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« Rêver de ses plaisirs. Sur l'Onirocritique d'Artémidore
», Recherches sur la philosophie et le langage, no 3, 2e trimestre
1983, pp. 54-78.
Variante du premier chapitre du Souci de soi. Conférence
donnée au département de philosophie de l'université
de Grenoble, le 18 mai 1982.
Dits Ecrits tome IV texte n°332
La Clef des songes d’Artémidore est le seul texte
qui nous reste, dans son intégralité, d'une littérature
qui fut abondante dans l'Antiquité : celle de l'onirocritique
*. Artémidore, qui écrit au IIe siècle, cite
lui-même plusieurs ouvrages (certains déjà anciens)
qui étaient en usage à son époque : ceux de
Nicostrate d'Éphèse et de Panyasis d'Halicarnasse
; celui d'Apollodore de Telmessos ; ceux de Phoebus d'Antioche,
de Denys d'Héliopolis, du naturaliste Alexandre de Mindos
; il mentionne avec éloge Anitandros de Telmessos ; il se
réfère aussi aux trois livres du traité de
Geminos de Tyr, aux cinq livres de Démétrios de Phalère,
aux vingt-deux livres d'Artemion de Milet.
* Artémidore, La Clef des songes. Onirocriticon (trad. A.
J. Festugière), Paris, Vrin, 1975.
LA MÉTHODE
S'adressant au dédicataire de son ouvrage, un certain Cassius
Maximus - peut-être Maxime de Tyr, ou son père, qui
l'aurait engagé à « ne pas laisser tomber sa
science dans l'oubli » -, Artémidore affirme qu'il
n'a eu « nulle autre activité » que de s'occuper
« sans cesse, nuit et jour », de l'interprétation
des rêves. Affirmation emphatique, assez habituelle dans ce
genre d'autoprésentation ?
Peut-être. Artémidore, en tout cas, fait tout autre
chose que compiler les exemples les plus célèbres
des présages oniriques confirmés par la réalité.
Il a entrepris d'écrire un ouvrage de méthode, et
cela en deux sens : ce doit être un manuel utilisable dans
la pratique quotidienne ; ce doit être un traité à
portée théorique sur la validité des procédures.
On ne doit pas oublier que l'analyse des rêves faisait partie
des techniques d'existence. Puisque les images du sommeil étaient
considérées, au moins pour certaines d'entre elles,
comme des signes de réalité ou des messages d'avenir,
les déchiffrer était d'un grand prix : une vie raisonnable
ne pouvait guère se dispenser de cette tâche. C'était
une très vieille tradition populaire ; c'était aussi
une habitude reçue dans les milieux cultivés. S'il
était nécessaire de s'adresser aux innombrables professionnels
des images de la nuit, il était bon aussi de pouvoir soi-même
interpréter les signes les plus clairement délivrés
dans les rêves. Les témoignages sont nombreux de l'importance
qui fut accordée à l'analyse des rêves comme
pratique de vie indispensable non seulement dans les grandes circonstances,
mais dans le cours quotidien des choses. C'est que les dieux, en
songe, donnent des conseils, des avis, et parfois des ordres exprès.
Toutefois même lorsque le rêve ne fait qu'annoncer un
événement sans rien prescrire, même lorsqu'on
suppose que l'enchaînement du futur est inévitable,
il est bon de connaître par avance ce qui doit arriver, pour
pouvoir s'y préparer : « La divinité, dit Achille
Tatius dans Les Aventures de Leucippe et Clitophon, se plaît
souvent à révéler en songe le futur aux hommes
- non pas pour qu'ils évitent ainsi le malheur, car personne
ne peut être plus fort que le Destin - mais pour qu'ils supportent
plus aisément leur souffrance. Car ce qui survient tout à
la fois brusquement et sans qu'on s'y attende bouleverse l'esprit
sous la brutalité du coup et le submerge ; tandis que ce
à quoi on s'est attendu avant de le subir, a pu, par l'accoutumance
graduelle, émousser le chagrin *. »
* Achille Tatius, Les Aventures de Leucippé et de Clitophon
(trad. P. Grimal), in Romans grecs et latins, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1958, livre l, § 3, p. 878.
Bien plus tard, Synesios traduira un point de vue tout à
fait traditionnel, lorsqu'il rappellera que nos rêves constituent
un oracle qui « habite avec nous », qui nous accompagne
« dans nos voyages, à la guerre, dans les fonctions
publiques, dans les travaux agricoles, dans les entreprises commerciales
» ; il put considérer le rêve comme « un
prophète toujours prêt, un conseiller infatigable et
silencieux » ; nous devons donc tous nous appliquer à
interpréter nos songes tous « hommes et femmes, jeunes
et vieux, riches et pauvres, citoyens privés et magistrats,
habitants de la ville et de la campagne, artisans et orateurs »,
sans privilège « ni de sexe ni d'âge, ni de fortune,
ni de profession » *.
C'est dans cet esprit qu'Artémidore écrit l'Onirocritique.
Il s'agit d'y fonder, d'y montrer et d'y démontrer une méthode.
Établir que la réalité a bien « accompli
» les signes annonciateurs n'est pas son objectif (Artémidore
ajoutera un cinquième et dernier livre pour apporter, contre
ceux qui le critiquent, ce genre de témoignage).
L'essentiel pour lui est d'indiquer en détail au lecteur
une manière de faire : comment s'y prendre pour décomposer
un rêve en éléments et établir le sens
diagnostic du rêve ? Comment s'y prendre aussi pour interpréter
le tout à partir de ses éléments et tenir compte
de ce tout dans le déchiffrement de chaque élément
? Significatif le rapprochement que fait Artémidore avec
la technique divinatoire des sacrificateurs : eux aussi, «
de tous les signes pris un à un, ils savent à quoi
chacun se rapporte » ; et cependant, ils « n'en donnent
pas moins les explications d'après le tout que d'après
chacune des parties ». Il s'agit d'un traité pour interpréter.
Presque tout entier centré, non sur les merveilles prophétiques
des rêves, mais sur la tekhnê qui permet de les faire
parler correctement, l'ouvrage s'adresse à plusieurs catégories
de lecteurs. Artémidore veut proposer un instrument aux techniciens
de l'analyse et aux professionnels ; c'est l'espoir qu'il fait miroiter
à son fils, destinataire des quatrième et cinquième
livres ; s'il « conserve l'ouvrage sur sa table » et
le garde pour lui, il deviendra « un interprète des
rêves meilleur que tous les autres ». Il entend aider
également ceux qui, déçus par les méthodes
erronées dont ils auraient fait l'essai, seraient tentés
de se détourner de cette pratique si précieuse : contre
ces erreurs, ce livre sera comme une méditation salutaire
- therapeia sôteriades. Mais Artémidore pense aussi
au « tout venant » des lecteurs qui ont besoin d'une
instruction rudimentaire.
* Synesios, Sur les songes (trad. H. Druon), in Oeuvres, Paris,
Hachette, 1878, § 15, p. 365, et § 16, p. 365.
C'est en tout cas comme manuel de vie qu'il a voulu le présenter,
comme instrument utilisable au fil de l'existence et de ses circonstances
: à ses analyses il a tenu à imposer « le même
ordre et la même suite que dans la vie même ».
Ce caractère de « manuel de vie quotidienne »
est très sensible quand on compare le texte d’Artémidore
aux Discours d'Aristide *, valétudinaire anxieux qui passe
des années à l'écoute du dieu qui lui envoie
des songes tout au long des péripéties extraordinaires
de sa maladie, et des innombrables traitements qu'il entreprend.
On peut noter que, chez Artémidore, il n'y a presque aucune
place pour le merveilleux religieux ; à la différence
de bien d'autres textes de ce genre, l'ouvrage d'Artémidore
ne dépend pas de pratiques de thérapie culturelle,
même s'il invoque, dans une formule traditionnelle et distante,
l'Apollon de Daldis, « le dieu de sa patrie » qui lui
a, « ou peu s'en faut », donné l'ordre d'écrire
son livre. D'ailleurs, il prend soin de marquer la différence
de son travail avec celui des onirocrites comme Creminos de Tyr,
Démétrios de Phalère, et Artemon de Milet,
qui ont consigné des prescriptions et des cures accordées
par Sarapis. Le rêveur type auquel s'adresse Artémidore
n'est pas un dévôt inquiet qui se préoccupe
des injonctions données d'en haut. C'est un individu «
ordinaire » : un homme, la plupart du temps (les rêves
des femmes sont indiqués à titre adjacent, comme des
variantes possibles où le sexe du sujet se trouve modifier
le sens du rêve) ; un homme qui a une famille, des biens,
très souvent un métier (il tient commerce, il a une
boutique) ; il a souvent des serviteurs et des esclaves (mais le
cas est envisagé où il n'en a pas). Et ses soucis
principaux concernent, outre sa santé, la vie et la mort
de son entourage, le succès de ses entreprises, son enrichissement,
son appauvrissement, le mariage de ses enfants, les charges à
exercer éventuellement dans la cité. Une clientèle
moyenne allant du pauvre à celui qui peut prétendre
aux magistratures. Le texte d'Artémidore est révélateur
d'un mode d'existence et d'un type de préoccupations propres
à des gens ordinaires.
