« Préface à la deuxième édition
» ; in Vergès (J.) ; De la stratégie judiciaire
; Paris ; Éd ; de Minuit ; 1981 ; pp. 5-13.
Dits Ecrits tome IV texte n°290
Dans cet ouvrage ; Jacques Vergès dresse une typologie des
procès pénaux à partir de deux figures : le
procès de connivence ; où l'accusé et son défenseur
acceptent le cadre de la loi qui l'accuse; le procès de rupture
; où l'accusé et son défenseur disqualifient
la légitimité de la loi et la justice au nom dune
autre légitimité. Avocat des nationalistes algériens
emprisonnés ; J. Vergès théorisait leur volonté
politique d'être traités comme des belligérants.
Comprendre la justice comme « un monde ni plus ni moins cruel
que la guerre ou le commerce » ; comme « un champ de
bataille » ; en prendre la mesure et l'analyser tel qu'il
est ; quoi de plus utile en ce temps de réarmement de l'accusation
pénale ? La seule réponse à cette politique
dont le dernier avatar est la loi sécurité et liberté
* ne se trouve pas dans des considérations plaintives ; mais
dans le réarmement de la défense. La loi n'est jamais
bonne : il n'y a pas de passé heureux ni d'avenir meilleur
ou inquiétant : il y a une défense morte ou vive.
La stratégie judiciaire débouchait ; en novembre
1968 ; sur une vague de répression à l'encontre des
militants gauchistes. Quatre ou cinq années s'ouvraient qui
pouvaient permettre une mise en application de quelques principes
simples ; débarrassés de nos a priori moraux ou politiques
: elle fut ratée. « Connivence ou rupture » n'a
été qu'un slogan. Le passé et le prestige de
Vergès faisaient autorité ; mais ; comme pour mieux
écarter ce qu'il disait vraiment ; on a tout réduit
à des critères de comportements à l'audience.
Tonus ; agressivité ; déclamation ; force en gueule
représentaient la « rupture »
* Préparée par le garde des Sceaux Alain Peyrefitte
; votée en 1980 ; elle réforme le Code pénal
et le Code de procédure pénale; très critiquée
par l'opposition de gauche ; qui dénonçait un transfert
d'attribution de la justice pénale à la police ; elle
fut abrogée en mai 1983 par la gauche.
Tonus ; agressivité ; déclamation ; force en gueule
représentaient la « rupture » avec un ersatz
de Défense collective * par l'assemblage de quelques avocats
autour des mêmes causes. Mais peut-être les militants
; les enjeux ; les combats de l'époque n'étaient-ils
pas ; eux non plus ; à la hauteur.
Puis la vente du livre se ralentit ; comme s'il était à
écarter avec la guerre d'Algérie ; au motif d'une
expérience trop exceptionnelle ; trop radicale. Sa remise
en circulation date des années 1976-1977 ; grâce aux
militants du Comité d'action des prisonniers qui ; sortant
des murs de la prison ; s'attaquaient aux procès ; aux condamnations
et aux peines ; et à ceux des Boutiques de droit ** qui ;
affrontés à l'injustice quotidienne ; savaient que
les « pauvres gens » sont perdus s'ils jouent le jeu
de la connivence. Dans le marasme de l'après-gauchisme ;
un front judiciaire s'affirmait de nouveau contre l'accusation quotidienne
; centrée sur les « droit commun ». Bon nombre
de procès plus ou moins importants ont été
menés dans cette optique ; que ce soit pour lutter contre
une expulsion ; contre une inculpation de vols dans un grand magasin
ou contre les Q.H.S ***.
Quels sont les traits fondamentaux de cette défense ? D'abord
; que tout se décide à partir de l'attitude de l'accusé.
Ce n'est pas d'un avocat ou d'un magistrat ; fussent-ils de gauche
; qu'il faudra attendre une défense de rupture : les avocats
et les magistrats militants n'existent pas sur qui on pourrait se
reposer. Ensuite ; que tout procès recèle un affrontement
politique et que la justice est toujours armée pour défendre
l'ordre établi. Enfin ; que la morale individuelle ; la vertu
de justice ; l'innocence ou la culpabilité d'un homme ; son
bon droit n'ont qu'un rapport lointain avec un affrontement judiciaire
où il est seulement question de société.
Se défendre sur un terrain miné ; se référer
à une autre morale ; à une autre loi ; ne pas s'en
remettre ; ne pas se démettre : voilà ce que Vergès
ne cessait de nous dire. Michel Foucault ; Jean Lapeyrie ; des comités
d'action Prison-Justice ; responsable du journal Le Cap **** ; Dominique
Nocaudie ; des Boutiques de droit ; Christian
Revon ; du réseau Défense libre ; parmi d'autres
; reprennent contact avec Vergès et lui posent des questions
:
* Nom du collectif d'avocats qui défendit les militants
gauchistes après Mai 68.
** Permanences juridiques ; souvent si ruées dans des arrière-boutiques
de librairies ; gratuites ou à un prix modique offrant une
défense juridique pour les conflits de la vie quotidienne.
*** Quartiers à sécurité renforcée
dans les prisons dits « quartiers de haute sécurité
» ; créés en mai 1975.
**** Journal du Comité d'action des prisonniers ; mouvement
qui succéda au G.I.P.
L'avocat Christian Revon contribua à leur mise en place.
D. Nocaudie : Pour quelles raisons ; à votre avis les avocats
; et les juristes en général ; répugnent-ils
à la stratégie judiciaire et à la défense
de rupture ?
