|
« Le combat de la chasteté », Communications,
no 35 : Sexualités occidentales, mai 1982, pp. 15-25.
Dits Ecrits tome IV texte N°312
Ce texte est extrait du troisième volume de l'Histoire de
la sexualité **. Après avoir consulté Philippe
Ariès sur l'orientation générale du présent
recueil, j'ai pensé que ce texte consonait avec les autres
études. Il nous semble en effet que l'idée qu'on se
fait d'ordinaire d'une éthique sexuelle chrétienne
est à réviser profondément ; et que, d'autre
part, la valeur centrale de la question de la masturbation a une
tout autre origine que la campagne des médecins aux XVIIIe
et XIXe siècles.
* Voir « Sur l'histoire de l'homosexualité »,
Le Débat, no 10, mars 1981, pp. 106-160.
** Il s'agit des Aveux de la chair. À cette date, L'Usage
des plaisirs n'avait pas été scindé en deux
volumes.
Le combat de la chasteté est analysé par Cassien
dans le sixième chapitre des Institutions, « De l'esprit
de fornication », et dans plusieurs des Conférences
: la quatrième sur « La concupiscence de la chair et
de l'esprit », la cinquième sur les « Huit principaux
vices », la douzième sur « La chasteté
» et la vingt-deuxième sur les « Illusions nocturnes
». Il figure en deuxième position sur une liste de
huit combats 1, sous la forme d'une lutte contre l'esprit de fornication.
Quant à cette fornication, elle se subdivise elle-même
en trois sous-catégories 2. Tableau d'apparence très
peu juridique si on le rapproche des catalogues de fautes comme
on en trouvera lorsque l'Église médiévale aura
organisé le sacrement de pénitence sur le modèle
d'une juridiction. Mais les spécifications proposées
par Cassies ont sans doute un autre sens.
Examinons d'abord la place de la fornication parmi les autres esprits
du mal.
Cassien complète le tableau des huit esprits du mal par
des regroupements internes. Il établit des couples de vices
qui ont entre eux des rapports particuliers d' « alliance
» et de « communauté » 3 : Orgueil et vaine
gloire, paresse et acédie, avarice et colère. La fornication
fait couple avec la gourmandise. Pour plusieurs raisons : parce
que ce sont deux vices « naturels », qui sont innés
en nous et dont il nous est par conséquent très difficile
de nous défaire ; parce que ce sont deux vices qui impliquent
la participation du corps non seulement pour se former mais pour
accomplir leur objectif ; parce que, enfin, il y a entre eux des
liens de causalité très directe : c'est l'excès
de nourriture qui allume dans le corps le désir de la fornication
4. Et, soit parce qu'il est ainsi fortement associé à
la gourmandise, soit au contraire par sa nature propre, l'esprit
de fornication joue, par rapport aux autres vices dont il fait partie,
un rôle privilégié.
D'abord, sur la chaîne causale. Cassien souligne le fait
que les vices ne sont pas indépendants les uns des autres,
même si chaque individu peut être attaqué, de
façon plus particulière, par l'un ou l'autre 5.
1. Les sept autres sont la gourmandise, l'avarice, la colère,
la paresse, l'acédie, la vaine gloire et l'orgueil.
2. Cf. infra, p. 299.
3. Conférences, V. 10. J'ai suivi l'édition et la
traduction des Institutions et des Conférences telles qu'elles
ont été publiées par les Sources chrétiennes.
4. Institutions, V, et Conférences, V.
5. Conférences, V, 13-14.
Un vecteur causal les relie l'un à l'autre : il commence
avec la gourmandise, qui naît avec le corps et allume la fornication
; puis ce premier couple engendre l'avarice, entendue comme attachement
aux biens terrestres ; laquelle fait naître les rivalités,
les disputes et la colère ; d'où se produit l'abattement
de la tristesse, qui provoque le dégoût de la vie monastique
tout entière et l'acédie. Un tel enchaînement
suppose qu'on ne pourra jamais vaincre un vice si on n'a pas triomphé
de celui sur lequel il prend appui. « La défaite du
premier apaise celui qui le suit ; celui-là vaincu, celui-ci
s'alanguit sans plus de labeur. » Au principe des autres,
le couple gourmandise-fornication, comme « un arbre géant
qui étend au loin son ombre », doit être déraciné.
De là l'importance ascétique du jeûne comme
moyen de vaincre la gourmandise et de couper court à la fornication.
Là est la base de l'exercice ascétique, car là
est le commencement de la chaîne causale.