* Aristide (A.), Discours sacrés : rêve, religion,
médecine au IIe siècle après Jésus-Christ
(trad. A. J. Festugière), Paris, Macula, 1986.
Mais l'ouvrage a aussi un enjeu théorique qu’Artémidore
évoque dans la dédicace à Cassius : il veut
réfuter les adversaires de l'oniromancie ; il veut convaincre
les sceptiques qui ne croient guère à toutes ces formes
de divination par lesquelles on essaie de déchiffrer les
signes annonciateurs du futur. Cependant, ses certitudes, Artémidore
cherche à les établir moins par l'exposé nu
des résultats qu'à travers une procédure réfléchie
d'enquête et un débat de méthode.
Il ne prétend pas se passer des textes antérieurs
; il a pris soin de les lire ; mais ce n'est pas pour les recopier,
comme on le fait souvent ; ce qui le sollicite dans le « déjà
dit » plutôt que l'autorité établie, c'est
l'expérience dans son ampleur et sa variété.
Et cette expérience, il a tenu à aller la chercher
non chez quelques grands auteurs, mais là où elle
se forme. Artémidore est fier -il le dit dans la dédicace
à Cassius Maximus, il le répète par la suite
–de l'ampleur de son enquête. Non seulement il a collationné
d'innombrables ouvrages, mais il a parcouru patiemment les boutiques
que tenaient aux carrefours du monde méditerranéen
les liseurs de songes et les diseurs d'avenir. « Pour moi,
non seulement, il n'est livre d'onirocritique que je n'aie acquis,
déployant grande recherché à cette fin, mais
encore, bien que les devins de la place publique soient grandement
décriés, eux que les gens qui prennent un air grave
et qui froncent les sourcils dénomment charlatans, imposteurs
et bouffons, méprisant le décri, j'ai eu commerce
avec eux un grand nombre d'années, souffrant d'écouter
de vieux songes et leurs accomplissements, et en Grèce aux
villes et aux panégyries, et en Asie et en Italie et dans
les plus importantes et les plus populaires des îles : il
n'y avait pas d'autres moyens en effet d'être bien exercé
en cette discipline. » Cependant, tout ce qu'il rapporte,
Artémidore entend bien ne pas le transmettre tel quel, mais
le soumettre à l’ » expérience »
(peiria) qui est pour lui le « canon » et le «
témoin » de tout ce qu'il dit. Et par là il
faut entendre qu'il contrôlera les informations auxquelles
il se réfère par le rapprochement avec d'autres sources,
par la confrontation avec sa propre pratique, et par le travail
du raisonnement et de la démonstration : ainsi rien ne sera
dit « en l'air », ni par « simple conjecture ».
On reconnaît les procédés d'enquête, les
notions - ainsi celles d'historia, celles de peiria -, les formes
de contrôle et de vérification qui caractérisaient
à cette époque, sous l'influence plus ou moins directe
de la pensée sceptique, les collectes du savoir effectuées
dans l'ordre de l'histoire naturelle ou de la médecine. Le
texte d'Artémidore offre l'avantage considérable de
présenter une réflexion élaborée sur
une très vaste documentation traditionnelle.
Dans un pareil document, il n'est pas question de chercher les
formulations d'une morale austère ou l'apparition de nouvelles
exigences en matière de conduite sexuelle ; il offre plutôt
des indications sur des modes d'appréciation courante et
des attitudes généralement acceptées. La réflexion
philosophique n'est certainement pas absente de ce texte, et on
y trouve des références assez claires à des
problèmes et à des débats contemporains ; mais
elles concernent les procédures de déchiffrement et
la méthode d'analyse, non les jugements de valeur et les
contenus moraux. Le matériau sur lequel portent les interprétations,
les scènes oniriques qu'elles traitent, à titre de
présage, les situations et les événements qu'elles
annoncent appartiennent à un paysage commun et traditionnel.
On peut donc demander à ce texte d'Artémidore de porter
témoignage sur une tradition morale assez répandue
et sans doute assez anciennement ancrée. Mais encore faut-il
garder à l'esprit que, si le texte abonde en détails,
s'il présente, à propos des rêves, un tableau
de différents actes et relations sexuels possibles, plus
systématique que n'importe quel autre ouvrage de la même
époque, il n'est en aucune manière un traité
de morale, qui aurait pour but premier de formuler des jugements
sur ces actes et ces relations. C'est seulement de façon
indirecte qu'on peut déceler, à travers le déchiffrement
des rêves, les appréciations qui sont portées
sur les scènes et les actes qui y sont représentés.
Les principes d'une morale ne sont pas proposés pour eux-mêmes
; on peut seulement les reconnaître à travers les cheminements
mêmes de l'analyse : en interprétant les interprétations.
Ce qui supose qu'on s'arrête un instant sur les procédures
de déchiffrement qu’Artémidore met en oeuvre,
de façon à pouvoir par la suite déchiffrer
la morale qui est sous-jacente aux analyses des rêves sexuels.
*
1) Artémidore distingue deux formes de visions nocturnes.
Il y a les rêves -enupnia : ils traduisent les affects actuels
du sujet, « ceux qui accompagnent l'âme en sa course
» : on est amoureux, on désire la présence de
l'objet aimé, on rêve qu'il est là ; on est
privé de nourriture, on éprouve le besoin de manger,
on rêve qu'on est en train de s'alimenter ; ou encore «
celui qui est trop plein de mangeaille rêve qu'il vomit ou
qu'il étouffe » ; celui qui a peur de ses ennemis rêve
qu'ils l'entourent. Cette forme de rêve a une valeur diagnostique
simple : elle s'établit dans l'actualité (du présent
au présent) ; elle manifeste au sujet qui dort son propre
état ; elle traduit ce qui est, dans l'ordre du corps, manque
ou excès, ce qui, dans l'ordre de l'âme, est peur ou
désir.
Différents sont les songes, oneiroi. Leur nature et leur
fonction, Artémidore les découvre facilement dans
les trois « étymologies » qu'il propose. L'oneiros,
c'est ce qui to on eirei, « ce qui dit l'être »
; il dit ce qui est, déjà, dans l'enchaînement
du temps, et se produira comme événement dans un avenir
plus ou moins proche. C'est aussi ce qui agit sur l'âme, et
l'excite -oreinei ; le songe modifie l'âme, il la façonne
et la modèle ; il la met dans des dispositions et provoque
en elle des mouvements qui correspondent à ce qui lui est
montré. On reconnaît enfin dans ce mot oneiros le nom
du mendiant d'Ithaque, Iros, qui portait les messages qu'on lui
avait confiés. Terme à terme, donc, enupnion et oneiros
s'opposent ; le premier parle de l'individu, le second des événements
du monde ; l'un dérive des états du corps et de l'âme,
l'autre anticipe sur le déroulement de la chaîne du
temps ; l'un manifeste le jeu du trop et du trop peu dans l'ordre
des appétits et des aversions ; l'autre fait signe à
l'âme et, en même temps, la façonne. D'un côté,
les rêves du désir disent le réel de l'âme
dans son état actuel ; de l'autre, les songes de l'être
disent l'avenir de l'événement dans l'ordre du monde.
A ce clivage, un autre s'ajoute qui introduit, dans chacune des
deux catégories de « vision nocturne », une autre
forme de distinction : entre ce qui se montre clairement, de façon
transparente, sans requérir déchiffrement et interprétation,
et ce qui ne se donne que de façon figurée et dans
des images disant autre chose que leur apparence première.
Dans les rêves d'états, le désir peut être
manifesté par la présence facilement reconnaissable
de son objet (on voit en rêve la femme qu'on désire)
; mais il peut l'être aussi par une autre image ayant une
parenté plus ou moins lointaine avec l'objet en question.
Différence analogue dans les songes d'événement
: certains d'entre eux désignent directement, en le montrant
lui-même, ce qui existe déjà sur le mode du
futur : on voit en songe couler le navire sur lequel tout à
l'heure on fera naufrage ; on se voit atteint par l'arme dont on
sera blessé demain : tels sont les songes dits « théorématiques
». Mais, dans d'autres cas, le rapport de l'image à
l'événement est indirect : l'image du navire qui se
brise sur l'écueil peut signifier non pas un naufrage, non
pas même un malheur, mais, pour l'esclave qui a ce rêve,
sa prochaine libération ; ce sont là les songes «
allégoriques ».
Or le jeu entre ces deux distinctions pose immédiatement
un problème pratique. Soit une vision donnée dans
le sommeil : comment reconnaître si on a eu affaire à
un rêve d'état ou à un songe d’événement
? Comment déterminer si l'image annonce directement ce qu'elle
montre, ou s'il faut supposer qu'elle est la traduction de quel
que chose d'autre ? Évoquant cette difficulté aux
premières pages du livre IV (écrit et mis en circulation
après les trois premiers), Artémidore fait valoir
l'importance primordiale qu'il y a à s'interroger sur le
sujet rêvant. Il est bien certain, explique-t-il, que les
rêves d'état ne sauraient se produire chez les âmes
« vertueuses » ; celles-ci, en effet, ont su maîtriser
leurs mouvements irrationnels, donc leurs passions désir
ou peur : elles savent aussi maintenir leur corps dans l'équilibre
entre le manque et l'excès ; pour elles, par conséquent,
pas de troubles, donc pas de ces « rêves » (enupnia)
qui sont toujours à comprendre comme manifestations d'affects.
