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« Les caresses d'hommes considérées comme un
art » Libération, no 323, 1er juin 1982, p. 27, (Sur
J. Dover, Homosexualité grecque, Grenoble, La Pensée
sauvage, 1982.)
Dits Ecrits tome IV texte n°314
Qui s'intéresserait aux nuits blanches des éditeurs
les entendrait - et pas les moindres – pleurer : traduire
est impossible, c'est long, c'est coûteux, ce n'est pas rentable.
J'en connais qui, depuis dix ans, traînent sur des projets
de traduction qu'ils n'ont pas osé refuser et qu'ils n'ont
pas le courage d'achever. Voici en tout cas un éditeur un
« tout petit » - qui vient de publier en français,
et fort bien, le Dover, déjà classique, encore récent.
La Pensée sauvage, à Grenoble, avec Alain Geoffroy
et Suzanne Saïd (excellente traductrice), s'est attelée
à la tâche. Et a parfaitement réussi. À
méditer pour tous ceux qui voudraient réfléchir
sur les destins à venir de l'édition « savante»
.
L'ouvrage de Dover aura ici le même succès qu'il a
rencontré en Angleterre et aux États-Unis. Tant mieux,
À pleine main, il offre les plaisirs de l'érudition ;
ils sont, plus d'une fois, imprévus. Il est d'une grande
alacrité intellectuelle, et souvent d'une imperturbable drôlerie :
amoralisme acide, savant et oxfordien de la pensée, méticulosité
indéfinie pour ressaisir, à travers des textes douteux
et quelques tessons de musée, la vivacité d'une main
entre deux cuisses ou la douceur d'un baiser vieux de deux millénaires
et demi. L'ouvrage, surtout, est nouveau grâce à la
documentation mise en oeuvre et à l'usage qu'il en fait.
Il entrecroise avec une extrême rigueur les textes et les
données iconographiques. C'est que les Grecs, à l'âge
classique, en ont montré plus qu'ils n'en ont dit : les peintures
de vase sont infiniment plus explicites que les textes qui nous
restent - fussent-ils de comédie. Mais en retour, beaucoup
de scènes peintes seraient muettes (et le sont restées
jusqu'ici) sans le recours au texte qui en dit la valeur amoureuse.
Un jeune homme donne un lièvre à un garçon
? Cadeau d'amour. Il lui caresse le menton ? Proposition. Le coeur
de l'analyse de Dover est là : retrouver ce que disaient ces
gestes du sexe et du plaisir, gestes que nous croyons universels
(quoi de plus commun, finalement, que le gestuaire de l'amour) et
qui, analysés dans leur spécificité historique,
tiennent un discours bien singulier.
Dover, en effet, déblaie tout un paysage conceptuel qui
nous encombrait. Bien sûr, on trouvera encore des esprits
aimables pour penser qu'en somme l'homosexualité a toujours
existé : à preuve Cambacérès, le duc
de Crequi, Michel-Ange ou Timarque. À de tels naïfs
Dover donne une bonne leçon de nominalisme historique. Le
rapport entre deux individus du même sexe est une chose. Mais
aimer le même sexe que soi, prendre avec lui un plaisir, c'est
autre chose, c'est toute une expérience, avec ses objets
et leurs valeurs, avec la manière d'être du sujet et
la conscience qu'il a de lui-même.
Cette expérience est complexe, elle est diverse, elle change
de formes. Il y aurait à faire toute une histoire de «
l'autre du même sexe » comme objet de plaisir. C'est
ce que fait Dover pour la Grèce classique. Garçon
libre à Athènes, il devait à Rome être
plutôt l'esclave ; à l'aube de l'âge classique,
sa valeur était dans sa jeune vigueur, sa forme déjà
marquée ; plus tard, ce fut sa grâce, sa juvénilité,
la fraîcheur de son corps. Il devait, pour bien faire, résister,
ne pas passer de main en main, ne pas céder au premier venu,
mais jamais «pour rien» (étant entendu cependant
que l'argent disqualifiait le rapport ou que trop d'avidité
le rendait suspect). En face, l'amateur de garçons a aussi
ses différents profils : compagnons de jeunesse et d'armes,
l'exemple de vertu civique, élégant cavalier, maître
de sagesse. En tout cas, jamais, en Grèce, ni l'un ni l'autre
ne faisaient de cet amour ou de ce plaisir une expérience
semblable à celle que nous faisons, nous et nos contemporains,
de l'homosexualité.
