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Le combat de la chasteté
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte N°312

« Le combat de la chasteté », Communications, no 35 : Sexualités occidentales, mai 1982, pp. 15-25.

Dits Ecrits tome IV texte N°312


Ce texte est extrait du troisième volume de l'Histoire de la sexualité **. Après avoir consulté Philippe Ariès sur l'orientation générale du présent recueil, j'ai pensé que ce texte consonait avec les autres études. Il nous semble en effet que l'idée qu'on se fait d'ordinaire d'une éthique sexuelle chrétienne est à réviser profondément ; et que, d'autre part, la valeur centrale de la question de la masturbation a une tout autre origine que la campagne des médecins aux XVIIIe et XIXe siècles.

* Voir « Sur l'histoire de l'homosexualité », Le Débat, no 10, mars 1981, pp. 106-160.

** Il s'agit des Aveux de la chair. À cette date, L'Usage des plaisirs n'avait pas été scindé en deux volumes.

Le combat de la chasteté est analysé par Cassien dans le sixième chapitre des Institutions, « De l'esprit de fornication », et dans plusieurs des Conférences : la quatrième sur « La concupiscence de la chair et de l'esprit », la cinquième sur les « Huit principaux vices », la douzième sur « La chasteté » et la vingt-deuxième sur les « Illusions nocturnes ». Il figure en deuxième position sur une liste de huit combats 1, sous la forme d'une lutte contre l'esprit de fornication. Quant à cette fornication, elle se subdivise elle-même en trois sous-catégories 2. Tableau d'apparence très peu juridique si on le rapproche des catalogues de fautes comme on en trouvera lorsque l'Église médiévale aura organisé le sacrement de pénitence sur le modèle d'une juridiction. Mais les spécifications proposées par Cassies ont sans doute un autre sens.

Examinons d'abord la place de la fornication parmi les autres esprits du mal.

Cassien complète le tableau des huit esprits du mal par des regroupements internes. Il établit des couples de vices qui ont entre eux des rapports particuliers d' « alliance » et de « communauté » 3 : Orgueil et vaine gloire, paresse et acédie, avarice et colère. La fornication fait couple avec la gourmandise. Pour plusieurs raisons : parce que ce sont deux vices « naturels », qui sont innés en nous et dont il nous est par conséquent très difficile de nous défaire ; parce que ce sont deux vices qui impliquent la participation du corps non seulement pour se former mais pour accomplir leur objectif ; parce que, enfin, il y a entre eux des liens de causalité très directe : c'est l'excès de nourriture qui allume dans le corps le désir de la fornication 4. Et, soit parce qu'il est ainsi fortement associé à la gourmandise, soit au contraire par sa nature propre, l'esprit de fornication joue, par rapport aux autres vices dont il fait partie, un rôle privilégié.

D'abord, sur la chaîne causale. Cassien souligne le fait que les vices ne sont pas indépendants les uns des autres, même si chaque individu peut être attaqué, de façon plus particulière, par l'un ou l'autre 5.

1. Les sept autres sont la gourmandise, l'avarice, la colère, la paresse, l'acédie, la vaine gloire et l'orgueil.

2. Cf. infra, p. 299.

3. Conférences, V. 10. J'ai suivi l'édition et la traduction des Institutions et des Conférences telles qu'elles ont été publiées par les Sources chrétiennes.

4. Institutions, V, et Conférences, V.

5. Conférences, V, 13-14.

Un vecteur causal les relie l'un à l'autre : il commence avec la gourmandise, qui naît avec le corps et allume la fornication ; puis ce premier couple engendre l'avarice, entendue comme attachement aux biens terrestres ; laquelle fait naître les rivalités, les disputes et la colère ; d'où se produit l'abattement de la tristesse, qui provoque le dégoût de la vie monastique tout entière et l'acédie. Un tel enchaînement suppose qu'on ne pourra jamais vaincre un vice si on n'a pas triomphé de celui sur lequel il prend appui. « La défaite du premier apaise celui qui le suit ; celui-là vaincu, celui-ci s'alanguit sans plus de labeur. » Au principe des autres, le couple gourmandise-fornication, comme « un arbre géant qui étend au loin son ombre », doit être déraciné. De là l'importance ascétique du jeûne comme moyen de vaincre la gourmandise et de couper court à la fornication. Là est la base de l'exercice ascétique, car là est le commencement de la chaîne causale.