C'est d'ailleurs un thème très fréquent chez
les moralistes que la vertu se marque par la disparition des rêves
qui traduisent dans le sommeilles appétits ou les mouvements
involontaires de l'âme et du corps. « Les songes du
dormeur, disait Sénèque, sont aussi tumultueux que
sa journée *. » Plutarque s'appuyait sur Zénon
pour rappeler que c'est un signe d'avancement que de ne plus rêver
qu'on prend plaisir à des actions malhonnêtes. Et il
évoquait ces sujets qui ont assez de force pendant la veille
pour combattre leurs passions et leur résister ; mais qui,
la nuit, « s'affranchissant des opinions et des lois »,
n'éprouvent plus de honte : s'éveille alors en eux
ce qu'ils ont d'immoral et de licencieux **.
* Sénèque, Lettres à Lucilius (trad. H. Noblot),
Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités
de France », 1947, t. II, lettre 56, § 6, p. 63.
** Plutarque, De Profectibus in virtute (Des progrès dans
la vertu, trad. A. Philippon, in Oeuvres morales, Paris, Les Belles
Lettres, « Collection des universités de France »,
1989, t. I, 2e partie, § 12, pp, 180-181).
En tout cas, lorsqu'ils se produisent, les rêves d'état
peuvent prendre deux formes : chez la plupart des gens, le désir
ou l'aversion se manifestent directement et sans se cacher ; mais
ils ne se manifestent que par des signes chez ceux qui savent interpréter
leurs propres rêves ; c'est que « leur âme leur
joue des tours de façon artificieuse ». Ainsi, un laïc,
en matière d'onirocritique, verra en rêve la femme
qu'il désire ou la mort tant souhaitée de son maître.
L'âme méfiante ou habile de l'expert refusera en quelque
sorte de lui manifester l'état de désir dans lequel
il se trouve ; elle usera de ruse et par suite, au lieu de voir
tout simplement la femme qu'il désire, il aura l'image de
quelque chose qui la désigne : « Un cheval, un miroir,
un navire, la mer, la femelle d'un fauve, un vêtement féminin.
» Artémidore cite ce peintre de Corinthe, âme
sans doute experte, qui voyait en rêve l'effondrement du toit
de sa maison et sa propre décapitation ; on aurait pu imaginer
là le signe d'un événement futur ; or c'était
un rêve d'état : l'homme désirait la mort de
son maître -lequel vit toujours, note Artémidore en
passant.
Quant aux songes, comment reconnaître ceux qui sont transparents
et « théorématiques » de ceux qui annoncent
par voie d'allégorie un événement autre que
ce qu'ils montrent ? Si on met à part les images extraordinaires
qui appellent évidemment une interprétation, celles
qui annoncent en clair un événement sont aussitôt
sanctionnées par la réalité : l'événement
leur fait suite sans délai ; le songe théorématique
s'ouvre sur ce qu'il annonce, ne laissant à l'interprétation
ni prise possible ni délai indispensable.
Les songes allégoriques se reconnaissent donc facilement
du fait qu'ils ne sont pas suivis de réalisation directe
: c'est alors qu'il convient de s'en saisir pour les interpréter.
Ajoutons encore que les âmes vertueuses -qui n'ont pas de
rêves mais des songes seulement -ne connaissent le plus souvent
que les claires visions des songes théorématiques.
Artémidore n'a pas besoin d'expliquer ce privilège
: c'était une tradition d'admettre qu'aux âmes pures
les dieux parlaient directement. Souvenons-nous de Platon, dans
La République : « Toutes les fois au contraire que,
après avoir réduit à la tranquillité
ces deux formes d'âme (celle de l'appétit et celle
de la colère) et mis en mouvement la troisième, celle
dans laquelle se produit l'acte de penser, on goûte ainsi
le repos, ne sais-tu pas que c'est en cet état qu'on est
en contact avec la vérité * ? » Et, dans le
roman de Chariton d'Aphrodise, au moment où Callirhoé
enfin va toucher au terme de ses épreuves, et où son
long combat pour conserver sa vertu va être récompensé,
elle a un songe « théorématique » qui
anticipe sur la fin du roman et constitue de la part de la déesse
qui la protège à la fois présage et promesse
: « Elle se vit encore vierge à Syracuse, entrant dans
le temple d'Aphrodite, puis sur le chemin du retour, apercevant
Chéréas et, après cela, le jour des noces,
la ville entière ornée de guirlandes, elle-même
accompagnée de son père et de sa mère jusqu'à
la maison de son fiancé **. »
* Platon, La République (trad. É. Chambry), Paris,
Les Belles Lettres, « Collection des universités de
France », 1948, livre IX, § 572 b, p. 48.
** Chariton d'Aphrodisias, Le Roman de Chairéas et de Callirhoé
(trad. G. Molinié), Paris, Les Belles Lettres, « Collection
des universités de France », 1979, livre V, chap. v,
§ 5, p. 140.
On peut dresser le tableau suivant des rapports établis
par Artémidore entre les types de rêves, les méthodes
à utiliser et les modes d'être du sujet.
Rêves d'état Songes d'événements Directs
Par signes Théorématiques Allégoriques
Âmes vertueuses Jamais Le plus souvent Âmes Expertes
Le plus souvent ordinaires Le Inexpertes plus Le plus souvent souvent
C'est la dernière case du tableau - celle des songes allégoriques
d'événements tels qu'ils se produisent dans les âmes
ordinaires qui définit le domaine de travail de l'onirocritique.
Là est l'interprétation possible - puisqu'il n'y a
pas transparence de la vision, mais utilisation d'une image pour
en dire une autre ; là est l'interprétation utile,
puisqu'elle permet de se préparer à un événement
qui n'est pas immédiat.
2) Le déchiffrement de l'allégorie onirique se fait
par la voie de l'analogie. Artémidore y revient plusieurs
fois : l'art de l'onirocritique repose sur la loi de ressemblance
; elle opère par le « rapprochement du semblable avec
le semblable ».
Cette analogie, Artémidore la fait fonctionner sur deux
plans. Il s'agit d'abord de l'analogie de nature entre l'image du
songe et les éléments du futur qu'elle annonce. Pour
détecter cette ressemblance, Artémidore se sert de
différents moyens : identité qualitative (rêver
d'un malaise pourra signifier le « mauvais état »
futur de la santé ou de la fortune ; rêver de boue
signifie que le corps sera encombré de substances nocives)
; identité des mots (le bélier signifie le commandement
à cause des mots krios -kreion) ; appartenance symbolique
(rêver d'un lion est signe de victoire pour l'athlète
; rêver de tempêtes est signe de malheur) ; l'existence
d'une croyance, d'un dicton populaire, d'un thème mythologique
(l'ourse désigne une femme à cause de Callisto l’Arcadienne),
etc. Mais, à travers tous ces cheminements possibles de la
ressemblance, c'est un lien de nature qui doit apparaître.
La figure rêvée et le réel annoncé appartiennent
au même ordre de choses ; c'est » physiquement »
- en raison de leur phusis - que les éléments présents
dans le rêve font, plus ou moins obscurément, entendre
ce qui va se passer.
Il y a aussi l'analogie en valeur. Et c'est là un point
capital dans la mesure où l'onirocritique a pour fonction
de déterminer si les événements qui auront
lieu sont favorables ou non. Tout le domaine du signifié
du songe est scandé, dans le texte d'Artémidore, par
le partage, sur le mode binaire, entre le bon et le mauvais, le
faste et le néfaste, l 'heureux et le malheureux. La question
est donc celle-ci : comment l'acte qui est représenté
dans le rêve peut-il annoncer l'événement qui
se produira avec sa valeur propre ? Le principe général
est simple. Un rêve porte un pronostic favorable, si l'acte
qu'il représente est lui-même bon. Mais comment mesurer
cette valeur ? Artémidore propose six critères. L'acte
représenté est-il conforme à la nature ? Est-il
conforme à la loi ? Est-il conforme à la coutume ?
Est-il conforme à la tekhnê -c'est-à-dire aux
règles et pratiques qui permettent à une action d'atteindre
ses buts ? Est-il conforme au temps (ce qui veut dire : est-il accompli
au moment et dans les circonstances qui conviennent) ? Enfin, qu'en
est-il de son nom (porte-t-il un nom qui en lui-même est de
bon augure) ? « C'est un principe général que
toutes les visions de rêve conformes à la nature ou
à la loi ou à la coutume ou à l'art, ou au
nom, ou au temps sont de bon augure, que toutes les visions contraires
sont perverties et sans motifs. » Sans doute Artémidore
ajoute-t-il aussitôt que ce principe n'est pas universel et
qu'il comporte des exceptions. Il peut y avoir une sorte d'inversion
de valeur. Certains songes qui sont « bons au-dedans »
peuvent être « mauvais au-dehors » : l'acte imaginé
dans le songe est favorable (ainsi rêver qu'on soupe avec
un dieu est, en soi-même, positif), mais l'événement
présagé est négatif (car Si le dieu est Chronos,
enchaîné par ses fils, l'image signifie qu'on ira en
prison). D'autres songes sont à l'inverse « mauvais
au dedans » et « bons au-dehors » : un esclave
rêve qu'il est à la guerre ; c'est l'annonce de son
affranchissement, car un soldat ne peut pas être esclave.
