par rapport aux deux autres et en considérant, à la
lumière des révolutions anticapitalistes, que le concept
de domination a été outrageusement négligé
par tout un courant du mouvement ouvrier.
Notre investissement intellectuelle plus urgent concerne les rapports
entre le mouvement social et l'État, l'émergence des
forces sociales dans une action consciente pour le changement économique,
social et politique, les chances et les risques, les voies ouvertes
et les impasses d'un projet syndical liant à partir de l'action
collective la revendication et les objectifs de transformation de
la société.
M. Foucault : Que faites-vous, par exemple, pour la formation des
militants ?
E. Maire : Ce que nous faisons ne ressemble pas à ce qu'accomplit,
à l'origine de la C.F.D.T., Reconstruction *. Mais une tradition
subsiste, qu'il faut absolument conserver et revivifier. Notre revue
C.F.D.T. aujourd'hui joue un rôle qui devient important pour
alimenter la réflexion interne et quelquefois externe.
Puis il y a ce qu'on appelle les écoles normales ouvrières,
organisées généralement par nos unions régionales,
pendant une semaine, une fois par an, et qui réunissent les
responsables avec des intervenants extérieurs. Sur un thème
préparé par la confédération, mais avec
beaucoup de liberté à chacun pour l'organisation.
C'est la méthodologie qui est mise au point en commun : et
ensuite on fait appel à l'extérieur.
Il y a ensuite une multitude d'initiatives diverses : soit d'organisations
de la C.F.D.T. qui font directement appel à des apports extérieurs
qu'elles connaissent pour mettre sur pied des carrefours, des débats
; soit des militants C.F.D.T. qui vont plus qu'auparavant participer
à des lieux de rencontre, des lieux de réflexion,
des universités, des cours extérieurs et qui en font
profiter ensuite leur organisation.
M. Foucault : En quête de perspectives de travail en commun
telles que nous les évoquions au début de l'entretien,
j'ai depuis plus d'un an pensé à un certain nombre
de terrains sur lesquels une convergence d'efforts est possible
: par exemple la Pologne, ou les problèmes du financement
de la Sécurité sociale **. Il y a eu des ébauches,
des discussions qui m'ont paru très intéressantes.
Mais j'avoue que je n'ai pas eu l'impression que cela ait été
poussé très loin !
* Revue des minoritaires de la C.F.T.C. qui prépara la C.F.D.T.
** Voir supra no 325.
E. Maire : Vous avez tout à fait raison. Depuis deux, trois
ans, nous avons fait plusieurs tentatives en vue de travailler d'une
façon systématique avec les intellectuels. Notre conclusion,
toute provisoire, est qu'il ne faut pas créer de lieux permanents
où se retrouveraient un grand nombre d'intellectuels qui
ont des intérêts différents et n'ont en commun
que de souhaiter coopérer avec la C.F.D.T. Mais sur des thèmes
spécifiques comme la Sécurité sociale, nous
pourrions, avec des gens attachés à l'étude
du sujet, aller plus à fond, prendre le temps de travailler
vraiment en commun.
M, Foucault : La situation actuelle paraît favorable mais
présente aussi ses dangers, dus à ce qu'on pourrait
appeler la faillite, dans l'ordre de la culture politique, de la
gauche. L'électroencéphalogramme de la gauche politique
était à peu près plat au cours des années
soixante. À partir de 1972 *, la renaissance non seulement
d'un Parti socialiste, mais de tout un courant alentour, aurait
pu servir de point de cristallisation d'un travail politique comme
il a pu y en avoir autour du Parti socialiste avant la guerre de
14 ou à la veille du Front populaire. Or ce n'est pas du
tout ce qui s'est passé. On a l'impression que le P.S. a
été surtout préoccupé de son rapport
avec le Parti communiste ; c'est dire que ce n'était pas
le moment de poser des problèmes de pensée. Puis il
y a eu des questions internes de stratégie entre les différents
courants du P.S. Le travail de la réflexion politique n'a
pas été favorisé.
