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Le souci de la vérité
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°347

«Le souci de la vérité», Le Nouvel Observateur, no 1006, 17-23 février 1984, pp. 74-75. (Sur la mort de l'historien Philippe Ariès.)

Dits Ecrits tome IV texte n°347


On avait pu le voir longtemps, près du rond-point Bugeaud, dans un ancien hôtel particulier qu'une administration au sigle énigmatique avait transformé en bureaux. J'ai le souvenir - mais est-il exact ? - d'une grande pièce aux boiseries sombres ; elle semblait avoir été retenue, un moment, sur la pente de son invincible histoire par le génie du lieu ; il lui avait conservé quelque chose du salon qu'elle avait été ; son obscurité ressemblait à l'ombre d'une bibliothèque.

Philippe Ariès était un homme qu'il aurait été difficile de ne pas aimer : il tenait à aller à la messe de sa paroisse, mais en prenant soin de mettre des boules Quiès, pour n'avoir pas à affronter les turlupinades liturgiques de Vatican II. Sa famille, venue de la Martinique, était maurrassienne, mais elle s'échinait à convaincre Daudet (qui n'écoutait pas) que Saint-John Perse n'était pas un nègre. Un universitaire patenté à qui on demandait quel était donc cet historien singulier et quel crédit on pouvait lui faire mit fin à la curiosité de son interlocuteur et à son éventuelle bienveillance par une réponse dans le style Sorbonne d'avant-guerre : «C'est quelqu'un qui doit avoir de la fortune. » De fait Ariès avait de l'élégance - de l'élégance morale et intellectuelle, ce qui est bien une assez rare fortune.

Les sots - je veux dire M. Laurence Stone - croyaient dévoiler son secret en rappelant qu'il était de droite, qu'il restait traditionaliste, qu'il avait été d'Action française et, pour un temps, du côté de Vichy. D'autres, plus malins, pensaient que sa souffrance, c'était d'être un historien amateur, obligé de le rester par un métier contraignant, et anxieux de se voir reconnu enfin par l'institution. Je crois que l'essentiel était ailleurs : comme pour presque tout le monde, son secret était au centre de sa vie et dans sa part la plus visible. Pendant trente ans, Philippe Ariès a exercé un métier qui le passionnait et qui le plaçait à un carrefour de la modernité : il a eu à s'occuper du développement agricole dans des pays autrefois coloniaux, il a eu à organiser un centre de documentation et il fut l'un des premiers à y appliquer la révolution informatique ; il a couru le monde et rencontré ces grands technocrates internationaux dont les décisions, parfois, font vivre ou mourir, sauvent ou affament des pans entiers de population.

« Historien du dimanche », comme il le disait lui-même. Mais ce sont ces activités professionnelles et sa semaine bien remplie qui ont animé ses week-ends d'historien. L'expérience directe d'une modernité planétaire et technique avait pris chez lui le relais d'une sensibilité jamais reniée, jamais effacée : celle d'un bourgeois de province. Sa pratique professionnelle lui a permis de porter à la dimension d'une interrogation historique générale un malaise caractéristique du milieu d'où il venait : la difficulté à accorder les valeurs et les normes d'un mode de vie au développement des rationalités techniques. Cela le conduisit à poser des problèmes qui n'étaient pas très éloignés de ceux de Max Weber (qu'il ne connaissait pas, mais qu'il ne prenait pas, comme quelques ignorants, pour Spengler).

Max Weber s'intéressait avant tout aux conduites économiques ; Ariès, lui, aux conduites qui concernent la vie. Bien sûr, il n'a pas eu à découvrir l'importance des processus biologiques dans l'histoire ; mais il a vu que la vie et la mort ne sont pas présentes, dans le devenir des hommes, par leurs seuls effets sur l'espèce ; elles agissent aussi à travers les attitudes que la société, les groupes et les individus peuvent prendre à leur égard. Naître, grandir, mourir, être malade : choses si simples et si constantes en apparence. Mais les hommes ont développé à leur égard des attitudes complexes et changeantes qui ne modifient pas seulement le sens qu'on leur donne, mais aussi parfois les conséquences qu'elles peuvent avoir. Ariès a imaginé de faire l'analyse de ces figures complexes qui donnent forme, dans la culture humaine, à l'élémentaire de la vie.