Il y a donc, autour des signes et signifiés positifs et négatifs,
toute une marge de variations possibles. Il ne s'agit pas d'une
incertitude qui ne pourrait être surmontée ; mais d'un
domaine complexe qui demande qu'on tienne compte de tous les aspects
de l'image rêvée, comme de la situation du rêveur.
Avant d'aborder l'analyse des rêves sexuels telle que la
pratique Artémidore, ce détour un peu long était
nécessaire pour saisir le mécanisme des interprétations
; et pour déterminer comment les appréciations morales
des actes sexuels se font jour dans la mantique des rêves
qui les représentent. Il serait imprudent en effet d'utiliser
ce texte comme un document direct sur la valeur accordée
aux actes sexuels et la légitimité qu'on leur reconnaissait.
Artémidore ne dit pas s'il est bien ou non, moral ou immoral,
de commettre tel acte mais s'il est bon ou mauvais, avantageux ou
redoutable de rêver qu'on le commet. Les principes qu'on peut
dégager ne portent donc pas sur les actes eux-mêmes,
mais sur leur auteur, ou plutôt sur l'acteur sexuel en tant
qu'il représente, dans la scène onirique, l'auteur
du songe et qu'il fait présager par là le bien ou
le mal qui va lui arriver. Les deux grandes règles de l'onirocritique
-à savoir que le songe « dit l'être » et
qu'il le dit dans la forme de l'analogie -jouent ici de la manière
suivante : le rêve dit l'événement, la fortune
ou l'infortune, la prospérité ou le malheur qui vont
caractériser dans le réelle mode d'être du sujet,
et il le dit à travers un rapport d'analogie avec le mode
d'être -bon ou mauvais, favorable ou défavorable -du
sujet comme acteur sur la scène sexuelle du rêve. Ne
cherchons pas dans ce texte un code de ce qu'il faut faire et ne
pas faire ; mais le révélateur de l'éthique
du sujet.
L'ANALYSE
Artémidore consacre trois chapitres aux rêves sexuels
-à quoi il faut ajouter beaucoup de notations dispersées.
Il organise son analyse autour de la distinction entre trois types
d'actes : ceux qui sont conformes à la loi (kata nomon),
ceux qui lui sont contraires (para nomon) et ceux qui sont contraires
à la nature. Partage qui est loin d'être clair : aucun
de ces termes n'est défini ; on ne sait comment les catégories
indiquées s'articulent, ou s'il faut comprendre le «
contre nature » comme une subdivision du « contre la
loi » ; certains actes apparaissent dans deux rubriques à
la fois, sans compter bien sûr les regroupements et les distinctions
qui peuvent, à nos yeux de modernes, apparaître étranges.
Ne supposons pas une classification rigoureuse qui répartirait
tout acte sexuel possible dans le domaine ou du légal, ou
de l'illégal, ou du contre nature. À les suivre dans
leur détail, ces regroupements laissent apparaître
cependant une certaine intelligibilité.
1) Soit d'abord les actes « conformes à la loi ».
Ce chapitre, pour notre regard rétrospectif, semble mêler
des choses bien différentes : l'adultère et le mariage,
la fréquentation des prostituées, le recours aux esclaves
de la maison, la masturbation d'un serviteur. En fait, un passage
de ce chapitre éclaire assez bien le déroulement de
l'analyse. Artémidore pose en règle générale
que les femmes sont dans le songe « les images des activités
qui peuvent échoir au songeur. Quelle que soit la femme et
en quelque condition qu'elle soit, c'est dans cette condition que
son activité mettra le songeur ». Il faut comprendre
que ce qui détermine pour Artémidore le sens pronostique
du rêve, et donc, d'une certaine façon, la valeur morale
de l'acte rêvé, c'est la condition du ou de la partenaire,
et non la forme de l'acte lui-même. Cette condition, il faut
l'entendre au sens large : c'est le statut social de l’ »
autre » ; c'est le fait qu'il est marié ou non, libre
ou esclave ; c'est le fait qu'il soit jeune ou vieux, riche ou pauvre
; c'est sa profession, c'est le lieu où on le rencontre ;
c'est la position qu'il occupe relativement au rêveur (épouse,
maîtresse, esclave, jeune protégé, etc.). Dès
lors, on peut comprendre, sous son désordre apparent, la
manière dont le texte se déroule : il suit l'ordre
des partenaires possibles, selon leur statut, leur lien au rêveur,
le lieu où celui-ci les rencontre. On peut comprendre le
mode d'analyse auquel il procède : il interroge l'acte sexuel
pour faire apparaître la relation sociale qui s'y trouve engagée,
et pour le juger en fonction de celle-ci.
Les trois premiers personnages évoqués par le texte
reproduisent la série traditionnelle des trois catégories
de femmes auxquelles on peut avoir accès : l'épouse,
la maîtresse (pellex), la prostituée. Rêver d'avoir
un rapport avec sa propre femme est un signe favorable, car l'épouse
est en relation d'analogie naturelle avec le métier et la
profession ; comme en ceux-ci, on exerce sur elle une activité
reconnue et légitime ; d'elle, on tire profit comme d'une
occupation prospère ; le plaisir qu'on prend à son
commerce annonce le plaisir qu'on prendra aux bénéfices
du métier. Aucune différence entre la femme et la
maîtresse. Le cas de la prostituée est différent.
L'analyse proposée par Artémidore est assez curieuse
: en elle-même la femme comme objet dont on tire du plaisir,
a une valeur positive ; d'autant que ces femmes -que le vocabulaire
familier appelle parfois des « travailleuses » -sont
là pour procurer ces plaisirs, et qu'elles « se livrent
sans rien refuser ». Cependant, il y a « quelque honte
» à fréquenter ce genre de femmes -honte et
aussi dépense ; ce qui ôte un peu de valeur, sans doute,
à l'événement annoncé par le rêve
qui les représente. Mais surtout, c'est le lieu de prostitution
qui introduit une valeur négative : et pour deux raisons,
l'une est d'ordre linguistique : si le bordel est désigné
par le terme d'atelier, de boutique (ergastêrion) - ce qui
implique des significations favorables -, on l'appelle aussi, comme
le cimetière, l'« endroit pour tout le monde »,
le « lieu commun ». L'autre touche à l'un des
points souvent évoqués aussi dans l'éthique
sexuelle des philosophes et des médecins : la vaine dépense
du sperme, sa déperdition, sans le profit de la descendance
que la femme, elle, peut assurer. Double raison pour laquelle être
chez les prostituées peut, dans le songe, pronostiquer la
mort.
En complément de la trilogie classique et légitime,
femme maîtresse-prostituée, Artémidore évoque
les femmes de rencontre. Le rêve alors vaut pour l'avenir
ce que « vaut » socialement la femme qu'il représente
: est-elle riche, bien habillée, bien pourvue de bijoux,
est-elle consentante ? Le songe promet quelque chose d'avantageux.
Si elle est vieille, laide, pauvre, si elle ne s'offre pas d'elle-même,
le songe est défavorable.
La maisonnée présente une autre catégorie
de partenaires sexuels, les serviteurs et les esclaves. On est là
dans l'ordre de la possession directe : ce n'est pas par analogie
que les esclaves renvoient à la richesse ; ils en font partie
intégrante. Il va donc de soi que le plaisir qu'on prend
en rêve avec ce type de personnage indique qu'on va «
tirer plaisir de ses possessions, et que, vraisemblablement, elles
vont devenir plus grandes et plus magnifiques ». On exerce
un droit ; on profite de ses biens. Rêves favorables par conséquent
qui réalisent un statut et une légitimité.
Peu importe, bien sûr, le sexe du partenaire, fille ou garçon,
l'essentiel est qu'il soit un esclave. En revanche, Artémidore
fait valoir une distinction importante : celle qui concerne la position
du rêveur dans l'acte sexuel ; est-il actif ou passif ? Se
mettre « au-dessous » de son serviteur, renverser dans
le rêve la hiérarchie sociale est de mauvais augure
; c'est le signe qu'on subira, de la part de cet inférieur,
un dommage ou un mépris. Et, confirmant qu'il s'agit bien
là non d'une faute contre nature, mais d'une atteinte aux
hiérarchies sociales et d'une menace contre de justes rapports
de forces, Artémidore note en passant la valeur également
négative des songes où le rêveur est possédé
par un ennemi, ou par son propre frère, aîné
ou cadet (l'égalité est rompue).