* Signature du Programme commun du gouvernement P.S.-P.C.F. en
juin 1972.
Maintenant, il semble que ce soit autour de la C.F.D.T. que les
gens qui pourraient être intéressés par cette
recherche se tournent spontanément. Il n'en reste pas moins
que le travail de réflexion, d'analyse, de savoir, qu'on
aurait pu noter à propos de la Pologne, n'a guère
été fait. Pourquoi ?
E. Maire : Il y a plusieurs explications. D'une part, la difficulté
de réunir des intellectuels différents en vue d'un
travail commun. Les querelles d'école, la compétition
intellectuelle pèsent. Et sous quelle forme les rassembler
? D'autre part, et c'est peut-être le phénomène
le plus important, la place beaucoup trop limitée faite,
dans l'esprit de nombreux responsables de la C.F.D.T., aux rapports
avec les intellectuels. Ce n'est pas du mépris ; ce n'est
pas un rejet ; c'est l'attribution d'une place secondaire.
S'il y a une actualité syndicale quotidienne, elle prendra
presque toujours le pas sur le temps passé avec les intellectuels
; c'est le mauvais aspect d'une certaine tradition de méfiance
qui reste quand même forte, nourrie qu'elle est du rôle
joué par les intellectuels léninistes qui ont asservi
une partie du mouvement ouvrier. N'oublions pas que la C.F.D.T.
reste une organisation ouvrière, au sens vrai du terme. C'est
vrai qu'il y a pas mal de techniciens, de fonctionnaires ou autres,
mais le milieu culturel est marqué par la tradition ouvrière.
Dans cette distance à l'égard des intellectuels -distance
historique -, le Parti communiste n'a rien arrangé en ce
sens que l'utilisation des ouvriers par des intellectuels communistes
continue à créer - on le sent bien dans nos débats
internes - un malaise.
L'idée est : « Il ne faudrait pas qu'ils nous emmènent
là où nous-mêmes n'avons pas décidé
d'aller... »
M. Foucault : Il y a un certain nombre de textes de la C.F.D.T.
je crois même de vous -parlant d'une hégémonie
culturelle, celle des mandarins, contre laquelle il faut lutter.
Ne faudrait-il pas dissiper ce type de malentendus ? Je suis tout
à fait d'accord pour dire que ce que l'on enseigne dans les
universités, ce qui est produit dans le cadre d'un institut
de philosophie et de sociologie est sans doute très différent
de la forme de savoir que peut donner la pratique syndicale. Mais
n'y a-t-il pas un rapport entre les deux ? Ne serait-ce pas l'une
des choses sur lesquelles on pourrait travailler ?
E. Maire : Sans fausse modestie de ma part, je dirais qu'il me
manquera toujours -comme à la plupart des syndicalistes -quelque
chose pour vraiment être de plain-pied dans une discussion
avec les intellectuels. Ce qui me manquera, c'est le langage, les
citations, un certain apprentissage de la formulation, du vocabulaire,
c'est souvent cela qui met en alerte les militants ouvriers disant
: « Attention aux intellectuels ! », même quand
on leur explique qu'ils sont eux-mêmes des intellectuels,
à partir du moment où ils réfléchissent
sur leur pratique.
Il est normal qu'il y ait des différences. Et vous avez
raison de dire qu'entre une pensée née du travail
intellectuel et une pensée née de la pratique sociale,
il y a place pour une confrontation qui peut être féconde.
M. Foucault : À l'intérieur d'un champ culturel commun,
voyez-vous une sorte de césure ?
E. Maire : Non. Il n'y a aucune césure. Il y a un champ
culturel unique. Mais il y a une chose qui, à un moment donné,
m'a beaucoup irrité. Un certain nombre de jeunes universitaires
sont allés à la C.F.D.T., organisant des sessions
de militants de base pour leur apprendre en trois jours le marxisme
! Trois jours ! Nous avons connu ainsi une phase, celle des vendeurs
de marxisme...