L'esprit de fornication est aussi dans une position dialectique
singulière par rapport aux derniers vices et surtout à
l'orgueil. En effet, pour Cassien, orgueil et vaine gloire n'appartiennent
pas à la chaîne causale des autres vices. Loin d'être
engendrés par ceux-ci, ils sont provoqués par la victoire
qu'on remporte sur eux 1 : orgueil « charnel » vis-à-vis
des autres par l'étalage que l'on fait de ses jeûnes,
de sa chasteté, de sa pauvreté, etc. ; orgueil «
spirituel » qui fait croire qu'on ne doit ce progrès
qu'à ses seuls mérites 2. Vice de la défaite
des vices auquel fait suite une chute d'autant plus lourde qu'elle
vient de plus haut. Et la fornication, le plus honteux de tous les
vices, celui qui fait le plus rougir, constitue la conséquence
de l'orgueil - châtiment mais aussi tentation, épreuve
que Dieu envoie au présomptueux pour lui rappeler que la
faiblesse de la chair le menace toujours si la grâce ne vient
pas à son secours. « Parce que quelqu'un a joui longtemps
de la pureté du cœur et du corps, par une suite naturelle,
[...] tout au fond de lui-même, il se glorifie dans une certaine
mesure [ ...]. Aussi le Seigneur fait-il mieux, pour son bien, de
l'abandonner : la pureté qui lui donnait tant d'assurance
commence de le troubler ; au milieu de la prospérité
spirituelle, il se voit chanceler 3. » Dans le grand cycle
des combats, au moment où l'âme n'a plus à lutter
que contre soi, les aiguillons de la chair se font sentir à
nouveau, marquant ainsi l'inachèvement nécessaire
de cette lutte et la menaçant d'un perpétuel recommencement.
1. Conférences, V, 10.
2. Institutions, XII, 2.
3. Conférences, XII, 6. Voir des exemples de la chute dans
l'esprit de fornication, dans l'orgueil et la présomption
in Conférences, II, 13 ; et surtout dans Institutions, XII,
20 et 21, où les fautes contre l'humilité sont sanctionnées
par les tentations les plus humiliantes, celle d'un désir
contra usum naturae.
Enfin, la fornication a par rapport aux autres vices un certain
privilège ontologique, qui lui confère une importance
ascétique particulière. Elle a, en effet, comme la
gourmandise, ses racines dans le corps. Impossible de la vaincre
sans le soumettre à des macérations ; alors que la
colère ou la tristesse se combattent « par la seule
industrie de l'âme », elle ne peut être déracinée
sans « la mortification corporelle, les veilles, les jeûnes,
le travail qui brise le corps » 1. Ce qui n'exclut pas, au
contraire, le combat que l'âme doit livrer contre elle-même,
puisque la fornication peut naître de pensées, d'images,
de souvenirs : « Lorsque le démon, par sa ruse subtile,
a insinué dans notre cœur le souvenir de la femme, en
commençant par notre mère, nos sueurs, nos parents
ou certaines femmes pieuses, nous devons le plus vite possible chasser
ces souvenirs de nous-même, de peur que si nous nous y attardons
trop le tentateur n'en prenne occasion pour nous faire insensiblement
ensuite penser à d'autres femmes 2. » Cependant, la
fornication présente avec la gourmandise une différence
capitale. Le combat contre celle-ci doit être mené
avec mesure puisqu'on ne saurait renoncer à toute nourriture
: « Il faut pourvoir aux exigences de la vie... de peur que
le corps, épuisé par notre faute, ne puisse plus s'acquitter
des exercices spirituels nécessaires 3. » Ce penchant
naturel à la nourriture, nous avons à le tenir à
distance, à le prendre sans passion, nous n'avons pas à
l'arracher ; il a une légitimité naturelle ; le nier
totalement, c'est-à-dire jusqu'à la mort, serait charger
son âme d'un crime. En revanche, il n'y a pas de limite dans
la lutte contre l'esprit de fornication ; tout ce qui peut nous
y porter doit être extirpé et aucune exigence naturelle
ne saurait justifier, en ce domaine, la satisfaction d'un besoin.
Il s'agit donc de faire mourir entièrement un penchant dont
la suppression n'entraîne pas la mort de notre corps. La fornication
est parmi les huit vices le seul qui soit à la fois inné,
naturel, corporel dans son origine et qu'il faille détruire
entièrement comme il faut le faire pour ces vices de l'âme
que sont l'avarice ou l'orgueil. Mortification radicale par conséquent
qui nous laisse vivre dans notre corps en nous affranchissant de
la chair. « Sortir de la chair tout en demeurant dans le corps
4. » C'est à cet au-delà de la nature, dans
l'existence terrestre, que la lutte contre la fornication nous donne
accès. Elle nous « arrache à la fange terrestre
».
