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Archéologie d'une passion
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°343

« Archaeology of a passion » (« Archéologie d'une passion » ; entretien avec C. Ruas, 15 septembre 1983), in Foucault (M.), Raymond Roussel, Death and the Labyrinth, New York, Doubleday, 1984, pp. 169-186.

Dits Ecrits tome IV texte n°343


- J'ai entrepris cette étude sur Roussel alors que j'étais assez jeune. C'est tout à fait le hasard, et c'est un hasard auquel je tiens, parce que je dois avouer que je n'avais jamais de ma vie entendu parler de Roussel jusque vers l'année 1957. Je me souviens de la manière dont je l'ai découvert : c'était à une époque où je vivais en Suède et je venais en France pendant l'été simplement pour les vacances. Un jour, je me suis rendu à la librairie José Corti pour acheter je ne sais quel livre. José Corti en personne était là, assis derrière une grande table, superbe vieillard. Il était en train de parler avec un ami. Alors que j'attendais patiemment qu'il ait fini sa conversation, mon regard a été attiré par une série de livres dont la couleur jaune, un peu vieillotte, était la couleur traditionnelle des vieilles maisons d'édition de la fin du siècle dernier, bref, des livres comme on n'en fait plus. Il s'agissait d'ouvrages publiés par la librairie Lemerre.

J'ai pris l'un de ces livres par curiosité pour voir ce que José Corti pouvait bien vendre de ce fonds Lemerre, aujourd'hui bien vieillot, et je suis tombé sur un auteur dont je n'avais jamais entendu parler : Raymond Roussel. Le livre s'appelait La Vue. Dès les premières lignes, j'y ai perçu une prose extrêmement belle et étrangement proche de celle de Robbe-Grillet, qui à l'époque venait juste de commencer à publier. J'ai fait une sorte de rapprochement entre La Vue et puis Robbe-Grillet en général, surtout Le Voyeur.

Quand José Corti a fini sa conversation, je lui ai demandé timidement qui était ce Raymond Roussel. Alors il m'a regardé avec une générosité un peu apitoyée et il m'a dit : « Mais enfin, Roussel... » J'ai compris que j'aurais dû savoir qui était Raymond Roussel et je lui ai demandé toujours aussi timidement si je pouvais acheter ce livre, puisqu'il le vendait. J'ai été surpris ou déçu de voir que c'était tout de même très cher. Je crois d'ailleurs que José Corti a dû me dire ce jour-là : « Mais vous devriez aussi lire Comment j'ai écrit certains de mes livres. » Par la suite, j'ai acheté un peu systématiquement, mais lentement, les livres de Raymond Roussel et cela m'a prodigieusement intéressé : j'ai été envoûté par cette prose, à laquelle j'ai trouvé une beauté intrinsèque, avant même de savoir ce qu'il y avait derrière. Et quand j'ai découvert les procédés et les techniques d'écriture de Raymond Roussel, sans doute un certain côté obsessionnel en moi a été une seconde fois séduit.

J'ai toujours gardé pour Roussel une espèce d'affection un peu secrète, sans trop en parler autour de moi. De toute façon, j'étais à l'étranger, en Suède, en Pologne, en Allemagne. Quand j'ai rencontré pour la première fois de ma vie Robbe-Grillet à Hambourg, en 1960, nous avons noué sympathie. Nous avons été ensemble à la Foire de Hambourg, nous nous sommes amusés dans le labyrinthe de glace. C'est le point de départ de son roman, Le Labyrinthe *. Mais, chose curieuse, par une sorte de lapsus dont on ne peut pas penser un instant qu'il soit innocent de ma part, je ne lui ai jamais parlé de Roussel, ni même interrogé sur ses rapports avec Roussel.

* M. Foucault confond ici une dédicace de Robbe-Grillet qui lui envoya, en souvenir de Hambourg, son livre, paru en 1959, avec le motif du roman.