M. Foucault : Elle se situe après 1968...
C'est assez curieux quand on voit dans vos textes les sédimentations
qui se déposent, qui s'accumulent, la dominante d'un vieil
héritage du syndicalisme révolutionnaire. La C.F.D.T.
ne le renie pas ?
E. Maire : Absolument pas. La tradition du syndicalisme d'action
directe, du syndicalisme révolutionnaire reste l'une de nos
forces.
M. Foucault : N'éprouvez-vous pas, maintenant, le sentiment
que ces différents paysages, ces différents vocabulaires,
ces différentes crises d'analyse sont un peu désuets,
rouillés et qu'on aurait besoin d'un sacré coup de
torchon de culture politique ?
E. Maire : En attendant, voici quelques thèmes possibles
sur lesquels nous avons besoin d'approches intellectuelles complémentaires
aux nôtres :
- réfléchir sur les alternatives technologiques ou
les utilisations alternatives des technologies, en vue de consolider
concrètement le refus du scientisme, du technologisme, de
la one best way ;
- éclairer les rapports entre organisation du travail et
produit (automobile, par exemple) ; approfondir ce que pourrait
être une intervention des travailleurs sur le contenu de leur
travail (organisation et produit) ;
- aider à concrétiser les orientations en faveur
du codéveloppement et à les rapprocher des possibilités
immédiates de l'action syndicale ;
- étudier les rapports entre médias et démocratie
non seulement sur le plan général, mais quant aux
modifications, risques, chances des médias pour le fonctionnement
démocratique d'une organisation de masse ;
- diversifier les approches de la défense nationale. La
dissuasion nucléaire n'a-t-elle pas d'alternative (la C.F.D.T.
reste contre la force de frappe) ? Peut-on inventer un pacifisme
qui ne soit pas la soumission à l'un ou l'autre des grands
?
- enfin, le plus important peut-être : discuter la problématique
de la C.F.D.T., plus précisément son ambition à
une responsabilité égale à celle des partis,
les fonctions respectives étant radicalement différentes.
Ce qui ramène aux rapports mouvement social/État,
changement social/changement politique, etc.
Nous pourrions proposer aussi ces autres thèmes de débat
:
- approfondir les études (historiques, sociologiques, politiques
ou autres approches) du mouvement ouvrier français dans toutes
les composantes, en particulier ses composantes non communistes,
les moins étudiées (je pense d'abord, bien sûr,
à la C.F.D.T.) ;
- réfléchir aux conséquences possibles pour
le fonctionnement social d'une répartition moins inégalitaire
des salaires, revenus et patrimoines (impact sur la santé,
l'école, la participation à la vie culturelle, associative
mais aussi politique, les types de consommation) ;
- étudier les patronats, leur structure, leur organisation,
leur fonctionnement, mais aussi leur culture (valeurs, comportement,
pratiques économiques sociales et politiques, modes de vie,
origines sociales, projets professionnels...) ;
- enquêter sur le milieu étudiant actuel ;
- réexaminer l'avenir du salariat. Faut-il s'acharner à
défendre cette forme particulière et historiquement
déterminée du travail ? Où en sommes-nous des
perspectives de la charte d'Amiens * sur l'abolition du travail
salarié, vécu comme travail dominé et impliquant
une sujétion des travailleurs ? Où en sommes-nous
du projet de construction d'une société de producteurs,
où le travail est conçu comme un enrichissement personnel,
comme une relation des hommes entre eux et comme transformation
de la matière par l'homme ?
M, Foucault : Je suggérerais pour ma part une étude
en commun avec des militants de Solidarité de ce que pourraient
être des sanctions ou pressions sérieuses contre ou
sur le régime militaire de Varsovie. Aussi une recherche
systématique sur la sous-information où nous vivons...
E, Maire : Et un examen convergent de ce qu'est la nouvelle pauvreté.
Y a-t-il un sujet plus digne de notre attention commune ?
* Charte du congrès de la Confédération générale
du travail, élaborée en 1906, qui, tour en réaffirmant
la transformation de la société par les travailleurs,
définit les relations entre les partis politiques et les
organisations syndicales en dissociant les deux modes d'action.
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