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Polémique, politique et problématisations
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°342

« Polemics, Politics and Problematizations » (« Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984), réponses traduites en anglais, in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Panrheon Books, 1984, pp. 381-390.

Dits Ecrits tome IV texte n°342


- Pourquoi vous tenez-vous à l'écart de la polémique ?

- J'aime discuter et aux questions qu'on me pose je tâche de répondre. Je n'aime pas, c'est vrai, participer à des polémiques. Si j'ouvre un livre où l'auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n'appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l'autre.

Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d'élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu'user du droit qui lui est donné : n'être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d'une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d'aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu'il a dit précédemment et, par l'acceptation du dialogue, à l'interrogation de l'autre. Questions et réponses relèvent d'un jeu - d'un jeu à la fois plaisant et difficile - où chacun des deux partenaires s'applique à n'user que des droits qui lui sont donnés par l'autre, et par la forme acceptée du dialogue.

Le polémiste, lui, s'avance bardé de privilèges qu'il détient d'avance et que jamais il n'accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l'autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n'a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l'existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l'annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d'approcher autant qu'il se peut d'une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste.

Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu.

Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. Très schématiquement, il me semble qu'on pourrait y reconnaître aujourd'hui la présence de trois modèles : modèle religieux, modèle judiciaire, modèle politique. Comme dans l'hérésiologie, la polémique se donne pour tâche de déterminer le point de dogme intangible, le principe fondamental et nécessaire que l'adversaire a négligé, ignoré ou transgressé ; et dans cette négligence, elle dénonce la faute morale ; à la racine de l'erreur, elle découvre la passion, le désir, l'intérêt, toute une série de faiblesses et d'attachements inavouables qui la constituent en culpabilité. Comme dans la pratique judiciaire, la polémique n'ouvre pas la possibilité d'une discussion égale ; elle instruit un procès ; elle n'a pas affaire à un interlocuteur, elle traite un suspect ; elle réunit les preuves de sa culpabilité et, désignant l'infraction qu'il a commise, elle prononce le verdict et porte condamnation. De toute façon, on n'est pas là dans l'ordre d'une enquête menée en commun ; le polémiste dit la vérité dans la forme du jugement et selon l'autorité qu'il s'est conférée à lui-même. Mais c'est le modèle politique qui est aujourd'hui le plus puissant. La polémique définit des alliances, recrute des partisans, coalise des intérêts ou des opinions, représente un parti ; elle constitue l'autre en un ennemi porteur d'intérêts opposés contre lequel il faut lutter jusqu'au moment où, vaincu, il n'aura plus qu'à se soumettre ou disparaître.

Bien sûr, la réactivation, dans la polémique, de ces pratiques politiques, judiciaires ou religieuses n'est rien de plus que du théâtre. On gesticule : anathèmes, excommunications, condamnations, batailles, victoires et défaites ne sont après tout que des manières de dire. Et pourtant, ce sont aussi, dans l'ordre du discours, des manières de faire qui ne sont pas sans conséquence. Il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d'une polémique ? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu'ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu'ils revendiquent, sur leur légitimité qu'ils doivent défendre et sur l'affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition ; on fait passer tout ce qu'on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l'accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fût-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s'en autoriser. Imaginons un instant que, dans une polémique, un des deux adversaires reçoive, par un coup de baguette magique, le pouvoir d'exercer sur l'autre tout le pouvoir qu'il désire. Inutile d'ailleurs de l'imaginer : il suffit de voir comment en U.R.S.S. se sont déroulés, il n'y a pas si longtemps, les débats à propos de la linguistique ou de la génétique. Étaient-ce des déviations aberrantes de ce que doit être la juste discussion ? Non pas, mais, en grandeur réelle, les conséquences d'une attitude polémique dont les effets d'ordinaire restent suspendus.

- On a vu en vous, à travers vos oeuvres, un idéaliste, un nihiliste, un « nouveau philosophe », un antimarxiste, un nouveau conservateur... Où vous situez-vous vraiment ?

- Je crois en effet avoir été localisé tour à tour et parfois simultanément sur la plupart des cases de l'échiquier politique : anarchiste, gauchiste, marxiste tapageur ou occulte, nihiliste, antimarxiste explicite ou caché, technocrate au service du gaullisme, néolibéral... Un professeur américain se plaignait qu'on invitât aux États-Unis un crypto-marxiste comme moi et j'ai été dénoncé dans la presse des pays de l'Est comme un complice de la dissidence. Aucune de ces caractérisations n'est par elle-même importante ; leur ensemble, en revanche, fait sens. Et je dois reconnaître que cette signification ne me convient pas trop mal.