1. Conférences, V, 4.
2. Institutions, IV, 13.
3. Institutions, V, 8.
4. Institutions, VI, 6.
Elle nous fait vivre en ce monde une vie qui n'est pas de ce monde.
Parce qu'elle est la plus radicale, c'est cette mortification qui
nous apporte, dès ici-bas, la plus haute promesse : «
dans la chair parasite », elle confère « la citoyenneté
que les saints ont la promesse de posséder une fois délivrés
de la corruptibilité charnelle » 1.
On voit donc comment la fornication, tout en étant l'un
des huit éléments du tableau des vices, se trouve
par rapport aux autres dans une position particulière : en
tête de l'enchaînement causal, au principe du recommencement
des chutes et du combat, en un des points les plus difficiles et
les plus décisifs du combat ascétique.
Cassien, dans la cinquième conférence, divise le
vice de fornication en trois espèces. La première
consiste dans la « conjonction des deux sexes » (commixtio
sexus utriusque) ; la deuxième s'accomplit « sans contact
avec la femme » (absque femineo tacts) - ce qui a valu à
Onan sa condamnation ; la troisième est « conçue
par l'esprit et la pensée » 2. Presque la même
distinction est reprise dans la douzième conférence
: la conjonction charnelle (carnalis commixtio) à laquelle
Cassien donne ici le nom de fornicatio au sens restreint ; puis
l'impureté, immunditia, qui se produit sans contact avec
une femme, lorsqu'on dort ou qu'on veille : elle est due à
l' « incurie d'un esprit sans circonspection » ; enfin
la libido qui se développe dans les « replis de l'âme
», et sans qu'il y ait de « passion corporelle »
(sine passione corporis) 3. Cette spécification est importante,
parce qu'elle seule permet de comprendre ce que Cassien entend par
le terme général de fornicatio, auquel il ne donne
par ailleurs aucune définition d'ensemble. Mais elle est
importante surtout par l'usage qu'il fait de ces trois catégories
et qui est si différent de ce qu'on pourrait trouver dans
bien des textes antérieurs.
Il existait en effet une trilogie traditionnelle des péchés
de la chair : l'adultère, la fornication (qui désignait
les rapports sexuels hors mariage) et la « corruption d'enfants
». Ce sont ces trois catégories, en tout cas, qu'on
trouve dans la Didaché : « Tu ne commettras pas l'adultère,
tu ne commettras pas de fornication, tu ne séduiras pas de
jeunes garçons 4. »
1. Institutions, VI, 6.
2. Conférences, V, II.
3. Conférences, XII, 2. Cassien appuie sa tripartition sur
un passage de l'Épître aux Colossiens 3, 5.
4. Didaché, II, 2.
Ce sont elles qu'on retrouve dans la lettre de Barnabé :
« Ne commets ni fornication ni adultère, ne corromps
pas les enfants 1. » Il est arrivé souvent par la suite
que les deux premiers termes seulement soient retenus - la fornication
désignant toutes les fautes sexuelles en général,
et l'adultère, celles qui transgressent l'obligation de fidélité
dans le mariage 2. Mais, de toute façon, il était
tout à fait habituel d'assortir cette énumération
de préceptes concernant la convoitise de pensée ou
de regards, ou tout ce qui peut conduire à la consommation
d'un acte sexuel interdit : « Ne sois pas convoiteur, car
la convoitise mène à la fornication, garde-toi des
propos obscènes et des regards effrontés, car tout
cela engendre des adultères 3. »
L'analyse de Cassien a ces deux particularités, de ne pas
faire un sort particulier à l'adultère, qui entre
dans la catégorie de fornication au sens étroit, et
surtout de ne porter attention qu'aux deux autres catégories.
Nulle part, dans les différents textes où il évoque
le combat de la chasteté, il ne parle des relations sexuelles
proprement dites. Nulle part ne sont envisagés les différents
« péchés » possibles selon l'acte commis,
le partenaire avec lequel on le commet, son âge, son sexe,
les relations de parenté qu'on pourrait avoir avec lui. Aucune
des catégories qui constitueront au Moyen Âge la grande
codification des péchés de luxure n'apparaît
ici. Sans doute, Cassien, s'adressant à des moines, qui avaient
fait vœu de renoncer à toute relation sexuelle, n'avait
pas à revenir explicitement sur ce préalable. Il faut
pourtant noter que sur un point important de la cénobie,
et qui avait suscité chez Basile de Césarée
ou chez Chrysostome des recommandations précises 4, Cassien
se contente d'allusions furtives : « Que personne surtout
parmi les jeunes ne reste avec un autre, même un peu de temps,
ou ne se retire avec lui ou qu'ils ne se prennent par la main 5.