Vient ensuite le groupe des relations. Favorable, le rêve
où on a un rapport avec une femme qu'on connaît, si
elle n'est pas mariée, et si elle est riche ; car une femme
qui s'offre donne non seulement son corps, mais les choses «
relatives à son corps », celles qu'elle apporte avec
lui (vêtements, bijoux et, d'une façon générale,
tous les biens matériels qu'elle possède). Le songe
est défavorable, en revanche, s'il s'agit d'une femme mariée
; car elle est au pouvoir de son époux ; la loi interdit
qu'on ait accès à elle, et punit les adultères
; et le rêveur, dans ce cas, doit s'attendre, pour l'avenir,
à des châtiments du même ordre. Rêve-t-on
qu'on a un rapport avec un homme ? Si le rêveur est une femme
(c'est là l'un des rares passages du texte où le rôle
des femmes est pris en compte), le songe est dans tous les cas favorable,
car tel est bien le rôle de la femme. Si c'est un homme, en
revanche, qui rêve d'être possédé par
un autre, le principe de discrimination qui permet de distinguer
la valeur favorable ou défavorable du rêve dépend
du statut relatif des deux partenaires : le rêve est bon,
si on est possédé par plus vieux et plus riche que
soi (c'est une promesse de cadeaux) ; il est mauvais, si le partenaire
actif est plus jeune et plus pauvre -ou même simplement plus
pauvre : signe de dépenses, en effet.
Un dernier ensemble de rêves conformes à la loi concerne
la masturbation. Ces songes sont très étroitement
associés au thème de l'esclavage : parce qu'il s'agit
d'un service qu'on se rend à soi-même (les mains sont
comme des serviteurs qui obéissent à ce que demande
le membre-maître) et parce que le mot qui veut dire «
attacher au poteau » pour fouetter l'esclave veut également
dire entrer en érection, Un esclave qui avait rêvé
qu'il masturbait son maître fut, dans la réalité,
condamné par lui à recevoir le fouet. N'oublions pas
que, d'une façon générale, la masturbation
-ce plaisir des pauvres et des démunis, et qui, à
cause de cela même, pouvait avoir valeur morale et philosophique
-était considérée comme une activité
d'esclave.
2) Le domaine qu'Artémidore considère en revanche
comme « contraire à la loi » est essentiellement
constitué par l'inceste. Et encore l'inceste est-il entendu
au sens très stria des rapports entre parents et enfants.
Quant à l'inceste avec les frères et les soeurs, il
est assimilé au rapport père-fille s'il se produit
entre un frère et sa soeur ; entre deux frères, en
revanche, Artémidore semble hésiter à le placer
dans l'ordre du kata nomon ou dans celui du para nomon. Il en parle
en tout cas dans les deux rubriques.
Lorsqu'un père rêve qu'il a des rapports avec sa fille
ou son fils, la signification est pratiquement toujours défavorable.
Soit pour des raisons physiques immédiates : si l'enfant
est tout petit - moins de cinq ou dix ans -, le dommage physique,
consécutif à un tel acte, laisse prévoir sa
mort ou sa maladie. Si l'enfant est plus grand, le rêve est
encore mauvais, parce qu'il met en jeu des relations impossibles
ou funestes. Jouir de son fils, « dépenser »
en lui sa semence, c'est là un acte inutile : vaine dépense
dont on ne saurait tirer aucun profit, et qui annonce par conséquent
une grande perte d'argent. S'unir à lui, quand il est devenu
tout à fait grand, alors que le père et le fils ne
peuvent coexister sans conflit dans une maison où tous deux
voudraient commander, est forcément de mauvais augure. Dans
un seul cas, ce genre de rêve est bon : lorsque le père
entreprend un voyage avec son fils et qu'il a donc une affaire commune
à exécuter avec lui ; mais si, dans de tels rêves,
le père est en position de passivité (que le rêveur
soit le fils ou le père), les significations sont funestes
: l'ordre des hiérarchies, des pôles de la domination
et de l'activité sont renversés. Rêver qu'on
s'unit à sa fille n'est guère meilleur pour le père.
Ou bien cette « dépense », dans le corps d'une
fille qui un jour va se marier, emportant ainsi chez un autre la
semence du père, présage une grosse perte d'argent.
Ou bien ce rapport, si la fille est déjà mariée,
indique qu'elle quittera son mari, qu'elle reviendra chez elle,
qu'il faudra subvenir à ses besoins ; le rêve n'est
favorable que si le père est pauvre, et si la fille peut
revenir riche, donc capable de subvenir aux besoins de son père.
D'une façon qui peut sembler étrange, l'inceste avec
la mère (toujours envisagé par Artémidore comme
inceste fils-mère et jamais mère-fille) est le plus
souvent porteur de présages favorables. Faut-il en conclure,
selon le principe artémidorien de la corrélation entre
valeur pronostique et valeur morale, que l'inceste mère-fils
n'est pas considéré comme fondamentalement blâmable
? Ou faut-il y voir l'une des exceptions, prévues par Artémidore,
au principe général qu'il énonce ? Il n'y a
pas de doute qu'Artémidore considère l'inceste mère-fils
comme moralement condamnable. Mais il est remarquable qu'il lui
prête des valeurs pronostiques généralement
favorables, en faisant de la mère, conformément à
la langue et à la pensée grecques, une sorte de modèle
et comme de matrice d'un grand nombre de relations sociales, et
de formes d'activité. La mère, c'est le métier
; s'unir à elle signifie donc succès et prospérité
dans sa profession. La mère, c'est la patrie : qui rêve
d'un rapport avec elle peut prévoir qu'il reviendra chez
lui s'il est exilé, ou qu'il rencontrera la réussite
dans la vie politique. La mère, c'est la terre féconde
d'où on est sorti : si on est en procès quand on a
un songe d'inceste, c'est qu'on obtiendra la possession litigieuse
; si on est cultivateur, c'est qu'on aura une riche récolte.
Danger, cependant, pour les malades : s'enfoncer dans cette mère-terre
veut dire qu'on mourra.
Cette analyse des rêves d'inceste entre mère et fils
est singulière. Sans doute peut-on supposer qu'il s'agit
là de ces songes dont parle Artémidore dans les considérations
méthodologiques du début de son ouvrage : des rêves
« mauvais à l'intérieur », « bons
à l'extérieur ». Mais encore faut-il remarquer
que la relation mère-fils apparaît, dans l'image onirique,
comme pouvant représenter non seulement des événements
favorables, mais l'essentiel de toutes les relations sociales (celles
qu'on entretient avec la patrie, la cité, la famille) et
de toutes les activités éventuelles (le patrimoine,
la culture de la terre, le métier), la cité et la
patrie. Il faut remarquer aussi qu’Artémidore en fait
en quelque sorte le paradigme de toutes les autres relations sexuelles
possibles. C'est en effet à propos de la mère, comme
s'il ne pouvait s'agir que d'elle, qu'il évoque les différentes
formes d'actes sexuels, les positions que peuvent prendre les partenaires,
et les pratiques auxquelles ils peuvent se livrer ; c'est à
propos d'elle qu'il expose ce que doit être la forme naturelle
de l'acte sexuel -montrant qu'il n'est pas bon de la « retourner
», de la faire mettre à genoux, d'user avec elle de
positions variées et, pire que tout, « d'avoir le membre
sucé par elle » (rêve qui signifie mort de la
progéniture, ruine ou maladie, et qui, dans un cas au moins,
a annoncé au rêveur sa future castration). Toujours
est-il que le rêve de posséder sa mère apparaît
au milieu de l'analyse d’Artémidore comme celui qui
peut comporter les plus favorables et les plus défavorables
des valeurs pronostiques. C'est lui aussi qui détient les
plus nombreuses et les plus riches significations sociales ; celui
à propos duquel se définit un modèle «
naturel » dont il n'avait pas été question à
propos des autres partenaires.
3) Les actes « contre-nature » donnent lieu chez Artémidore
à deux développements successifs : l'un concerne ce
qui s'écarte de la position fixée par la nature (et
ce développement est en annexe de l'interprétation
des rêves d'inceste) ; l'autre concerne les relations dans
lesquelles c'est le partenaire qui, par sa « nature »
propre, définit le caractère contre nature de l'acte.
Artémidore pose en principe que la nature a fixé
une forme d'acte sexuel bien définie pour chaque espèce
: une position naturelle et une seule dont les animaux ne se départissent
pas : « Les uns couvrent les femelles par l'arrière
comme le cheval, l'âne, la chèvre, le boeuf, le cerf
et le reste des quadrupèdes. D'autres unissent d'abord leurs
bouches comme les vipères, les colombes et les belettes ;
les femelles des poissons recueillent le sperme expulsé par
le mâle. » De la même façon, les humains
ont reçu de la nature un mode très précis de
conjonction : le face à face, l'homme étant allongé
au-dessus de la femme. Sous cette forme, le commerce sexuel est
un acte de possession pleine : pourvu qu'elle « obéisse
» et qu'elle soit « consentante », on est maître
alors « de tout le corps de sa compagne ». Toutes les
autres positions sont des « inventions de la démesure,
de l'intempérance et des excès naturels auxquels mène
l'ivresse ». Il y a toujours dans ces rapports non naturels
le présage de rapports sociaux défectueux (mauvaises
relations, hostilité) ou l'annonce d'une mauvaise passe du
point de vue économique (on est mal à l'aise, on est
« gêné »),
Parmi ces « variantes » de l'acte sexuel, Artémidore
fait un sort particulier à l'érotisme oral. Sa réprobation
- et c'est là une attitude très souvent attestée
dans l'Antiquité - est violente : « acte affreux »,
« faute morale » dont la représentation en rêve
ne peut prendre une valeur positive que si elle renvoie à
l'activité professionnelle du rêveur (s'il est orateur,
joueur de flûte, ou professeur de rhétorique) ; vaine
évacuation de semence, cette pratique annonce en songe une
dépense inutile. Usage non conforme à la nature, et
qui empêche par la suite le baiser ou le repas pris en commun,
il présage la rupture, les hostilités, parfois la
mort.
