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« An Exchange with Michel Foucault » ( « Échange
avec Michel Foucault »), The New York Review of Books, 30e
année, no 5, 31 mars 1983, pp. 42-44. (Échange de
lettres avec L. Stone sur son compte rendu d’Histoire de la
folie : « Madness », ibid. 16 décembre 1982,
pp. 2836.)
Dits Ecrits tome IV texte n°331
Rendant compte de quatre ouvrages récents de langue anglaise
sur l'histoire du traitement de la folie entre le XVIe et le XIXe
siècle ( « Madness », The New York Review of
Books, 16 décembre 1982), l'historien américain Laurence
Stone constate, en le déplorant, que depuis quinze ans folie,
médecine et déviance ont été réévaluées
« sous l'influence considérable mais déstabilisante
d’Histoire de la folie ». L'imagination pessimiste de
M. Foucault manquerait, selon lui, d'appuis documentaires. La réponse
de M. Foucault ici présentée se réfère
à l'édition intégrale d’Histoire de la
folie republiée en 1972 chez Gallimard. Dans l'article «
Madness », L. Stone indiquait en note les références
de la version anglaise de 1965, fortement abrégée.
Toutefois, répondant à la réponse de M. Foucault
dans ce même numéro de la New York Review of Books,
L. Stone montre qu'il connaît l'édition française
originale.
1) Vous me prêtez la thèse qu'à partir de 1650
on aurait admis, comme nouveau principe, que « la folie était
honteuse » et que « le meilleur traitement était
dans la ségrégation opérée sous la conduite
de médecins professionnels ». Or cela est très
exactement le contraire de ce que j'ai avancé comme thèse
générale de mon livre et développé dans
les cinq chapitres de la première partie. À savoir
: que les procédures et institutions d'internement se sont
développées au long du XVIe et du XVIIe siècle,
et non à partir de 1650 ; qu'elles étaient pour l'essentiel
extra-médicales ; et que les objectifs qu'on s'y proposait
ne prenaient que très partiellement la forme d'une thérapeutique.
Les dates, les formes, les règlements de ces enfermements
non médicaux sont analysés aux pages 56-123 de mon
livre ; la place limitée qu'y occupent les pratiques médicales
est décrite aux pages 124-177. Pourquoi ne tenez-vous pas
compte de ces cent vingt pages qui démentent entièrement
la thèse que vous m'attribuez ? Et pourquoi me prêter
une thèse insoutenable, jamais, que je sache, soutenue par
personne et certainement pas par moi.
2) Vous m'attribuez l'idée qu'il s'agissait dans tout cela
d'une « conspiration de professionnels pour s'emparer du pouvoir
et enfermer les gens ». C'est, encore une fois, tout le contraire
de ce que j'ai dit. D'abord, je n'ai jamais utilisé la notion
de « conspiration » pour analyser ce phénomène
historique, ni aucun autre. D'autre part - c'est tout le développement
de mon livre -, j'ai essayé de montrer la longueur, la diversité
et la complexité des processus qui ont amené finalement,
après un siècle et demi ou même davantage, la
constitution d'une psychiatrie spécialisée et d'un
corps d'aliénistes qui ont pu revendiquer l'exercice d'un
pouvoir médical dans le cadre des établissements d'internement.
Ce n'est donc pas une conspiration que j'ai décrite ; ce
n'est pas en 1650 que j'ai situé le fait d'une médicalisation
; et ce n'est pas chez les médecins que j'en ai cherché
les seuls agents. Sur ces trois points, vous faites erreur.
Pourquoi ?
3) Vous m'objectez, comme si je l'ignorais ou n'en faisais pas
mention, qu'on dispose de témoignages sur l'enfermement de
certains fous au Moyen Âge. Or, précisément,
je me réfère à de pareils témoignages
et j'indique qu'il y avait là une fort ancienne tradition
qui a pris, par la suite, une tout autre dimension ; j'en cite un
certain nombre d'exemples aux pages 20-21 et 125-127 ; je rappelle
(pp. 161-162) qu'au Moyen Âge, il arrivait qu'on enfermât
les fous et qu'on les montrât comme des animaux. Si on admet
que vous avez lu mon livre, il faut supposer que vous avez recopié
ce que j'ai dit pour me reprocher de ne l'avoir pas dit. Ou alors
faut-il supposer que vous ne l'avez pas lu ?
