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« Du gouvernement des vivants », Annuaire du Collège
de France, 80e année, Histoire des systèmes de pensée,
année 1979-1980, 1980, pp. 449-452.
Dits Ecrits tome IV texte n°289
Le cours de cette année a pris appui sur les analyses faites
les années précédentes à propos de la
notion de « gouvernement » : cette notion étant
entendue au sens large de techniques et procédures destinées
à diriger la conduite des hommes. Gouvernement des enfants,
gouvernement des âmes ou des consciences, gouvernement d'une
maison, d'un État ou de soi-même. À l'intérieur
de ce cadre très général, on a étudié
le problème de l'examen de conscience et de l'aveu.
Tomaso de Vio, à propos du sacrement de pénitence,
appelait « acte de vérité » la confession
des péchés *. Conservons ce mot avec le sens que Cajetan
lui donnait. La question posée est alors celle-ci : comment
se fait-il que, dans la culture occidentale chrétienne, le
gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés,
en plus des actes d'obéissance et de soumission, des «
actes de vérité » qui ont ceci de particulier
que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de dire
vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs,
de l'état de son âme, etc. ? Comment s'est formé
un type de gouvernement des hommes où on n'est pas requis
simplement d'obéir, mais de manifester, en l'énonçant,
ce qu'on est ?
* De Vio (père T.), De confessione questiones, in Opuscula,
Paris, F. Regnault, 1530.
Après une introduction théorique sur la notion de
« régime de vérité », la plus longue
partie du cours a été consacrée aux procédures
de l'examen des âmes et de l'aveu dans le christianisme primitif.
Deux concepts doivent être reconnus, correspondant chacun
à une pratique particulière : l'exomologèse
et l'exagoreusis. L'étude de l'exomologèse montre
que ce terme est souvent employé dans un sens très
large : il désigne un acte destiné à manifester
à la fois une vérité et l'adhésion du
sujet à cette vérité ; faire l'exomologèse
de sa croyance, ce n'est pas simplement affirmer ce qu'on croit,
mais affirmer le fait de cette croyance ; c'est faire de l'acte
d'affirmation un objet d'affirmation, et donc l'authentifier soit
pour soi-même, soit devant les autres. L'exomologèse
est une affirmation emphatique, dont l'emphase porte avant tout
sur le fait que le sujet se lie lui-même à cette affirmation,
et en accepte les conséquences.
L'exomologèse comme « acte de foi » est indispensable
au chrétien pour qui les vérités révélées
et enseignées ne sont pas simplement affaire de croyances
qu'il accepte, mais d'obligations par lesquelles il s'engage -obligation
de maintenir ses croyances, d'accepter l'autorité qui les
authentifie, d'en faire éventuellement profession publique,
de vivre en conformité avec elles, etc. Mais un autre type
d'exomologèse se rencontre très tôt : c'est
l'exomologèse des péchés. Là encore,
il faut opérer des distinctions : reconnaître qu'on
a commis des péchés est une obligation imposée
soit aux catéchumènes qui postulent le baptême,
soit aux chrétiens qui ont pu être sujets à
quelques défaillances : à ceux-ci la Didascalie *
prescrit de faire l'exomologèse de leurs fautes à
l'assemblée. Or cet « aveu » semble n'avoir pas
pris alors la forme d'un énoncé public et détaillé
des fautes commises, mais plutôt d'un rite collectif au cours
duquel chacun par-devers soi se reconnaissait, devant Dieu, pécheur.
C'est à propos des fautes graves et en particulier de l'idolâtrie,
de l'adultère et de l'homicide, ainsi qu'à l'occasion
des persécutions et de l'apostasie que l'exomologèse
des fautes prend sa spécificité : elle devient une
condition de la réintégration et elle est liée
à un rite public complexe.