Il est vrai que je n'aime pas m'identifier et que m'amuse la diversité des jugements et des classifications dont j'ai été l'objet. Quelque chose me dit qu'on aurait bien dû finalement me trouver une place plus ou moins approximative après tant d'efforts dans des directions si variées ; et comme je ne peux évidemment pas soupçonner la compétence de ceux qui s'embrouillent dans leurs jugements divergents, comme il n'est pas possible de mettre en cause leur distraction ou leur parti pris, il faut bien se résoudre à voir, dans leur incapacité à me situer, quelque chose qui tient à moi.

Et qui concerne sans doute fondamentalement ma façon d'approcher les questions de la politique. Il est vrai que mon attitude ne relève pas de cette forme de critique qui, sous prétexte d'un examen méthodique, récuserait toutes les solutions possibles, sauf une qui serait la bonne. Elle est plutôt de l'ordre de la « problématisation » : c'est-à-dire de l'élaboration d'un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui me semblent poser des problèmes à la politique. Je ne pense pas, par exemple, qu'il y ait aucune « politique »qui puisse à l'égard de la folie ou de la maladie mentale détenir la solution juste et définitive. Mais je pense qu'il y a, dans la folie, dans l'aliénation, dans les troubles du comportement, des raisons d'interroger la politique : et à ces questions la politique doit répondre, mais elle n'y répondra jamais totalement. De la même façon pour le crime et la punition : il serait faux, naturellement, de s'imaginer que la politique n'a rien à voir avec la prévention du crime et son châtiment, donc rien à voir avec un certain nombre d'éléments qui modifient sa forme, son sens, sa fréquence, mais il serait tout aussi faux de penser qu'il y aune formule politique qui soit de nature à résoudre la question du crime et à y mettre un terme. Même chose pour la sexualité : elle n'existe pas sans un rapport à des structures, des exigences, des lois, des réglementations politiques qui ont pour elle une importance capitale : et pourtant, ce ne peut être de la politique qu'on peut attendre les formes dans lesquelles la sexualité cesserait de faire problème.

Il s'agit donc de penser les rapports de ces différentes expériences à la politique ; ce qui ne veut pas dire qu'on cherchera dans la politique le principe constituant de ces expériences ou la solution qui en réglera définitivement le sort. Il faut élaborer les problèmes que des expériences comme celles-là posent à la politique. Mais encore faut-il bien déterminer ce que veut dire « poser un problème » à la politique. R. Rorty fait remarquer que, dans ces analyses, je ne fais appel à aucun « nous » -à aucun de ces « nous » dont le consensus, les valeurs, la traditionalité forment le cadre d'une pensée et définissent les conditions dans lesquelles on peut la valider. Mais le problème justement est de savoir si effectivement c'est bien à l'intérieur d'un « nous » qu'il convient de se placer pour faire valoir les principes qu'on reconnaît et les valeurs qu'on accepte ; ou s'il ne faut pas, en élaborant la question, rendre possible la formation future d'un « nous ». C'est que le « nous » ne me semble pas devoir être préalable à la question ; il ne peut être que le résultat -et le résultat nécessairement provisoire -de la question telle qu'elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule. Je ne suis pas sûr, par exemple, qu'au moment où j'écrivais l'Histoire de la folie il y avait un « nous » préexistant et accueillant, auquel il aurait suffi que je me réfère pour écrire mon livre et dont ce livre aurait été l'expression spontanée. Entre Laing, Cooper, Basaglia et moi-même, il n'y avait aucune communauté ni aucune relation. Mais le problème s'est posé pour ceux qui nous avaient lus, il s'est posé aussi pour certains d'entre nous, de savoir s'il était possible de constituer un « nous » à partir du travail fait et qui soit de nature à former une communauté d'action.

Je n'ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu'elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée. Je l'interroge sur les partis qu'elle prend et les raisons qu'elle en donne ; je ne lui demande pas de fixer la théorie de ce que je fais. Je ne suis ni un adversaire ni un partisan du marxisme ; je le questionne sur ce qu'il a à dire à propos d'expériences qui. lui posent des questions.

