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Le triomphe social du plaisir sexuel :
une conversation avec Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte N°313

« The Social Triumph of the Sexual Will : A Conversation with Michel Foucault » (« Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault » ; entretien avec G. Barbedette, 20 octobre 1981), Christopher Street, vol. 6, no 4, mai 1982, pp. 36-41.

Dits Ecrits tome IV texte N°313


- Aujourd'hui, on parle de moins en moins de libération sexuelle en termes vagues ; on parle des droits des femmes, des droits des homosexuels, des droits des gays, mais on ne sait pas exactement ce qu'on entend par « droits » et par « gays ». Dans les pays où l'homosexualité en tant que telle est carrément hors la loi, tout est plus simple, puisque tout est encore à faire, mais dans les pays d'Europe du Nord où l'homosexualité n'est plus officiellement interdite, l'avenir des droits des gays se présente de manière différente.

- À mon avis, nous devrions considérer la bataille pour les droits des gays comme un épisode qui ne saurait représenter l'étape finale. Cela pour deux raisons : D'abord, parce qu'un droit, dans ses effets réels, est beaucoup plus lié encore à des attitudes, à des schémas de comportement qu'à des formulations légales. Il peut y avoir une discrimination envers les homosexuels, même si la loi interdit de telles discriminations. Il est donc nécessaire de se battre pour faire place à des styles de vie homosexuelle, à des choix d'existence dans lesquels les relations sexuelles avec les personnes du même sexe seront importantes. Il n'est pas suffisant de tolérer à l'intérieur d'un mode de vie plus général la possibilité de faire l'amour avec quelqu'un du même sexe, à titre de composante ou de supplément. Le fait de faire l'amour avec quelqu'un du même sexe peut tout naturellement entraîner toute une série de choix, toute une série d'autres valeurs et de choix pour lesquels il n'y a pas encore de possibilités réelles. Il ne s'agit pas seulement d'intégrer cette petite pratique bizarroïde qui consiste à faire l'amour avec quelqu'un du même sexe dans des champs culturels préexistants ; il s'agit de créer des formes culturelles.

- Mais des choses dans la vie quotidienne s'opposent à la création de ces modes de vie.

- Oui, mais c'est là qu'il y a quelque chose de neuf à faire. Qu'au nom du respect des droits de l'individu, on le laisse faire ce qu'il veut, très bien ! Mais si ce qu'on veut faire est de créer un nouveau mode de vie, alors la question des droits de l'individu n'est pas pertinente. En effet, nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. Il y a évidemment la relation de mariage et les relations de famille, mais combien d'autres relations devraient pouvoir exister, pouvoir trouver leur code non pas dans des institutions, mais dans d'éventuels supports ; ce qui n'est pas du tout le cas.

- La question essentielle est celle des supports, parce que les relations existent - ou, du moins, essaient d'exister. Le problème vient de ce que certaines choses se décident non pas au niveau de corps législatifs mais à celui du pouvoir exécutif Aux Pays-Bas, certaines modifications légales ont diminué le pouvoir des familles et permis aux individus de se sentir plus forts dans les relations qu'ils veulent nouer. Par exemple, les droits de succession entre des personnes du même sexe qui ne sont pas liées par le sang sont les mêmes que ceux d'un couple marié hétérosexuel.

- C'est un exemple intéressant, mais il ne représente qu'un premier pas ; parce que si l'on demande aux gens de reproduire le lien du mariage pour que leur relation personnelle soit reconnue, le progrès réalisé est léger. Nous vivons dans un monde relationnel que les institutions ont considérablement appauvri. La société et les institutions qui en constituent l'ossature ont limité la possibilité de relations, parce qu'un monde relationnel riche serait extrêmement compliqué à gérer. Nous devons nous battre contre cet appauvrissement du tissu relationnel. Nous devons obtenir que soient reconnues des relations de coexistence provisoire, d'adoption...

- D'enfants ?

- Ou - pourquoi pas ? - celle d'un adulte par un autre. Pourquoi n'adopterais-je pas un ami plus jeune que moi de dix ans ? Et même de dix ans plus vieux ? Plutôt que de faire valoir que les individus ont des droits fondamentaux et naturels, nous devrions essayer d'imaginer et de créer un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes.

- Plus concrètement, ne faudrait-il pas que les avantages légaux, financiers et sociaux dont bénéficie un couple marié hétérosexuel soient étendus à tous les autres types de relations. C'est une question pratique importante, n'est-ce pas ?

- Absolument ; mais, encore une fois, je pense que c'est un travail difficile, mais très, très intéressant. Actuellement, je me passionne pour le monde hellénistique et romain d'avant le christianisme. Prenons, par exemple, les relations d'amitié. Elles jouaient un rôle considérable, mais il y avait toute une sorte d'encadrement institutionnel souple -même s'il était parfois contraignant -avec un système d'obligations, de charges, de devoirs réciproques, une hiérarchie entre amis, ainsi de suite. Je ne veux aucunement dire qu'il faut reproduire ce modèle. Mais on voit comment un système de relations à la fois souple et malgré tout relativement codé a pu subsister longtemps et fournir le support d'un certain nombre de relations importantes et stables que nous, maintenant, arrivons très mal à définir. Quand vous lisez un témoignage de deux amis de cette époque, vous vous demandez toujours ce que c'est réellement. Faisaient-ils l'amour ensemble ? Avaient-ils une communauté d'intérêts ? Vraisemblablement, aucune de ces choses-là - ou les deux.

