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Qu'appelle-t-on punir ?
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°346

« Qu'appelle-t-on punir ? », (entretien avec F. Ringelheim enregistré en décembre 1983, revu et corrigé par M. Foucault le 16 février 1984), Revue de l'université de Bruxelles, nos 1-3 : Punir, mon beau souci, Pour une raison Pénale, 1984, pp. 35-46.

Dits Ecrits tome IV texte n°346


- Votre livre Surveiller et Punir, publié en 1974, est tombé comme une météorite sur le terrain des pénalistes et des criminologues. Proposant une analyse du système Pénal dans la perspective de la tactique politique et de la technologie du pouvoir, cet ouvrage bousculait les conceptions traditionnelles sur la délinquance et sur la fonction sociale de la peine. Il a troublé les juges répressifs, du moins ceux qui s'interrogent sur le sens de leur travail ; il a ébranlé nombre de criminologues qui, du reste, n'ont guère goûté que leur discours fût qualifié de bavardage. De plus en plus rares sont aujourd'hui les livres de criminologie qui ne se réfèrent à Surveiller et Punir comme à une oeuvre proprement incontournable. Cependant, le système Pénal ne change pas et le « bavardage» criminologique se poursuit invariablement. Tout comme si l'on rendait hommage au théoricien de l'épistémologie juridico-pénale, sans pouvoir en tirer les enseignements, comme si une étanchéité totale existait entre théorie et pratique. Sans doute votre propos n'a-t-il pas été de faire oeuvre de réformateur, mais ne pourrait-on pas imaginer une politique criminelle qui prendrait appui sur vos analyses et tenterait d'en tirer certaines leçons ?

- Il faudrait d'abord préciser peut-être ce que j'ai entendu faire dans ce livre. Je n'ai pas voulu faire directement oeuvre de critique, si on entend par critique la dénonciation des inconvénients du système pénal actuel. Je n'ai pas voulu non plus faire oeuvre d'historien des institutions, en ce sens que je n'ai pas voulu raconter comment avait fonctionné l'institution pénale et carcérale au cours du XIXe siècle. J'ai essayé de poser un autre problème : découvrir le système de pensée, la forme de rationalité qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, était sous-jacente à l'idée que la prison est, en somme, le meilleur moyen, l'un des plus efficaces et des plus rationnels pour punir les infractions dans une société. Il est bien évident que, ce faisant, j'avais certaines préoccupations concernant ce que l'on pouvait faire maintenant. En effet, il m'est souvent apparu qu'en opposant comme on le fait de façon traditionnelle, réformisme et révolution, l'on ne se donnait pas les moyens de penser ce qui pouvait donner lieu à une réelle, profonde et radicale transformation. Il me semble que très souvent, dans les réformes du système pénal, on admettait, implicitement et parfois même explicitement, le système de rationalité qui avait été défini et mis en place il y a longtemps ; et qu'on cherchait simplement à savoir quelles seraient les institutions et les pratiques qui permettraient d'en réaliser le projet et d'en atteindre les fins. En dégageant le système de rationalité sous-jacent aux pratiques punitives, je voudrais indiquer quels étaient les postulats de pensée qu'il fallait réexaminer, si on voulait transformer le système pénal. Je ne dis pas qu'il fallait forcément s'en affranchir ; mais je crois qu'il est très important, quand on veut faire oeuvre de transformation et de renouvellement, de savoir non seulement ce que sont les institutions et quels sont leurs effets réels, mais également quel est le type de pensée qui les soutient : qu'est-ce qu'on peut encore admettre de ce système de rationalité ? quelle est la part qui, au contraire, mérite d'être mise de côté, abandonnée, transformée, etc. ?