L'esprit de fornication est aussi dans une position dialectique singulière par rapport aux derniers vices et surtout à l'orgueil. En effet, pour Cassien, orgueil et vaine gloire n'appartiennent pas à la chaîne causale des autres vices. Loin d'être engendrés par ceux-ci, ils sont provoqués par la victoire qu'on remporte sur eux 1 : orgueil « charnel » vis-à-vis des autres par l'étalage que l'on fait de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa pauvreté, etc. ; orgueil « spirituel » qui fait croire qu'on ne doit ce progrès qu'à ses seuls mérites 2. Vice de la défaite des vices auquel fait suite une chute d'autant plus lourde qu'elle vient de plus haut. Et la fornication, le plus honteux de tous les vices, celui qui fait le plus rougir, constitue la conséquence de l'orgueil - châtiment mais aussi tentation, épreuve que Dieu envoie au présomptueux pour lui rappeler que la faiblesse de la chair le menace toujours si la grâce ne vient pas à son secours. « Parce que quelqu'un a joui longtemps de la pureté du cœur et du corps, par une suite naturelle, [...] tout au fond de lui-même, il se glorifie dans une certaine mesure [ ...]. Aussi le Seigneur fait-il mieux, pour son bien, de l'abandonner : la pureté qui lui donnait tant d'assurance commence de le troubler ; au milieu de la prospérité spirituelle, il se voit chanceler 3. » Dans le grand cycle des combats, au moment où l'âme n'a plus à lutter que contre soi, les aiguillons de la chair se font sentir à nouveau, marquant ainsi l'inachèvement nécessaire de cette lutte et la menaçant d'un perpétuel recommencement.

1. Conférences, V, 10.

2. Institutions, XII, 2.

3. Conférences, XII, 6. Voir des exemples de la chute dans l'esprit de fornication, dans l'orgueil et la présomption in Conférences, II, 13 ; et surtout dans Institutions, XII, 20 et 21, où les fautes contre l'humilité sont sanctionnées par les tentations les plus humiliantes, celle d'un désir contra usum naturae.

Enfin, la fornication a par rapport aux autres vices un certain privilège ontologique, qui lui confère une importance ascétique particulière. Elle a, en effet, comme la gourmandise, ses racines dans le corps. Impossible de la vaincre sans le soumettre à des macérations ; alors que la colère ou la tristesse se combattent « par la seule industrie de l'âme », elle ne peut être déracinée sans « la mortification corporelle, les veilles, les jeûnes, le travail qui brise le corps » 1. Ce qui n'exclut pas, au contraire, le combat que l'âme doit livrer contre elle-même, puisque la fornication peut naître de pensées, d'images, de souvenirs : « Lorsque le démon, par sa ruse subtile, a insinué dans notre cœur le souvenir de la femme, en commençant par notre mère, nos sueurs, nos parents ou certaines femmes pieuses, nous devons le plus vite possible chasser ces souvenirs de nous-même, de peur que si nous nous y attardons trop le tentateur n'en prenne occasion pour nous faire insensiblement ensuite penser à d'autres femmes 2. » Cependant, la fornication présente avec la gourmandise une différence capitale. Le combat contre celle-ci doit être mené avec mesure puisqu'on ne saurait renoncer à toute nourriture : « Il faut pourvoir aux exigences de la vie... de peur que le corps, épuisé par notre faute, ne puisse plus s'acquitter des exercices spirituels nécessaires 3. » Ce penchant naturel à la nourriture, nous avons à le tenir à distance, à le prendre sans passion, nous n'avons pas à l'arracher ; il a une légitimité naturelle ; le nier totalement, c'est-à-dire jusqu'à la mort, serait charger son âme d'un crime. En revanche, il n'y a pas de limite dans la lutte contre l'esprit de fornication ; tout ce qui peut nous y porter doit être extirpé et aucune exigence naturelle ne saurait justifier, en ce domaine, la satisfaction d'un besoin. Il s'agit donc de faire mourir entièrement un penchant dont la suppression n'entraîne pas la mort de notre corps. La fornication est parmi les huit vices le seul qui soit à la fois inné, naturel, corporel dans son origine et qu'il faille détruire entièrement comme il faut le faire pour ces vices de l'âme que sont l'avarice ou l'orgueil. Mortification radicale par conséquent qui nous laisse vivre dans notre corps en nous affranchissant de la chair. « Sortir de la chair tout en demeurant dans le corps 4. » C'est à cet au-delà de la nature, dans l'existence terrestre, que la lutte contre la fornication nous donne accès. Elle nous « arrache à la fange terrestre ».