- Le problème est que, dans les sociétés occidentales, la seule notion sur laquelle la législation est fondée est celle de citoyen ou d'individu. Comment pouvoir accorder le désir de voir validées des relations qui n'ont pas de sanction légale avec un appareil législatif qui reconnaît que tous les citoyens sont égaux en droit ? Il y a encore des questions sans réponse -celle du célibataire, par exemple.

- Bien sûr. On doit reconnaître que le célibataire a avec les autres un type de relations tout à fait différent des relations d'un ménage, par exemple. On dit souvent que le célibataire souffre de solitude parce qu'on le soupçonne d'être un mari manqué ou rejeté.

- Ou quelqu'un d'une moralité douteuse.

- C'est cela, quelqu'un qui n'a pu se marier. Alors qu'en réalité la vie de solitude à laquelle est condamné le célibataire est souvent l'effet de l'appauvrissement des possibilités relationnelles dans notre société, où les institutions rendent exsangues et nécessairement rares toutes les relations que l'on pourrait avoir avec un autre et qui pourraient être intenses, riches, même si elles sont provisoires, même et surtout si elles ne prennent pas place dans les liens du mariage.

- Mais, d'une certaine façon, toutes ces questions font apparaître que le mouvement gay a un avenir qui le dépasse complètement. Aux Pays-Bas, il est surprenant de voir que les droits des gays intéressent plus de monde à la limite que les homosexuels eux-mêmes, parce que les gens veulent pouvoir gérer leur propre vie et leurs relations comme ils l'entendent.

- Oui, et c'est là, je crois, qu'il y a une partie extrêmement intéressante à jouer, et moi, qui me passionne : la question de la culture gay -qui ne comprend pas seulement les romans écrits par des pédérastes sur la pédérastie -, ça n'a pas beaucoup d'intérêt, mais une culture au sens large, une culture qui invente des modalités de relations, des modes d'existence, des types de valeurs, des formes d'échange entre individus qui soient réellement nouveaux, qui ne soient pas homogènes ni superposables aux formes culturelles générales. Si c'est possible, alors la culture gay ne sera pas simplement un choix d'homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des relations qui sont, jusqu'à un certain point, transposables aux hétérosexuels. Il faut un peu renverser les choses, et, plutôt que de dire ce qu'on a dit à un certain moment : « Essayons de réintroduire l'homosexualité dans la normalité générale des relations sociales », disons le contraire : « Mais non ! Laissons-la échapper dans toute la mesure du possible au type de relations qui nous est proposé dans notre société, et essayons de créer dans l'espace vide où nous sommes de nouvelles possibilités relationnelles. » En proposant un droit relationnel nouveau, nous verrons que des gens non homosexuels pourront enrichir leur vie en modifiant leur propre schéma de relations.

- Le mot « gay » lui-même est un catalyseur qui a le pouvoir d'annuler ce qui était porté par le mot « homosexualité ».

- C'est important, parce que, en échappant à la catégorisation « homosexualité-hétérosexualité », les gays, je pense, ont fait une démarche importante et intéressante. Ils définissent autrement leurs problèmes en essayant de créer une culture qui n'a de sens qu'à partir d'une expérience sexuelle et un type de relations qui leur soit propre. Faire échapper le plaisir de la relation sexuelle au champ normatif de la sexualité et à ses catégories, faire par là même du plaisir le point de cristallisation d'une nouvelle culture - c'est, je crois, une approche intéressante.

- C'est ce qui intéresse les gens, aujourd'hui.

- Aujourd'hui, les questions importantes ne sont plus liées au problème de la répression - ce qui ne veut aucunement dire qu'il n'y a pas encore beaucoup de gens opprimés, ce qui ne veut surtout pas dire qu'il faut négliger cela et ne pas lutter pour que les gens cessent d'être opprimés ; ce n'est pas du tout cela que je veux dire. Mais la ligne d'innovation sur laquelle nous sommes n'est plus la lutte contre la répression.

- Le développement de ce qu'on avait l'habitude d'appeler un ghetto, et qui maintenant est représenté par les bars, les restaurants, les bains, a peut-être été un phénomène aussi radical et innovateur que la lutte contre une législation discriminatoire. En fait, certains diraient que le premier aurait existé sans le second, et ils ont probablement raison.

- Oui, mais je ne crois pas que nous devions avoir à l'égard des dix ou quinze dernières années une attitude qui consisterait à piétiner ce passé comme s'il avait été une longue erreur dont nous sortons seulement maintenant. Un travail formidable a été fait pour changer les comportements, et cela a demandé du courage, mais nous ne pouvons plus avoir seulement un modèle de comportement et une problématique.

- Le fait que les bars, pour la plupart, cessent d'être des clubs fermés indique que quelque chose a changé dans la façon dont se vit l'homosexualité. L'aspect dramatique du phénomène -qui le faisait exister -est devenu une antiquité.

