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Michel Foucault / Pierre Boulez
La musique contemporaine et le public
Dits Ecrits tome IV texte n°333

« Michel Foucault/Pierre Boulez. La musique contemporaine et le public », C.N.A.C. Magazine, no 15, mai-juin 1983, pp. 10-12.

Dits Ecrits tome IV texte n°333


M. Foucault : On dit souvent que la musique contemporaine a « dérivé » ; qu'elle a eu un destin singulier ; qu'elle a atteint un degré de complexité qui la rend inaccessible ; que ses techniques l'ont entraînée sur des chemins qui l'écartent toujours davantage. Or, ce qui me paraît frappant au contraire, c'est la multiplicité des liens et des rapports entre la musique et l'ensemble des autres éléments de la culture. Cela apparaît de plusieurs façons. D'une part, la musique a été beaucoup plus sensible aux transformations technologiques, beaucoup plus étroitement liée à elles que la plupart des autres arts (à l'exception, sans doute, du cinéma). D'autre part, son évolution depuis Debussy ou Stravinski présente des corrélations remarquables avec celle de la peinture. Et puis, les problèmes théoriques que la musique s'est posés à elle-même, la façon dont elle a réfléchi sur son langage, ses structures, son matériau relèvent d'une interrogation qui a, je crois, traversé tout le XXe siècle : interrogation sur la « forme » qui fut celle de Cézanne ou des cubistes, qui fut celle de Schönberg, qui fut celle aussi des formalistes russes ou de l'école de Prague.

Je ne crois pas qu'il faille se demander : la musique ayant pris une telle distance, comment la rattraper ou la rapatrier ? Mais plutôt : elle qui est si proche, si consubstantielle à toute notre culture, comment se fait-il que nous la sentions comme projetée au loin et située à une distance presque infranchissable ?

P. Boulez : Le « circuit » de la musique contemporaine est-il tellement différent des « circuits » divers qu'utilisent les musiques symphonique, de chambre, d'opéra, baroque, tous circuits tellement cloisonnés, spécialisés qu'on peut se demander s'il existe vraiment une culture générale ? La connaissance par le disque devrait, en principe, faire tomber ces cloisons dont on peut comprendre la nécessité économique, mais on constate, au contraire, que le disque corrobore la spécialisation du public aussi bien que des interprètes. Dans l'organisation même du concert ou de la représentation, les forces auxquelles font appel différents types de musique excluent plus ou moins une organisation commune, voire une polyvalence. Qui dit répertoire classique ou romantique implique une formation standardisée ayant tendance à n'inclure les exceptions à cette règle que si l'économie de l'ensemble n'en est pas perturbée. Qui dit musique baroque implique obligatoirement non seulement un groupe restreint, mais des instruments en référence avec la musique jouée, des musiciens ayant acquis une connaissance spécialisée en matière d'interprétation, fondée sur des études de textes et de travaux théoriques du passé. Qui dit musique contemporaine implique l'approche de nouvelles techniques instrumentales, de nouvelles notations, une aptitude à s'adapter à de nouvelles situations d'interprète. On pourrait continuer cette énumération et ainsi montrer les difficultés à surmonter pour passer d'un domaine à un autre : difficultés d'organisation, difficultés d'insertion personnelle, sans parler de l'adaptation des lieux à tel ou tel type d'exécution. Ainsi, il existe une tendance à voir se former une société plus ou moins grande correspondant à chaque catégorie de musique, à s'établir un circuit dangereusement fermé entre cette société, sa musique, ses interprètes. La musique contemporaine n'échappe pas à cette mise en condition ; même si les chiffres de fréquentation sont proportionnellement faibles, elle n'échappe pas aux défauts de la société musicale en général : elle a ses lieux, ses rendez-vous, ses vedettes, ses snobismes, ses rivalités, ses exclusives ; tout comme l'autre société, elle a ses valeurs boursières, ses cotations, ses statistiques. Les différents cercles de la musique, s'ils n'appartiennent pas à Dante, n'en sont pas moins rélévateurs d'un système carcéral dans lequel la plupart se sentent à l'aise et dont quelques-uns, au contraire, ressentent péniblement la contrainte.