»
1. Lettre de Barnabé, XIX, 4. Un peu plus haut, à
propos des interdits alimentaires, le même texte interprète
la défense de manger de la hyène comme prohibition
de l'adultère ; celle de manger du lièvre, comme prohibition
de la séduction d'enfants ; celle de manger de la belette,
comme condamnation des rapports buccaux.
2. Ainsi saint Augustin, Sermon, 56.
3. Didaché, III, 3.
4. Basile de Césarée, Exhortation d renoncer au monde,
5 : « Évite tout commerce, toute relation avec les
jeunes confrères de ton âge. Fuis-les comme le feu.
Nombreux, hélas, sont ceux que par leur intermédiaire
l'ennemi a incendiés et livrés aux flammes éternelles.
» Cf. les précautions indiquées dans les Grandes
Règles (34) et les Règles brèves (220). Voir
également jean Chrysostome, Adversus oppugnatores vitae monasticae.
5. Institutions, il, 15. Ceux qui enfreignent cette loi commettent
une faute grave et sont soupçonnés « conjurationis
pravique consilii ». Ces mots sont-ils une manière
allusive de désigner un comportement amoureux ou visent-ils
le danger de relations privilégiées entre membres
de la même communauté ? Mêmes recommandations
dans Institutions, IV, 16.
Tout se passe comme si Cassien ne s'intéressait qu'aux deux
derniers termes de sa subdivision division (concernant ce qui se
passe sans rapport sexuel et sans passion du corps), comme s'il
élidait la fornication comme conjonction entre deux individus,
et n'accordait d'importance qu'à des éléments
dont la condamnation n'avait auparavant qu'une valeur d'accompagnement
par rapport à celle des actes sexuels proprement dits.
Mais si les analyses de Cassien omettent la relation sexuelle,
si elles se déploient dans un monde si solitaire et sur une
scène si intérieure, la raison n'en est pas simplement
négative. C'est que l'essentiel du combat de la chasteté
porte sur une cible qui n'est pas de l'ordre de l'acte ou de la
relation ; il concerne une autre réalité que celle
du rapport sexuel entre deux individus. Un passage de la douzième
conférence permet d'apercevoir ce qu'est cette réalité.
Cassien y caractérise les six étapes qui marquent
le progrès dans la chasteté. Or, comme il s'agit dans
cette caractérisation non de montrer la chasteté elle-même,
mais de relever les signes négatifs auxquels on peut reconnaître
qu'elle progresse -les différentes traces d'impureté
qui tour à tour disparaissent -, on a là l'indication
de ce contre quoi il faut se battre dans le combat de la chasteté.
Première marque de ce progrès : le moine, quand il
est éveillé, n'est pas « brisé »
par une « attaque de la chair » -impugnatione carnali
non eliditur. Donc, plus d'irruption dans l'âme de mouvements
qui emportent la volonté.
Deuxième étape : si des « pensées voluptueuses
» (voluptariae cogitationes) se produisent dans l'esprit,
il ne s'y « attarde » pas. Il ne pense pas à
ce que, involontairement et malgré lui, il se trouve penser
1.
On est au troisième stade lorsqu'une perception qui vient
du monde extérieur n'est plus en état de provoquer
la concupiscence : on peut croiser une femme du regard sans aucune
convoitise.
À la quatrième étape, on n'éprouve
plus, au cours de la veille, même le mouvement de la chair
le plus innocent. Cassien veut-il dire qu'il ne se produit plus
aucun mouvement dans la chair ? Et qu'on exerce alors sur son propre
corps une maîtrise totale ? C'est peu vraisemblable puisqu'il
insiste par ailleurs souvent sur la permanence des mouvements involontaires
du corps. Le terme qu'il utilise -perferre -se rapporte sans doute
au fait que ces mouvements ne sont pas susceptibles d'affecter l'âme
et que celle-ci n'a pas à les endurer.
1. Le terme utilisé par Cassien pour désigner le
fait que l'esprit s'attarde à ces pensées est immorari.
La delectatio morosa sera, dans la suite, l'une des catégories
importantes dans l'éthique sexuelle du Moyen Âge.