C'est la même chose que j'avais essayé de faire à propos de l'histoire des institutions psychiatriques. Et c'est vrai que j'ai été un peu surpris, et passablement déçu de voir que de tout cela ne dérivait aucune entreprise de réflexion et de pensée qui aurait pu réunir, autour du même problème, des gens très différents, magistrats, théoriciens du droit pénal, praticiens de l'institution pénitentiaire, avocats, travailleurs sociaux et des personnes ayant l'expérience de la prison. C'est vrai, de ce côté-là, pour des raisons qui sont sans doute d'ordre culturel ou social, les années soixante-dix ont été extrêmement décevantes. Beaucoup de critiques ont été lancées un peu dans toutes les directions ; souvent ces idées ont eu une certaine diffusion, parfois elles ont exercé une certaine influence, mais il y a rarement eu cristallisation des questions posées en une entreprise collective, pour déterminer en tout cas quelles seraient les transformations à faire. En tout cas, pour ma part et malgré mon désir, je n'ai jamais eu de possibilité d'avoir aucun contact de travail, avec aucun professeur de droit pénal, aucun magistrat, aucun parti politique, bien entendu. Ainsi, le Parti socialiste, fondé en 1972, qui pendant neuf ans a pu préparer son arrivée au pouvoir, qui a fait, jusqu'à un certain point, écho dans ses discours à plusieurs thèmes qui ont pu être développés au cours des années 1960-1970, n'a jamais fait de tentative sérieuse pour définir à l'avance quelle pourrait être sa pratique réelle lorsqu'il serait au pouvoir. Il semble que les institutions, les groupes, les partis politiques qui auraient pu permettre un travail de réflexion n'ont rien fait...

- On a l'impression, justement, que le système conceptuel n'a pas du tout évolué, Bien que les juristes, les psychiatres reconnaissent la pertinence et la nouveauté de vos analyses, ils se heurtent, semble-t-il, à une impossibilité de les faire passer dans la pratique, dans la recherche de ce que l'on appelle d'un terme ambigu : une politique criminelle.

- Vous posez là un problème qui est en effet très important et difficile. Vous savez, j'appartiens à une génération de gens qui ont vu s'effondrer les unes après les autres la plupart des utopies qui avaient été construites au XIXe et au début du XXe siècle, et qui ont vu aussi quels effets pervers, et parfois désastreux, pouvaient suivre les projets les plus généreux dans leurs intentions. J'ai toujours tenu à ne pas jouer le rôle de l'intellectuel prophète, qui dit à l'avance aux gens ce qu'ils doivent faire et leur prescrit des cadres de pensée, des objectifs et des moyens qu'il a tirés de sa propre cervelle, en travaillant enfermé dans son bureau parmi ses livres. Il m'a semblé que le travail d'un intellectuel, ce que j'appelle un «intellectuel spécifique», c'est de tenter de dégager, dans leur pouvoir de contrainte mais aussi dans la contingence de leur formation historique, les systèmes de pensée qui nous sont devenus maintenant familiers, qui nous paraissent évidents et qui font corps avec nos perceptions, nos attitudes, nos comportements. Ensuite, il faut travailler en commun avec des praticiens, non seulement pour modifier les institutions, et les pratiques, mais pour réélaborer les formes de pensée.

- Ce que vous avez appelé, et qui a sans doute été mal compris, le « bavardage criminologique »», c'est précisément le fait de ne pas remettre en question ce système de pensée dans lequel toutes ces analyses ont été menées pendant un siècle et demi ?

- C'est cela. C'était peut-être un mot un peu désinvolte. Donc retirons-le. Mais j'ai l'impression que les difficultés et contradictions que la pratique pénale a rencontrées au cours des deux derniers siècles n'ont jamais été réexaminées à fond. Et, depuis maintenant cent cinquante ans, ce sont exactement les mêmes notions, les mêmes thèmes, les mêmes reproches, les mêmes critiques, les mêmes exigences qui sont répétées, comme si rien n'avait changé, et, en un sens, en effet, rien n'a changé. À partir du moment où une institution qui présente tant d'inconvénients, qui suscite tant de critiques ne donne lieu qu'à la répétition indéfinie des mêmes discours, le «bavardage» est un symptôme sérieux.