M. Foucault : Il faut tenir compte du fait que, pendant très longtemps, la musique a été liée à des rites sociaux et unifiée par eux : musique religieuse, musique de chambre ; au XIXe siècle, le lien entre la musique et la représentation théâtrale dans l'opéra (sans même parler des significations politiques ou culturelles que celui-ci a pu avoir en Allemagne ou en Italie) a été aussi un facteur d'intégration.

Je crois qu'on ne peut pas parler de l'« isolement culturel » de la musique contemporaine, sans rectifier aussitôt ce qu'on en dit, en pensant aux autres circuits de la musique.

Avec le rock, par exemple, on a un phénomène tout à fait inverse. Non seulement la musique rock (beaucoup plus encore qu'autrefois le jazz) fait partie intégrante de la vie de beaucoup de gens, mais elle est inductrice de culture : aimer le rock, aimer tel type de musique rock plutôt que tel autre, c'est aussi une manière de vivre, une façon de réagir ; c'est tout un ensemble de goûts et d'attitudes.

Le rock offre la possibilité d'un rapport intense, fort, vivant, « dramatique » (en ce sens qu'il se donne lui-même en spectacle, que l'audition constitue un événement et qu'elle se met en scène), avec une musique qui est en elle-même pauvre, mais à travers laquelle l'auditeur s'affirme ; et, par ailleurs, on a un rapport frêle, frileux, lointain, problématique avec une musique savante dont le public cultivé se sent exclu.

On ne peut parler d'un rapport de la culture contemporaine à la musique, mais d'une tolérance, plus ou moins bienveillante, à l'égard d'une pluralité de musiques. À chacune on donne « droit » à l'existence ; et ce droit est perçu comme une égalité de valeur. Chacune vaut autant que le groupe qui la pratique ou la reconnaît.

P. Boulez : Est-ce en parlant des musiques et en affichant un oecuménisme éclectique qu'on va résoudre le problème ? Il semble bien, au contraire, qu'on l'escamote - en phase avec les tenants de la société libérale avancée. Toutes les musiques, elles sont bonnes, toutes les musiques, elles sont gentilles. Ah ! le pluralisme, il n'y a rien de tel comme remède à l'incompréhension. Aimez donc, chacun dans votre coin, et vous vous aimerez les uns les autres. Soyez libéraux, soyez généreux pour les goûts d'autrui, il y aura parité pour les vôtres. Tout est bien, rien n'est mal ; il n'y a pas de valeurs, mais il y a le plaisir. Ce discours, si libérateur qu'il se veuille, renforce, au contraire, les ghettos, réconforte la bonne conscience de se trouver dans un ghetto surtout si de temps en temps on va explorer en voyeur le ghetto des autres. L'économie est là pour nous le rappeler, au cas où nous nous perdrions dans cette utopie fadasse ; il y a des musiques qui rapportent et qui existent pour le profit commercial ; il y a des musiques qui coûtent, dont le projet même n'a rien à voir avec le profit. Aucun libéralisme n'effacera cette différence.

M. Foucault : J'ai l'impression que beaucoup des éléments qui sont destinés à donner accès à la musique ont pour effet d'appauvrir le rapport qu'on a avec elle. Il y a un mécanisme quantitatif qui joue. Une certaine rareté du rapport à la musique pourrait préserver une disponibilité de l'écoute, et comme une souplesse de l'audition. Mais, plus ce rapport est fréquent (radio, disques, cassettes), plus des familiarités se créent ; des habitudes se cristallisent ; le plus fréquent devient le plus acceptable, et bientôt le seul recevable. Il se produit un « frayage » comme diraient les neurologues.

Évidemment, les lois du marché viennnent s'appliquer facilement à ce mécanisme simple. Ce qu'on met à la disposition du public, c'est ce qu'il écoute. Et ce que, de fait, il se trouve écouter, puisqu'on le lui propose, renforce un certain goût, creuse les limites d'une capacité bien définie d'audition, cerne de plus en plus un schéma d'écoute. Il va bien falloir satisfaire cette attente, etc. Ainsi la production commerciale, la critique, les concerts, tout ce qui multiplie le contact du public avec la musique risque de rendre plus difficile la perception du nouveau.