1. Conférences, V, 4.

2. Institutions, IV, 13.

3. Institutions, V, 8.

4. Institutions, VI, 6.

Elle nous fait vivre en ce monde une vie qui n'est pas de ce monde. Parce qu'elle est la plus radicale, c'est cette mortification qui nous apporte, dès ici-bas, la plus haute promesse : « dans la chair parasite », elle confère « la citoyenneté que les saints ont la promesse de posséder une fois délivrés de la corruptibilité charnelle » 1.

On voit donc comment la fornication, tout en étant l'un des huit éléments du tableau des vices, se trouve par rapport aux autres dans une position particulière : en tête de l'enchaînement causal, au principe du recommencement des chutes et du combat, en un des points les plus difficiles et les plus décisifs du combat ascétique.

Cassien, dans la cinquième conférence, divise le vice de fornication en trois espèces. La première consiste dans la « conjonction des deux sexes » (commixtio sexus utriusque) ; la deuxième s'accomplit « sans contact avec la femme » (absque femineo tacts) - ce qui a valu à Onan sa condamnation ; la troisième est « conçue par l'esprit et la pensée » 2. Presque la même distinction est reprise dans la douzième conférence : la conjonction charnelle (carnalis commixtio) à laquelle Cassien donne ici le nom de fornicatio au sens restreint ; puis l'impureté, immunditia, qui se produit sans contact avec une femme, lorsqu'on dort ou qu'on veille : elle est due à l' « incurie d'un esprit sans circonspection » ; enfin la libido qui se développe dans les « replis de l'âme », et sans qu'il y ait de « passion corporelle » (sine passione corporis) 3. Cette spécification est importante, parce qu'elle seule permet de comprendre ce que Cassien entend par le terme général de fornicatio, auquel il ne donne par ailleurs aucune définition d'ensemble. Mais elle est importante surtout par l'usage qu'il fait de ces trois catégories et qui est si différent de ce qu'on pourrait trouver dans bien des textes antérieurs.

Il existait en effet une trilogie traditionnelle des péchés de la chair : l'adultère, la fornication (qui désignait les rapports sexuels hors mariage) et la « corruption d'enfants ». Ce sont ces trois catégories, en tout cas, qu'on trouve dans la Didaché : « Tu ne commettras pas l'adultère, tu ne commettras pas de fornication, tu ne séduiras pas de jeunes garçons 4. »

1. Institutions, VI, 6.

2. Conférences, V, II.

3. Conférences, XII, 2. Cassien appuie sa tripartition sur un passage de l'Épître aux Colossiens 3, 5.

4. Didaché, II, 2.

Ce sont elles qu'on retrouve dans la lettre de Barnabé : « Ne commets ni fornication ni adultère, ne corromps pas les enfants 1. » Il est arrivé souvent par la suite que les deux premiers termes seulement soient retenus - la fornication désignant toutes les fautes sexuelles en général, et l'adultère, celles qui transgressent l'obligation de fidélité dans le mariage 2. Mais, de toute façon, il était tout à fait habituel d'assortir cette énumération de préceptes concernant la convoitise de pensée ou de regards, ou tout ce qui peut conduire à la consommation d'un acte sexuel interdit : « Ne sois pas convoiteur, car la convoitise mène à la fornication, garde-toi des propos obscènes et des regards effrontés, car tout cela engendre des adultères 3. »

L'analyse de Cassien a ces deux particularités, de ne pas faire un sort particulier à l'adultère, qui entre dans la catégorie de fornication au sens étroit, et surtout de ne porter attention qu'aux deux autres catégories. Nulle part, dans les différents textes où il évoque le combat de la chasteté, il ne parle des relations sexuelles proprement dites. Nulle part ne sont envisagés les différents « péchés » possibles selon l'acte commis, le partenaire avec lequel on le commet, son âge, son sexe, les relations de parenté qu'on pourrait avoir avec lui. Aucune des catégories qui constitueront au Moyen Âge la grande codification des péchés de luxure n'apparaît ici. Sans doute, Cassien, s'adressant à des moines, qui avaient fait vœu de renoncer à toute relation sexuelle, n'avait pas à revenir explicitement sur ce préalable. Il faut pourtant noter que sur un point important de la cénobie, et qui avait suscité chez Basile de Césarée ou chez Chrysostome des recommandations précises 4, Cassien se contente d'allusions furtives : « Que personne surtout parmi les jeunes ne reste avec un autre, même un peu de temps, ou ne se retire avec lui ou qu'ils ne se prennent par la main 5. »