- Vous analysez, dans Surveiller et Punir, cette «stratégie» qui consiste à transformer certains illégalismes en délinquance, faisant de l'échec apparent de la prison une réussite. Tout se passe comme si un certain «groupe» utilisait plus ou moins consciemment ce moyen pour aboutir à des effets qui ne seraient pas proclamés. On a l'impression, peut-être fausse, qu'il y a là une ruse du pouvoir qui subvertit les projets, déjoue les discours des réformateurs humanistes, De ce point de vue, il y aurait quelque similitude entre votre analyse et le modèle d'interprétation marxiste de l'histoire (je songe aux pages dans lesquelles vous montrez qu'un certain type d'illégalisme se trouve spécialement réprimé alors que d'autres sont tolérés). Mais on ne voit pas clairement, à la différence du marxisme, quel «groupe» ou quelle « classe», quels intérêts sont à l'oeuvre dans cette stratégie.

- Il faut distinguer différentes choses dans l'analyse d'une institution. Premièrement, ce qu'on pourrait appeler sa rationalité ou sa fin, c'est-à-dire les objectifs qu'elle se propose et les moyens dont elle dispose pour atteindre ces objectifs ; c'est en somme le programme de l'institution tel qu'il a été défini : par exemple, les conceptions de Bentham concernant la prison. Deuxièmement, il y a la question des effets. Évidemment, les effets ne coïncident que très rarement avec la fin ; ainsi l'objectif de la prison-correction, de la prison comme moyen d'amendement de l'individu n'a pas été atteint : l'effet a été plutôt inverse, et la prison a plutôt reconduit les comportements de délinquance. Or lorsque l'effet ne coïncide pas avec la fin, il y a plusieurs possibilités : ou bien on réforme, ou bien on utilise ces effets à quelque chose qui n'était pas prévu au départ, mais qui peut parfaitement avoir un sens et une utilité. C'est ce qu'on pourrait appeler l'usage ; ainsi la prison, qui n'avait pas d'effet d'amendement, a plutôt servi comme un mécanisme d'élimination. Le quatrième niveau de l'analyse, c'est ce que l'on pourrait appeler les « configurations stratégiques », c'est-à-dire que, à partir de ces usages en quelque sorte imprévus, nouveaux, mais malgré tout jusqu'à un certain point volontaires, on peut bâtir de nouvelles conduites rationnelles, différentes du programme initial, mais qui répondent aussi à leurs objectifs, et dans lesquels les jeux entre les différents groupes sociaux peuvent trouver place.

- Des effets qui se transforment eux-mêmes en fins...

- C'est ça : ce sont des effets qui sont repris dans différents usages, et ces usages sont rationalisés, organisés, en tout cas, en fonction de nouvelles fins.

- Mais cela n'est, bien sûr, pas prémédité, il n'y a pas à la base un projet machiavélique occulte... ?

- Pas du tout. Il n'y a pas quelqu'un ou un groupe qui soit titulaire de cette stratégie, mais à partir d'effets différents des fins premières, et de l'utilisabilité de ces effets, se bâtissent un certain nombre de stratégies.

- Stratégies dont la finalité, à leur tour, échappe en partie à ceux qui les conçoivent,

- Oui. Parfois ces stratégies sont tout à fait conscientes : on peut dire que la manière dont la police utilise la prison est à peu près consciente. Simplement, elles ne sont en général pas formulées. À la différence du programme. Le programme premier de l'institution, la finalité initiale est au contraire affichée et sert de justification, alors que les configurations stratégiques ne sont pas souvent claires aux yeux mêmes de ceux qui y occupent une place et y jouent un rôle. Mais ce jeu peut parfaitement solidifier une institution, et je crois que la prison a été solidifiée, malgré toutes les critiques qu'on faisait, parce que plusieurs stratégies de différents groupes sont venues se croiser dans ce lieu particulier.