Bien sûr, le processus n'est pas univoque. Et il est certain aussi que la familiarité croissante avec la musique élargit la capacité d'écoute et donne accès à des différenciations possibles, mais ce phénomène risque de se produire seulement à la marge ; il peut en tout cas rester secondaire par rapport au grand renforcement de l'acquis, s'il n'y a pas tout un effort pour dérouter les familiarités.

Je ne suis pas, cela va de soi, pour une raréfaction du rapport à la musique, mais il faut bien comprendre que la quotidienneté de ce rapport, avec tous les enjeux économiques qui lui sont liés, peut avoir cet effet paradoxal de rigidifier la tradition. Il ne faut pas rendre l'accès à la musique plus rare, mais sa fréquentation moins vouée aux habitudes et aux familiarités.

P. Boulez : Il nous faut bien observer non seulement une polarisation sur le passé, mais même une polarisation sur le passé dans le passé, en ce qui concerne l'interprète. Et c'est ainsi qu'on atteint l'extase, bien sûr, en entendant l'interprétation de telle oeuvre classique par un interprète disparu depuis des décennies ; mais l'extase atteindra des sommets orgasmiques lorsqu'on pourra se référer à l'interprétation du 20 juillet 1947 ou du 30 décembre 1938. On voit se dessiner une pseudoculture du document, fondée sur l'heure exquise et l'instant enfui, qui nous rappelle en même temps la fragilité et la pérennité de l'interprète devenu immortel, rivalisant donc avec l'immortalité du chef-d'oeuvre. Tous les mystères du suaire de Turin, tous les pouvoirs de la magie moderne, que voudriez-vous de plus comme alibi de la reproduction face à la production actuelle ? La modernité, c'est cette supériorité technique que nous possédons sur les siècles anciens de pouvoir recréer l'événement. Ah ! si nous avions la première exécution de la Neuvième, même - surtout - avec tous ses défauts, ou si nous pouvions faire la délectable différence entre la version pragoise et la version viennoise de Don Giovanni par Mozart lui-même... Cette carapace historicisante suffoque ceux qui s'en revêtent, les comprime dans une ridigité asphyxiante ; l'air méphitique qu'ils respirent fragilise à tout jamais leur organisme par rapport à l'aventure actuelle. J'imagine Fidelio enchanté de rester dans son donjon, ou encore je pense à la caverne de Platon : civilisation de l'ombre et des ombres.

M. Foucault : Il est certain que l'écoute de la musique devient plus difficile à mesure que son écriture s'affranchit de tout ce qui peut être schémas, signaux, repérage perceptible d'une structure répétitive.

Dans la musique classique, il y a une certaine transparence de l'écriture à l'audition. Et, si bien des faits d'écriture musicale chez Bach ou Beethoven ne sont pas reconnaissables pour la plupart des auditeurs, il y en a toujours d'autres, et importants, qui leur sont accessibles. Or la musique contemporaine, en tendant à faire de chacun de ses éléments un événement singulier, rend difficile toute prise ou toute reconnaissance par l'auditeur.

P. Boulez : Y a-t-il en effet seulement inattention, indifférence de la part de cet auditeur vis-à-vis de la musique contemporaine ? Les griefs que l'on entend si souvent formuler ne seraient-ils dus qu'à la paresse, à l'inertie, au bonheur de rester en territoire connu ? Berg écrivit, il y a déjà un demi-siècle, un texte intitulé Pourquoi la musique de Schönberg est-elle difficile à comprendre ? *. Les difficultés qu'il décrivait alors sont à peu près les mêmes que celles dont nous entendons parler de nos jours. En aurait-il toujours été de même ? Probablement, toute nouveauté heurte des sensibilités qui n'y sont pas accoutumées. Mais il est à croire que, de nos jours, la communication de l'oeuvre avec un public présente des difficultés très spécifiques. Dans la musique classique et romantique, qui constitue la principale ressource du répertoire familier, il y a des schémas auxquels on obéit, que l'on peut suivre indépendamment de l'oeuvre elle-même, ou plutôt que l'oeuvre a pour obligation de manifester. Les mouvements d'une symphonie sont définis dans leur forme et dans leur caractère, dans leur vie rythmique même ; ils sont distincts les uns des autres, la plupart du temps réellement séparés par une coupure, quelquefois liés par une transition que l'on peut repérer.