Mais il y a d'autres façons de se mettre hors nature dans
les rapports sexuels : par la nature même des partenaires.
Artémidore énumère cinq possibilités
: rapports avec les dieux, avec les animaux, avec les cadavres,
rapports avec soi-même, ou enfin relations entre deux femmes.
La présence de ces deux dernières catégories
parmi les actes qui échappent à la nature est plus
énigmatique que celle des autres. La relation avec soi-même
ne doit pas être comprise comme la masturbation ; de celle-ci
une mention est faite parmi les actes « conformes à
la loi ». Ce dont il est question, en revanche, dans le rapport
hors nature avec soi-même, c'est de l'autopénétration
: pénétration du sexe dans son propre corps -absorption
du sexe dans la bouche, baiser porté par soi-même sur
son propre sexe. Parfois favorables, dans la mesure où le
sexe peut signifier les enfants ou la femme qu'on n'a pas encore
et qui sont ainsi promis par le rêve, ces visions sont en
général funestes : destruction, indigence, nécessité
d'en venir aux nécessités extrêmes pour se nourrir.
Quant aux relations entre femmes, on peut se demander pourquoi
elles apparaissent dans la catégorie des actes « hors
nature », alors que les rapports entre hommes se distribuent
dans’les autres rubriques (et essentiellement dans celle des
actes conformes à la loi). La raison en est sans doute dans
la forme de relations qu'Artémidore retient, celle de la
pénétration : par un quelconque artifice, une femme
usurpe le rôle de l'homme, prend abusivement sa position,
et possède l'autre femme. Entre deux hommes, l'acte viril
par excellence, la pénétration, n'est pas en lui-même
une transgression de la nature (même s'il peut être
considéré comme honteux, inconvenant, pour un des
deux de le subir). En revanche, entre deux femmes, un pareil acte
qui s'effectue en dépit de ce qu'elles sont l'une et l'autre,
et par le recours à des subterfuges, est tout aussi hors
nature que la relation d'un humain avec un dieu ou un animal.
*
LE RÊVE ET L'ACTE
Deux traits sont à noter parce qu'ils marquent toute l'analyse
du rêve sexuel chez Artémidore. D'abord, le rêveur
est toujours présent dans son propre rêve ; les images
sexuelles que déchiffre Artémidore ne constituent
jamais une pure et simple fantasmagorie dont le rêveur serait
le spectateur et qui se déroulerait sous ses yeux, mais indépendamment
de lui. Il y prend toujours part, et à titre d'acteur principal
; ce qu'il voit, c'est lui-même dans son activité sexuelle
: il y a superposition exacte entre le sujet rêvant d'un acte
et le sujet de l'acte tel qu'il est vu dans le rêve. D'autre
part, on peut remarquer que, dans l'ensemble de son ouvrage, Artémidore
fait très rarement intervenir les actes et les plaisirs sexuels
à titre d'éléments signifiés ou présagés
; c'est de façon assez exceptionnelle qu'une image quelconque
donnée dans le rêve annonce la venue d'un acte sexuel
ou la privation d'un plaisir. En revanche, ceux-ci sont analysés
et regroupés dans les trois chapitres ici étudiés
comme composants du rêve et éléments présageants
; Artémidore ne les fait guère figurer que du côté
du « signifiant », et presque jamais du côté
du « signifié », images et non pas sens, représentation
et non pas événement représenté.
L'interprétation d'Artémidore va donc se situer sur
une ligne qui est tracée entre l'acteur de l'acte sexuel
et le rêveur du rêve, allant ainsi du sujet au sujet
; et, partant de l'acte sexuel et du rôle de l'acteur dans
la mesure où il est rêveur, le travail de l'interprétation
aura pour objectif de déchiffrer ce qui va arriver au rêveur,
dans la mesure où il sera dans la réalité.
Dès le premier regard, il apparaît que la mantique
d'Artémidore déchiffre très régulièrement,
dans les rêves sexuels, une signification sociale. Certes,
il arrive que ces rêves annoncent une péripétie
dans l'ordre de la santé - maladie ou rétablissement
-, il arrive qu'ils soient signes de mort. Mais, dans une proportion
beaucoup plus importante, ils renvoient à des événements
comme le succès ou l'insuccès dans les affaires, l'enrichissement
ou l'appauvrissement, la prospérité ou le revers de
la famille, une entreprise avantageuse ou non, des mariages favorables
ou des alliances malencontreuses, des disputes, des rivalités,
des réconciliations, de bonnes ou de mauvaises chances dans
la carrière publique, un exil, une condamnation. Le songe
sexuel présage la destinée du rêveur dans la
vie sociale ; l'acteur qu'il est sur la scène sexuelle du
rêve anticipe sur le rôle qui sera le sien sur la scène
de la famille, du métier, des affaires et de la cité.
Il y a d'abord à cela deux raisons. La première est
d'ordre tout à fait général : elle tient à
un fait de langue dont Artémidore fait un grand usage. Il
existe en effet en grec -comme d'ailleurs à des degrés
divers dans bien d'autre langues -une ambiguïté très
marquée entre le sens sexuel et le sens économique
de certains termes. Ainsi, le mot sôma, qui désigne
le corps, se réfère aussi aux richesses et aux biens
; de là la possibilité d'équivalence entre
la « possession » d'un corps et la possession des richesses.
Ousia, c'est la substance, c'est aussi la fortune, mais c'est également
la semence et le sperme : la perte de celui-ci voudra dire la dépense
de celle-là. Le terme blabê, le dommage, peut se rapporter
aux revers de fortune, aux pertes d'argent, mais aussi au fait qu'on
est la vicitme d'un assaut et qu'on est objet passif dans un acte
sexuel. Artémidore joue aussi sur la polysémie du
vocabulaire de la dette : les mots qui signifient qu'on est astreint
à payer et qu'on cherche à se libérer peuvent
également vouloir dire qu'on est pressé par un besoin
sexuel, et qu'en lui donnant satisfaction on s'en affranchit : le
terme d'anankaion, qui est utilisé pour désigner le
membre viril, est au carrefour de ces significations.
Une autre raison tient à la forme et à la destination
particulière de l'ouvrage d'Artémidore, livre d'homme
qui s'adresse essentiellement aux hommes pour mener leur vie d'homme
en général ; l'évocation des rêves effectués
par des femmes ou des esclaves n'intervient qu'à titre de
variante des rêves types dont le sujet est masculin. Il faut
se rappeler en effet que l'interprétation des songes n'est
pas considérée comme affaire de pure et simple curiosité
personnelle ; c'est un travail utile pour gérer son existence
et se préparer aux événements qui vont se produire.
Puisque les nuits disent ce dont les jours seront faits, il est
bon, pour mener comme il faut son existence d'homme, de maître
de maison, de père de famille, de savoir déchiffrer
les rêves qui s'y produisent. Telle est la perspective des
livres d'Artémidore : un guide pour que l'homme responsable,
le maître de maison puisse se conduire dans le quotidien,
en fonction des signes qui peuvent le préfigurer. C'est donc
le tissu de cette vie ordinaire qu'il s'efforce de retrouver dans
les images du rêve.
Mais ce n'est pas tout : la pratique interprétative, telle
qu'elle est à l'oeuvre dans le discours d’Artémidore,
montre que le rêve sexuel lui-même est perçu,
élaboré, analysé comme une scène sociale
; s'il annonce « du bon et du mauvais » dans le domaine
du métier, du patrimoine, de la famille, de la carrière
politique, du statut, des amitiés et des protections, c'est
que les actes sexuels qu'ils représentent sont constitués
des mêmes éléments que lui. À suivre
les procédures d'analyse qu'utilise Artémidore, on
voit clairement que l'interprétation des rêves d’aphrodisia
en termes de succès ou d'insuccès, de réussite
ou d'infortune sociale suppose une sorte de consubstantialité
entre les deux domaines. Et cela apparaît à deux niveaux
: celui des éléments du rêve retenus comme matériaux
pour l'analyse, et celui des principes qui permettent de prêter
un sens (une « valeur » pronostique) à ces éléments.
1) Quels sont les aspects du rêve sexuel qu’Artémidore
retient et rend pertinents dans son analyse ?
