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Le style de l' histoire
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°348

« Le style de l'histoire » (entretien avec A. Farge et les journalistes du Matin F. Dumont et J.-P. Iommi-Amunategui), Le Matin, no 2168, 21 février 1984, pp. 20-21.

Dits Ecrits tome IV texte n°348


- Michel Foucault, comment avez-vous rencontré Philippe Ariès ?

M. Foucault : C'est le hasard, le hasard au sens strict. J'avais à l'époque fini l' Histoire de la folie, que personne ne voulait éditer. Sur les conseils d'un ami, j'ai donc apporté mon manuscrit chez Plon. Pas de réponse. Au bout de quelques mois, je suis allé le rechercher. On m'a fait comprendre que, pour pouvoir me le rendre, il allait d'abord falloir le retrouver. Et puis, un jour, on l'a retrouvé dans un tiroir, et on s'est même aperçu que c'était un livre d'histoire. On l'a fait lire à Ariès. C'est ainsi que j'ai fait sa connaissance.

- Vous n'avez jamais travaillé avec lui ?

M. Foucault : Non, puisque nous étions tous les deux hors de l'un des rares lieux en France où l'on pouvait faire du travail collectif de recherche, les Hautes Études. La porte était fermée à l'un et à l'autre. Je suis reparti à l'étranger, lui a continué à s'occuper de son bureau d'études. Mais ce métier, il l'a dit souvent, a eu une influence positive sur son travail d'historien. Un « marchand de bananes », comme l'a prétendu l'un de ses collègues historiens ? Il s'occupait en fait d'un centre de documentation sur l'agriculture du tiers monde, ce qui l'a rendu très attentif aux rapports entre la vie, la mort, et l'histoire ; et ce qui l'a familiarisé aussi avec les techniques modernes de l'informatique.

- Vous avez dit de ses écrits qu'ils créaient une « stylistique de l'existence », qu'ils étaient attentifs « aux gestes muets qui se perpétuent ». Ne peut-on pas dire la même chose de vos travaux ?

M. Foucault : Ariès a été l'initiateur. Il tenait beaucoup à l'idée qu'entre un geste représenté dans le tableau le plus rare et toute la nappe des gestes quotidiens, il pouvait y avoir quelque chose de commun à lire. Ici et là il voyait une mise en forme de l'existence, de la conduite, du sentiment -un style d'être qui leur était commun. Et en cela je crois qu'Ariès est un précurseur important pour toute une série de recherches qui se font actuellement. Ainsi, un historien de l'Antiquité tardive, Peter Brown, accorde à la notion de style, dans les rapports humains, dans les comportements, une importance considérable. Je ne suis pas sûr qu'Ariès ait utilisé précisément le mot « style », mais c'est de cela qu'il était question.

A. Farge : Ce qui est très important, c'est le moment où arrive Philippe Ariès, après Lucien Febvre, pendant la rupture des années soixante : quand on a rompu avec les « acquis » du marxisme vulgaire. Et, chez Ariès, il n'y avait pas de dogme, pas de volonté de faire école ; il y avait plutôt une intuition, une naïveté, une capacité d'appréhender le réel d'une façon neuve. Et c'est pour ça, je crois, qu'il a rencontré quelqu'un qui lui aussi était en dehors des Annales, Robert Mandrou ; c'est pour ça qu'il a pu travailler avec lui dans l'approche de la psychologie historique, créer avec lui une collection d'histoire des mentalités. C'est un moment très important de l'historiographie française, mais peu connu.

M. Foucault : J'ai lu récemment dans des journaux que les intellectuels français ont cessé d'être marxistes à partir de 1975, et à cause de Soljenitsyne. Il y a de quoi éclater de rire. Beckett, En attendant Godot *, c'est quand ?

* Beckett (S.), En attendant Godot, Paris, Éd. de Minuit, 1953.

Les premiers articles de Barthes, sur les Mythologies *, c'est quand ? Les concerts du Domaine musical, c'est quand ? Lévi-Strauss, c'est quand ? Et Ariès ?