1. Lettre de Barnabé, XIX, 4. Un peu plus haut, à propos des interdits alimentaires, le même texte interprète la défense de manger de la hyène comme prohibition de l'adultère ; celle de manger du lièvre, comme prohibition de la séduction d'enfants ; celle de manger de la belette, comme condamnation des rapports buccaux.

2. Ainsi saint Augustin, Sermon, 56.

3. Didaché, III, 3.

4. Basile de Césarée, Exhortation d renoncer au monde, 5 : « Évite tout commerce, toute relation avec les jeunes confrères de ton âge. Fuis-les comme le feu. Nombreux, hélas, sont ceux que par leur intermédiaire l'ennemi a incendiés et livrés aux flammes éternelles. » Cf. les précautions indiquées dans les Grandes Règles (34) et les Règles brèves (220). Voir également jean Chrysostome, Adversus oppugnatores vitae monasticae.

5. Institutions, il, 15. Ceux qui enfreignent cette loi commettent une faute grave et sont soupçonnés « conjurationis pravique consilii ». Ces mots sont-ils une manière allusive de désigner un comportement amoureux ou visent-ils le danger de relations privilégiées entre membres de la même communauté ? Mêmes recommandations dans Institutions, IV, 16.

Tout se passe comme si Cassien ne s'intéressait qu'aux deux derniers termes de sa subdivision division (concernant ce qui se passe sans rapport sexuel et sans passion du corps), comme s'il élidait la fornication comme conjonction entre deux individus, et n'accordait d'importance qu'à des éléments dont la condamnation n'avait auparavant qu'une valeur d'accompagnement par rapport à celle des actes sexuels proprement dits.

Mais si les analyses de Cassien omettent la relation sexuelle, si elles se déploient dans un monde si solitaire et sur une scène si intérieure, la raison n'en est pas simplement négative. C'est que l'essentiel du combat de la chasteté porte sur une cible qui n'est pas de l'ordre de l'acte ou de la relation ; il concerne une autre réalité que celle du rapport sexuel entre deux individus. Un passage de la douzième conférence permet d'apercevoir ce qu'est cette réalité. Cassien y caractérise les six étapes qui marquent le progrès dans la chasteté. Or, comme il s'agit dans cette caractérisation non de montrer la chasteté elle-même, mais de relever les signes négatifs auxquels on peut reconnaître qu'elle progresse -les différentes traces d'impureté qui tour à tour disparaissent -, on a là l'indication de ce contre quoi il faut se battre dans le combat de la chasteté.

Première marque de ce progrès : le moine, quand il est éveillé, n'est pas « brisé » par une « attaque de la chair » -impugnatione carnali non eliditur. Donc, plus d'irruption dans l'âme de mouvements qui emportent la volonté.

Deuxième étape : si des « pensées voluptueuses » (voluptariae cogitationes) se produisent dans l'esprit, il ne s'y « attarde » pas. Il ne pense pas à ce que, involontairement et malgré lui, il se trouve penser 1.

On est au troisième stade lorsqu'une perception qui vient du monde extérieur n'est plus en état de provoquer la concupiscence : on peut croiser une femme du regard sans aucune convoitise.

À la quatrième étape, on n'éprouve plus, au cours de la veille, même le mouvement de la chair le plus innocent. Cassien veut-il dire qu'il ne se produit plus aucun mouvement dans la chair ? Et qu'on exerce alors sur son propre corps une maîtrise totale ? C'est peu vraisemblable puisqu'il insiste par ailleurs souvent sur la permanence des mouvements involontaires du corps. Le terme qu'il utilise -perferre -se rapporte sans doute au fait que ces mouvements ne sont pas susceptibles d'affecter l'âme et que celle-ci n'a pas à les endurer.

1. Le terme utilisé par Cassien pour désigner le fait que l'esprit s'attarde à ces pensées est immorari. La delectatio morosa sera, dans la suite, l'une des catégories importantes dans l'éthique sexuelle du Moyen Âge.