Cinquième degré : « Si le sujet d'une conférence
ou la suite nécessaire d'une lecture amène l'idée
de la génération humaine, l'esprit ne se laisse pas
effleurer par le plus subtil consentement à l'acte voluptueux,
mais le considère d'un regard tranquille et pur, comme une
oeuvre toute simple, un ministère nécessaire attribué
au genre humain et ne sort pas plus affecté de son souvenir
que s'il songeait à la fabrication des briques ou à
l'exercice de quelque autre métier. »
Enfin, on a atteint le dernier stade lorsque « la séduction
du fantôme féminin ne cause point d'illusion pendant
le sommeil. Encore que nous ne croyions pas cette tromperie coupable
de péché, elle est cependant l'indice d'une convoitise
qui se cache encore dans les moelles » 1.
Dans cette désignation des différents traits de l'esprit
de fornication, s'effaçant à mesure que progresse
la chasteté, il n'y a donc aucune relation avec un autre,
aucun acte, et pas même l'intention d'en commettre. Pas de
fornication au sens étroit du terme. De ce microcosme de
la solitude sont absents les deux éléments majeurs
autour desquels tournait l'éthique sexuelle non seulement
des philosophes anciens, mais d'un chrétien comme Clément
d'Alexandrie -au moins dans la lettre II du Pédagogue : la
conjonction de deux individus (sunousia) et les plaisirs de l'acte
(aphrodisia). Les éléments mis en jeu sont les mouvements
du corps et ceux de l'âme, les images, les perceptions, les
souvenirs, les figures du rêve, le cours spontané de
la pensée, le consentement de la volonté, la veille
et le sommeil. Et deux pôles s'y dessinent dont il faut bien
voir qu'ils ne coïncident pas avec le corps et l'âme
: le pôle involontaire qui est celui soit des mouvements physiques,
soit des perceptions qui s'inspirent des souvenirs et des images
qui surviennent, et qui, se propageant dans l'esprit, investissent,
appellent et attirent la volonté ; et le pôle de la
volonté elle-même qui accepte ou repousse, se détourne
ou se laisse captiver, s'attarde, consent. D'un côté,
donc, une mécanique du corps et de la pensée qui,
circonvenant l'âme, se charge d'impureté et peut conduire
jusqu'à la pollution ; et, de l'autre, un jeu de la pensée
avec elle-même.
1. Conférences, XII, 7.
On retrouve là les deux formes de « fornication »
au sens large que Cassien avait définies à côté
de la conjonction des sexes et auxquelles il a réservé
toute son analyse : l'immunditia, qui, dans la veille ou le sommeil,
surprend une âme inapte à se surveiller et mène,
hors de tout contact avec l'autre, à la pollution ; et la
libido qui se déroule dans les profondeurs de l'âme
et à propos de laquelle Cassien rappelle la parenté
des mots libido libet 1.
Le travail du combat spirituel et les progrès de la chasteté
dont Cassien décrit les six étapes peuvent alors se
comprendre comme une tâche de dissociation. On est très
loin de l'économie des plaisirs et de leur limitation stricte
aux actes permis ; loin également de l'idée d'une
séparation aussi radicale que possible entre l'âme
et le corps. Il s'agit d'un perpétuel labeur sur le mouvement
de la pensée (soit qu'il prolonge et répercute ceux
du corps, soit qu'il les induise), sur ses formes les plus rudimentaires,
sur les éléments qui peuvent le déclencher,
de façon que le sujet n'y soit jamais impliqué, même
par la forme la plus obscure et la plus apparemment « involontaire
» de volonté. Les six degrés à travers
lesquels, on l'a vu, progresse la chasteté représentent
six étapes dans ce processus qui doit dénouer l'implication
de la volonté. Défaire l'implication dans les mouvements
du corps, c'est le premier degré. Puis défaire l'implication
imaginative (ne pas s'attarder à ce qu'on a dans l'esprit).
Puis défaire l'implication sensible (ne plus éprouver
les mouvements du corps). Puis défaire l'implication représentative
(ne plus penser aux objets comme objets de désir possible).
Et, finalement, défaire l'implication onirique (ce qu'il
peut y avoir de désir dans les images pourtant involontaires
du rêve). À cette implication, dont l'acte volontaire
ou la volonté explicite de commettre un acte sont la forme
la plus visible, Cassien donne le nom de concupiscence. C'est contre
elle qu'est tourné le combat spirituel, et l'effort de dissociation,
de désimplication, qu'il poursuit.