L'histoire des pratiques pénitentielles du IIe au Ve siècle
montre que l'exomologèse n'avait pas alors la forme d'un
aveu verbal analytique des différentes fautes avec leurs
circonstances ; et qu'elle n'obtenait pas la rémission du
fait qu'elle était accomplie dans la forme canonique à
celui qui avait reçu pouvoir de les remettre. La pénitence
était un statut dans lequel on entrait après un rituel
et qui s'achevait (quelquefois sur le lit de mort) après
un second cérémonial.
* Didascalie : enseignement des douze apôtres et de leurs
disciples, document ecclésiastique du IIe siècle dont
l'original, en langue grecque, est perdu. Il n'en subsiste qu'un
remaniement dans les six premiers livres des Constitutions apostoliques.
Didascalie, c'est-à-dire l'enseignement catholique des douze
apôtres et des saints disciples de Notre Sauveur (trad. abbé
F. Nau), Paris, Firmin Didot, 1902.
Entre ces deux moments, le pénitent faisait l'exomologèse
de ses fautes à travers ses macérations, ses austérités,
son mode de vie, ses vêtements, l'attitude manifeste de repentir
-bref, par toute une dramacité dans laquelle l'expression
verbale n'avait pas le rôle principal et où semble
bien avoir été absente toute énonciation analytique
des fautes en leur spécificité. Il se peut bien qu'avant
la réconciliation un rite spécial ait eu lieu, et
qu'on lui ait appliqué de façon plus particulière
le nom d' « exomologèse ». Mais, même là,
il s'agissait toujours d'une expression dramatique et synthétique
par laquelle le pécheur reconnaissait devant tous le fait
d'avoir péché ; il attestait cette reconnaissance
dans une manifestation qui, tout à la fois, le liait visiblement
à un état de pécheur et préparait sa
délivrance. La verbalisation de l'aveu des péchés
dans la pénitence canonique ne se fera systématiquement
que plus tard, d'abord avec la pratique de la pénitence tarifée,
puis à partir des XIIe-XIIIe siècles, lorsque sera
organisé le sacrement de pénitence.
Dans les institutions monastiques, la pratique de l'aveu a pris
de tout autres formes (ce qui n'exclut pas, lorsque le moine avait
commis des fautes d'une certaine importance, le recours à
des formes d'exomologèse devant la communauté assemblée).
Pour étudier ces pratiques d'aveu dans la vie monastique,
on a fait appel à l'étude plus détaillée
des Institutions cénobitiques et des Conférences de
Cassien *, envisagées sous l'angle des techniques de direction
spirituelle. Trois aspects surtout ont été analysés
: le mode de dépendance à l'égard de l'ancien
ou du maître, la manière de conduire l'examen de sa
propre conscience et le devoir de tout dire des mouvements de la
pensée dans une formulation qui se propose d'être exhaustive
: l'exagoreusis. Sur ces trois points, des différences considérables
apparaissent avec les procédés de direction de conscience
qu'on pouvait trouver dans la philosophie ancienne
* Cassien (J.), Institutions cénobitiques (trad. J.-C. Guy),
Paris, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes
», no 109, 1965. Conférences (trad. dom Pichery), Paris,
Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes »,
t. I, no 42, 1966 ; t. II, no 54, 1967 ; t. III, no 64, 1971.