Les choses en sont restées là pendant plusieurs années. Et puis, un jour de vacances, j'ai eu envie d'écrire un petit article sur Roussel pour la revue Critique. Mais j'étais dans un tel état amoureux à l'égard de Roussel et de ses textes que je me suis enfermé pendant deux mois pour écrire finalement ce livre. Je ne savais pas du tout où je le publierais, ni comment. Un jour, j'ai reçu un coup de téléphone d'un éditeur qui me demandait ce que je faisais. « Je prépare un livre sur Roussel.

- Est-ce que, éventuellement, vous pourriez me le montrer quand vous l'aurez fini ? Est-ce que vous en avez encore pour longtemps ? »

Pour la seule fois de ma vie, moi qui traîne toujours sur mes livres, j'ai pu lui répondre avec fierté : « Il va être bientôt fini. Dans onze ou douze minutes exactement ! » Réponse qui était parfaitement justifiée : je commençais à taper la dernière page. Voilà l'histoire de ce livre. Pour en revenir à Robbe-Grillet et à cette espèce de lapsus-silence, c'est après la parution de mon livre que j'ai appris que son roman Le Voyeur devait s'appeler originairement La Vue, en hommage à Raymond Roussel. Son éditeur, Jérôme Lindon, sans doute pour de justes raisons commerciales, avait trouvé que ce titre était littéralement invendable. Mais le livre était bien destiné à Roussel ; il était écrit en référence directe à lui.

- Roussel était un contemporain de Proust. Dans la perspective traditionnelle de l'histoire littéraire, on oppose généralement les écrivains pour donner une idée des pôles extrêmes de l'époque, comme l'opposition entre Balzac et Stendhal. Ce qui me semble intéressant, c'est que si, avec Proust, nous voyons encore le roman du XIXe siècle et les conventions romanesques s'étendre jusqu'à leurs extrêmes, avec Roussel, par contre, nous avons une implosion de ces conventions : le romancier disparaît ou se cache derrière son oeuvre. Il faut aussi remarquer que Roussel, du point de vue imaginatif, n'est pas l'opposé de Proust (cette place est traditionnellement dévolue à Gide), bien que Cocteau ait baptisé Roussel le « Proust des rêves ».

- Ma réponse va peut-être vous scandaliser, vous êtes roussélien : je n'oserais pas comparer Roussel à Proust. Je serais assez prudent sur la place à faire à Roussel. C'est une expérience extrêmement intéressante qui n'est pas simplement linguistique -ce n'est pas l'expérience langagière d'un obsédé -, c'est quelque chose de plus. Roussel a véritablement donné corps à une forme de beauté, une belle étrangeté. Mais je ne dirais pas que Roussel, c'est Proust.

- Si vous le rapprochez de Robbe-Grillet, est-ce parce qu'il a refusé les traditions littéraires de son époque ?

- Il y a plusieurs aspects que je voudrais commenter. D'abord ceci : Roussel fait tout de même partie, non d'une tradition, mais disons d'une série d'auteurs : il existe dans toutes les langues de ces auteurs qui ont été littéralement pris par le problème du « jeu de langage », pour qui la construction littéraire et ce « jeu de langage » sont directement liés. Je ne dirais pas qu'il s'agit d'une tradition, parce que cette démarche semble se perdre avec chaque auteur : elle ne se transmet pas, mais elle se redécouvre. Et il y a parfois des choses assez semblables qui réapparaissent.

A l'époque où Roussel travaillait, vers 1925, il était assez solitaire et isolé et il n'a pu, je crois, être compris. Il n'a trouvé effectivement d'échos que dans deux contextes, celui du surréalisme avec le problème, disons, du langage automatique ; et puis, vers les années cinquante-soixante, à une époque où le problème du rapport entre littérature et structure linguistique n'était pas seulement un thème théorique, mais aussi un horizon littéraire.

- Ce texte vient après votre étude sur la folie. Est-ce que c'étaient les problèmes psychologiques de Roussel qui vous intéressaient à ce moment-là ?