- Vous expliquez très clairement comment la peine d'emprisonnement fut, des le début du XXe siècle, dénoncée comme le grand échec de la justice Pénale, et cela dans les mêmes termes qu'aujourd'hui, Il n'est pas un pénaliste qui ne soit convaincu que la prison n'atteint pas les buts qui lui sont assignés : le taux de la criminalité ne diminue pas ; loin de « resocialiser», la prison fabrique les délinquants ; elle accroît la récidive ; elle ne garantit pas la sécurité. Or les établissements Pénitentiaires ne désemplissent pas, et on ne perçoit pas l'amorce d'un changement, à cet égard, sous le gouvernement socialiste en France.

Mais en même temps vous avez retourné la question. Plutôt que de rechercher les raisons d'un échec sempiternellement reconduit, vous vous demandez à quoi sert, à qui profite cet échec problématique. Vous

découvrez que la prison est un instrument de gestion et de contrôle différentiels des illégalismes, En ce sens, loin de constituer un échec, la prison a, au contraire, parfaitement réussi à spécifier une certaine délinquance, celle des couches populaires, à produire une catégorie déterminée de délinquants, à les circonscrire pour mieux les dissocier d'autres catégories d'infracteurs, provenant notamment de la bourgeoisie,

Enfin, vous observez que le système carcéral parvient à rendre naturel et légitime le pouvoir légal de punir, qu'il le « naturalise». Cette idée est liée à la vieille question de la légitimité et du fondement de la punition, car l'exercice du pouvoir disciplinaire n'épuise pas le pouvoir de punir, même si c'est là, comme vous l'avez montré, sa fonction majeure.

- Écartons, si vous voulez bien, quelques malentendus. Premièrement, dans ce livre sur la prison, il est évident que je n'ai pas voulu poser la question du fondement du droit de punir. Ce que j'ai voulu montrer, c'est le fait que, à partir d'une certaine conception du fondement du droit de punir qu'on peut trouver chez les pénalistes ou chez les philosophes du XVIIIe siècle, différents moyens de punir étaient parfaitement concevables. En effet, dans ce mouvement de réformes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, on trouve tout un éventail de moyens de punir qui sont suggérés, et finalement il se trouve que c'est la prison qui a été en quelque sorte privilégiée. Elle n'a pas été le seul moyen de punir, mais elle est devenue tout de même l'un des principaux. Mon problème, c'était de savoir pourquoi on avait choisi ce moyen. Et comment ce moyen de punir avait infléchi non seulement la pratique judiciaire, mais même un certain nombre de problèmes assez fondamentaux dans le droit pénal. Ainsi, l'importance donnée aux aspects psychologiques, ou psychopathologiques de la personnalité criminelle, qui s'affirme tout au long du XIXe siècle, a été, jusqu'à un certain point, induite par une pratique punitive qui se donnait l'amendement comme fin, et qui ne rencontrait que l'impossibilité d'amender. J'ai donc laissé de côté le problème du fondement du droit de punir pour faire apparaître un autre problème qui était, je crois, plus souvent négligé par les historiens : les moyens de punir et leur rationalité. Mais cela ne veut pas dire que la question du fondement de la punition n'est pas importante. Sur ce point, je crois qu'il faut être à la fois modeste et radical, radicalement modeste, et se rappeler ce que Nietzsche disait il y a maintenant plus d'un siècle, à savoir que dans nos sociétés contemporaines on ne sait plus exactement ce qu'on fait quand on punit et ce qui peut, au fond, au principe, justifier la punition ; tout se passe comme si nous pratiquions une punition en laissant valoir, sédimentées un peu les unes sur les autres, un certain nombre d'idées hétérogènes, qui relèvent d'histoires différentes, de moments distincts, de rationalités divergentes.

Donc, si je n'ai pas parlé de ce fondement du droit de punir, ce n'est pas que je considère que ce ne soit pas important ; je pense que ce serait, à coup sûr, l'une des tâches les plus fondamentales que de repenser, dans l'articulation entre le droit, la morale et l'institution, le sens que l'on peut donner à la punition légale.