Ainsi s'explique le fait que, tout au long de cette lutte contre
l'esprit de « fornication » et pour la chasteté,
le problème fondamental, et pour ainsi dire unique, soit
celui de la pollution -depuis ses aspects volontaires ou les complaisances
qui l'appellent jusqu'aux formes involontaires dans le sommeil ou
dans le rêve. Importance si grande que Cassien fera de l'absence
de rêves érotiques et de pollution nocturne le signe
qu'on est parvenu au plus haut stade de la chasteté. Il revient
souvent sur ce thème : « La preuve qu'on a atteint
cette pureté sera que nulle image ne nous trompe lorsque
nous sommes en repos et détendus dans le sommeil 2 »,
1. Conférences, V, II ; et XII, 2. Cf. supra.
2. Institutions, VI, 10.
ou encore : « Telle est la fin de l'intégrité
et la preuve définitive : qu'aucune excitation voluptueuse
ne nous survienne pendant notre sommeil et que nous ne soyons pas
conscients des pollutions auxquelles nous contraint la nature 1.
» Toute la douzième conférence est consacrée
à la question des « pollutions de la nuit » et
à la nécessité de « tendre toute notre
force pour en être délivrés ». Et, à
plusieurs reprises, Cassien évoque quelques saints personnages
comme Serenus qui étaient parvenus à un si haut degré
de vertu qu'ils n'étaient jamais exposés à
de pareils inconvénients 2.
On dira que, dans une règle de vie où le renoncement
à toute relation sexuelle était fondamental, il est
tout à fait logique que ce thème devienne aussi important.
On rappellera aussi la valeur accordée, dans des groupes
inspirés plus ou moins directement par le pythagorisme, aux
phénomènes du sommeil et du rêve comme révélateurs
de la qualité de l'existence et aux purifications qui doivent
garantir sa sérénité. Enfin et surtout, il
faut penser que la pollution de la nuit faisait problème
en termes de pureté rituelle ; et c'est précisément
ce problème qui est l'occasion de la vingt-deuxième
conférence : peut-on approcher des « saints autels
» et participer au « banquet salutaire », lorsque
la nuit on s'est souillé 3 ? Mais si toutes ces raisons peuvent
expliquer l'existence de cette préoccupation chez les théoriciens
de la vie monastique, elles ne peuvent rendre compte de la place
exactement centrale que la question de la pollution volontaire-involontaire
a occupée dans toute l'analyse des combats de la chasteté.
La pollution n'est pas simplement l'objet d'un interdit plus intense
que les autres, ou plus difficile à observer. Elle est un
« analyseur » de la concupiscence, dans la mesure où
il était possible de déterminer, tout au long de ce
qui la rend possible, la prépare, l'incite et finalement
la déclenche, quelle est, au milieu des images, des perceptions,
des souvenirs dans l'âme, la part du volontaire et de l'involontaire.
Tout le travail du moine sur lui-même consiste à ne
jamais laisser engager sa volonté dans ce mouvement qui va
du corps à l'âme et de l'âme au corps et sur
lequel cette volonté peut avoir prise, pour le favoriser
ou pour l'arrêter, à travers le mouvement de la pensée.
Les cinq premières étapes des progrès de la
chasteté constituent les désengagements successifs
et de plus en plus subtils de la volonté par rapport aux
mouvements de plus en plus ténus qui peuvent conduire à
cette pollution.
Reste alors la dernière étape. Celle que la sainteté
peut atteindre : l'absence de ces pollutions « absolument
» involontaires qui ont lieu pendant le sommeil.
1. Institutions. VI, 20.
2. Conférences, VII, 1 ; XII, 7. D’autres allusions
à ce thème dans Institutions, Il, 13.
3. Conférences, XXII, 5.
Encore Cassien fait-il remarquer que, pour se produire ainsi, elles
ne sont pas forcément toutes involontaires. Un excès
d'alimentation, des pensées impures dans la journée
sont pour elles une sorte de consentement, sinon de préparation.
