"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Préface à la deuxième édition J Vergès De la stratégie judiciaire
Michel Foucault
Dits Ecrits tome IV texte n°290

« Préface à la deuxième édition » ; in Vergès (J.) ; De la stratégie judiciaire ; Paris ; Éd ; de Minuit ; 1981 ; pp. 5-13.

Dits Ecrits tome IV texte n°290


Dans cet ouvrage ; Jacques Vergès dresse une typologie des procès pénaux à partir de deux figures : le procès de connivence ; où l'accusé et son défenseur acceptent le cadre de la loi qui l'accuse; le procès de rupture ; où l'accusé et son défenseur disqualifient la légitimité de la loi et la justice au nom dune autre légitimité. Avocat des nationalistes algériens emprisonnés ; J. Vergès théorisait leur volonté politique d'être traités comme des belligérants.

Comprendre la justice comme « un monde ni plus ni moins cruel que la guerre ou le commerce » ; comme « un champ de bataille » ; en prendre la mesure et l'analyser tel qu'il est ; quoi de plus utile en ce temps de réarmement de l'accusation pénale ? La seule réponse à cette politique dont le dernier avatar est la loi sécurité et liberté * ne se trouve pas dans des considérations plaintives ; mais dans le réarmement de la défense. La loi n'est jamais bonne : il n'y a pas de passé heureux ni d'avenir meilleur ou inquiétant : il y a une défense morte ou vive.

La stratégie judiciaire débouchait ; en novembre 1968 ; sur une vague de répression à l'encontre des militants gauchistes. Quatre ou cinq années s'ouvraient qui pouvaient permettre une mise en application de quelques principes simples ; débarrassés de nos a priori moraux ou politiques : elle fut ratée. « Connivence ou rupture » n'a été qu'un slogan. Le passé et le prestige de Vergès faisaient autorité ; mais ; comme pour mieux écarter ce qu'il disait vraiment ; on a tout réduit à des critères de comportements à l'audience. Tonus ; agressivité ; déclamation ; force en gueule représentaient la « rupture »

* Préparée par le garde des Sceaux Alain Peyrefitte ; votée en 1980 ; elle réforme le Code pénal et le Code de procédure pénale; très critiquée par l'opposition de gauche ; qui dénonçait un transfert d'attribution de la justice pénale à la police ; elle fut abrogée en mai 1983 par la gauche.

Tonus ; agressivité ; déclamation ; force en gueule représentaient la « rupture » avec un ersatz de Défense collective * par l'assemblage de quelques avocats autour des mêmes causes. Mais peut-être les militants ; les enjeux ; les combats de l'époque n'étaient-ils pas ; eux non plus ; à la hauteur.

Puis la vente du livre se ralentit ; comme s'il était à écarter avec la guerre d'Algérie ; au motif d'une expérience trop exceptionnelle ; trop radicale. Sa remise en circulation date des années 1976-1977 ; grâce aux militants du Comité d'action des prisonniers qui ; sortant des murs de la prison ; s'attaquaient aux procès ; aux condamnations et aux peines ; et à ceux des Boutiques de droit ** qui ; affrontés à l'injustice quotidienne ; savaient que les « pauvres gens » sont perdus s'ils jouent le jeu de la connivence. Dans le marasme de l'après-gauchisme ; un front judiciaire s'affirmait de nouveau contre l'accusation quotidienne ; centrée sur les « droit commun ». Bon nombre de procès plus ou moins importants ont été menés dans cette optique ; que ce soit pour lutter contre une expulsion ; contre une inculpation de vols dans un grand magasin ou contre les Q.H.S ***.

Quels sont les traits fondamentaux de cette défense ? D'abord ; que tout se décide à partir de l'attitude de l'accusé. Ce n'est pas d'un avocat ou d'un magistrat ; fussent-ils de gauche ; qu'il faudra attendre une défense de rupture : les avocats et les magistrats militants n'existent pas sur qui on pourrait se reposer. Ensuite ; que tout procès recèle un affrontement politique et que la justice est toujours armée pour défendre l'ordre établi. Enfin ; que la morale individuelle ; la vertu de justice ; l'innocence ou la culpabilité d'un homme ; son bon droit n'ont qu'un rapport lointain avec un affrontement judiciaire où il est seulement question de société.

Se défendre sur un terrain miné ; se référer à une autre morale ; à une autre loi ; ne pas s'en remettre ; ne pas se démettre : voilà ce que Vergès ne cessait de nous dire. Michel Foucault ; Jean Lapeyrie ; des comités d'action Prison-Justice ; responsable du journal Le Cap **** ; Dominique Nocaudie ; des Boutiques de droit ; Christian Revon ; du réseau Défense libre ; parmi d'autres ; reprennent contact avec Vergès et lui posent des questions :

* Nom du collectif d'avocats qui défendit les militants gauchistes après Mai 68.

** Permanences juridiques ; souvent si ruées dans des arrière-boutiques de librairies ; gratuites ou à un prix modique offrant une défense juridique pour les conflits de la vie quotidienne.

*** Quartiers à sécurité renforcée dans les prisons dits « quartiers de haute sécurité » ; créés en mai 1975.

**** Journal du Comité d'action des prisonniers ; mouvement qui succéda au G.I.P.

L'avocat Christian Revon contribua à leur mise en place.

D. Nocaudie : Pour quelles raisons ; à votre avis les avocats ; et les juristes en général ; répugnent-ils à la stratégie judiciaire et à la défense de rupture ?