- Le problème de la définition de la punition est d'autant plus complexe que non seulement on ne sait pas au juste ce que c'est que punir, mais il semble que l'on répugne à punir. Les juges, en effet, de plus en plus se défendent de punir ; ils entendent soigner, traiter, rééduquer, guérir, un peu comme s'ils cherchaient à se disculper eux-mêmes d'exercer la répression, Vous écrivez d'ailleurs dans Surveiller et Punir : «« Le discours Pénal et le discours psychiatrique entremêlent leurs frontières» (p. 256). Et : «« Se noue alors, avec la multiplicité des discours scientifiques, un rapport difficile et infini, que la justice Pénale n'est pas prête aujourd'hui de contrôler, Le maître de justice n'est plus le maître de sa vérité» (p. 100) *, Aujourd'hui, le recours au psychiatre, au psychologue, à l'assistant social est un fait de routine judiciaire, tant Pénale que civile, Vous avez analysé ce phénomène qui indique sans doute un changement épistémologique dans la sphère juridico-pénale. La justice Pénale semble avoir changé de sens. Le juge applique de moins en moins le Code Pénal à l'auteur d'une infraction ; de plus en plus il traite des pathologies et des troubles de la personnalité.

* Paris, Gallimard, 1975.

- Je crois que vous avez tout à fait raison. Pourquoi la justice pénale a-t-elle noué ces rapports avec la psychiatrie, qui devraient l'embarrasser très fort ? Car évidemment, entre la problématique de la psychiatrie et ce qui est exigé par la pratique même du droit pénal concernant la responsabilité, je ne dirais pas qu'il y a contradiction : il y a hétérogénéité. Ce sont deux formes de pensée qui ne sont pas sur le même plan, et on ne voit pas, par conséquent, selon quelle règle l'une pourrait utiliser l'autre. Or il est certain, et c'est une chose qui est frappante depuis le XIXe siècle, que la justice pénale dont on aurait pu supposer qu'elle se méfierait énormément de cette pensée psychiatrique, psychologique ou médicale semble avoit été fascinée au contraire par elle.

Bien sûr, il y a eu des résistances ; bien sûr, il y a eu des conflits ; il ne s'agit pas de les sous-estimer. Mais enfin, si on prend une période de temps plus longue, un siècle et demi, il semble bien que la justice pénale a été très accueillante, et de plus en plus accueillante à ces formes de pensée. Il est vraisemblable que la problématique psychiatrique a parfois gêné la pratique pénale. Il semble qu'aujourd'hui elle la facilite en permettant de laisser dans l'équivoque la question de savoir ce qu'on fait quand on punit.

- Vous observez, dans les dernières pages de Surveiller et Punir, que la technique disciplinaire est devenue l'une des fonctions majeures de notre société. Pouvoir qui atteint sa plus haute intensité dans l'institution Pénitentiaire. Vous dites, d'autre part, que la prison ne reste pas nécessairement indispensable à une société comme la nôtre, car elle perd beaucoup de sa raison d'être, au milieu des dispositifs de normalisation de plus en plus nombreux. On pourrait donc concevoir une société sans prison ? Cette utopie commence à être prise au sérieux par certains criminologues. Par exemple, Louk Hulsman, professeur de droit Pénal à l'université de Rotterdam, expert auprès des Nations unies, défend une théorie de l'abolition du système Pénal *. Le raisonnement qui fonde cette théorie rejoint certaines de vos analyses : le système Pénal crée le délinquant ; il s'avère fondamentalement incapable de réaliser les finalités sociales qu'il est censé poursuivre ; toute réforme est illusoire ; la seule solution cohérente est son abolition. Louk Huisman constate qu'une majorité de délits échappent au système Pénal sans mettre la société en péril. Il propose dès lors de décriminaliser systématiquement la majeure partie des actes et des comportements que la loi érige en crimes ou délits, et de substituer au concept de crime, celui de « situation-problème». Au lieu de punir et de stigmatiser, tenter de régler les conflits par des procédures d'arbitrage, de conciliation non judiciaires. Envisager les infractions comme des risques sociaux, l'essentiel étant l'indemnisation des victimes. L'intervention de l'appareil judiciaire serait réservée aux affaires graves ou, en dernier recours, en cas d'échec des tentatives de conciliation ou des solutions de droit civil. La théorie de Louk Huisman est de celles qui supposent une révolution culturelle. Que pensez-vous de cette idée abolitionniste schématiquement résumée ? Peut-on y voir des prolongements possibles de Surveiller et Punir ?