- Pas du tout. Quand, après avoir découvert Roussel, j'ai vu qu'il avait été un malade du Dr Janet, qui analyse son cas en deux pages qu'il cite d'ailleurs lui-même, cela m'a amusé et intéressé. J'ai cherché si d'autres textes avaient été écrits sur Roussel, mais je n'ai rien trouvé ; je n'ai pas insisté parce que, précisément, ce n'était pas cela qui m'intéressait. En tout cas, dans mon livre, je ne crois pas avoir fait beaucoup de références à la psychopathologie.

- Je me demandais si votre intérêt pour Roussel à ce moment-là ne venait pas de cette grande étude sur l'histoire de la folie que vous veniez d'écrire ?

- C'est possible, mais ce n'était pas par intérêt conscient. Ce n'est pas parce que je me suis intéressé au problème culturel, médical, scientifique, institutionnel de la folie que je me suis intéressé à Roussel. Mais on peut dire, sans doute, que ce sont peut-être les mêmes raisons qui ont fait que, dans ma perversité et dans mes propres structures psychopathologiques, je me suis intéressé et à la folie et à Roussel.

- Dans votre étude, vous analysez le problème du langage trouvé. Vous avez mentionné l'écriture automatique, mais je pense aussi à l'idée de l'objet trouvé qui est tellement courante dans le monde artistique et littéraire, Étiez-vous personnellement intéressé par ce problème du langage trouvé ?

- On peut sans doute trouver là, plus que dans la folie, ce qui me préoccupait. Il s'agit de l'intérêt que je porte, en fait de discours, non pas tellement à la structure linguistique qui rend possible telle ou telle série d'énonciations, mais au fait que nous vivons dans un monde dans lequel il y a eu des choses dites. Ces choses dites, dans leur réalité même de choses dites, ne sont pas, comme on a trop tendance à le penser parfois, une sorte de vent qui passe sans laisser de traces, mais en fait, aussi menues qu'aient été ces traces, elles subsistent, et nous vivons dans un monde qui est tout tramé, tout entrelacé de discours, c'est-à-dire d'énoncés qui ont été effectivement prononcés, de choses qui ont été dites, d'affirmations, d'interrogations, de discussions, etc. qui se sont succédé. Dans cette mesure-là, on ne peut pas dissocier le monde historique dans lequel nous vivons de tous les éléments discursifs qui ont habité ce monde et l'habitent encore.

Le langage déjà dit, le langage comme étant déjà là, détermine d'une certaine manière ce qu'on peut dire après, indépendamment, ou à l'intérieur du cadre linguistique général. C'est précisément ce qui m'intéresse. Et le jeu de Roussel, ne se donnant pour certaines de ses oeuvres que la possibilité de rencontrer du déjà dit, et construisant avec ce langage trouvé, selon des règles à lui, un certain nombre de choses, mais à condition qu'il y ait toujours une référence à ce déjà dit, cela m'a amusé et m'est apparu comme un jeu de création littéraire à partir d'un fait culturel et historique sur lequel il m'a semblé qu'il était bon de s'interroger.

- Quelle est la relation de l'artiste avec ce déjà dit qu'il utilise ?

- Il s'agit d'un jeu pervers. Aussi original que soit un roman, même si c'est Ulysse ou À la recherche du temps perdu, il s'inscrit toujours, tout de même, dans une tradition romanesque, et, donc, dans le déjà dit du roman. Curieusement, Roussel prend pour matrice ce qu'il y a de déjà dit dans le théâtre, mais il n'utilise pas la matrice générique du genre romanesque comme principe de développement et de construction. Il part du déjà dit, mais un déjà dit qui est une phrase rencontrée au hasard, lue sur une publicité ou trouvée dans un livre.

- Roussel a utilisé le théâtre, après les romans, dans l'intention de communiquer davantage avec le public. On peut penser que le théâtre se prête mieux au langage trouvé puisque c'est là le monde de la conversation.