J. Vergès : Ils sont là pour aider à résoudre les conflits sociaux ; non pour les exacerber ; C'est seulement quand la machine a un raté qu'ils sont amenés à s'interroger un instant sur le sens et la finalité de la loi. Mais ; comme ces idolâtres croient ou font semblant de croire au caractère sacré de la justice ; l'interrogation ne tarde pas à tourner court.

C. Revon : Pour reprendre le titre de votre introduction ; je vous demanderai : « Qui êtes-vous ? Un iconoclaste ? »

J. Verges : En effet ; je hais les images toutes faites. Il faut avoir assisté à un interrogatoire récapitulatif à la fin d'une instruction ; quand le juge met de l'ordre dans son puzzle ; comme un monteur de cinéma devant ses rushes ; pour la rendre compréhensible (c'est-à-dire meurtrière) au tribunal (c'est-à-dire à la majorité silencieuse) ; et bâtit son accusation sur des poncifs ; pour sentir à quel point le lieu commun est anthropophage.

J. Lapeyrie : Vous ne croyez pas au bon juge ?

J. Verges : Les bons juges ; comme les héros de la presse du coeur ; n'existent pas. À moins de dire bon juge comme on dit de Napoléon qu'il était un bon général. De ce point de vue il y a effectivement des juges efficaces ; et d'autant plus qu'ils font oublier leur qualité de juges ; c'est-à-dire de gardiens de la paix.

M. Foucault : Devant les formes nouvelles de pratiques judiciaires que la loi sécurité et liberté veut imposer ; comment ; selon vous ; peut-on adapter les stratégies de rupture que vous aviez suggérées dans votre livre ?

J. Verges : Au temps de la guerre d'Algérie ; beaucoup de magistrats qui protestent aujourd'hui contre le projet sécurité-liberté couvraient la torture. Connaissez-vous un seul procès de torture qui ait abouti ? Et beaucoup de mes confrères portaient en cortège au garde des Sceaux de l'époque une pétition pour réclamer des sanctions contre les avocats du F.L.N.

Le texte importe moins que le regard qu'on porte sur lui ; ou que la communication avec l'opinion ; non pas pétrifiée par un sondage mais évaluée dans son mouvement. Si Isorni * a été frappé plus lourdement que moi ; ce n'est pas que ; des procès du F.L.N. à ceux de l'O.A.S. ; les textes aient changé ni que son éclat fût plus grave que les miens ; c'est que je défendais des vainqueurs et lui des vaincus.

* Avocat du maréchal Pétain après la guerre ; puis des militants en faveur de l'Algérie française et du mouvement terroriste Organisation armée secrète.

J. Lapeyrie : Ce qui a fait pour nous ; prisonniers de droit commun ; l'importance de votre livre ; c'est la manière dont vous avez rejeté la distinction entre procès politiques et procès de droit commun pour lui substituer celle de connivence et de rupture. Est-ce toujours là votre position ?

J. Vergès : La distinction entre crimes de droit commun et crimes politiques est une distinction dont je me suis toujours méfié ; même quand les circonstances faisaient de moi un avocat se consacrant presque exclusivement aux affaires politiques ; car elle n'éclaire en rien le déroulement du procès. Elle minore l'importance politique ; sociale ; morale que peut avoir un crime de droit commun ; elle occulte le côté sacrilège du crime politique de quelque importance. Dès qu'il y a sang versé ; le crime politique perd son caractère politique et relève de la répression de droit commun.

M. Foucault : Votre livre a été élaboré et écrit dans une conjoncture historique déterminée et ; même si dans son projet il débordait largement le cadre de la guerre d'Algérie ; cet événement y est encore très présent et commande sans doute une part de vos analyses. Ne pensez-vous pas que le développement pratique d'une nouvelle stratégie judiciaire impliquerait un travail d'analyse et de critique globales du fonctionnement judiciaire actuel et comment pensez-vous que l'on pourrait mener collectivement ce travail ?

J. Vergès : Ce qui distingue la rupture ; aujourd'hui ; c'est qu'elle n'est plus le fait d'un petit nombre dans des circonstances exceptionnelles ; mais d'un grand nombre à travers les mille et un problèmes de la vie quotidienne. Cela implique une critique globale du fonctionnement de la justice et non plus seulement de son aspect pénal comme il y a vingt ans. Cela implique aussi qu'à un collectif fondé sur les règles du centralisme démocratique on substitue un réseau assurant la circulation des expériences et la rencontre des groupes existants ; en leur laissant leur autonomie et leur initiative. C'est la tâche que s'est fixée le réseau Défense libre * fondé à la Sainte-Baume ; le 26 mai 1980.

* Nom d'un mouvement créé en 1980 ; notamment à l'initiative de Christian Revon ; en faveur des gens exclus économiquement ou culturellement d'un accès à la justice. Plusieurs réunions préparatoires ; avec les participants à cet entretien ; eurent lieu au domicile de M. Foucault ; qui rédigea largement la plate-forme des assises du mouvement ; les 23-26 mai 1980 ; à la Sainte-Baume.

D. Nocaudie : Aviez-vous imaginé que la technique ; la défense de rupture soit appliquée à la défense des droits de la vie quotidienne ?

J. Vergès : Non ; mais je m'en réjouis. Cela prouve que la stratégie judiciaire ne m'appartient plus ; qu'elle n'est plus seulement l'affaire des gens en robe ; mais des gens en jeans.

C. Revon : Le titre de votre conclusion m'amène à vous demander : « Quelle est votre loi ? »

J. Vergès : Ma loi est d'être contre les lois parce qu'elles prétendent arrêter l'histoire ; ma morale est d'être contre les morales parce qu'elles prétendent figer la vie.