* Huisman (1.), Le Système Pénal en question, Paris, Le Centurion, 1982.

- Je crois qu'il y a énormément de choses intéressantes dans la thèse de Huisman, ne serait-ce que le défi qu'il pose à la question du fondement du droit de punir, en disant qu'il n'y a plus à punir.

Je trouve aussi très intéressant le fait qu'il pose la question du fondement de punir en tenant compte en même temps des moyens par lesquels on répond à quelque chose qui est considéré comme infraction. C'est-à-dire que la question des moyens n'est pas simplement une conséquence de ce qu'on aurait pu poser en ce qui concerne le fondement du droit de punir, mais, pour lui, la réflexion sur le fondement du droit de punir et la manière de réagir à une infraction doivent faire corps.

Tout cela me paraît très stimulant, très important. Peut-être ne suis-je pas suffisamment familier avec son oeuvre, mais je m'interroge sur les points suivants. Est-ce que la notion de situation-problème ne va pas amener une psychologisation et de la question et de la réaction ? Est-ce qu'une pratique comme celle-là ne risque pas, même si ce n'est pas ce qu'il souhaite, lui, d'amener une espèce de dissociation entre, d'une part, les réactions sociales, collectives, institutionnelles du crime qui va être considéré comme un accident et qui devra être réglé de la même façon, et puis, d'un autre côté, autour du criminel lui-même, une hyper-psychologisation qui va le constituer comme objet d'interventions psychiatriques ou médicales, avec des fins thérapeutiques ?

- Mais cette conception du crime ne conduit-elle pas, au surplus, à l'abolition des notions de responsabilité et de culpabilité ? Dans la mesure où le mal existe dans nos sociétés, la conscience de culpabilité qui, selon Ricoeur, serait née chez les Grecs, ne remplit-elle pas une fonction sociale nécessaire ? Peut-on concevoir une société qui serait exonérée de tout sentiment de culpabilité ?

- Je ne crois pas que la question soit de savoir si une société peut fonctionner sans culpabilité, mais si la société peut faire fonctionner la culpabilité comme un principe organisateur et fondateur d'un droit. Et c'est là où la question devient difficile.

Paul Ricoeur a parfaitement raison de poser le problème de la conscience morale, il le pose en philosophe ou en historien de la philosophie. Il est tout à fait légitimé à dire que la culpabilité existe, qu'elle existe depuis un certain temps. On peut discuter pour savoir si le sentiment de culpabilité vient des Grecs ou a une autre origine. En tout cas, cela existe et on ne voit pas comment une société comme la nôtre, encore si fortement enracinée dans une tradition qui est aussi celle des Grecs, pourrait se dispenser de la culpabilité. On a pu, pendant très longtemps, considérer qu'on pouvait directement articuler un système de droit et une institution judiciaire sur une notion comme celle de la culpabilité. Pour nous, au contraire, la question est ouverte.

- Actuellement, lorsqu'un individu comparaît devant l'une ou l'autre instance de la justice Pénale, il doit rendre compte non seulement de l'acte interdit qu'il a commis, mais de sa vie même.

