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Du gouvernement des vivants
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°289

« Du gouvernement des vivants », Annuaire du Collège de France, 80e année, Histoire des systèmes de pensée, année 1979-1980, 1980, pp. 449-452.

Dits Ecrits tome IV texte n°289


Le cours de cette année a pris appui sur les analyses faites les années précédentes à propos de la notion de « gouvernement » : cette notion étant entendue au sens large de techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes. Gouvernement des enfants, gouvernement des âmes ou des consciences, gouvernement d'une maison, d'un État ou de soi-même. À l'intérieur de ce cadre très général, on a étudié le problème de l'examen de conscience et de l'aveu.

Tomaso de Vio, à propos du sacrement de pénitence, appelait « acte de vérité » la confession des péchés *. Conservons ce mot avec le sens que Cajetan lui donnait. La question posée est alors celle-ci : comment se fait-il que, dans la culture occidentale chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés, en plus des actes d'obéissance et de soumission, des « actes de vérité » qui ont ceci de particulier que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de l'état de son âme, etc. ? Comment s'est formé un type de gouvernement des hommes où on n'est pas requis simplement d'obéir, mais de manifester, en l'énonçant, ce qu'on est ?

* De Vio (père T.), De confessione questiones, in Opuscula, Paris, F. Regnault, 1530.

Après une introduction théorique sur la notion de « régime de vérité », la plus longue partie du cours a été consacrée aux procédures de l'examen des âmes et de l'aveu dans le christianisme primitif. Deux concepts doivent être reconnus, correspondant chacun à une pratique particulière : l'exomologèse et l'exagoreusis. L'étude de l'exomologèse montre que ce terme est souvent employé dans un sens très large : il désigne un acte destiné à manifester à la fois une vérité et l'adhésion du sujet à cette vérité ; faire l'exomologèse de sa croyance, ce n'est pas simplement affirmer ce qu'on croit, mais affirmer le fait de cette croyance ; c'est faire de l'acte d'affirmation un objet d'affirmation, et donc l'authentifier soit pour soi-même, soit devant les autres. L'exomologèse est une affirmation emphatique, dont l'emphase porte avant tout sur le fait que le sujet se lie lui-même à cette affirmation, et en accepte les conséquences.

L'exomologèse comme « acte de foi » est indispensable au chrétien pour qui les vérités révélées et enseignées ne sont pas simplement affaire de croyances qu'il accepte, mais d'obligations par lesquelles il s'engage -obligation de maintenir ses croyances, d'accepter l'autorité qui les authentifie, d'en faire éventuellement profession publique, de vivre en conformité avec elles, etc. Mais un autre type d'exomologèse se rencontre très tôt : c'est l'exomologèse des péchés. Là encore, il faut opérer des distinctions : reconnaître qu'on a commis des péchés est une obligation imposée soit aux catéchumènes qui postulent le baptême, soit aux chrétiens qui ont pu être sujets à quelques défaillances : à ceux-ci la Didascalie * prescrit de faire l'exomologèse de leurs fautes à l'assemblée. Or cet « aveu » semble n'avoir pas pris alors la forme d'un énoncé public et détaillé des fautes commises, mais plutôt d'un rite collectif au cours duquel chacun par-devers soi se reconnaissait, devant Dieu, pécheur. C'est à propos des fautes graves et en particulier de l'idolâtrie, de l'adultère et de l'homicide, ainsi qu'à l'occasion des persécutions et de l'apostasie que l'exomologèse des fautes prend sa spécificité : elle devient une condition de la réintégration et elle est liée à un rite public complexe.

L'histoire des pratiques pénitentielles du IIe au Ve siècle montre que l'exomologèse n'avait pas alors la forme d'un aveu verbal analytique des différentes fautes avec leurs circonstances ; et qu'elle n'obtenait pas la rémission du fait qu'elle était accomplie dans la forme canonique à celui qui avait reçu pouvoir de les remettre. La pénitence était un statut dans lequel on entrait après un rituel et qui s'achevait (quelquefois sur le lit de mort) après un second cérémonial.

* Didascalie : enseignement des douze apôtres et de leurs disciples, document ecclésiastique du IIe siècle dont l'original, en langue grecque, est perdu. Il n'en subsiste qu'un remaniement dans les six premiers livres des Constitutions apostoliques.
Didascalie, c'est-à-dire l'enseignement catholique des douze apôtres et des saints disciples de Notre Sauveur (trad. abbé F. Nau), Paris, Firmin Didot, 1902.

Entre ces deux moments, le pénitent faisait l'exomologèse de ses fautes à travers ses macérations, ses austérités, son mode de vie, ses vêtements, l'attitude manifeste de repentir -bref, par toute une dramacité dans laquelle l'expression verbale n'avait pas le rôle principal et où semble bien avoir été absente toute énonciation analytique des fautes en leur spécificité. Il se peut bien qu'avant la réconciliation un rite spécial ait eu lieu, et qu'on lui ait appliqué de façon plus particulière le nom d' « exomologèse ». Mais, même là, il s'agissait toujours d'une expression dramatique et synthétique par laquelle le pécheur reconnaissait devant tous le fait d'avoir péché ; il attestait cette reconnaissance dans une manifestation qui, tout à la fois, le liait visiblement à un état de pécheur et préparait sa délivrance. La verbalisation de l'aveu des péchés dans la pénitence canonique ne se fera systématiquement que plus tard, d'abord avec la pratique de la pénitence tarifée, puis à partir des XIIe-XIIIe siècles, lorsque sera organisé le sacrement de pénitence.