- L'utilisation du langage déjà dit dans le théâtre sert en général à donner une fonction de vraisemblance à ce qu'on voit sur la scène. Le langage familier prêté aux acteurs a pour fonction de faire oublier autant qu'il est possible l'arbitraire de la situation. Que fait Roussel ? Il prend des phrases tout à fait quotidiennes entendues à l'improviste, prises dans une chanson, lues sur un mur. Et il construit avec ces éléments les choses les plus absurdes, les plus invraisemblables, sans aucun rapport possible avec la réalité. Il s'agit encore d'un jeu pervers, à partir de ce déjà dit et des fonctions que, d'ordinaire, on exerce au théâtre.

- Dans les romans de Roussel comme Impressions d'Afrique et Locus Solus, les images de cette fantaisie qu'il a créée me semblent très proches des jouets d'enfants du XIXe siècle. Certaines scènes pourraient correspondre à des descriptions de certains jeux d'automates exquis et compliqués, telles ces poupées qui pouvaient peindre des paysages ou le portrait de Napoléon. Sans nier la complexité de l’oeuvre de Roussel, je me suis demandé si son imagination n'était pas un retour à l'enfance ou à la fantaisie pure.

- C'est vrai qu'il y a une référence parfois implicite, et parfois assez explicite, à ces petits jeux enfantins, à ces automates du genre le-lapin-qui-joue-du-tambour. Mais il faut dire ceci : l'imaginaire de l'enfant existe en général chez tout écrivain, il est acclimaté dans la littérature par tout un travail d'élaboration qui conduit à un fantastique d'un autre type. Roussel, pour sa part, pousse cet imaginaire à son propre niveau ; à partir du lapin-qui-joue-du-tambour, il rend la machine de plus en plus complexe, mais en restant toujours dans ce même type de machine, sans passer à un autre registre, il arrive à des constructions qui sont intensément poétiques ; je ne crois pas qu'elles soient enfantines en elles-mêmes, mais elles sont une autre manière d'élaborer ces noyaux d'imaginaires propres à l'enfance, qu'ils soient enfantins ou infantiles.

- Étudiant la transformation du langage chez Roussel, vous évoquez le vide, ou le creux, dans le langage. Vous citez à ce propos la description du sens tropologique de Dumarsais. Je pense à votre perception du langage secondaire qui est répété, en écho, dessous le texte. Je me suis demandé si c'était la raison pour laquelle Gide aimait lire à haute voix Les Impressions d'Afrique. Lisez-vous Roussel en entendant ce second langage, ce langage mort et enfoui ?

- Oui. C'est une question très intéressante et l'une des choses énigmatiques chez Roussel. Il faut d'abord bien garder à l'esprit qu'il n'a pas toujours utilisé ces techniques-là ; dans La Vue, il n'y a pas de technique de construction. J'ai essayé dans mon livre d'arriver à comprendre quelle était la matrice générale qui pourrait rendre compte des textes sans procédés et des textes avec procédés, ceux qui obéissent à tel procédé, ceux qui obéissent à tel autre. Je ne peux pas m'empêcher de penser à ce que dit Roussel : « De même qu'avec des rimes on peut faire de bons ou de mauvais vers, on peut avec ce procédé faire de bons ou de mauvais ouvrages. »

Le travail de Roussel donne la nette impression d'être soumis à un contrôle esthétique, à une régulation de l'imaginaire. Le monde imaginaire vers lequel il s'orientait, celui qu'il retenait finalement à partir de constructions qui pouvaient donner différents résultats, ce monde-là obéit à un certain nombre de critères esthétiques qui lui donnent sa valeur. Il m'a semblé que ces critères esthétiques considérant toutes les combinaisons qui s'offraient à Roussel étaient inséparables de la nature du procédé. À la limite, supposez que nous n'ayons pas Comment j'ai écrit certains de mes livres : je crois qu'il serait rigoureusement impossible de reconstituer les procédés. Je ne parle pas des Nouvelles Impressions d'Afrique, là, le procédé est typographique. Mais dans Les Impressions d'Afrique ou dans Poussières de soleil, pourrait-on se douter qu'il y a un procédé langagier ? Sans doute pas. Est-ce que, pour autant, cela diminuerait la valeur du travail ? Et comment percevrait-on Roussel si on était ignorant du procédé ? C'est une question intéressante. Prenez un lecteur américain, ou un lecteur japonais puisque Roussel est traduit en japonais. Est-ce que ce lecteur peut s'intéresser à Roussel ? Trouver l'oeuvre belle sans savoir qu'il y a un procédé ou même sachant qu'il y a un procédé, ne pouvant pas le comprendre puisqu'il n'a pas le langage matriciel à sa disposition ?