- Absolument. Mais, d'un autre côté aussi, il me semble que c'est dû au fait que nous avons réduit la culpabilité qu'entraînait une distinction tranchée entre la vie des hommes et la vie des femmes, la relation « monosexuelle ». Accompagnant la condamnation universelle de l'homosexualité, il y avait aussi une disqualification implicite du rapport monosexuel - il n'était autorisé que dans des lieux comme les prisons ou les casernes. C'est très curieux de voir que les homosexuels étaient eux aussi mal à l'aise à l'égard de la monosexualité.

- Comment ça ?

- Pendant un temps, des gens disaient que quand on commençait à avoir des relations homosexuelles, alors on pouvait avoir enfin de bons rapports avec les femmes.

- Ce qui était, bien entendu, un fantasme.

- Cette idée paraît traduire une sorte de difficulté à admettre qu'une relation monosexuelle était possible et pouvait être parfaitement satisfaisante et compatible avec des relations avec les femmes - si vraiment on le souhaitait. Cette condamnation de la monosexualité me paraît en train de disparaître, et on voit maintenant des femmes affirmer de leur côté leur droit et leur désir de la monosexualité. On ne doit pas avoir peur de cela, même si on a encore dans la tête l'image des dortoirs de collège, des séminaires, des casernes ou des prisons. Il faut admettre que la monosexualité peut être quelque chose de riche.

- Dans les années soixante, la mixité des sexes, qui était présentée comme le mode de relation le plus civilisé, a en fait créé des réactions extrêmement hostiles à l'égard des groupes monosexuels tels que les écoles ou les clubs privés.

- On avait parfaitement le droit de condamner cette monosexualité institutionnelle et rétrécie, mais la promesse que l'on aimera les femmes le jour où on ne nous condamnera plus parce qu'on est gay est utopique. Et c'est une utopie dangereuse, non pas parce qu'elle nous promettrait de bonnes relations avec les femmes - je suis plutôt pour qu'on ait de bonnes relations avec les femmes -, mais parce qu'elle se fait au prix d'une condamnation de la relation monosexuelle. Dans la réaction souvent négative qu'on trouve chez quelques Français à propos de certains types de comportement américain traîne encore cette désapprobation à l'égard de la monosexualité. Ainsi entend-on parfois : « Comment pouvez-vous agréer ces modèles machos ? Vous êtes entre hommes, vous avez des moustaches et des blousons de cuir, vous portez des bottes : qu'est-ce que cette image de l'homme ? » On en rira peut-être dans dix ans, mais je crois que, dans ce modèle d'un homme qui s'affirme comme homme, il y a un mouvement de requalification de la relation monosexuelle. Cela consiste à dire : « Eh oui, nous passons notre temps entre hommes, nous avons des moustaches et nous nous embrassons », sans qu'un des deux ait à jouer le rôle de l'éphèbe ou du garçon efféminé, fragile.

- Donc, cette critique du machisme des nouveaux gays est une tentative de culpabilisation, et elle est pleine des vieux clichés qui ont harcelé l'homosexualité jusqu'à maintenant,

- Il faut bien dire que c'est une chose très neuve et pratiquement inconnue dans les sociétés occidentales, Les Grecs n'ont jamais admis l'amour de deux hommes adultes, On peut certainement trouver des allusions à l'idée d'un amour entre des hommes jeunes, quand ils étaient en âge de porter les armes, mais non pour l'amour entre deux hommes,

- Ce serait quelque chose d'absolument nouveau ?

- Permettre des relations sexuelles est une chose, mais l'important est la reconnaissance par les individus eux-mêmes de ce type de relation, au sens où ils lui donnent une importance nécessaire et suffisante - qu'ils la reconnaissent et la réalisent - afin d'inventer de nouveaux modes de vie, Oui, cela, c'est nouveau,

- Pourquoi la notion d'un droit relationnel, venue des droits des gays, a-t-elle d'abord pris naissance dans les pays anglo-saxons ?

- Ce doit être lié à beaucoup de choses, certainement aux lois concernant la sexualité dans les pays latins. Pour la première fois, on voit un aspect négatif de ce qu'on pourrait appeler l'héritage grec : le fait que l'amour d'homme à homme n'est validé que sous la forme de la pédérastie classique. Il faut tenir compte aussi d'un autre phénomène important : dans ces pays qui sont pour la plupart protestants, les droits associatifs ont été beaucoup plus développés pour des raisons religieuses évidentes. Je voudrais cependant ajouter que les droits relationnels ne sont pas exactement des droits associatifs - ceux-ci représentent un progrès accompli au XIXe siècle. Le droit relationnel est la possibilité de faire reconnaître dans un champ institutionnel des relations d'individu à individu qui ne passent pas forcément par l'émergence d'un groupe reconnu. C'est quelque chose de tout à fait différent. C'est la question d'imaginer comment la relation de deux individus peut être validée par la société et bénéficier des mêmes avantages que les relations -parfaitement honorables - qui sont les seules à être reconnues : relations de mariage et de parenté.