* Berg (A.), « Warum ist Schoenbergs Musik so schwer verständlich ? », Musikblätter des Ambruch, 1924.

Le vocabulaire lui-même est fondé sur des accords « classés », les bien-nommés : vous n'avez pas besoin de les analyser pour savoir ce qu'ils sont et quelle fonction ils ont, ils ont l'efficacité et la sécurité des signaux ; ils se retrouvent d'une pièce à l'autre, assumant toujours la même apparence et les mêmes fonctions. Progressivement, ces éléments rassurants ont disparu de la musique « sérieuse » ; l'évolution est allée dans le sens d'un renouvellement toujours plus radical tant dans la forme des oeuvres que dans leur langage. Les oeuvres ont eu tendance à devenir des événements singuliers qui ont certes leurs antécédents, mais sont irréductibles à quelque schéma conducteur admis, a priori, par tous, ce qui crée, certainement, un handicap pour la compréhension immédiate. Il est demandé à l'auditeur de se familiariser avec le parcours de l'oeuvre, pour cela de devoir l'écouter un certain nombre de fois ; le parcours devenu familier, la compréhension de l'oeuvre, la perception de ce qu'elle veut exprimer peuvent trouver un terrain propice à leur épanouissement. Il y a de moins en moins de chances que la première rencontre puisse faire s'illuminer perception et compréhension. Il peut y avoir adhésion spontanée, de par la force du message, la qualité de l'écriture, la beauté sonore, la lisibilité des repères, mais la compréhension profonde ne peut venir que de la répétition de la lecture, du parcours refait, cette répétition prenant la place du schéma accepté tel qu'il était auparavant pratiqué.

Les schémas -de vocabulaire, de forme -qui ont été évacués de la musique dite sérieuse (autrefois on l'appelait savante) se sont réfugiés dans certaines formes populaires, dans les objets de consommation musicale. Là, on crée encore selon les genres, selon des typologies admises. Le conservatisme ne se trouve pas forcément où on l'attend ; il est indéniable qu'un certain conservatisme de forme et de langage se trouve à la base de toutes les productions commerciales adoptées avec grand enthousiasme par des générations qui se veulent rien moins que conservatrices. C'est là un paradoxe de notre temps que la protestation jouée ou chantée se transmette au moyen d'un vocabulaire éminemment récupérable, ce qui ne manque pas de se produire ; le succès commercial évacue la protestation.

M. Foucault : Et sur ce point il y a peut-être évolution divergente de la musique et de la peinture au XXe siècle. La peinture a eu, depuis Cézanne, tendance à se rendre transparente à l'acte même de peindre ; celui -ci s'est rendu visible, insistant, définitivement présent dans le tableau, soit par l'usage de signes élémentaires, soit par les traces de sa dynamique propre. La musique contemporaine, en revanche, n'offre à l'écoute que la face externe de son écriture.

De là quelque chose de difficile, d'impérieux dans l'écoute de cette musique. De là le fait que chaque audition se donne comme un événement auquel l'auditeur assiste, et qu'il doit accepter. Il n'a pas les repères qui lui permettent de l'attendre et de le reconnaître. Il l'écoute se produire. Et c'est là un mode d'attention très difficile, et qui est en contradiction avec les familiarités que tisse l'audition répétée de la musique classique.

L'insularité culturelle de la musique d'aujourd'hui n'est pas simplement la conséquence d'une pédagogie ou d'une information déficiente. Ce serait trop facile de gémir sur les conservatoires ou de se plaindre des maisons de disques. Les choses sont plus sérieuses. Cette situation singulière, la musique contemporaine la doit à son écriture même. En ce sens, elle est voulue. Ce n'est pas une musique qui chercherait à être familière ; elle est faite pour garder son tranchant. On peut bien la répéter ; elle ne se réitère pas. En ce sens, on ne peut pas y revenir comme à un objet. Elle fait irruption toujours aux frontières.