Quant aux événements de Mai 68, ils relèvent, me semble-t-il, d'une autre problématique. Je n'étais pas en France à cette époque ; et je n'y suis revenu que plusieurs mois après. Il m'a semblé qu'on pouvait y reconnaître des éléments tout à fait contradictoires : d'une part, un effort très largement affirmé de poser à la politique toute une série de questions qui ne relevaient pas traditionnellement de son domaine statutaire (question des femmes, des relations entre les sexes, de la médecine, de la maladie mentale, de l'environnement, des minorités, de la délinquance) ; et, d'autre part, une volonté de retranscrire tous ces problèmes dans le vocabulaire d'une théorie qui relevait plus ou moins directement du marxisme. Or le processus qui s'est marqué à ce moment a conduit non pas à la confiscation des problèmes posés par la doctrine marxiste, mais, au contraire, à une impuissance de plus en plus manifeste du marxisme à affronter ces problèmes. De sorte qu'on s'est trouvé devant des interrogations adressées à la politique sans qu'elles soient nées elles-mêmes d'une doctrine politique. De ce point de vue, une telle libération du questionnement me paraît avoir joué un rôle positif : pluralité des questions posées à la politique, et non pas réinscription du questionnement dans le cadre d'une doctrine politique.

- Diriez-vous que votre travail est axé sur les rapports entre l'éthique, la politique et la généalogie de la vérité ?

- D'une certaine manière, on pourrait dire sans doute que j'essaie d'analyser les relations entre science, politique et éthique. Mais je ne crois pas que ce serait une représentation tout à fait exacte du travail que je veux faire. Je ne voudrais pas m'en tenir à ce niveau ; je cherche plutôt à voir comment les processus ont pu interférer les uns avec les autres dans la constitution d'un domaine scientifique, d'une structure politique, d'une pratique morale. Prenons l'exemple de la psychiatrie : on peut sans doute l'analyser aujourd'hui dans sa structure épistémologique -même si elle est encore assez lâche ; on peut l'analyser aussi dans le cadre des institutions politiques où elle prend ses effets ; on peut l'étudier aussi dans ses implications éthiques, tant du côté de celui qui est objet de la psychiatrie que du côté du psychiatre lui-même. Mais ce n'est pas cela qui a constitué mon but. J'ai essayé de voir plutôt comment, dans la constitution de la psychiatrie comme science, dans la découpe de son champ et dans la définition de son objet, une structure politique et une pratique morale se trouvaient impliquées : en ce double sens qu'elles étaient supposées par l'organisation progressive de la psychiatrie comme science et qu'elles se trouvaient infléchies aussi par cette constitution. Il n'aurait pas pu y avoir de psychiatrie comme celle que nous connaissons sans tout un jeu de structures politiques et sans un ensemble d'attitudes éthiques ; mais, inversement, la constitution de la folie en un domaine de savoir a infléchi les pratiques politiques et les attitudes éthiques qui la concernaient. Il s'agissait de déterminer le rôle de la politique et de l'éthique dans la constitution de la folie comme domaine particulier de connaissance scientifique ; mais aussi d'analyser les effets de celle-ci sur les pratiques politiques et éthiques.

De même, à propos de la délinquance. Il s'agissait de voir quelle stratégie politique avait pu, en donnant son statut à la criminalité, faire appel à certaines formes de savoir et à certaines attitudes morales ; il s'agissait aussi de voir comment ces modalités de connaissance et ces formes de morale avaient pu être réfléchies et modifiées par ces techniques disciplinaires. Dans le cas de la sexualité, c'est la formation d'une attitude morale que j'ai essayé de dégager ; mais cette formation, j'ai cherché à la reconstituer à travers le jeu qu'elle a entretenu avec des structures politiques (essentiellement dans le rapport entre maîtrise de soi et domination sur les autres) et avec les modalités de la connaissance (connaissance de soi et connaissance des différents domaines de l'activité).

De sorte que, dans ces trois domaines - celui de la folie, celui de la délinquance, celui de la sexualité -, j'ai chaque fois privilégié un aspect particulier : celui de la constitution d'une objectivité, celui de la formation d'une politique et d'un gouvernement de soi, celui de l'élaboration d'une éthique et d'une pratique de soi-même. Mais j'ai chaque fois aussi essayé de montrer la place qu'y occupent les deux autres composantes qui sont nécessaires pour la constitution d'un champ d'expérience. Il s'agit au fond de différents exemples où se trouvent impliqués les trois éléments fondamentaux de toute expérience : un jeu de vérité, des relations de pouvoir, des formes de rapport à soi et aux autres. Et si chacun de ces exemples privilégie, d'une certaine façon, l'un de ces trois aspects -puisque l'expérience de la folie s'est récemment organisée surtout comme un champ de savoir, celle du crime comme un domaine d'intervention politique, tandis que celle de la sexualité s'est définie comme un lieu éthique -, j'ai voulu montrer chaque fois comment les deux éléments étaient présents, quels rôles ils ont joué et comment chacun a été affecté par les transformations des deux autres.