Cinquième degré : « Si le sujet d'une conférence ou la suite nécessaire d'une lecture amène l'idée de la génération humaine, l'esprit ne se laisse pas effleurer par le plus subtil consentement à l'acte voluptueux, mais le considère d'un regard tranquille et pur, comme une oeuvre toute simple, un ministère nécessaire attribué au genre humain et ne sort pas plus affecté de son souvenir que s'il songeait à la fabrication des briques ou à l'exercice de quelque autre métier. »

Enfin, on a atteint le dernier stade lorsque « la séduction du fantôme féminin ne cause point d'illusion pendant le sommeil. Encore que nous ne croyions pas cette tromperie coupable de péché, elle est cependant l'indice d'une convoitise qui se cache encore dans les moelles » 1.

Dans cette désignation des différents traits de l'esprit de fornication, s'effaçant à mesure que progresse la chasteté, il n'y a donc aucune relation avec un autre, aucun acte, et pas même l'intention d'en commettre. Pas de fornication au sens étroit du terme. De ce microcosme de la solitude sont absents les deux éléments majeurs autour desquels tournait l'éthique sexuelle non seulement des philosophes anciens, mais d'un chrétien comme Clément d'Alexandrie -au moins dans la lettre II du Pédagogue : la conjonction de deux individus (sunousia) et les plaisirs de l'acte (aphrodisia). Les éléments mis en jeu sont les mouvements du corps et ceux de l'âme, les images, les perceptions, les souvenirs, les figures du rêve, le cours spontané de la pensée, le consentement de la volonté, la veille et le sommeil. Et deux pôles s'y dessinent dont il faut bien voir qu'ils ne coïncident pas avec le corps et l'âme : le pôle involontaire qui est celui soit des mouvements physiques, soit des perceptions qui s'inspirent des souvenirs et des images qui surviennent, et qui, se propageant dans l'esprit, investissent, appellent et attirent la volonté ; et le pôle de la volonté elle-même qui accepte ou repousse, se détourne ou se laisse captiver, s'attarde, consent. D'un côté, donc, une mécanique du corps et de la pensée qui, circonvenant l'âme, se charge d'impureté et peut conduire jusqu'à la pollution ; et, de l'autre, un jeu de la pensée avec elle-même.

1. Conférences, XII, 7.

On retrouve là les deux formes de « fornication » au sens large que Cassien avait définies à côté de la conjonction des sexes et auxquelles il a réservé toute son analyse : l'immunditia, qui, dans la veille ou le sommeil, surprend une âme inapte à se surveiller et mène, hors de tout contact avec l'autre, à la pollution ; et la libido qui se déroule dans les profondeurs de l'âme et à propos de laquelle Cassien rappelle la parenté des mots libido libet 1.

Le travail du combat spirituel et les progrès de la chasteté dont Cassien décrit les six étapes peuvent alors se comprendre comme une tâche de dissociation. On est très loin de l'économie des plaisirs et de leur limitation stricte aux actes permis ; loin également de l'idée d'une séparation aussi radicale que possible entre l'âme et le corps. Il s'agit d'un perpétuel labeur sur le mouvement de la pensée (soit qu'il prolonge et répercute ceux du corps, soit qu'il les induise), sur ses formes les plus rudimentaires, sur les éléments qui peuvent le déclencher, de façon que le sujet n'y soit jamais impliqué, même par la forme la plus obscure et la plus apparemment « involontaire » de volonté. Les six degrés à travers lesquels, on l'a vu, progresse la chasteté représentent six étapes dans ce processus qui doit dénouer l'implication de la volonté. Défaire l'implication dans les mouvements du corps, c'est le premier degré. Puis défaire l'implication imaginative (ne pas s'attarder à ce qu'on a dans l'esprit). Puis défaire l'implication sensible (ne plus éprouver les mouvements du corps). Puis défaire l'implication représentative (ne plus penser aux objets comme objets de désir possible). Et, finalement, défaire l'implication onirique (ce qu'il peut y avoir de désir dans les images pourtant involontaires du rêve). À cette implication, dont l'acte volontaire ou la volonté explicite de commettre un acte sont la forme la plus visible, Cassien donne le nom de concupiscence. C'est contre elle qu'est tourné le combat spirituel, et l'effort de dissociation, de désimplication, qu'il poursuit.