- Les gens qui lisent Roussel en anglais savent qu'il y a un autre aspect de l'oeuvre qui ne leur est pas accessible. Mais ils apprécient la qualité du langage et de l'imagination.

- Absolument. Il y a une qualité d'imagination qui fait que même sans savoir qu'il y a un procédé, l'oeuvre tient par elle-même. Mais la conscience du procédé instaure chez le lecteur un état d'incertitude, même s'il sait qu'il n'arrivera jamais à retrouver ce procédé, même s'il prend plaisir, simplement, à lire le texte. Le fait qu'il y a un secret, le sentiment de lire une sorte de texte chiffré font de la lecture un jeu, une entreprise certainement un peu plus complexe, un peu plus inquiète, presque un peu plus anxieuse que quand on lit un texte pour le pur plaisir. Dans cette mesure-là, cela compte, même si on ne sait pas en lisant tel ou tel épisode quel est le texte initial qui l'a produit. En travaillant énormément, on peut arriver à dégager certains trucs, certaines phrases qui ont pu servir de points de départ. On peut imaginer toute une équipe de gens travaillant pendant des années pour retrouver sous chaque épisode de Roussel la phrase qui a servi de matrice, mais je ne suis pas sûr que cela serait intéressant. Il me semble que, outre la beauté même du texte qui plaît par elle-même, la conscience du procédé donne à la lecture une certaine tension. Mais je ne suis pas sûr que la connaissance réelle du texte qui a servi de point de départ soit nécessaire.

- Les relations de Roussel avec les surréalistes vous ont-elles intéressé ?

- Non. J'avais appris que Michel Leiris connaissait Roussel (son père était l'agent de change de Roussel). J'ai été attiré par les rapports Leiris-Roussel, à cause de Biffures, où un certain nombre de choses font penser à Roussel. J'en ai parlé avec Leiris, mais tout ce qu'il avait à dire sur Roussel, il l'a écrit dans ses articles. Hormis cela, je crois que les rapports entre Roussel et les surréalistes ont été épisodiques. Les surréalistes ont vu dans son oeuvre une sorte de Douanier Rousseau, une sorte de naïf de la littérature, alors ils s'en amusaient. Mais je ne crois pas que le mouvement surréaliste lui-même ait fait beaucoup plus que donner un peu de poids au personnage de Roussel et d'orchestrer les chahuts pendant la représentation des pièces.

- Comment interprétez-vous ce désir d'avoir un succès de théâtre ?

- Mais vous savez, pour lui, écrire, c'était cela. Il y a une page très belle dans laquelle il dit qu'après son premier livre, il s'attendait à ce que le lendemain matin il y ait comme un rayonnement autour de sa propre personne et que tout le monde pourrait voir dans la rue qu'il avait écrit un livre. C'est l'obscur désir qu'entretient toute personne qui écrit. C'est vrai que le premier texte qu'on écrit, ce n'est ni pour les autres ni parce qu'on est ce qu'on est : on écrit pour être autre que ce qu'on est. Il y a une modification de son mode d'être qu'on vise à travers le fait d'écrire. C'est cette modification de son mode d'être que Roussel observait et cherchait, il croyait en elle et il en a horriblement souffert.

- On connaît peu de chose sur la vie de Roussel, et sur les drogues qu'il utilisait. L'opium était bien la drogue de l'époque ?