P. Boulez : Puisqu'elle se veut ainsi en perpétuelle situation de découverte -nouveaux domaines de la sensibilité, expérimentation de nouveaux matériaux -, la musique contemporaine est-elle condamnée à rester un Kamtchatka (Baudelaire, Sainte-Beuve, vous vous rappelez ?) réservé à la curiosité intrépide de rares explorateurs ? Il est remarquable que les auditeurs les plus réticents soient ceux qui ont acquis leur culture musicale exclusivement dans les magasins du passé, voire d'un certain passé, et que plus ouverts - seulement parce que plus ignorants ? -se montrent les auditeurs éprouvant un intérêt soutenu vis-à-vis d'autres moyens d'expression : arts plastiques en particulier. Les « étrangers » plus réceptifs ? Dangereuse adhésion qui tendrait à prouver que la musique actuelle se détacherait de la « vraie » culture musicale pour appartenir à un domaine plus vaste et plus vague où l'amateurisme serait prépondérant, dans le jugement comme dans la facture. N'appelez plus cela « musique », alors nous voulons bien vous laisser votre jouet ; cela ressort d'une autre appréciation n'ayant rien à voir avec celle que nous réservons pour la musique véritable, celle des maîtres. Cet argument a été fourni, et dans son arrogante naïveté, il s'approche d'une indéniable vérité. Le jugement et le goût sont prisonniers de catégories, de schémas préétablis auxquels on se réfère coûte que coûte. Non pas, comme on voudrait nous le faire croire, que la distinction se trouve entre une aristocratie des sentiments, une noblesse de l'expression et un artisanat hasardeux à base d'expérimentation : la pensée contre l'outil. Il s'agit plutôt d'une écoute que l'on ne saurait moduler, adapter à différentes façons d'inventer la musique. Je ne prêcherai certainement pas pour l'oecuménisme des musiques qui me semble tout juste une esthétique de supermarché, une démagogie qui n'ose pas dire son nom et se pare de bonnes intentions pour mieux camoufler la misère de ses compromis. Je ne refuse pas davantage l'exigence de la qualité dans le son comme dans la composition : l'agressivité et la provocation, le bricolage et la poudre aux yeux ne sont que de maigres et innocents palliatifs ; je sais parfaitement -expériences multiples et on ne peut plus directes -qu'au-delà d'une certaine complexité la perception se trouve désorientée dans un inextricable chaos, qu'elle s'ennuie et décroche. C'est assez dire que je puis conserver des réactions critiques et que mon adhésion n'est pas automatiquement entraînée du fait de la « contemporanéité » elle-même. Certaines modulations de l'écoute se produisent déjà, assez mal, d'ailleurs, au-delà de certaines délimitations historiques. On n'écoute pas la musique baroque -surtout celle du second rayon -comme on écoute Wagner ou Strauss ; on n'écoute pas la polyphonie de l'Ars Nova comme on écoute Debussy ou Ravel. Mais, dans ce dernier cas, combien d'auditeurs sont prêts à varier leur « mode d'être », musicalement parlant ? Et, cependant, pour que la culture musicale, toute la culture musicale puisse être assimilée, il suffit de cette adaptation aux critères et aux conventions, auxquels se soumet l'invention selon le moment de l'histoire où elle se place. Cette large respiration des siècles se situe à l'extrême opposé des toussotements asthmatiques que nous font entendre les fanatiques de reflets fantomatiques du passé dans un miroir terni. Une culture se forge, se continue et se transmet dans une aventure à double visage : parfois, la brutalité, la contestation, le tumulte ; parfois, la méditation, la non-violence, le silence. Quelle que soit la forme de l'aventure - la plus surprenante n'est pas toujours la plus bruyante, mais la plus bruyante n'est pas irrémédiablement la plus superficielle -, il est vain de l'ignorer, et encore plus vain de la séquestrer. À peine pourrait-on dire qu'il y a probablement des périodes en pointe où la coïncidence se fait plus malaisément, où tel aspect de l'invention semble sortir absolument de ce que nous pouvons tolérer ou « raisonnablement » absorber ; qu'il existe d'autres périodes où se produisent des retombées d'un ordre plus immédiatement accessible. Les relations entre tous ces phénomènes - individuels, collectifs - sont si complexes qu'il est impossible de leur appliquer des parallélismes ou des groupements rigoureux. On serait plutôt tenté de dire : Messieurs, faites vos jeux et fiez-vous, pour le reste, à l'« air du temps » ! Mais, de grâce, jouez ! jouez ! Sans cela, quelles infinies sécrétions d'ennui !