Ainsi s'explique le fait que, tout au long de cette lutte contre l'esprit de « fornication » et pour la chasteté, le problème fondamental, et pour ainsi dire unique, soit celui de la pollution -depuis ses aspects volontaires ou les complaisances qui l'appellent jusqu'aux formes involontaires dans le sommeil ou dans le rêve. Importance si grande que Cassien fera de l'absence de rêves érotiques et de pollution nocturne le signe qu'on est parvenu au plus haut stade de la chasteté. Il revient souvent sur ce thème : « La preuve qu'on a atteint cette pureté sera que nulle image ne nous trompe lorsque nous sommes en repos et détendus dans le sommeil 2 »,

1. Conférences, V, II ; et XII, 2. Cf. supra.

2. Institutions, VI, 10.

ou encore : « Telle est la fin de l'intégrité et la preuve définitive : qu'aucune excitation voluptueuse ne nous survienne pendant notre sommeil et que nous ne soyons pas conscients des pollutions auxquelles nous contraint la nature 1. » Toute la douzième conférence est consacrée à la question des « pollutions de la nuit » et à la nécessité de « tendre toute notre force pour en être délivrés ». Et, à plusieurs reprises, Cassien évoque quelques saints personnages comme Serenus qui étaient parvenus à un si haut degré de vertu qu'ils n'étaient jamais exposés à de pareils inconvénients 2.

On dira que, dans une règle de vie où le renoncement à toute relation sexuelle était fondamental, il est tout à fait logique que ce thème devienne aussi important. On rappellera aussi la valeur accordée, dans des groupes inspirés plus ou moins directement par le pythagorisme, aux phénomènes du sommeil et du rêve comme révélateurs de la qualité de l'existence et aux purifications qui doivent garantir sa sérénité. Enfin et surtout, il faut penser que la pollution de la nuit faisait problème en termes de pureté rituelle ; et c'est précisément ce problème qui est l'occasion de la vingt-deuxième conférence : peut-on approcher des « saints autels » et participer au « banquet salutaire », lorsque la nuit on s'est souillé 3 ? Mais si toutes ces raisons peuvent expliquer l'existence de cette préoccupation chez les théoriciens de la vie monastique, elles ne peuvent rendre compte de la place exactement centrale que la question de la pollution volontaire-involontaire a occupée dans toute l'analyse des combats de la chasteté. La pollution n'est pas simplement l'objet d'un interdit plus intense que les autres, ou plus difficile à observer. Elle est un « analyseur » de la concupiscence, dans la mesure où il était possible de déterminer, tout au long de ce qui la rend possible, la prépare, l'incite et finalement la déclenche, quelle est, au milieu des images, des perceptions, des souvenirs dans l'âme, la part du volontaire et de l'involontaire. Tout le travail du moine sur lui-même consiste à ne jamais laisser engager sa volonté dans ce mouvement qui va du corps à l'âme et de l'âme au corps et sur lequel cette volonté peut avoir prise, pour le favoriser ou pour l'arrêter, à travers le mouvement de la pensée. Les cinq premières étapes des progrès de la chasteté constituent les désengagements successifs et de plus en plus subtils de la volonté par rapport aux mouvements de plus en plus ténus qui peuvent conduire à cette pollution.

Reste alors la dernière étape. Celle que la sainteté peut atteindre : l'absence de ces pollutions « absolument » involontaires qui ont lieu pendant le sommeil.

1. Institutions. VI, 20.

2. Conférences, VII, 1 ; XII, 7. D’autres allusions à ce thème dans Institutions, Il, 13.

3. Conférences, XXII, 5.

Encore Cassien fait-il remarquer que, pour se produire ainsi, elles ne sont pas forcément toutes involontaires. Un excès d'alimentation, des pensées impures dans la journée sont pour elles une sorte de consentement, sinon de préparation. Il distingue aussi la nature du rêve qui l'accompagne. Et le degré d'impureté des images. Il aurait tort, celui qui est ainsi surpris, d'en rejeter la cause sur le corps et le sommeil : « C'est le signe d'un mal qui couvait intérieurement, auquel l'heure de la nuit n'a pas donné naissance, mais que, enfoui au plus profond de l'âme, lé repos du sommeil fait apparaître à la surface, révélant la fièvre cachée des passions que nous avons contractées en nous repaissant à longueur de journées des passions malsaines 1. » Et, finalement, reste la pollution sans aucune trace de complicité, sans ce plaisir qui prouve qu'on y consent, sans même l'accompagnement de la moindre image onirique. C'est là, sans doute, le point auquel peut arriver un ascète qui s'exerce suffisamment ; la pollution n'est plus qu'un « reste » où le sujet n'a plus aucune part. « Il faut nous efforcer de réprimer les mouvements de l'âme et les passions de la chair jusqu'à ce que la chair satisfasse aux exigences de la nature sans susciter de volupté, se débarrassant de la surabondance de ses humeurs sans aucune démangeaison malsaine et sans susciter de combat pour la chasteté 2. » Puisque ce n'est plus là qu'un phénomène de nature, seule la puissance qui est plus forte que la nature peut nous en affranchir : c'est la grâce. C'est pourquoi la non-pollution est marque de la sainteté, sceau de la plus haute chasteté possible, bienfait qu'on peut espérer, non acquérir.