4) Autre objection de votre part : les fous n'auraient pas été
« isolés », puisque les touristes allaient les
voir dans les lieux où on les tenait enchaînés.
Deux remarques :
a) Croyez-vous vraiment que le fait qu'on enferme quelqu'un et
qu'on le donne en spectacle prouve qu'il n'est pas l'objet d'une
ségrégation ? Dites-moi si, attaché par des
chaînes, hurlant dans une cour ou gigotant derrière
des barreaux, sous le regard hilare de quelques badauds, vous n'auriez
pas comme un vague sentiment d'isolement ?
b) Or il se trouve que ces visites aux fous et cette mise en spectacle,
je les ai rappelées avec plusieurs références,
pour la France et pour l'Angleterre (pp. 161-163). Il est vrai que
je n'en fais pas une preuve que les fous n'étaient pas isolés,
mais un aspect de l'attitude complexe à l'égard des
fous ; on les cachait et on les montrait dans les mêmes lieux
; les deux attitudes sont attestées par des documents que
je cite.
Un peu plus d'attention aurait pu vous épargner, et de faire
à la légère un reproche mal fondé, et
de l'appuyer sur un raisonnement si merveilleusement étrange.
5) Vous m'objectez qu'il y a « d'énormes différences,
de pays à pays, dans les degrés et les formes de l'incarcération
», l'Angleterre connaissant surtout les établissements
privés, la France des institutions d'État. Or, aux
pages 67-74 et 483-496, j'insiste sur les différences marquées
entre un pays comme la France et un pays comme l'Angleterre, où
l'organisation religieuse, la législation, les institutions
et les attitudes laissent beaucoup plus de place à l'initiative
privée ; je rappelle en particulier la longue tradition dans
laquelle s'inscrit Tuke et qui s'est développée tout
au long du XVIIIe siècle.
Cela dit, vous vous trompez si vous croyez que tout en France était
entreprise étatique.
6) Lorsque vous m'objectez que le XVIIe et le XVIIIe siècle
ont connu surtout l'enfermement des pauvres et le XIXe celui des
fous, il est vrai que je ne sais quoi répondre ni à
quel passage de mon livre vous renvoyez : il est tout entier consacré
à suivre la lente évolution d'une forme d'internement
adressé surtout aux pauvres à un internement chargé
de fonction médicale. Vous ne faites que répéter
à titre d'objection ce que j'ai proposé à titre
de thèse générale.
7) Contrairement à
ce que vous prétendez, je n'ai jamais comparé «
les soins donnés aux fous » et ceux qui étaient
donnés aux lépreux. J'ai indiqué qu'il y avait
eu réutilisation d'un certain nombre de léproseries
abandonnées à d'autres fins, et particulièrement
pour un enfermement qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, n'était
que très partiellement thérapeutique.
8) Vous me reprochez d'avoir placé sous le même «
parapluie conceptuel> le traitement des écoliers, des
pauvres, des criminels et des fous. Et vous faites valoir que la
situation des pauvres s'est améliorée depuis deux
siècles et que les enfants, « au moins jusqu'aux années
1960 », ont été de mieux en mieux éduqués.
Or :
a) Je n'ai jamais nié ce que vous avancez dans ces deux
dernières propositions ; je n'ai même jamais abordé
ce sujet.
b) Je n'ai jamais évoqué dans mon livre sur la folie
la question des écoliers et de leur éducation. Pouvez-vous
me citer le passage où je l'aurais fait ?
c) Quant à la présence des criminels (avec souvent
un statut spécial) dans les établissements où
on trouve également des pauvres et des insensés, ils
ne sont pas de mon fait. Il s'agit d'une pratique attestée
dans des documents cités en particulier aux pages 56-123
et aux pages 414-421. Êtes-vous en mesure de nier ce fait
et d'appuyer votre négation sur des documents ?
Le problème était pour moi de comprendre la logique
d'une pratique qui pouvait concerner des fous, des criminels et
des pauvres.
Mais qui ne concernait pas les enfants ni les XIXe et XXe siècles,
comme vous voulez le faire croire.
