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Ça ne m'intéresse pas
Dits Ecrits tome IV texte n°327
À propos des faiseurs d'histoire
Dits Ecrits tome IV texte n°328
Michel Foucault
à propos de Jacques Attali

« Ça ne m'intéresse pas », Le Matin, no 1825, 10 janvier 1983, p. 27. (Réponse à des questions sur la polémique autour du livre de J. Attali Histoire du temps, Paris, Fayard, 1982.)

Jacques Attali, conseiller personnel de François Mitterrand, est l'auteur de nombreux essais sur la musique, la médecine et l'économie. Il apparut que certains passages de son Histoire du temps étaient repris sans guillemets d'autres auteurs.

Dits Ecrits tome IV texte n°327


Je ne suis au courant de rien, je ne vois pas ce dont vous parlez. Quel nom dites-vous ? Attali. Mais qui est ce monsieur ? Il a écrit un livre ? Je ne savais pas. Qui fait ces accusations ? Attali est conseiller du président de la République ? Ah ? Raison de plus pour que je ne le connaisse pas.

Ces gens-là ne sont pas de mon monde, mon domaine de travail.

Moi, je donne des cours toutes les semaines dans un établissement public. Il est inévitable qu'ils circulent.

C'est tout ce que j'ai à dire. Ne croyez pas que ma façon de répondre soit indifférence à votre journal. C'est de l'indifférence à cette question et aux gens dont vous parlez.


À propos des faiseurs d'histoire

« A propos des faiseurs d'histoire » (entretien avec D. Éribon), Libération, no 521, 21 janvier 1983, p. 22. (Sur J. Attali, Histoire du temps, Paris, Fayard, 1982.)

Dits Ecrits tome IV texte n°328


- Par-delà l'affaire des plagiats, il faut peut-être s'interroger sur le genre même auquel appartient le livre de Jacques Attali ?

- Je voudrais replacer la question que vous me posez dans une certaine conjoncture intellectuelle. Pendant longtemps, la philosophie, la réflexion théorique ou la « spéculation » ont eu à l'histoire un rapport distant et peut-être un peu hautain. On allait demander à la lecture d'ouvrages historiques, souvent de très bonne qualité, un matériau considéré comme « brut » et donc comme « exact » : et il suffisait alors de le réfléchir, ou d'y réfléchir, pour lui donner un sens et une vérité qu'il ne possédait pas par lui-même. Le libre usage du travail des autres était un genre admis. Et si bien admis que nul ne songeait à cacher qu'il élaborait du travail déjà fait ; il le citait sans honte.

Les choses ont changé, me semble-t-il. Peut-être à cause de ce qui s'est passé du côté du marxisme, du communisme, de l'Union soviétique. Il ne paraissait plus suffisant de faire confiance à ceux qui savaient et de penser de haut ce que d'autres avaient été voir là-bas. Le même changement qui rendait impossible de recevoir ce qui venait d'ailleurs a suscité l'envie de ne plus recevoir tout fait, des mains des historiens, ce sur quoi on devait réfléchir. Il fallait aller chercher soi-même, pour le définir et l'élaborer, un objet historique.

C'était le seul moyen pour donner à la réflexion sur nous-mêmes, sur notre société, sur notre pensée, notre savoir, nos comportements un contenu réel. C'était inversement une manière de n'être pas, sans le savoir, prisonnier des postulats implicites de l'histoire. C'était une manière de donner à la réflexion des objets historiques au profil nouveau.

On voyait se dessiner entre philosophie et histoire un type de relations qui n'étaient ni la constitution d'une philosophie de l'histoire ni le déchiffrement d'un sens caché de l'histoire. Ce n'était plus une réflexion sur l'histoire, c'était une réflexion dans l'histoire.

Une manière de faire faire à la pensée l'épreuve du travail historique; une manière aussi de mettre le travail historique à l'épreuve d'une transformation des cadres conceptuels et théoriques.

Il ne s'agit pas de sacraliser ou d'héroïser ce genre de travail. Il correspond à une certaine situation. C'est un genre difficile qui comporte beaucoup de dangers, comme tout travail qui fait jouer deux types d'activité différents. On est trop historien pour les uns et, pour les autres, trop positiviste. Mais, de toute façon, c'est un travail qu'il faut faire soi-même. Il faut aller au fond de la mine; ça demande du temps : ça coûte de la peine. Et, quelquefois, on échoue. Il y a en tout cas une chose certaine : c'est qu'on ne peut pas dans ce genre d'entreprise réfléchir sur le travail des autres et faire croire qu'on l'a effectué de ses propres mains; ni non plus faire croire qu'on renouvelle la façon de penser quand on l'habille simplement de quelques généralités supplémentaires.

- C'est le jugement que vous portez sur ce livre ?