Pour sa part, l'homme ne doit rien de moins que rester par rapport à soi-même dans un état de perpétuelle vigilance quant aux moindres mouvements qui peuvent se produire dans son corps ou dans son âme. Veiller nuit et jour, la nuit pour le jour et le jour en pensant au soir qui vient. « Comme la pureté et la vigilance durant la journée disposent à être chaste durant la nuit, de même la vigilance nocturne affermit le coeur et lui prépare des forces pour observer la chasteté durant le jour 3. » Cette vigilance, c'est la mise en oeuvre de la « discrimination » dont on sait qu'elle est au centre de la technologie de soi-même, telle qu'elle est développée dans la spiritualité d'inspiration évagrienne. Le travail du meunier qui trie les grains, du centenier qui répartit les soldats, du changeur qui pèse, pour les accepter ou refuser, les pièces de monnaie, c'est celui-là que le moine doit faire sans cesse sur ses propres pensées pour reconnaître celles qui sont porteuses de tentations.

1) Institutions, VI, Il.

2) Institutions, VI, 22.

3) Institutions, VI, 23.

Un tel travail lui permettra de trier les pensées selon leur origine, de les distinguer selon leur qualité propre, et de dissocier l'objet qui y est représenté du plaisir qu'il pourrait évoquer. Tâche de l'analyse permanente qu'il faut mener sur soi-même et, par le devoir d'aveu, en relation avec les autres 1. Ni la conception d'ensemble que Cassien se fait de la chasteté et de la « fornication », ni la manière dont il les analyse, ni les différents éléments qu'il y fait apparaître et qu'il met en relation les uns avec les autres (pollution, libido, concupiscence) ne peuvent se comprendre sans référence aux technologies de soi par lesquelles il caractérise la vie monastique et le combat spirituel qui la traverse.

De Tertullien à Cassien faut-il voir un renforcement des « interdits », une valorisation plus accentuée de la continence complète, une disqualification croissante de l'acte sexuel ? Ce n'est sans doute pas dans ces termes qu'il faut poser le problème.

L'organisation de l'institution monastique et le dimorphisme qui s'établit ainsi entre la vie des moines et celle des laïcs ont introduit, dans le problème du renoncement aux rapports sexuels, des changements importants. Ils ont amené, de façon corrélative, le développement de technologies de soi fort complexes. Ainsi sont apparus dans cette pratique du renoncement une règle de vie et un mode d'analyse qui, en dépit de continuités visibles, marquent avec le passé des différences importantes. Chez Tertullien, l'état de virginité impliquait une attitude extérieure et intérieure de renoncement au monde, que complétaient des règles de tenue, de conduite, de manière d'être. Dans la mystique de la virginité qui se développe à partir du Ille siècle, la rigueur du renoncement (sur le thème, déjà présent chez Tertullien, de l'union avec le Christ) retourne la forme négative de la continence, en promesse de mariage spirituel. Chez Cassien, qui est témoin beaucoup plus qu'inventeur, il se produit comme un dédoublement, une sorte de retraite qui dégage toute la profondeur d'une scène intérieure.

1. Cf., dans la XXIIe Conférence (6), l'exemple d'une « consultation » à propos d'un moine qui chaque fois qu'il se présentait à la communion était victime d’une illusion nocturne, et n'osait donc pas prendre part aux saints mystères. Les « médecins spirituels », après interrogatoire et discussions, diagnostiquent que c'est le diable qui envoie ces illusions pour empêcher le moine de parvenir à la communion qu'il désire. S'abstenir était donc tomber dans le piège du diable. Communier malgré tout était le vaincre. Cette décision une fois prise, le diable n'est plus réapparu.