- Oui, mais la cocaïne était déjà assez répandue. Le sujet m'intéressait, mais je l'ai abandonné : faire une étude justement sur la culture de la drogue ou la drogue comme culture, en Occident, depuis le début du XIXe siècle. Sans doute que cela remontait bien avant. Mais la drogue a été tout de même très importante, pratiquement jusqu'aux années soixante-dix, et encore aujourd'hui. Elle est extrêmement liée à toute la vie artistique de l'Occident.

- Roussel a dû aller à l'hôpital surtout à cause des drogues, plutôt qu'en raison de ses problèmes psychologiques.

- Je crois que la première fois où Janet l'a soigné - Janet était un grand psychiatre à Paris à cette époque-là -, Roussel était très jeune, dix-sept ou dix-huit ans je crois, et c'était pour des raisons considérées comme pathologiques. Ce n'est pas parce qu'il se droguait.

- Mais à la fin, quand il a décidé de se soigner, c'était pour une désintoxication.

- Je sais que quand il s'est suicidé à Palerme, il devait se rendre à l'hôpital de Kreuzlinger où sa chambre était retenue.

- Le phénomène de l'artiste qui se cache derrière son oeuvre, croyez vous que ce soit lié à son identité sexuelle ?

- Entre la cryptographie et la sexualité comme secret, il pourrait y avoir un rapport. Prenons trois exemples : de Cocteau, on dit : « Pas étonnant qu'il montre sa sexualité, ses goûts et ses choix sexuels de façon aussi ostentatoire puisqu'il est homosexuel. » Bon. De Proust, on dit : « Pas étonnant qu'à la fois il cache et montre sa sexualité, qu'il la laisse transparaître de la façon la plus claire et puis qu'en même temps il se dérobe de façon si appuyée puisqu'il est homosexuel. » Et on pourrait dire aussi bien de Roussel : « Pas étonnant qu'il la cache entièrement, puisqu'il est homosexuel. » Autrement dit, les trois conduites possibles : la cacher entièrement, ou la cacher en la montrant, ou l'afficher, peuvent tout aussi bien apparaître comme une conséquence de la sexualité, dont je dirais que c'est certainement une manière de vivre. C'est un choix par rapport à ce qu'on est comme être sexuel et puis comme être écrivant. Et c'est un choix dans le rapport qu'il y a entre le mode de vie sexuel et l'oeuvre.

On pourrait dire : « C'est parce qu'il est homosexuel qu'il a caché sa sexualité, dans son oeuvre, ou bien c'est parce qu'il cachait sa sexualité dans sa vie qu'il l'a aussi cachée dans son oeuvre. » Je crois qu'il vaut mieux essayer de concevoir que, au fond, quelqu'un qui est écrivain ne fait pas simplement son oeuvre dans ses livres, dans ce qu'il publie, et que son oeuvre principale, c'est finalement lui-même écrivant ses livres. Et c'est ce rapport de lui à ses livres, de sa vie à ses livres, qui est le point central, le foyer de son activité et de son oeuvre. La vie privée d'un individu, ses choix sexuels et son oeuvre sont liés entre eux, non pas parce que l'oeuvre traduit la vie sexuelle, mais parce qu'elle comprend la vie aussi bien que le texte. L'oeuvre est plus que l'oeuvre : le sujet qui écrit fait partie de l'oeuvre.

- L'étude de Roussel ne vous a pas mené à d'autres sujets susceptibles de prolonger votre recherche,

- Non, cet amour pour l'oeuvre de Roussel est resté gratuit. Au fond, j'aime mieux que ce soit comme cela. Je ne suis pas du tout un critique littéraire, je ne suis pas un historien de la littérature. Roussel était, à l'époque où je m'en occupais, peu connu, et n'était pas considéré comme un grand écrivain. C'est peut-être la raison pour laquelle je n'ai pas eu de scrupule à l'étudier : je ne l'ai pas fait pour Mallarmé ni pour Proust. J'ai écrit sur Roussel parce que justement il était seul, un peu abandonné et qu'il dormait sur un rayon de chez José Corti. Alors, voilà : j'ai beaucoup aimé faire ce travail et je suis content de n'avoir pas continué. Si je m'étais mis à faire une étude sur un autre auteur, j'aurais eu un peu l'impression, surtout dans les années qui ont suivi, de faire une espèce d'infidélité à Roussel et de le normaliser, de le traiter comme un auteur comme les autres.