- Vous parlez, depuis peu, d'une « histoire des problématiques ». Qu'entendez-vous au juste par là ?

- J'ai longtemps cherché à savoir s'il serait possible de caractériser l'histoire de la pensée en la distinguant de l'histoire des idées c'est-à-dire de l'analyse des systèmes de représentations -et de l'histoire des mentalités - c'est-à-dire de l'analyse des attitudes et des schémas de comportement. Il m'a semblé qu'il y avait un élément qui était de nature à caractériser l'histoire de la pensée : c'était ce qu'on pourrait appeler les problèmes ou plus exactement les problématisations. Ce qui distingue la pensée, c'est qu'elle est tout autre chose que l'ensemble des représentations qui sous-tendent un comportement ; elle est tout autre chose aussi que le domaine des attitudes qui peuvent le déterminer. La pensée n'est pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens ; elle est plutôt ce qui permet de prendre du recul par rapport à cette manière de faire ou de réagir, de se la donner comme objet de pensée et de l'interroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pensée, c'est la liberté par rapport à ce qu'on fait, le mouvement par lequel on s'en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème.

Dire que l'étude de la pensée, c'est l'analyse d'une liberté ne veut pas dire qu'on a affaire à un système formel qui n'aurait de référence qu'à lui-même. En fait, pour qu'un domaine d'action, pour qu'un comportement entre dans le champ de la pensée, il faut qu'un certain nombre de facteurs l'aient rendu incertain, lui aient fait perdre sa familiarité, ou aient suscité autour de lui un certain nombre de difficultés. Ces éléments relèvent de processus sociaux, économiques, ou politiques. Mais ils ne jouent là qu'un rôle d'incitation. Ils peuvent exister et exercer leur action pendant très long temps, avant qu'il y ait problématisation effective par la pensée. Et celle-ci, lorsqu'elle intervient, ne prend pas une forme unique qui serait le résultat direct ou l'expression nécessaire de ces difficultés ; elle est une réponse originale ou spécifique souvent multiforme, parfois même contradictoire dans ses différents aspects, à ces difficultés qui sont définies pour elle par une situation ou un contexte et qui valent comme une question possible.

A un même ensemble de difficultés plusieurs réponses peuvent être données. Et la plupart du temps, des réponses diverses sont effectivement proposées. Or ce qu'il faut comprendre, c'est ce qui les rend simultanément possibles ; c'est le point où s'enracine leur simultanéité ; c'est le sol qui peut les nourrir les unes et les autres, dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions. Aux difficultés que rencontrait la pratique de la maladie mentale au XVIIIe siècle on a proposé des solutions diverses : celle de Tuke et celle de Pinel peuvent apparaître comme des exemples ; de même, aux difficultés rencontrées par la pratique pénale tout un ensemble de solutions a été proposé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; ou encore, pour prendre un exemple fort éloigné, aux difficultés de l'éthique sexuelle traditionnelle les diverses écoles philosophiques de l'époque hellénistique ont proposé des solutions différentes.

Mais le travail d'une histoire de la pensée serait de retrouver à la racine de ces solutions diverses la forme générale de problématisation qui les a rendues possibles -jusque dans leur opposition même ; ou encore ce qui a rendu possible les transformations des difficultés et embarras d'une pratique en un problème général pour lequel on propose diverses solutions pratiques. C'est la problématisation qui répond à ces difficultés, mais en faisant tout autre chose que les traduire ou les manifester ; elle élabore à leur propos les conditions dans lesquelles des réponses possibles peuvent être données ; elle définit les éléments qui constitueront ce à quoi les différentes solutions s'efforcent de répondre. Cette élaboration d'une donnée en question, cette transformation d'un ensemble d'embarras et de difficultés en problèmes auxquels les diverses solutions chercheront à apporter une réponse, c'est cela qui constitue le point de problématisation et le travail spécifique de la pensée.

On voit combien on est loin d'une analyse en termes de déconstruction (toute confusion entre ces deux méthodes serait imprudente). Il s'agit au contraire d'un mouvement d'analyse critique par lequel on essaie de voir comment ont pu être construites les différentes solutions à un problème ; mais aussi comment ces différentes solutions relèvent d'une forme spécifique de problématisation. Et il apparaît alors que toute solution nouvelle qui viendrait s'ajouter aux autres relèverait de la problématisation actuelle, modifiant seulement quelques-uns des postulats ou des principes sur lesquels on appuie les réponses qu'on donne. Le travail de la réflexion philosophique et historique se replace dans le champ de travail de la pensée à la condition qu'on ressaisisse bien la problématisation non comme un ajustement des représentations, mais comme un travail de la pensée.