Schématiquement, on peut dire que, dans l'institution monastique,
le rapport au maître prend la forme d'une obéissance
inconditionnelle et permanente qui porte sur tous les aspects de
la vie et ne laisse en principe au novice aucune marge d'initiative
; si la valeur de ce rapport dépend de la qualification du
maître, il n'en est pas moins vrai que, par elle-même,
la forme de l'obéissance, quel que soit l'objet sur lequel
elle porte, détient une valeur positive ; enfin, si l'obéissance
est indispensable chez les novices et que les maîtres sont
en principe des anciens, le rapport d'âge n'est pas en lui-même
suffisant à justifier cette relation -à la fois parce
que la capacité de diriger est un charisme et que l'obéissance
doit constituer, sous la forme de l'humilité, un rapport
permanent à soi-même et aux autres,
L'examen de conscience lui aussi est très différent
de celui qui était recommandé dans les écoles
philosophiques de l'Antiquité, Sans doute comme lui, il comporte
deux grandes formes : la recollection vespérale de la journée
passée et la vigilance permanente sur soi-même, C'est
cette seconde forme surtout qui est importante dans le monachisme
tel que le décrit Cassien, Ses procédures montrent
bien qu'il ne s'agit pas de déterminer ce qu'il faut faire
pour ne pas commettre de faute ou même de reconnaître
si on n'a pas commis de faute dans ce qu'on a pu faire, Il s'agit
de saisir le mouvement de la pensée (cogitatio = logismos),
de l'examiner assez à fond pour en saisir l'origine et déchiffrer
d'où elle vient (de Dieu, de soi-même ou du diable)
et d'opérer un tri (que Cassien décrit en utilisant
plusieurs métaphores, dont la plus importante est vraisemblablement
celle du changeur qui vérifie les pièces de monnaie),
C'est la « mobilité de l'âme » à
laquelle Cassien consacre l'une des Conférences les plus
intéressantes -il y rapporte les propos de l'abbé
Serenus -, qui constitue le domaine d'exercice d'un examen de conscience
dont on voit bien qu'il a pour rôle de rendre possible l'unité
et la permanence de la contemplation *,
Quant à l'aveu prescrit par Cassien, ce n'est pas la simple
énonciation des fautes commises ni un exposé global
de l'état de l'âme ; il doit tendre à la verbalisation
permanente de tous les mouvements de la pensée, Cet aveu
permet au directeur de donner des conseils et de porter un diagnostic
: Cassien rapporte ainsi des exemples de consultation ; il arrive
que plusieurs anciens y participent et y donnent leur avis, Mais
la verbalisation comporte aussi des effets intrinsèques qu'elle
doit au seul fait qu'elle transforme en énoncés, adressés
à un autre, les mouvements de l'âme, En particulier,
le « tri », qui est l'un des objectifs de l'examen,
est opéré par la verbalisation grâce au triple
mécanisme de la honte qui fait rougir de formuler toute pensée
mauvaise, de la réalisation matérielle par les mots
prononcés de ce qui se passe dans l'âme et de l'incompatibilité
du démon (qui séduit et qui trompe en se cachant dans
les replis de la conscience) avec la lumière qui les découvre.
* Cassien (J.), Première Conférence de l'abbé
Serenus, De la mobilité de l'âme et des esprits du
mal, in Conférences, op. cit., t. I, no 42, pp. 242-277.
Il s'agit donc, dans l'aveu ainsi entendu, d'une extériorisation
permanente par les mots des « arcanes » de la conscience,
L'obéissance inconditionnée, l'examen ininterrompu
et l'aveu exhaustif forment donc un ensemble dont chaque élément
implique les deux autres ; la manifestation verbale de la vérité
qui se cache au fond de soi-même apparaît comme une
pièce indispensable au gouvernement des hommes les uns par
les autres, tel qu'il a été mis en oeuvre dans les
institutions monastiques -et surtout cénobitiques à
partir du IVe siècle. Mais il faut souligner que cette manifestation
n'a pas pour fin d'établir la maîtrise souveraine de
soi sur soi ; ce qu'on en attend, au contraire, c'est l'humilité
et la mortification, le détachement à l'égard
de soi et la constitution d'un rapport à soi qui tend à
la destruction de la forme du soi,
*
Le séminaire de cette année a été consacré
à certains aspects de la pensée libérale au
XIXe siècle. Des exposés ont été faits
par N, Coppinger sur le développement économique à
la fin du XIXe siècle, par D. Deleule sur l'école
historique écossaise, P. Rosanvallon sur Guizot, F, Ewald
sur Saint-Simon et les saint-simoniens, P, Pasquino sur la place
de Menger dans l'histoire du libéralisme, A. Schutz sur l'épistémologie
de Menger, et C. Mevel sur les notions de volonté générale
et d'intérêt général.
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