Il distingue aussi la nature du rêve qui l'accompagne. Et
le degré d'impureté des images. Il aurait tort, celui
qui est ainsi surpris, d'en rejeter la cause sur le corps et le
sommeil : « C'est le signe d'un mal qui couvait intérieurement,
auquel l'heure de la nuit n'a pas donné naissance, mais que,
enfoui au plus profond de l'âme, lé repos du sommeil
fait apparaître à la surface, révélant
la fièvre cachée des passions que nous avons contractées
en nous repaissant à longueur de journées des passions
malsaines 1. » Et, finalement, reste la pollution sans aucune
trace de complicité, sans ce plaisir qui prouve qu'on y consent,
sans même l'accompagnement de la moindre image onirique. C'est
là, sans doute, le point auquel peut arriver un ascète
qui s'exerce suffisamment ; la pollution n'est plus qu'un «
reste » où le sujet n'a plus aucune part. « Il
faut nous efforcer de réprimer les mouvements de l'âme
et les passions de la chair jusqu'à ce que la chair satisfasse
aux exigences de la nature sans susciter de volupté, se débarrassant
de la surabondance de ses humeurs sans aucune démangeaison
malsaine et sans susciter de combat pour la chasteté 2. »
Puisque ce n'est plus là qu'un phénomène de
nature, seule la puissance qui est plus forte que la nature peut
nous en affranchir : c'est la grâce. C'est pourquoi la non-pollution
est marque de la sainteté, sceau de la plus haute chasteté
possible, bienfait qu'on peut espérer, non acquérir.
Pour sa part, l'homme ne doit rien de moins que rester par rapport
à soi-même dans un état de perpétuelle
vigilance quant aux moindres mouvements qui peuvent se produire
dans son corps ou dans son âme. Veiller nuit et jour, la nuit
pour le jour et le jour en pensant au soir qui vient. « Comme
la pureté et la vigilance durant la journée disposent
à être chaste durant la nuit, de même la vigilance
nocturne affermit le coeur et lui prépare des forces pour
observer la chasteté durant le jour 3. » Cette vigilance,
c'est la mise en oeuvre de la « discrimination » dont
on sait qu'elle est au centre de la technologie de soi-même,
telle qu'elle est développée dans la spiritualité
d'inspiration évagrienne. Le travail du meunier qui trie
les grains, du centenier qui répartit les soldats, du changeur
qui pèse, pour les accepter ou refuser, les pièces
de monnaie, c'est celui-là que le moine doit faire sans cesse
sur ses propres pensées pour reconnaître celles qui
sont porteuses de tentations.
1) Institutions, VI, Il.
2) Institutions, VI, 22.
3) Institutions, VI, 23.
Un tel travail lui permettra de trier les pensées selon
leur origine, de les distinguer selon leur qualité propre,
et de dissocier l'objet qui y est représenté du plaisir
qu'il pourrait évoquer. Tâche de l'analyse permanente
qu'il faut mener sur soi-même et, par le devoir d'aveu, en
relation avec les autres 1. Ni la conception d'ensemble que Cassien
se fait de la chasteté et de la « fornication »,
ni la manière dont il les analyse, ni les différents
éléments qu'il y fait apparaître et qu'il met
en relation les uns avec les autres (pollution, libido, concupiscence)
ne peuvent se comprendre sans référence aux technologies
de soi par lesquelles il caractérise la vie monastique et
le combat spirituel qui la traverse.
De Tertullien à Cassien faut-il voir un renforcement des
« interdits », une valorisation plus accentuée
de la continence complète, une disqualification croissante
de l'acte sexuel ? Ce n'est sans doute pas dans ces termes qu'il
faut poser le problème.
L'organisation de l'institution monastique et le dimorphisme qui
s'établit ainsi entre la vie des moines et celle des laïcs
ont introduit, dans le problème du renoncement aux rapports
sexuels, des changements importants. Ils ont amené, de façon
corrélative, le développement de technologies de soi
fort complexes. Ainsi sont apparus dans cette pratique du renoncement
une règle de vie et un mode d'analyse qui, en dépit
de continuités visibles, marquent avec le passé des
différences importantes. Chez Tertullien, l'état de
virginité impliquait une attitude extérieure et intérieure
de renoncement au monde, que complétaient des règles
de tenue, de conduite, de manière d'être. Dans la mystique
de la virginité qui se développe à partir du
Ille siècle, la rigueur du renoncement (sur le thème,
déjà présent chez Tertullien, de l'union avec
le Christ) retourne la forme négative de la continence, en
promesse de mariage spirituel. Chez Cassien, qui est témoin
beaucoup plus qu'inventeur, il se produit comme un dédoublement,
une sorte de retraite qui dégage toute la profondeur d'une
scène intérieure.
1. Cf., dans la XXIIe Conférence (6), l'exemple d'une «
consultation » à propos d'un moine qui chaque fois
qu'il se présentait à la communion était victime
d’une illusion nocturne, et n'osait donc pas prendre part
aux saints mystères. Les « médecins spirituels
», après interrogatoire et discussions, diagnostiquent
que c'est le diable qui envoie ces illusions pour empêcher
le moine de parvenir à la communion qu'il désire.
S'abstenir était donc tomber dans le piège du diable.