J. Vergès : Ils sont là pour aider à résoudre
les conflits sociaux ; non pour les exacerber ; C'est seulement
quand la machine a un raté qu'ils sont amenés à
s'interroger un instant sur le sens et la finalité de la
loi. Mais ; comme ces idolâtres croient ou font semblant de
croire au caractère sacré de la justice ; l'interrogation
ne tarde pas à tourner court.
C. Revon : Pour reprendre le titre de votre introduction ; je vous
demanderai : « Qui êtes-vous ? Un iconoclaste ? »
J. Verges : En effet ; je hais les images toutes faites. Il faut
avoir assisté à un interrogatoire récapitulatif
à la fin d'une instruction ; quand le juge met de l'ordre
dans son puzzle ; comme un monteur de cinéma devant ses rushes
; pour la rendre compréhensible (c'est-à-dire meurtrière)
au tribunal (c'est-à-dire à la majorité silencieuse)
; et bâtit son accusation sur des poncifs ; pour sentir à
quel point le lieu commun est anthropophage.
J. Lapeyrie : Vous ne croyez pas au bon juge ?
J. Verges : Les bons juges ; comme les héros de la presse
du coeur ; n'existent pas. À moins de dire bon juge comme
on dit de Napoléon qu'il était un bon général.
De ce point de vue il y a effectivement des juges efficaces ; et
d'autant plus qu'ils font oublier leur qualité de juges ;
c'est-à-dire de gardiens de la paix.
M. Foucault : Devant les formes nouvelles de pratiques judiciaires
que la loi sécurité et liberté veut imposer
; comment ; selon vous ; peut-on adapter les stratégies de
rupture que vous aviez suggérées dans votre livre
?
J. Verges : Au temps de la guerre d'Algérie ; beaucoup de
magistrats qui protestent aujourd'hui contre le projet sécurité-liberté
couvraient la torture. Connaissez-vous un seul procès de
torture qui ait abouti ? Et beaucoup de mes confrères portaient
en cortège au garde des Sceaux de l'époque une pétition
pour réclamer des sanctions contre les avocats du F.L.N.
Le texte importe moins que le regard qu'on porte sur lui ; ou que
la communication avec l'opinion ; non pas pétrifiée
par un sondage mais évaluée dans son mouvement. Si
Isorni * a été frappé plus lourdement que moi
; ce n'est pas que ; des procès du F.L.N. à ceux de
l'O.A.S. ; les textes aient changé ni que son éclat
fût plus grave que les miens ; c'est que je défendais
des vainqueurs et lui des vaincus.
* Avocat du maréchal Pétain après la guerre
; puis des militants en faveur de l'Algérie française
et du mouvement terroriste Organisation armée secrète.
J. Lapeyrie : Ce qui a fait pour nous ; prisonniers de droit commun
; l'importance de votre livre ; c'est la manière dont vous
avez rejeté la distinction entre procès politiques
et procès de droit commun pour lui substituer celle de connivence
et de rupture. Est-ce toujours là votre position ?
J. Vergès : La distinction entre crimes de droit commun
et crimes politiques est une distinction dont je me suis toujours
méfié ; même quand les circonstances faisaient
de moi un avocat se consacrant presque exclusivement aux affaires
politiques ; car elle n'éclaire en rien le déroulement
du procès. Elle minore l'importance politique ; sociale ;
morale que peut avoir un crime de droit commun ; elle occulte le
côté sacrilège du crime politique de quelque
importance. Dès qu'il y a sang versé ; le crime politique
perd son caractère politique et relève de la répression
de droit commun.
M. Foucault : Votre livre a été élaboré
et écrit dans une conjoncture historique déterminée
et ; même si dans son projet il débordait largement
le cadre de la guerre d'Algérie ; cet événement
y est encore très présent et commande sans doute une
part de vos analyses. Ne pensez-vous pas que le développement
pratique d'une nouvelle stratégie judiciaire impliquerait
un travail d'analyse et de critique globales du fonctionnement judiciaire
actuel et comment pensez-vous que l'on pourrait mener collectivement
ce travail ?
J. Vergès : Ce qui distingue la rupture ; aujourd'hui ;
c'est qu'elle n'est plus le fait d'un petit nombre dans des circonstances
exceptionnelles ; mais d'un grand nombre à travers les mille
et un problèmes de la vie quotidienne. Cela implique une
critique globale du fonctionnement de la justice et non plus seulement
de son aspect pénal comme il y a vingt ans. Cela implique
aussi qu'à un collectif fondé sur les règles
du centralisme démocratique on substitue un réseau
assurant la circulation des expériences et la rencontre des
groupes existants ; en leur laissant leur autonomie et leur initiative.
C'est la tâche que s'est fixée le réseau Défense
libre * fondé à la Sainte-Baume ; le 26 mai 1980.
* Nom d'un mouvement créé en 1980 ; notamment à
l'initiative de Christian Revon ; en faveur des gens exclus économiquement
ou culturellement d'un accès à la justice. Plusieurs
réunions préparatoires ; avec les participants à
cet entretien ; eurent lieu au domicile de M. Foucault ; qui rédigea
largement la plate-forme des assises du mouvement ; les 23-26 mai
1980 ; à la Sainte-Baume.
D. Nocaudie : Aviez-vous imaginé que la technique ; la défense
de rupture soit appliquée à la défense des
droits de la vie quotidienne ?
J. Vergès : Non ; mais je m'en réjouis. Cela prouve
que la stratégie judiciaire ne m'appartient plus ; qu'elle
n'est plus seulement l'affaire des gens en robe ; mais des gens
en jeans.
C. Revon : Le titre de votre conclusion m'amène à
vous demander : « Quelle est votre loi ? »
J. Vergès : Ma loi est d'être contre les lois parce
qu'elles prétendent arrêter l'histoire ; ma morale
est d'être contre les morales parce qu'elles prétendent
figer la vie.
|