- Dans ce livre, il y a un certain envol stylistique, un jeu rhétorique entre les chapitres, Est-ce que cette étude était non seulement différente comme sujet, mais aussi dans votre approche de l'écriture ?

- Oui. C'est de beaucoup le livre que j'ai écrit le plus facilement, avec le plus de plaisir et le plus rapidement parce que j'écris très lentement, je recommence sans arrêt, je multiplie les surcharges. J'imagine qu'il doit être assez complexe à lire, parce que j'appartiens à cette catégorie d'auteurs qui, lorsqu'ils écrivent spontanément, écrivent de façon un peu entortillée et sont obligés de simplifier. Pour d'autres livres, j'ai essayé, à tort ou à raison, d'utiliser un certain type d'analyses, d'écrire d'une certaine façon. Enfin, c'était beaucoup plus volontaire, concerté.

Mon rapport à mon livre sur Roussel et à Roussel est vraiment quelque chose de très personnel qui m'a laissé de très bons souvenirs. C'est un livre à part dans mon oeuvre. Et je suis très content que jamais personne n'ait essayé d'expliquer que si j'avais écrit le livre sur Roussel, c'est parce que j'avais écrit le livre sur la folie, et que j'allais écrire sur l'histoire de la sexualité. Personne n'a jamais fait attention à ce livre et j'en suis très content. C'est ma maison secrète, une histoire d'amour qui a duré pendant quelques étés. Nul ne l'a su.

- À cette époque, dans les années soixante, vous vous intéressiez aussi au mouvement de ce qu'on appelle le « nouveau roman » ?

- Le hasard a fait que je suis tombé sur La Vue. Si je n'avais pas été conditionné par la lecture préalable de Robbe-Grillet, de Butor, de Barthes, je ne pense pas que j'aurais été capable par moi-même, en lisant La Vue, d'avoir ce déclic qui m'y a tout de suite intéressé. J'avais plus de chance d'être intéressé par Comment j'ai écrit certains de mes livres ou par Les Impressions d'Afrique que par La Vue. Je crois vraiment qu'il a fallu ce conditionnement.

J'appartiens à cette génération de gens qui, lorsqu'ils étaient étudiants, étaient enfermés dans un horizon qui était marqué par le marxisme, la phénoménologie, l'existentialisme, etc. Toutes choses extrêmement intéressantes, stimulantes, mais qui entraînent au bout d'un certain temps un sentiment d'étouffement et le désir d'aller voir ailleurs. J'étais comme tous les étudiants de philo à cette époque-là, et pour moi, la rupture est venue avec Beckett : En attendant Godot, un spectacle à vous couper le souffle. Puis j'ai lu Blanchot, Bataille, Robbe-Grillet les Gommes, La jalousie, Le Voyeur Butor aussi, Barthes les Mythologies et Lévi-Strauss. Tous ces auteurs sont très différents les uns des autres, et je ne veux aucunement les assimiler. Je veux dire qu'ils ont marqué une rupture pour les gens de notre génération.

- Pour vous, l'expression de la rupture, c'était l'étude sur la folie. Vous aviez déjà opéré le changement avant la lecture de Roussel ?

- En fait, j'ai lu Roussel au moment même où j'écrivais ce livre sur la folie. J'étais écartelé entre la phénoménologie et la psychologie existentielle. Mes recherches étaient une tentative de voir dans quelle mesure on pouvait les définir en termes historiques. J'ai compris que le problème devait être posé en d'autres termes que le marxisme et la phénoménologie.