Communier malgré tout était le vaincre. Cette décision
une fois prise, le diable n'est plus réapparu.
Il ne s'agit pas du tout de l'intériorisation d'un catalogue
d'interdits, substituant à la prohibition de l'acte celle
de l'intention. Il s'agit de l'ouverture d'un domaine (dont des
textes comme ceux de Grégoire de Nysse ou surtout de Basile
d'Ancyre soulignaient déjà l'importance) qui est celui
de la pensée, avec son cours irrégulier et spontané,
avec ses images, ses souvenirs, ses perceptions, avec les mouvements
et les impressions qui se communiquent du corps à l'âme
et de l'âme au corps. Ce qui est en jeu alors, ce n'est pas
un code d'actes permis ou défendus, c'est toute une technique
pour analyser et diagnostiquer la pensée, ses origines, ses
qualités, ses dangers, ses puissances de séduction,
et toutes les forces obscures qui peuvent se cacher sous l'aspect
qu'elle présente. Et, si l'objectif est bien finalement d'expulser
tout ce qui est impur ou inducteur d'impureté, il ne peut
être atteint que par une vigilance qui ne désarme jamais,
un soupçon qu'on doit porter partout et à chaque instant
contre soi-même. Il faut que la question soit toujours posée
de façon à débusquer tout ce qui peut se cacher
de « fornication » secrète dans les replis les
plus profonds de l'âme.
Dans cette ascèse de la chasteté, on peut reconnaître
un processus de « subjectivation », qui relègue
au loin une éthique sexuelle qui était centrée
sur l'économie des actes. Mais il faut aussitôt souligner
deux choses. Cette subjectivation est indissociable d'un processus
de connaissance qui fait de l'obligation de chercher et de dire
la vérité de soi-même une condition indispensable
et permanente de cette éthique ; si subjectivation il y a,
elle implique une objectivation indéfinie de soi par soi
-indéfinie en ce sens que, n'étant jamais acquise
une fois pour toutes, elle n'a pas de terme dans le temps ; et en
ce sens qu'il faut toujours pousser aussi loin que possible l'examen
des mouvements de pensée, pour ténus et innocents
qu'ils puissent paraître. Par ailleurs, cette subjectivation
en forme de quête de la vérité de soi s'effectue
à travers de complexes rapports à l'autre. Et de plusieurs
façons : parce qu'il s'agit de débusquer en soi la
puissance de l'Autre, de l'Ennemi, qui s'y cache sous les apparences
de soi-même ; parce qu'il s'agit de mener contre cet Autre
un combat incessant dont on ne saurait être vainqueur sans
le secours de la Toute-Puissance, qui est plus puissante que lui
; parce que, enfin, l'aveu aux autres, la soumission à leurs
conseils, l'obéissance permanente aux directeurs sont indispensables
à ce combat.
Les modalités nouvelles prises sur l'éthique sexuelle
dans la vie monastique, la constitution d'un nouveau rapport entre
le sujet et la vérité, la mise en place de relations
complexes d'obéissance à l'autre font donc partie
d'un ensemble, dont la cohérence apparaît bien dans
le texte de Cassien. Il ne s'agit pas de voir en lui un point de
départ. À remonter dans le temps, et bien en deçà
du christianisme, on trouverait plusieurs de ces éléments
en voie de formation, et même parfois déjà constitués
dans la pensée ancienne (chez les stoïciens ou les néoplatoniciens).
D'autre part, Cassien lui-même présente de manière
systématique (la question de son apport personnel est d'ailleurs
à voir, mais ce n'est pas de cela qu'il est question) une
expérience qu'il affirme être celle du monachisme oriental.
En tout cas, il semble bien que l'étude d'un texte comme
celui-ci confirme qu'il n'y a guère de sens à parler
d'une « morale chrétienne de la sexualité »,
encore moins d'une « morale judéo-chrétienne
». En ce qui concerne la réflexion sur les conduites
sexuelles, des processus très complexes se sont déroulés
depuis l'époque hellénistique jusqu'à saint
Augustin. Certains temps forts s'y remarquent facilement : dans
la direction de conscience stoïco-cynique, dans l'organisation
du monachisme. Bien d'autres aussi sont déchiffrables. En
revanche, l'avènement du christianisme, en général,
comme principe impérieux d'une autre morale sexuelle, en
rupture massive avec celles qui l'ont précédée,
ne se laisse guère apercevoir. Comme le dit P. Brown, à
propos du christianisme dans la lecture de l'Antiquité massive,
la cartographie du partage des eaux est difficile à établir.
|
|