Tour à tour, il étudia les faits démographiques, non pas comme l'arrière-plan biologique d'une société, mais comme une manière de se conduire vis-à-vis de soi-même, de sa descendance, de l'avenir ; puis l'enfance, qui était pour lui une figure de la vie que découpent, valorisent et façonnent l'attitude et la sensibilité du monde adulte ; la mort enfin, échéance universelle que les hommes ritualisent, mettent en scène, exaltent et parfois, comme aujourd'hui, neutralisent et annulent. «Histoire des mentalités» - il a lui-même employé le mot. Mais il suffit de lire ses livres : il a fait plutôt une « histoire des pratiques», de celles qui ont la forme d'habitudes humbles et obstinées, comme de celles qui peuvent créer un art somptueux ; et il a cherché à déceler l'attitude, la manière de faire ou d'être, d'agir et de sentir qui pouvait être à la racine des unes et des autres. Attentif au geste muet qui se perpétue pendant des millénaires comme à l'oeuvre singulière qui dort dans un musée, il a fondé le principe d'une « stylistique de l'existence » - je veux dire d'une étude des formes par lesquelles l'homme se manifeste, s'invente, s'oublie ou se nie dans sa fatalité d'être vivant et mortel.

Ariès aimait à raconter les batailles d'idées de l'avant-guerre, où il avait formé sa jeunesse pugnace. Il avait eu à choisir, disait-il, entre deux façons de penser. L'une, « de droite » : on y faisait confiance à la continuité d'une nation pour ne pas s'inquiéter des effets que pouvaient y produire les progrès de la technique et de la rationalisation. L'autre était «de gauche» : elle faisait assez confiance au progrès pour en attendre patiemment les effets nécessaires ou utiles. Ariès, donc, avait opté pour la première. Mais les raisons de son choix -son attachement à un style, à des valeurs, à un mode de vie - l'avaient vite conduit à y reconnaître des postulats bien proches de ceux des adversaires.

Et à cette pensée dont il était issu il finit par porter quelques blessures graves que certains de ses amis ont eu du mal à lui pardonner. Comment en effet, quand on veut avec la tradition monarchiste établir la grande continuité d'une nation, admettre ces discontinuités profondes qui marquent, silencieusement souvent, la sensibilité et les attitudes de toute une société? Comment accorder une importance majeure aux structures politiques si on fait passer l'histoire par des gestes obscurs que des groupes, souvent mal définis, maintiennent ou modifient? Toute une droite avait là bien du mal à se reconnaître. Une certaine manière de voir et d'aimer sa tradition avait fait découvrir à ce traditionaliste une autre histoire.

Et avec cette générosité, cette ironie, ce détachement de seigneur qu'on entendait tout ensemble dans son rire, il fit à l'autre histoire, celle des historiens universitaires qui l'avaient de leur côté soigneusement négligé, le cadeau imprévu de ce regard neuf.

Nous sommes tous las de ces convertis du marxisme qui changent bruyamment leurs principes et leurs valeurs fondamentales, mais qui, au Figaro d'aujourd'hui, pensent aussi court que dans La Nouvelle Critique d'hier. Ariès, au contraire, avait la fidélité inventive : c'était sa morale intellectuelle. À son travail nous devons tous énormément. Mais, pour payer la dette personnelle dont je lui suis redevable, j'aimerais que soit préservé l'exemple de cet homme qui savait élaborer ses fidélités, réfléchir autrement ses choix permanents et s'efforcer, dans une ténacité studieuse, de se changer lui-même par souci de la vérité.