- Je connais malle livre dont vous me parlez. Mais j'ai vu passer depuis bien des années des histoires de ceci ou de cela - et vous savez, on voit tout de suite la différence entre ceux qui ont écrit entre deux avions et ceux qui ont été se salir les mains. Je voudrais être clair. Nul n'est forcé d'écrire des livres, ni de passer des années à les élaborer, ni de se réclamer de ce genre de travail. Il n'y a aucune raison d'obliger à mettre des notes, à faire des bibliographies, à poser des références.

Aucune raison de ne pas choisir la libre réflexion sur le travail des autres. Il suffit de bien marquer, et clairement, quel rapport on établit entre son travail et le travail des autres.

- Et respecter un certain nombre d'exigences et de critères.

- Le genre de travail que j'évoquais, c'est avant tout une expérience - une expérience pour penser l'histoire de ce que nous sommes. Une expérience beaucoup plus qu'un système, Pas de recette, guère de méthode générale. Mais des règles techniques: de documentation, de recherche, de vérification. Une éthique aussi, car je crois qu'en ce domaine, entre technique et éthique, il n'y a pas beaucoup de différences. D'autant moins peut-être que les procédures sont moins codifiées. Et le principal de cette éthique, c'est avant tout de respecter ces règles techniques et de faire connaître celles qu'on a utilisées. C'est une question d'éthique à l'égard des autres, je veux dire de ceux qui ont aussi travaillé et dont le travail a pu vous être utile. Cette éthique est importante, mais, si elle n'était qu'une politesse à l'égard des anciens, elle ne serait pas essentielle.

Ce qui me paraît indispensable, c'est le respect à l'égard du lecteur. Un travail doit dire et montrer comment il est fait. C'est à cette condition qu'il peut non seulement ne pas être trompeur, mais être positivement utile. Tout livre dessine autour de lui un champ de travail virtuel et il est jusqu'à un certain point responsable de ce qu'il rend possible ou impossible. Un livre - je parle bien sûr de ces ouvrages de savoir - qui brouille ses manières de faire n'est pas quelque chose de très bien. Je rêve de livres qui seraient assez clairs sur leur propre manière de faire pour que d'autres puissent s'en servir librement, mais sans chercher non plus à brouiller les sources. La liberté d'usage et la transparence technique sont liées.

- L'absence de transparence ne vient-elle pas actuellement d'un brouillage entre livres de savoir et essayisme ?

- Ce brouillage, s'il est intéressant d'en parler, c'est qu'il n'est pas le fait d'untel ou d'untel. Je crois que c'est un processus assez général et passablement dangereux.
Mais comprenez-moi bien. Je ne veux pas dire que les « livres savants » doivent rester soigneusement repliés sur eux-mêmes. On a le regard historique bien court quand on s'imagine qu'il a fallu attendre la télévision et ses émissions littéraires pour que les livres de savoir fassent écho et trouvent leurs surfaces de répercussion.

Le phénomène s'est amplifié et il s'amplifiera, c'est certain. Pas question de gémir, inutile de pleurer sur le désert croissant. Les miracles philosophiques, comme les autres, on ne les attend qu'à Lourdes. Il me semble que l'important, c'est de veiller, autant qu'il est possible, à garder à chaque travail, tel qu'il s'est fait, sa forme spécifique, ne pas l'isoler du sol où il est né, de ce qui peut le légitimer, lui donner sa valeur et son sens. Pourquoi ne pas parler d'un livre qui raconterait ce qui s'est passé depuis la fondation du monde ? Mais c'est brouillage inadmissible de faire croire que c'est la même chose, un peu mieux, que Dumézil et qu'en somme c'est Darwin dans les sciences humaines. En même temps, il est possible, il est très bien de faire comprendre en quoi consiste justement le travail de Dumézil. Sous l'étiquette trop facile de la communication et de l'agitation des idées, on perd la seule chose intéressante qui soit dans une idée : la manière dont on la pense. Le comment d'une pensée, c'est sa naissance fragile, c'est sa durable valeur.

- Vous pensez que le livre d'Attali est un effet de ce brouillage dont nous parlions ?

- Le peu que je connaisse de cette histoire, tout ce qui m'ennuie en elle, c'est un jeu de dé-différenciation. Et pas simplement dans le livre lui-même. Mais surtout dans la manière dont il a été reçu, le fait qu'il ait été accueilli d'abord par tant de critiques patentés et d'universitaires honorables sans recul ni réflexion sur la manière dont il avait été écrit. Le fait qu'on ait mis au compte de la haine et de la hargne les réactions de certains journalistes qui justement faisaient leur travail.

Le fait qu'on ait voulu se défausser sur les dactylos, les correcteurs et les imprimeurs de mélanges qui n'étaient dus qu'à l'écriture. Ce dernier point est bien mineur ? Je ne peux m'empêcher d'y voir le symbole d'un irrespect pour le travail qui précisément m'étonne.