* Barthes (R.), Mythologies, Paris, Éd. du Seuil, 1957.

Il y a eu, disons de 1950 à 1960, toute une série d'événements majeurs, qui ont formé une planète culturelle, esthétique, scientifique et artistique d'un tout autre type que ce qui avait pu être élaboré ou légué par le marxisme et la phénoménologie. Ce qui n'implique pas le moindre mépris : ces façons de penser avaient été tout à fait importantes. Mais quand les choses changent, elles changent, et Ariès, lui, appartenait à cet ensemble de choses nouvelles. Alors qu'il est bien évident que les Annales, tout en modifiant de façon continue leur méthode, leurs problèmes, etc., s'enracinaient dans cette forme d'histoire profondément apparentée au marxisme...

A. Farge : Une histoire sociale des classements...

M. Foucault : Oui, une histoire de la société et de l'économie, comme ils le disaient.

A. Farge : Je crois aussi que la grande rupture d'Ariès, ce pour quoi il a été d'ailleurs longtemps ignoré, c'est l'absence totale de quantification dans ces livres. La démographie, pourtant, était complètement souveraine à l'époque.

M, Foucault : Sa singularité, c'est qu'il est parti de ce matériel, qui était le terrain privilégié du quantitativisme, et il en a fait autre chose, qui ne relevait pas de la mesure.

A. Farge : Oui, et ce qu'on lui objectait souvent, c'était la représentativité : est-ce représentatif, et de quoi, de qui ? Donc on faisait revenir le système des classements. D'autre part, il a travaillé sur la longue durée, ce qui n'était pas habituel non plus sur de tels sujets.

- Finalement, les travaux d'Ariès ont fini par faire bouger les choses ; les vôtres aussi.

M. Foucault : Dans l'université française, du moins dans les disciplines littéraires et les sciences humaines, c'est en histoire surtout que s'est fait le travail le plus fécond, et le plus intéressant. Ce qu'on appelle à l'étranger l'école historique française est quelque chose dont on ne retrouve pas l'équivalent dans d'autres disciplines... L'histoire a été, depuis le XIXe siècle, la grande institution de savoir dans l'université littéraire. Et toutes les institutions ont leur raideur, leur continuité, leur pesanteur, leurs conflits internes qui les protègent des invasions extérieures.

Un jour, bien sûr, il sera intéressant de voir pourquoi un certain nombre de gens ont été avec soin tenus à l'extérieur, ou de voir comment ceux qui, de l'intérieur même de l'institution ont pu faire un peu bouger les choses, étaient souvent d'une formation différente (ainsi, Arlette Farge vient de la faculté de droit).

- Ariès et vous, vous avez contribué à modifier les sujets de recherche, Il suffit de penser aux titres d'ouvrages historiques récents : Le Purgatoire, Le Péché et la Peur *, sont devenus des objets historiques. L'un comme l'autre, vous avez commencé une archéologie de la représentation.

* Delumeau (J .), Le Péché et la Peur : la culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1983.

M. Foucault : Encore une fois, je crois que c'est Ariès qui est important, c'est lui qui a fait bouger les choses.

A. Farge : Vous avez eu, quand même, une démarche semblable en histoire, « iconoclaste ». L'apport d'Ariès, c'est celui du sensible, faire une histoire des sensibilités, c'était extrêmement subversif. Ariès s'opposait ainsi à un inconscient collectif et, en même temps, avec Robert Mandrou et après l'ouverture demandée par Lucien Febvre, il faisait découvrir tout ce qui relevait du quotidien. Et vous avez eu un apport comparable : la même rupture dans la méthode, d'abord. Je pense à Surveiller et Punir : vous travaillez à la fois sur les déplacements institutionnels et sur le regard porté sur les institutions. La démarche était aussi subversive.