Il ne s'agit pas du tout de l'intériorisation d'un catalogue d'interdits, substituant à la prohibition de l'acte celle de l'intention. Il s'agit de l'ouverture d'un domaine (dont des textes comme ceux de Grégoire de Nysse ou surtout de Basile d'Ancyre soulignaient déjà l'importance) qui est celui de la pensée, avec son cours irrégulier et spontané, avec ses images, ses souvenirs, ses perceptions, avec les mouvements et les impressions qui se communiquent du corps à l'âme et de l'âme au corps. Ce qui est en jeu alors, ce n'est pas un code d'actes permis ou défendus, c'est toute une technique pour analyser et diagnostiquer la pensée, ses origines, ses qualités, ses dangers, ses puissances de séduction, et toutes les forces obscures qui peuvent se cacher sous l'aspect qu'elle présente. Et, si l'objectif est bien finalement d'expulser tout ce qui est impur ou inducteur d'impureté, il ne peut être atteint que par une vigilance qui ne désarme jamais, un soupçon qu'on doit porter partout et à chaque instant contre soi-même. Il faut que la question soit toujours posée de façon à débusquer tout ce qui peut se cacher de « fornication » secrète dans les replis les plus profonds de l'âme.

Dans cette ascèse de la chasteté, on peut reconnaître un processus de « subjectivation », qui relègue au loin une éthique sexuelle qui était centrée sur l'économie des actes. Mais il faut aussitôt souligner deux choses. Cette subjectivation est indissociable d'un processus de connaissance qui fait de l'obligation de chercher et de dire la vérité de soi-même une condition indispensable et permanente de cette éthique ; si subjectivation il y a, elle implique une objectivation indéfinie de soi par soi -indéfinie en ce sens que, n'étant jamais acquise une fois pour toutes, elle n'a pas de terme dans le temps ; et en ce sens qu'il faut toujours pousser aussi loin que possible l'examen des mouvements de pensée, pour ténus et innocents qu'ils puissent paraître. Par ailleurs, cette subjectivation en forme de quête de la vérité de soi s'effectue à travers de complexes rapports à l'autre. Et de plusieurs façons : parce qu'il s'agit de débusquer en soi la puissance de l'Autre, de l'Ennemi, qui s'y cache sous les apparences de soi-même ; parce qu'il s'agit de mener contre cet Autre un combat incessant dont on ne saurait être vainqueur sans le secours de la Toute-Puissance, qui est plus puissante que lui ; parce que, enfin, l'aveu aux autres, la soumission à leurs conseils, l'obéissance permanente aux directeurs sont indispensables à ce combat.

Les modalités nouvelles prises sur l'éthique sexuelle dans la vie monastique, la constitution d'un nouveau rapport entre le sujet et la vérité, la mise en place de relations complexes d'obéissance à l'autre font donc partie d'un ensemble, dont la cohérence apparaît bien dans le texte de Cassien. Il ne s'agit pas de voir en lui un point de départ. À remonter dans le temps, et bien en deçà du christianisme, on trouverait plusieurs de ces éléments en voie de formation, et même parfois déjà constitués dans la pensée ancienne (chez les stoïciens ou les néoplatoniciens). D'autre part, Cassien lui-même présente de manière systématique (la question de son apport personnel est d'ailleurs à voir, mais ce n'est pas de cela qu'il est question) une expérience qu'il affirme être celle du monachisme oriental. En tout cas, il semble bien que l'étude d'un texte comme celui-ci confirme qu'il n'y a guère de sens à parler d'une « morale chrétienne de la sexualité », encore moins d'une « morale judéo-chrétienne ». En ce qui concerne la réflexion sur les conduites sexuelles, des processus très complexes se sont déroulés depuis l'époque hellénistique jusqu'à saint Augustin. Certains temps forts s'y remarquent facilement : dans la direction de conscience stoïco-cynique, dans l'organisation du monachisme. Bien d'autres aussi sont déchiffrables. En revanche, l'avènement du christianisme, en général, comme principe impérieux d'une autre morale sexuelle, en rupture massive avec celles qui l'ont précédée, ne se laisse guère apercevoir. Comme le dit P. Brown, à propos du christianisme dans la lecture de l'Antiquité massive, la cartographie du partage des eaux est difficile à établir.