Les personnages, d'abord. Du rêveur lui-même, Artémidore
ne retiendra par exemple ni le passé proche ou lointain,
ni l'état d'âme, ni, en général, les
passions, mais les traits sociaux : la classe d'âge à
laquelle il appartient, s'il fait ou non des affaires, s'il a des
responsabilités politiques, s'il cherche à marier
ses enfants, s'il est menacé par la ruine ou par l'hostilité
de ses proches, etc. C'est également comme « personnages
» que les partenaires représentés dans le rêve
sont envisagés ; le monde onirique du rêveur d’Artémidore
est peuplé d'individus qui n'ont guère de traits physiques,
et qui ne paraissent pas avoir beaucoup de liens affectifs ou passionnels
avec le rêveur lui-même ; ils n'apparaissent que comme
des profils sociaux : des jeunes, des vieux (ils sont en tout cas
plus jeunes ou plus vieux que le rêveur), des riches ou des
pauvres ; ce sont des gens qui apportent des richesses ou demandent
des cadeaux ; ce sont des relations flatteuses ou humiliantes ;
ce sont des supérieurs auxquels il convient de céder,
ou des inférieurs dont on peut profiter légitimement
; ce sont des gens de la maison ou de l'extérieur ; ce sont
des hommes libres, des femmes en puissance de mari, des esclaves
ou des prostitués de métier.
Quant à ce qui se passe entre ces personnages et le rêveur,
la sobriété d’Artémidore est tout à
fait remarquable -pas de caresses, pas de combinaisons compliquées,
pas de fantasmagorie, mais quelques variations très simples
autour d'une forme essentielle ; la pénétration. C'est
elle qui semble constituer l'essence même de la pratique sexuelle,
la seule en tout cas qui mérite d'être retenue et qui
fasse sens dans l'analyse du rêve. Beaucoup plus que le corps
lui-même, avec ses différentes parties, beaucoup plus
que le plaisir avec ses qualités et intensités, l'acte
de pénétration apparaît comme qualificateur
des actes sexuels, avec ses quelques variantes de position et surtout
ses deux pôles d'activité et de passivité. La
question qu'Artémidore pose sans cesse aux rêves qu'il
étudie est bien de savoir qui pénètre qui.
Le sujet qui rêve (presque toujours un homme) est-il actif
ou passif ? Est-il celui qui pénètre, domine, prend
du plaisir ? Est-il celui qui se soumet ou qui est possédé
? Qu'il s'agisse de rapports avec un fils ou un père, avec
une mère ou avec un esclave, la question revient presque
infailliblement (à moins qu'elle ne soit déjà
implicitement résolue) : comment s'est faite la pénétration
? Ou, plus précisément : quelle était la position
du sujet dans cette pénétration ? Il n'est pas jusqu'au
rêve « lesbien » qui ne soit interrogé
de ce point de vue et de ce point de vue seulement.
Or cet acte de pénétration -coeur de l'activité
sexuelle, matière première de l'interprétation
et foyer du sens pour le rêve -est immédiatement perçu
à l'intérieur d'une scénographie sociale. Artémidore
voit l'acte sexuel d'abord comme un jeu de supériorité
et d'infériorité : la pénétration place
les deux partenaires dans un rapport de domination et de soumission
; elle est victoire d'un côté, défaite de l'autre
; elle est droit qui s'exerce pour l'un des partenaires, nécessité
qui est imposée à l'autre ; elle est statut qu'on
fait valoir ou condition qu'on subit ; elle est avantage dont on
profite, ou acceptation d'une situation dont on laisse le bénéfice
aux autres. Ce qui conduit à l'autre aspect de l'acte sexuel
; Artémidore le voit aussi comme un jeu « économique
» de dépense et de profit ; profit, le plaisir qu'on
prend, les sensations agréables qu'on éprouve ; dépense,
l'énergie nécessaire à l'acte, la déperdition
de semence, cette précieuse substance vitale, et la fatigue
qui s'ensuit. Beaucoup plus que toutes les variables qui pourraient
venir des différents gestes possibles, ou des différentes
sensations qui les accompagnent, beaucoup plus que tous les tableaux
possibles que le rêve pourrait présenter, ce sont ces
éléments concernant la pénétration comme
jeu « stratégique » de domination-soumission
et comme jeu « économique » de dépense-bénéfice
qui sont retenues par Artémidore pour développer son
analyse.
Ces éléments peuvent bien nous paraître, de
notre point de vue, pauvres, schématiques, sexuellement «
décolorés » ; mais il faut noter qu'ils saluèrent
par avance l'analyse d'éléments socialement marqués
; l'analyse d’Artémidore fait apparaître des
personnages prélevés sur une scène sociale
dont ils portent encore toutes les caractéristiques ; et
elle les distribue autour d'un acte essentiel qui se situe à
la fois sur le plan des conjonctions physiques, sur celui des relations
sociales de supériorité et d'infériorité
et sur celui des activités économiques de dépense
et de profit.
2) Comment, de ces éléments ainsi retenus et rendus
pertinents pour l'analyse, Artémidore va-t-il établir
la « valeur » du rêve sexuel ? Et par là,
il faut entendre non seulement le type d'événement
qui est annoncé de façon allégorique, mais
surtout -ce qui est l'aspect essentiel pour une analyse pratique
-sa « qualité », c'est-à-dire son caractère
favorable ou défavorable pour le sujet. On se souvient de
l'un des principes fondamentaux de la méthode : la qualité
pronostique du rêve (le caractère favorable ou non
de l'événement présagé) dépend
de la valeur de l'image présageante (le caractère
bon ou mauvais de l'acte représenté en rêve).
Or, au fil de l'analyse et des exemples donnés, on a pu voir
qu'un acte sexuel à « valeur positive » du point
de vue d’Artémidore n'est pas toujours ni exactement
un acte sexuel permis par la loi, ni honoré par l'opinion,
ni accepté par la coutume. Il y a, bien sûr, des coïncidences
majeures : rêver qu'on a un rapport avec sa propre épouse
ou sa propre maîtresse est bon ; mais il y a des décalages,
et importants : la valeur favorable du rêve d'inceste avec
la mère en est l'exemple le plus frappant. Il faut s'interroger
: quelle est cette autre façon de qualifier les actes sexuels,
ces autres critères qui permettent de dire qu'ils sont «
bons » en rêve et pour le rêveur, alors qu'ils
seraient blâmables dans la réalité ? Il semble
bien que ce qui fait la « valeur »d'un acte sexuel rêvé,
c'est le rapport qui s'établit entre le rôle sexuel
et le rôle social du rêveur. Plus précisément,
on peut dire qu'Artémidore trouve « favorable »
et de bon pronostic un songe où le rêveur exerce son
activité sexuelle avec son partenaire selon un schéma
conforme à ce qu'est ou doit être son rapport avec
ce même partenaire dans la vie sociale et non sexuelle ; c'est
l'ajustement à la relation sociale « éveillée
» qui est qualificatrice de la relation sexuelle onirique.
Pour être « bon », l'acte sexuel dont on rêve
a besoin d'obéir à un principe général
« d’isomorphisme ». Et, pour continuer à
parler schématiquement, on pourrait ajouter que ce principe
prend deux formes : celle d'un principe d’ » analogie
de position » et celle d'un principe d’ » adéquation
économique ». Selon le premier de ces principes, un
acte sexuel sera bon dans la mesure où le sujet qui rêve
occupe dans son activité sexuelle avec son partenaire une
position conforme à celle qui est la sienne dans la réalité
avec ce même partenaire (ou un partenaire du même type)
: ainsi, être « actif » avec son esclave (quel
qu'en soit le sexe) est bon ; ou être actif avec une ou un
prostitué ; ou être actif avec un garçon jeune
et pauvre ; mais il sera « bon » d'être passif
avec plus vieux que soi et plus riche, etc. C'est en vertu de ce
principe d'isomorphisme que le rêve d'inceste avec la mère
est chargé de valeurs positives : on y voit en effet le sujet
en position d'activité par rapport à une mère
qui l'a fait naître et qui l'a nourri, et qu'il doit en retour
cultiver, honorer, servir, entretenir et enrichir, comme une terre,
une patrie, une cité. Mais, pour que l'acte sexuel ait dans
le rêve une valeur positive, il faut aussi qu'il obéisse
à un principe d'« adéquation économique
» ; il faut que la « dépense » et le «
bénéfice » que comporte cette activité
soient convenablement réglés : en quantité
(beaucoup de dépense pour peu de plaisir n'est pas bon) et
en direction aussi (ne pas faire de dépenses vaines avec
ceux ou celles qui ne sont pas en position de restituer, de compenser
ou d'être utiles en retour). C'est ce principe qui fait qu'il
est bon de rêver d'un rapport sexuel avec des esclaves : on
profite de son bien ; ce qu'on a acheté pour le bénéfice
du travail donne en outre celui du plaisir. C'est aussi ce qui donne
ses significations multiples aux rêves dans lesquels un père
a un rapport avec sa fille : selon que celle-ci est mariée
ou non, que le père lui-même est veuf ou pas, que le
gendre est plus riche ou plus pauvre que le beau-père, le
rêve signifiera ou bien dépense pour la dot, ou bien
aide venant de la fille, ou bien obligation de l'entretenir après
son divorce.