Dover, on s'en doute, fait rire aussi de ceux pour qui l'homosexualité,
en Grèce, aurait été libre. Ce genre d'histoire
ne peut s'écrire dans les termes simples de la prohibition
et de la tolérance, comme s'il y avait, d'un côté,
l'obstination du désir et, de l'autre, l'interdit qui le
réprime. En fait, les rapports d'amour et de plaisir entre
individus de sexe masculin s'organisaient selon des règles
précises et exigeantes. Il y avait bien entendu les obligations
de la séduction et de la cour. Il y avait toute une hiérarchie
depuis l'amour «bien» qui faisait honneur aux deux partenaires,
jusqu'à l'amour vénal, en passant par les multiples
échelons des faiblesses, de la complaisance et de l'honneur
écorné. Il y avait la lumière vive portée
sur la relation adulte-garçon et l'immense plage d'ombre
où étaient plongés les rapports sexuels entre
solides porteurs de barbe. Il y avait surtout -et c'est là,
sans doute, l'un des points essentiels de l'éthique grecque
- le partage radical entre activité et passivité.
L'activité seule est valorisée ; la passivité
- qui est de nature et de statut chez la femme et l'esclave - ne peut
être chez l'homme que honteuse. On peut, à travers
l'étude de Dover, voir s'affirmer ce qui est la plus grande
différence entre l'expérience grecque de la sexualité
et la nôtre. Pour nous, c'est la préférence
d'objet (hétéro ou homosexuel) qui marque la différence
essentielle ; pour les Grecs, c'est la position du sujet (actif ou
passif) qui fixe la grande frontière morale : par rapport
à cet élément constitutif d'une éthique
essentiellement masculine, les options de partenaires (garçons,
femmes, esclaves) sont peu importantes.
Dans les dernières pages de son livre, Dover fait apparaître
un point capital et qui éclaire rétrospectivement
toute son analyse. Chez les Grecs, et ceci ne vaut pas simplement
pour l'époque classique, ce qui régissait le comportement
sexuel n'avait pas la forme d'un code. Ni la loi civile, ni la loi
religieuse, ni une loi «naturelle» ne prescrivaient
ce qu'il fallait - ou ne fallait pas-faire. Et pourtant l'éthique
sexuelle était exigeante, complexe, multiple. Mais comme
peut l'être une technê, un art - un art de vivre entendu
comme souci de soi-même et de son existence.
C'est bien ce que, tout au long, montre Dover : le plaisir avec
les garçons était un mode d'expérience. La
plupart du temps, il n'excluait pas le rapport avec les femmes,
et en ce sens il n'était ni l'expression d'une structure
affective particulière ni une forme d'existence distincte
des autres. Mais il était beaucoup plus qu'une possibilité
de plaisir parmi d'autres : il impliquait des comportements, des
manières d'être, certaines relations avec les autres,
la reconnaissance de tout un ensemble de valeurs. C'était
une option qui n'était ni exclusive ni irréversible,
mais dont les principes, les règles et les effets s'étendaient
loin dans les formes de vie.
Il faut s'y faire : le livre de Dover ne raconte pas un âge
d'or où le désir aurait eu la franchise d'être
bisexuel ; il raconte l’histoire singulière d'un choix
sexuel qui, à l'intérieur d'une société
donnée, a été mode de vie, culture et art de
soi-même.
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