M. Foucault : Oui, mais Ariès était historien, a voulu faire oeuvre d'historien. Alors que moi, au fond, je faisais de la philosophie. Ce qui m'avait frappé, c'est que, en philosophie, aussi marxistes qu'aient été les gens à cette époque, et Dieu sait s'ils l'étaient, leur ignorance de l'histoire était, je ne dirais pas totale, mais principale. C'était une règle fondamentale chez les étudiants de philosophie : puisqu'on était marxiste, on n'avait pas à savoir l'histoire ; on la connaissait comme on connaît un vieux secret de famille dont le chiffre depuis longtemps a été révélé.

Et ce que j'ai voulu faire était dans l'ordre de la philosophie : peut-on réfléchir philosophiquement sur l'histoire des savoirs comme matériel historique, plutôt que de réfléchir sur une théorie ou une philosophie de l'histoire. D'une façon un peu empirique et maladroite, j'ai envisagé un travail aussi proche que possible de celui des historiens, mais pour poser des questions philosophiques, concernant l'histoire de la connaissance. J'attendais la bonne volonté des historiens.

A. Farge : Vers la fin de sa vie, Ariès rejoignait un peu ce que vous étudiez dans les livres qui vont bientôt sortir. Il était responsable d'un des tomes d'une Histoire de la vie privée *, au Seuil. Et il reprenait tous ces problèmes dont nous parlions à l'instant : le style, peut-être, mais à coup sûr la connaissance de soi, l'intimité, le retrait en soi. C'étaient là ses derniers axes de recherche : un travail sur le « en-soi », le « sur-soi ».

* Histoire de la vie privée, Paris, Éd. du Seuil, t. III : De la Renaissance aux Lumières, sous la direction de P. Ariès et R. Chartier,

M. Foucault : Et, là encore, nous nous sommes rencontrés sur une frontière commune, mais nous partions de deux domaines différents. En cherchant chez les philosophes de l'Antiquité la première formulation d'une certaine éthique sexuelle, j'ai été frappé de l'importance de ce que l'on pouvait appeler les pratiques de soi, l'attention à soi-même, la mise en forme du rapport à soi.

A. Farge : Et Ariès, l'an dernier, parlait aussi du goût, de la conscience de soi.

M. Foucault : Il avait je crois parfaitement saisi que le rapport à soi, l'importance accordée à soi-même, la culture de soi, ne sont pas, comme on a l'habitude de le dire, un pur effet de l'individualisme. On peut parfaitement avoir des groupes sociaux qui ne sont pas individualistes, et dans lesquels la culture de soi existe. Un monastère n'est pas une institution individualiste, et pourtant la vie intérieure, l'attention à soi y sont extrêmement développées. Dans certains groupes du christianisme réformé, au XVIIe siècle, on attachait aussi une extrême importance à cette culture de soi, et cela dans des groupes, famille, communauté, paroisse, qui n'étaient pas individualistes. Ariès, si j'ai bien compris, était proche de ces problèmes...

A. Farge : Oui, mais il achoppait sur le problème de l'État. Pour lui, l'État n'existait pas ; il voyait la vie privée en dehors de l'État, alors que, pendant la période qu'il étudiait, du XVe au XVIIIe siècle, l'État devenait très prégnant. Et, lors des derniers mois, il avait essayé de reprendre le problème en tenant compte de l'État - car il était ouvert à toutes les objections. Mais c'est là un sujet que vous aviez abordé ?

M. Foucault : Oui, mais en suivant la démarche inverse. L'État me semblait avoir une importance constitutive, et, dans le travail qu'Arlette Farge et moi avions fait ensemble **, c'était une chose passionnante de voir comment l'État et la vie privée interféraient, s'entrechoquaient, et en même temps s'emboîtaient.

** Le Désordre des familles, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1982.

Mais en remontant plus haut dans l'Antiquité, on s'aperçoit que le rapport à soi ne peut s'analyser qu'en dehors de l'État, puisqu'on ne peut pas vraiment alors parler d'État. Bien sûr, les modes de socialité ne sont jamais absents des formes prises par le rapport à soi, mais il faut se débarrasser du schéma simpliste, selon lequel l'individualisme se développe à mesure que l'État se développe.

A. Farge : Iriez-vous aussi loin que Rancière, diriez-vous que le populaire, ce ne sont pas seulement des pratiques et des comportements, c'est aussi une pensée ?