Dans les institutions monastiques, la pratique de l'aveu a pris de tout autres formes (ce qui n'exclut pas, lorsque le moine avait commis des fautes d'une certaine importance, le recours à des formes d'exomologèse devant la communauté assemblée). Pour étudier ces pratiques d'aveu dans la vie monastique, on a fait appel à l'étude plus détaillée des Institutions cénobitiques et des Conférences de Cassien *, envisagées sous l'angle des techniques de direction spirituelle. Trois aspects surtout ont été analysés : le mode de dépendance à l'égard de l'ancien ou du maître, la manière de conduire l'examen de sa propre conscience et le devoir de tout dire des mouvements de la pensée dans une formulation qui se propose d'être exhaustive : l'exagoreusis. Sur ces trois points, des différences considérables apparaissent avec les procédés de direction de conscience qu'on pouvait trouver dans la philosophie ancienne

* Cassien (J.), Institutions cénobitiques (trad. J.-C. Guy), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes », no 109, 1965. Conférences (trad. dom Pichery), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes », t. I, no 42, 1966 ; t. II, no 54, 1967 ; t. III, no 64, 1971.

Schématiquement, on peut dire que, dans l'institution monastique, le rapport au maître prend la forme d'une obéissance inconditionnelle et permanente qui porte sur tous les aspects de la vie et ne laisse en principe au novice aucune marge d'initiative ; si la valeur de ce rapport dépend de la qualification du maître, il n'en est pas moins vrai que, par elle-même, la forme de l'obéissance, quel que soit l'objet sur lequel elle porte, détient une valeur positive ; enfin, si l'obéissance est indispensable chez les novices et que les maîtres sont en principe des anciens, le rapport d'âge n'est pas en lui-même suffisant à justifier cette relation -à la fois parce que la capacité de diriger est un charisme et que l'obéissance doit constituer, sous la forme de l'humilité, un rapport permanent à soi-même et aux autres,

L'examen de conscience lui aussi est très différent de celui qui était recommandé dans les écoles philosophiques de l'Antiquité, Sans doute comme lui, il comporte deux grandes formes : la recollection vespérale de la journée passée et la vigilance permanente sur soi-même, C'est cette seconde forme surtout qui est importante dans le monachisme tel que le décrit Cassien, Ses procédures montrent bien qu'il ne s'agit pas de déterminer ce qu'il faut faire pour ne pas commettre de faute ou même de reconnaître si on n'a pas commis de faute dans ce qu'on a pu faire, Il s'agit de saisir le mouvement de la pensée (cogitatio = logismos), de l'examiner assez à fond pour en saisir l'origine et déchiffrer d'où elle vient (de Dieu, de soi-même ou du diable) et d'opérer un tri (que Cassien décrit en utilisant plusieurs métaphores, dont la plus importante est vraisemblablement celle du changeur qui vérifie les pièces de monnaie), C'est la « mobilité de l'âme » à laquelle Cassien consacre l'une des Conférences les plus intéressantes -il y rapporte les propos de l'abbé Serenus -, qui constitue le domaine d'exercice d'un examen de conscience dont on voit bien qu'il a pour rôle de rendre possible l'unité et la permanence de la contemplation *,

Quant à l'aveu prescrit par Cassien, ce n'est pas la simple énonciation des fautes commises ni un exposé global de l'état de l'âme ; il doit tendre à la verbalisation permanente de tous les mouvements de la pensée, Cet aveu permet au directeur de donner des conseils et de porter un diagnostic : Cassien rapporte ainsi des exemples de consultation ; il arrive que plusieurs anciens y participent et y donnent leur avis, Mais la verbalisation comporte aussi des effets intrinsèques qu'elle doit au seul fait qu'elle transforme en énoncés, adressés à un autre, les mouvements de l'âme, En particulier, le « tri », qui est l'un des objectifs de l'examen, est opéré par la verbalisation grâce au triple mécanisme de la honte qui fait rougir de formuler toute pensée mauvaise, de la réalisation matérielle par les mots prononcés de ce qui se passe dans l'âme et de l'incompatibilité du démon (qui séduit et qui trompe en se cachant dans les replis de la conscience) avec la lumière qui les découvre.

* Cassien (J.), Première Conférence de l'abbé Serenus, De la mobilité de l'âme et des esprits du mal, in Conférences, op. cit., t. I, no 42, pp. 242-277.

Il s'agit donc, dans l'aveu ainsi entendu, d'une extériorisation permanente par les mots des « arcanes » de la conscience,

L'obéissance inconditionnée, l'examen ininterrompu et l'aveu exhaustif forment donc un ensemble dont chaque élément implique les deux autres ; la manifestation verbale de la vérité qui se cache au fond de soi-même apparaît comme une pièce indispensable au gouvernement des hommes les uns par les autres, tel qu'il a été mis en oeuvre dans les institutions monastiques -et surtout cénobitiques à partir du IVe siècle. Mais il faut souligner que cette manifestation n'a pas pour fin d'établir la maîtrise souveraine de soi sur soi ; ce qu'on en attend, au contraire, c'est l'humilité et la mortification, le détachement à l'égard de soi et la constitution d'un rapport à soi qui tend à la destruction de la forme du soi,

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Le séminaire de cette année a été consacré à certains aspects de la pensée libérale au XIXe siècle. Des exposés ont été faits par N, Coppinger sur le développement économique à la fin du XIXe siècle, par D. Deleule sur l'école historique écossaise, P. Rosanvallon sur Guizot, F, Ewald sur Saint-Simon et les saint-simoniens, P, Pasquino sur la place de Menger dans l'histoire du libéralisme, A. Schutz sur l'épistémologie de Menger, et C. Mevel sur les notions de volonté générale et d'intérêt général.