On peut résumer tout cela en disant que le fil directeur
de l'interprétation d’Artémidore, quant à
la valeur pronostique des rêves sexuels, implique la décomposition
et l'analyse des rêves sexuels en éléments (personnages
et actes) qui sont, par nature, des éléments sociaux
; et qu'il indique une certaine façon de qualifier les actes
sexuels en fonction de la manière dont le sujet rêveur
maintient comme sujet de l'acte rêvé sa position de
sujet social. Dans la scène du rêve, l'acteur sexuel
(qui est toujours le rêveur, et qui pratiquement est toujours
un homme adulte) doit, pour que son rêve soit bon, maintenir
son rôle d'acteur social (même s'il arrive que l'acte
soit blâmable dans la réalité). N'oublions pas
que tous les rêves sexuels qu'Artémidore analyse sont
considérés par lui comme de la catégorie du
songe (oneiros) ; ils disent donc « ce qui est » : et
ce qui « est » en l'occurrence, et se trouve «
dit » dans le rêve, c'est la position du rêveur
comme sujet d'activité -actif ou passif, dominant ou dominé,
vainqueur ou vaincu, « au-dessus » ou « au-dessous
», profitant ou dépensant, prélevant des bénéfices
ou éprouvant des pertes, se trouvant en posture avantageuse
ou subissant des dommages. Le rêve sexuel dit, dans la petite
dramaturgie de la pénétration et de la passivité,
du plaisir et de la dépense, le mode d'être du sujet,
tel que le destin l'a préparé.
On pourrait peut-être, à titre de confirmation, citer
un passage de La Clef des songes qui montre bien la communication
entre ce qui constitue l'individu comme sujet actif dans la relation
sexuelle et ce qui le situe dans le champ des activités sociales.
Il s'agit, dans une autre section du livre, du texte consacré
à la signification des différentes parties du corps
dans le rêve. L'organe masculin, celui qu'on appelle l'anankaion
(l'élément « nécessaire », celui
dont les besoins nous contraignent et par la force duquel on contraint
les autres), est signifiant de tout un faisceau de relations et
d'activités qui fixent le statut de l'individu dans la cité
et dans le monde ; y figurent la famille, la richesse, l'activité
de parole, le statut, la vie politique, la liberté, et finalement
le nom même de l'individu. « Le membre viril est assimilé
aux parents, car il retient le principe générateur
; à la femme et à la maîtresse parce qu'il est
approprié aux choses de l'amour ; aux frères et à
tous les parents consanguins parce que la cause initiale de toute
la famille dépend du membre viril ; à la force et
à la virilité corporelle, parce qu'il en est lui aussi
la cause ; aux discours et à l'éducation, parce que,
de toutes choses, le membre viril est ce qui a plus de force génératrice
que le discours [...]. Le membre viril est en outre assimilé
au profit et au gain, parce qu'il est tantôt en tension, tantôt
relâché et qu'il peut fournir ou sécréter
[...]. Il l'est à la pauvreté, à l'esclavage,
aux chaînes, parce qu'il est nommé le contraignant
et qu'il est le symbole de la contrainte. Il l'est en outre au respect
qu'inspire un haut rang : car on le nomme révérence
et respect [...]. S'il est devenu double, il signifie que toutes
les choses présentes seront doubles, sauf la femme et la
maîtresse ; dans ce cas-là, le membre double prive,
car on ne peut se servir à la fois de deux membres virils.
Je connais quelqu'un qui, étant esclave, rêva qu'il
avait trois phallus ; il fut affranchi et au lieu d'un nom il en
eut trois, car il s'ajouta les deux noms de celui qui l'avait affranchi.
Mais cela n'arriva qu'une fois : or il ne faut pas interpréter
les songes d'après les cas rares, mais d'après ceux
qui se produisent le plus souvent. » Le membre viril, on le
voit, apparaît au carrefour de tous ces jeux de la maîtrise
: maîtrise de soi, puisque ses exigences risquent de nous
asservir si nous nous laissons contraindre par lui ; supériorité
sur les partenaires sexuels, puisque c'est par lui que s'effectue
la pénétration ; privilèges et statut, puisqu'il
signifie tout le champ de la parenté et de l'activité
sociale.
*
Le paysage qu'évoquent les chapitres d’Artémidore
consacrés aux rêves sexuels est un paysage familier
à l'Antiquité. Il est facile d'y retrouver des traits
de moeurs et des coutumes que pourraient attester bien d'autres
témoignages, antérieurs ou contemporains. On est dans
un mode très fortement marqué par la position centrale
du personnage masculin et par l'importance accordée au rôle
viril dans les rapports de sexe. On est dans un monde où
le mariage est assez valorisé pour être considéré
comme le meilleur cadre possible pour les plaisirs sexuels. Mais
dans un monde aussi où l'homme marié peut avoir sa
maîtresse ; disposer de ses serviteurs, garçons ou
filles ; fréquenter les prostituées. On est dans un
monde, enfin, où les rapports entre hommes paraissent aller
de soi, sous réserve cependant de certaines différences
d'âge ou de statut.
On peut également remarquer la présence de plusieurs
éléments de code. Mais il faut reconnaître qu'ils
sont à la fois peu nombreux et assez flous ; quelques grandes
prohibitions qui se manifestent dans la forme de répulsions
vives : fellation, rapports entre femmes et surtout usurpation par
l'une d'entre elles du rôle masculin ; une définition
très restrictive de l'inceste conçu essentiellement
comme le rapport entre les ascendants et les enfants ; une référence
à une forme canonique et naturelle d'acte sexuel. Mais il
n'y a rien dans le texte d'Artémidore qui se réfère
à une grille permanente et complète des classifications
entre les actes permis et ceux qui sont défendus ; rien qui
trace exactement entre ce qui est de la nature et ce qui est «
contre nature » une ligne de partage claire et définitive.
Et surtout ce ne sont pas, semble-t-il, ces éléments
de code qui jouent le rôle le plus important et le plus déterminant
pour fixer la « qualité » -au moins en rêve
et dans sa fonction de présage - d'un acte sexuel.
En revanche, on peut percevoir, à travers la démarche
même de l'interprétation, une autre manière
d'envisager les actes sexuels et d'autres principes d'appréciation
: non pas à partir de l'acte considéré dans
sa forme plus ou moins régulière, mais à partir
de l'acteur, de sa manière d'être, de sa situation
propre, de son rapport aux autres et de la position qu'il occupe
vis-à-vis d'eux. La question principale paraît porter
beaucoup moins sur la conformité des actes à une structure
naturelle ou à une réglementation positive que sur
ce qu'on pourrait appeler le « style d'activité »
du sujet, et la relation qu'il établit entre l'activité
sexuelle et les autres aspects de son existence familiale, sociale,
économique. Le mouvement de l'analyse et les procédures
de valorisation ne vont pas de l'acte à un domaine comme
pourrait l'être celui de la sexualité, ou celui de
la chair, dont les lois divines, civiles ou naturelles dessineraient
les formes permises ; ils vont du sujet comme acteur sexuel aux
autres domaines de la vie où il exerce son activité
; et c'est dans le rapport entre ces différentes formes d'activité
que se situent non pas exclusivement, mais pour l'essentiel, les
principes d'appréciation d'une conduite sexuelle.
On peut donc dégager, à partir de ce texte à
la fois détaillé et ambigu, quelques conclusions provisoires.
Il semble d'abord que les actes sexuels -ceux qui sont désignés
comme les aphrodisia -ne soient pris en considération que
selon un schématisme assez simple et dépouillé
: peu de place est faite aux diverses variantes possibles de l'acte
lui-même, peu de présence du corps, peu d'images et
de scènes ; l'acte est réduit à une sorte d'activité
« pure », décharnée, bien peu spécifiée
en tout cas autour de la seule pénétration. Il semble
d'autre part que ce qui est important ce soit, beaucoup plus que
l'obéissance à une règle, la manière
et les conditions dans lesquelles on choisit de pratiquer ses actes
: question de l’ » usage », par conséquent
- de la khrêsis -, et de la manière dont on le détermine
le mieux possible d'après une certaine prudence, un savoir-faire.
De là vient l'importance accordée aux « circonstances
» de l'acte ; au contexte dans lequel il est effectué,
aux relations sociales à l'intérieur desquelles il
s'inscrit, au type de partenaire qu'il implique et aux divers rapports
que l'acteur principal peut avoir avec eux. Enfin, il semble bien
que l'élément décisif dans cette analyse des
actes sexuels soit constitué par la question de la «
maîtrise »à entendre à la fois comme la
question de la position sexuelle par rapport au partenaire (possédant-possédé,
pénétrant-pénétré), la question
de la force qu'on exerce sur soi-même pour ne pas tomber dans
l'excès, et la question du statut personnel ainsi que de
la posture d'infériorité ou de supériorité
(dans l'ordre du rang, de l'âge, de la fortune) qu'on occupe
par rapport au partenaire. Il semble donc qu'on ait affaire à
une morale où l'effort pour élaborer une esthétique
de l'existence l'emporte sur l'entreprise pour structurer juridiquement
les comportements : l'une de ces morales qui sont centrées
plutôt sur le pôle de l'éthique que sur celui
du code.
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