M. Foucault : S'il est vrai que les représentations ont été trop souvent interprétées en termes d'idéologie (première erreur) ; que le savoir a été trop considéré comme un ensemble de représentations (deuxième erreur), la troisième erreur consiste à oublier que les gens pensent, et que leurs comportements, leurs attitudes et leurs pratiques sont habités par une pensée.

A. Farge : L'histoire, alors, devra faire un long chemin. Aujourd'hui, lorsqu'on ne travaille pas sur les élites, mais sur les classes populaires, on étudie leurs pratiques et leurs comportements. On fait une équation : elles ont des pratiques, des représentations, éventuellement une symbolique, et cela, c'est leur culture. Ce n'est pas tenable.

M. Foucault : Il n'est pas vrai qu'il n'y en a que quelques-uns qui pensent et d'autres qui ne pensent pas. Il en est de la pensée comme du pouvoir. Il n'est pas vrai que dans une société il y a des gens qui ont le pouvoir, et en dessous des gens qui n'ont pas de pouvoir du tout. Le pouvoir est à analyser en termes de relations stratégiques complexes et mobiles, où tout le monde n'occupe pas la même position, et ne garde pas toujours la même. Il en est ainsi de la pensée. Il n'y a pas d'un côté, par exemple, le savoir médical à étudier en termes d'histoire de la pensée, et, dessous, le comportement des malades, qui serait matière d'ethnologie historique.

Depuis vingt ans, il me semble que l'objet de l'histoire change. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à 1960 environ, c'est la société qui a été l'objet fondamental de l'histoire. Tout ce qui ne pouvait pas être considéré comme analyse d'une société n'était pas de l'histoire. Il est remarquable que jamais les Annales n'ont parlé des historiens français des sciences comme Bachelard et Canguilhem, du moins avant 1970. Ce n'était pas de l'histoire, puisque ce n'était pas de l'histoire sociale. Faire l'histoire du recrutement de la population des médecins, c'était de l'histoire, mais les transformations mêmes du concept de normal, ce n'en était pas. Et pourtant, ces transformations ont eu sur les pratiques médicales, donc sur la santé des populations, des effets non négligeables. Il faut bien se rappeler avec Max Weber que la rationalité n'est pas seulement le produit d'une société, mais un facteur constitutif de l'histoire des hommes.

A. Farge : Maintenant, cela change, ce sont quand même des domaines sur lesquels on travaille depuis environ cinq ans. En même temps, du fait même de l'influence d'Ariès, il y a eu un émiettement très grand de l'objet historique. On a maintenant une histoire très tronçonnée : l'alimentation, la sexualité, la maladie, la peur, les femmes. Et ce qui est frappant, c'est, bien sûr, l'évacuation du marxisme, et, au fond, l'évacuation du conflit. Et tous ceux qui font de l'histoire sur ce type de sujets, de façon très sereine, très irénique, s'en remettent à Ariès. Je ne suis d'ailleurs pas sûre qu'Ariès aurait souhaité cela. Le fait est qu'on évacue ainsi les heurts, les conflits et les rapports de forces, et c'est peut-être grave.

M. Foucault : Vous avez raison de marquer ces limites et ces problèmes. Vous avez raison de souligner aussi que c'est la conséquence d'une reproduction schématique qu'Ariès n'aurait pas voulue ; ce qui nous ramène à la question des institutions de savoir, et à ce fait qu'en France elles semblent peu capables d'assumer l'une de leurs fonctions essentielles : d'ouvrir des lieux de discussion. Elles servent encore parfois à asseoir l'autorité de ceux qui jugent et excluent. En dehors de Vovelle, à Aix, qui, à Paris, a donné à Ariès pendant les années soixante la possibilité de confronter ses idées et de les discuter avec les historiens « de métier » ? Qu'il ait eu sa revanche, c'est tant mieux, qu'il en ait usé avec le sourire, c'est son mérite. Mais qu'à notre époque un historien de cette importance soit resté si longtemps hors des échanges et des discussions, cela fait ou devrait faire problème.