9) Enfin, revenant une fois encore sur cette thèse que je
n'ai jamais soutenue (les médecins seraient « derrière
le grand renfermement »), vous objectez que la société
était « avide de payer pour l'internement » et
qu'il y avait de ce côté-là toute une demande
sociale. Or, là encore, je n'ai cessé d'insister sur
cette demande des familles, et de l'entourage ; en France, la lettre
de cachet qui était l'une des voies de l'internement administratif
était dans la plupart des cas sollicitée par les familles,
et l'enfermement même à Bicêtre était
payant, dans bien des cas. Vous vous trompez d'ailleurs si vous
vous imaginez que seules les familles riches, que vous évoquez,
faisaient de pareilles demandes et payaient de semblables penSions.
En somme : neuf erreurs massives, visibles en un peu plus de deux
petites colonnes. C'est beaucoup. Je n'ai pas l'habitude de répondre
à des critiques où le lecteur, comme on dit, est assez
grand pour rectifier de lui-même les falsifications évidentes.
L'estime, cependant, qu'on vous doit m'incite à vous soumettre
ces quelques réponses qui pourraient être beaucoup
plus détaillées. C'est qu'en répondant je voudrais
vous poser quelques questions.
1) La « fidélité » que vous manifestez
à mon livre m'étonne.
Vous auriez pu citer d'autres sources que celles auxquelles je
me réfère, évoquer de tout autres faits, ouvrir
de nouvelles perspectives.
Pas du tout. Sur les neuf reproches que vous me faites, quatre
d'entre eux (les 3e, 4e, 5e et 6e) consistent à reproduire
ce que j'ai dit en faisant comme si je ne l'avais pas dit ; trois
autres (les 1er, 2e et 8e) consistent à retourner mot à
mot ce que j'ai dit et à m'attribuer cette thèse devenue
ainsi inadmissible. Quant au neuvième reproche, il combine
- en bonne rhétorique - les deux méthodes employées
au cours du développement.
2) Je crains que vous n'ayez pris un risque considérable.
Imaginez ceux qui ont lu mon livre ; imaginez ceux qui le liront
et qui auront l'idée de le confronter avec ce que vous en
dites. Ne craignez-vous pas de passer pour unconcerned with historical
detail of time and place, or with rigorous documentation * ?
3) Ne croyez-vous pas que la probité indispensable au travail
scientifique devrait exclure de pareilles manières de faire
? Ne croyez-vous pas que le respect pour le travail de l'autre et
ce qu'il a dit est l'une des conditions pour qu'on fasse échapper
la critique aux mauvaises habitudes du journalisme hâtif ?
* ... pour « quelqu'un qui n'attache aucune importance au
détail historique de l'époque et du lieu, ou à
une documentation rigoureuse ? » (extrait de L. Stone) ,
4) J'ai publié mon livre il y a plus de vingt ans. Il était
alors un peu « solitaire » dans un domaine que les historiens,
peut-être, n'avaient pas beaucoup fouillé. Il demande
à coup sûr à être révisé,
affiné, corrigé, développé. Heureusement,
le problème est devenu, depuis, comme vous le dites, une
question d'aCtUalité. Mais que vingt ans après, il
suscite, chez un esprit qui aurait dû rester froid, tant de
falsifications manifestes, n'est-ce pas le signe que les problèmes
qu'il a essayé de traiter sont encore surchargés de
passion ?
Raison de plus, par conséquent, pour qu'on soit, dans la
discussion, aussi attentif que possible et aussi scrupuleux qu'on
le peut. Même lorsqu'elle n'est rien de plus qu'un objet dont
on parle, il y a dans la folie quelque chose qui aveugle.
C'est pourquoi je vous propose que nous reprenions en toute sympathie
et en toute sérénité le débat sur ces
problèmes, et cela dans la forme qui pourrait nous convenir
à tous les deux. J'aimerais seulement que nous commencions
par confronter, paragraphe par paragraphe, ce que vous avez écrit
sur mon livre et ce que j'ai écrit dans ce livre. Il faut
que le public puisse savoir ce qu'il en est en réalité.
Cherchons, voulez-vous, ensemble, les moyens de le faire.
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