- C'est vrai. On a, par exemple, beaucoup discuté aux États-Unis des peines indéterminées. On en a, je crois, abandonné presque partout la pratique, mais elle impliquait une certaine tendance, une certaine tentation qui ne me paraît pas avoir disparu : tendance à faire porter le jugement pénal beaucoup plus sur un ensemble en quelque sorte qualitatif caractérisant une existence et une manière d'être que sur un acte précis. Il y a aussi la mesure qui a été prise récemment en France à propos des juges de l'application des peines. On a voulu renforcer -et l'intention est bonne -le pouvoir et le contrôle de l'appareil judiciaire sur le déroulement de la punition. Ce qui est bon pour diminuer l'indépendance de fait de l'institution pénitentiaire. Seulement voilà : il va y avoir maintenant un tribunal, de trois juges, je crois, qui va décider si oui ou non la liberté conditionnelle peut être accordée à un détenu ; et cette décision sera prise en tenant compte d'éléments dans lesquels il y aura d'abord l'infraction première, qui sera réactualisée en quelque sorte, puisque la partie civile et les représentants de la victime seront présents et pourront intervenir. Et puis on va intégrer à cela les éléments de conduite de l'individu dans sa prison, tels qu'ils auront été observés, appréciés, interprétés, jugés, par les gardiens, par des administrateurs, des psychologues, des médecins. C'est ce magna d'éléments hétérogènes les uns aux autres qui va donner prise à une décision de type judiciaire. Même si c'est juridiquement acceptable, il faut savoir quelles conséquences de fait cela pourra entraîner. Et, en même temps, quel modèle dangereux cela risque de présenter pour la justice pénale dans son usage courant, si effectivement, on prend l'habitude de former une décision pénale, en fonction d'une conduite bonne ou mauvaise.

- La médicalisation de la justice conduit peu à peu à une éviction du droit Pénal des pratiques judiciaires, Le sujet de droit cède la place au névrosé ou au psychopathe, plus ou moins irresponsable, dont la conduite serait déterminée par des facteurs psycho-biologiques. En réaction contre cette conception, certains pénalistes envisagent un retour au concept de punition susceptible de mieux se concilier avec le respect de la liberté et de la dignité de l'individu, Il ne s'agit pas de revenir à un système de punition brutale et mécanique qui ferait abstraction du régime socio-économique dans lequel il fonctionne, qui ignorerait la dimension sociale et politique de la justice, mais de retrouver une cohérence conceptuelle et de bien distinguer ce qui relève du droit et ce qui relève de la médecine. On songe au mot de Hegel : « En considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel,»

- Je crois qu'en effet le droit pénal fait partie du jeu social dans une société comme la nôtre, et qu'il n'y a pas à le masquer. Cela veut dire que les individus qui font partie de cette société ont à se reconnaître comme sujets de droit qui, en tant que tels, sont susceptibles d'être punis et châtiés s'ils enfreignent telle ou telle règle. Il n'y a à cela, je crois, rien de scandaleux. Mais c'est le devoir de la société de faire en sorte que les individus concrets puissent effectivement se reconnaître comme sujets de droit. Ce qui est difficile lorsque le système pénal utilisé est archaïque, arbitraire, inadéquat aux problèmes réels qui se posent à une société. Prenez par exemple le seul domaine de la délinquance économique. Le vrai travail a priori n'est pas d'injecter de plus en plus de médecine, de psychiatrie pour moduler ce système et le rendre plus acceptable, il faut repenser le système pénal en lui-même. Je ne veux pas dire : revenons à la sévérité du Code pénal de 1810 ; je veux dire : revenons à l'idée sérieuse d'un droit pénal qui définirait clairement ce qui dans une société comme la nôtre peut être considéré comme devant être puni ou comme ne devant pas l'être ; revenons à la pensée même d'un système définissant les règles du jeu social. Je suis méfiant vis-à-vis de ceux qui veulent revenir au système de 1810 sous prétexte que la médecine et la psychiatrie font perdre le sens de ce qu'est la justice pénale ; mais également méfiant vis-à-vis des gens qui, au fond, acceptent ce système de 1810, simplement en l'ajustant, en l'améliorant, en l'atténuant par des modulations psychiatriques et psychologiques.